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Date : 20121214

Dossier : IMM-1833-12

Référence : 2012 CF 1479

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2012

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

 

KOBITA

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], d’une décision rendue par une agente d’immigration du haut-commissariat du Canada à Singapour (Section de l’immigration), datée du 3 janvier 2012. L’agente a conclu que la demanderesse ne remplissait pas les conditions requises pour obtenir un visa de résidente permanente en tant que membre de la catégorie du regroupement familial au sens de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], et qu’elle n’avait pas établi que des considérations d’ordre humanitaire l’emportaient sur l’exclusion au sens du paragraphe 25(1) de la Loi.

 

Contexte

 

[2]               La demanderesse, Mme Kobita, et ses deux fils sont citoyens du Bangladesh. L’époux de la demanderesse, M. Maruf Ahmed, est citoyen du Bangladesh et résident permanent du Canada. Mme Kobita et ses fils voulaient le rejoindre ici. L’agente d’immigration a conclu que Mme Kobita et ses enfants n’appartenaient pas à la catégorie du regroupement familial au sens de l’alinéa 117(9)d) du Règlement parce que M. Ahmed ne les avait pas déclarés à titre de personnes à charge à son arrivée au Canada en 2005 et dans sa demande de résidence permanente, qu’il avait présentée en 1999.

 

[3]               L’agente a aussi conclu qu’il n’y avait pas de considérations d’ordre humanitaire, au sens du paragraphe 25(1) de la Loi, qui l’emportaient sur l’exclusion.

 

[4]               M. Ahmed avait présenté une demande de résidence permanente au Canada en 1999, avant de rencontrer la demanderesse. L’histoire de la relation entre M. Ahmed et Mme Kobita prête quelque peu à confusion. Les deux ont été interrogés séparément. Ils ont déclaré qu’ils s’étaient mariés au cours d’une cérémonie religieuse en 1999, mais que le mariage n’avait pas été enregistré. Le couple a eu deux fils, nés en 2001 et en 2004. En 2006, ils se sont mariés à nouveau et le mariage a alors été enregistré. Les raisons qu’ils ont données pour expliquer leurs deux mariages divergeaient, et l’agente les a donc questionnés abondamment à ce sujet.

 

[5]               À son arrivée au Canada en 2005, M. Ahmed a déclaré n’être pas marié et n’avoir pas d’enfants. Au cours de l’entrevue avec l’agente d’immigration en 2011, il a expliqué qu’il s’était déclaré célibataire parce que son mariage n’était pas enregistré à l’époque. Il a ajouté qu’il avait avisé son conseiller en immigration du changement de situation survenu depuis qu’il avait présenté sa demande initiale en 1999, mais que celui-ci lui avait conseillé de dire qu’il n’était pas marié. Le conseiller aurait dit à M. Ahmed qu’il pourrait parrainer sa famille plus tard, étant donné que son mariage n’était pas enregistré à ce moment‑là. Il semble qu’aucune raison satisfaisante n’explique pourquoi M. Ahmed a passé sous silence le fait qu’il avait deux enfants, à part la recommandation de son conseiller.

 

[6]               Après avoir obtenu le statut de résident permanent, M. Ahmed est retourné chaque année au Bangladesh pour visiter les membres de sa famille. Il les soutient financièrement et a de fréquents contacts avec eux. Mme Kobita et ses deux garçons vivent avec la sœur de la demanderesse au Bangladesh. Même si la distance complique la relation familiale, ils forment une famille.

 

[7]               Étant donné que M. Ahmed n’avait pas déclaré de personnes à charge à son arrivée et que les membres de sa famille ne l’accompagnaient pas, ceux-ci n’ont pas été considérés comme appartenant à la catégorie du regroupement familial au sens de l’alinéa 117(9)d), lequel est ainsi rédigé :

117.  […]

 

Restrictions
 

9) Ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial du fait de leur relation avec le répondant les personnes suivantes :

 

[…]


d
) sous réserve du paragraphe (10), dans le cas où le répondant est devenu résident permanent à la suite d’une demande à cet effet, l’étranger qui, à l’époque où cette demande a été faite, était un membre de la famille du répondant n’accompagnant pas ce dernier et n’a pas fait l’objet d’un contrôle.

117. […]

 

Excluded relationships
 

(9) A foreign national shall not be considered a member of the family class by virtue of their relationship to a sponsor if

 

[…]

 

(d) subject to subsection (10), the sponsor previously made an application for permanent residence and became a permanent resident and, at the time of that application, the foreign national was a non-accompanying family member of the sponsor and was not examined.

 

 

[8]               La demanderesse ne conteste pas cette exclusion.

 

[9]               L’agente d’immigration a aussi conclu à l’absence de considérations d’ordre humanitaire l’emportant sur l’exclusion et au manque de preuve convaincante établissant que la demanderesse et ses enfants se heurtaient à des difficultés excessives par suite de cette exclusion.

 

Question préliminaire

 

[10]           Comme question préliminaire dans ses observations écrites, le défendeur soutient que la demanderesse ne peut demander le contrôle judiciaire de la décision parce que son répondant n’a pas épuisé le droit de porter en appel la décision selon laquelle la demanderesse et ses fils n’appartiennent pas à la catégorie du regroupement familial.

 

[11]           Le paragraphe 63(1) de la Loi prévoit que le refus de délivrer un visa de résident permanent peut être porté en appel devant la Section d’appel de l’immigration. Toutefois, l’article 65 précise clairement que, dans le cas d’un tel appel, la SAI peut tenir compte des considérations d’ordre humanitaire uniquement si le demandeur appartient à la catégorie du regroupement familial.

 

[12]           En l’espèce, le fait que la demanderesse et ses enfants sont exclus de la catégorie du regroupement familial n’est pas contesté. Par conséquent, la question en litige, à savoir si des considérations d’ordre humanitaire l’emportent sur l’exclusion, ne peut être tranchée par un appel auprès de la SAI. La Cour a déterminé que, dans de tels cas, il fallait procéder à un contrôle judiciaire : Phung c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 585, [2012] ACF no 599; Huot c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 180, [2011] ACF no 242.

 

[13]           Il convient de souligner que le défendeur n’a pas traité de cette question dans les observations qu’il a présentées de vive voix.

 

Questions en litige et norme de contrôle

 

[14]           Dans le présent contrôle judiciaire, les questions en litige sont celles de savoir si l’agente d’immigration a rendu une décision raisonnable en concluant à l’insuffisance des considérations d’ordre humanitaire et si elle a fait une appréciation raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants en examinant ces considérations.

 

[15]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

 

[16]           Dans Terigho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 835, 2006 ACF no 1061, aux paragraphes 6 et 7, le juge Mosley a résumé la norme de contrôle applicable aux décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire :

[6]     La norme de contrôle qui s’applique aux décisions rendues en vertu de l’article 25 est celle de la décision raisonnable. Il convient de faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193.

 

[7]     L’évaluation du caractère raisonnable de la décision ne consiste pas à se demander si le décideur est arrivé au bon résultat. Comme l’a déclaré le juge Iacobucci dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 au paragraphe 56, est déraisonnable une décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, un tribunal de révision qui examine une conclusion suivant la norme de la décision raisonnable doit se demander s’il existe des motifs au soutien de la décision. Voir également l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, aux paragraphes 55 et 56.

 

 

[17]           La jurisprudence continue de rappeler à la Cour son rôle en cas de contrôle judiciaire. La Cour doit faire preuve de retenue dans la mesure où la décision « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 47, 53 et 55; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 89.

 

[18]           Pour déterminer si la décision est raisonnable, conformément aux principes directeurs, j’ai examiné les notes détaillées consignées par l’agente, dont les notes sur les entrevues faites avec la demanderesse et son répondant.

 

[19]           La demanderesse affirme que la décision est déraisonnable et soulève trois questions : l’agente a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en n’incluant pas dans les considérations d’ordre humanitaire le désir de la famille d’améliorer sa situation économique; l’agente a mal interprété la preuve présentée par le répondant, M. Ahmed, relativement à son omission de déclarer sa femme et ses fils dans le cadre de sa demande de résidence permanente au Canada; et l’agente a fait abstraction de l’intérêt supérieur des enfants.

 

L’agente a‑t‑elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en n’incluant pas les facteurs économiques dans les considérations d’ordre humanitaire?

 

[20]           La demanderesse souligne que l’article 25 de la Loi confère aux agents un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de tenir compte de considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse soutient que l’agente a commis une erreur en déterminant que les facteurs économiques, et plus particulièrement les meilleures perspectives économiques que la demanderesse et son répondant affirmaient avoir au Canada, ne pouvaient être tenus pour des considérations d’ordre humanitaire.

 

[21]           Le défendeur soutient que l’amélioration de la situation économique de la famille au Canada a été discutée substantiellement, et que l’agente en a tenu compte. L’agente a néanmoins conclu que les perspectives économiques au Canada ne constituaient pas des considérations d’ordre humanitaire l’emportant sur l’exclusion.

 

[22]           Le dossier appuie la position du défendeur. L’agente a pris note du témoignage de la demanderesse et de son répondant selon lequel leur situation économique s’améliorerait. Elle a également pris note de la preuve selon laquelle la demanderesse avait un foyer stable au Bangladesh et a conclu à l’absence de difficultés excessives. Il était loisible à l’agente de tirer cette conclusion d’après le poids qu’elle avait accordé aux facteurs économiques et son appréciation globale des difficultés excessives. Je ne suis pas d’avis que l’agente a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ni que sa conclusion n’appartenait pas aux issues possibles acceptables.

 

Fausses déclarations ou non‑divulgation de l’information sur le mariage et les enfants

 

[23]           En ce qui concerne la preuve présentée par le répondant pour expliquer pourquoi il n’avait pas déclaré être marié et avoir des enfants, la demanderesse fait remarquer que Citoyenneté et Immigration Canada avait fait enquête sur ces fausses déclarations et décidé de ne pas prendre de mesure contre elle. Par conséquent, l’attention que l’agente a accordée aux fausses déclarations n’est pas justifiée. Bien que ce soit un facteur à prendre en considération, la demanderesse a offert une explication : au moment de sa première demande, le répondant n’était pas marié et n’avait pas d’enfants, et quand il est arrivé au Canada en 2005, il n’a pas déclaré qu’il était marié parce que le mariage n’était pas enregistré et que le conseiller en immigration lui avait recommandé de ne pas le faire, apparemment pour la même raison (le mariage n’était pas enregistré). Le conseiller avait également dit à M. Ahmed qu’il pourrait parrainer sa famille plus tard. Selon la demanderesse, les raisons données par son répondant pour expliquer pourquoi il n’avait pas déclaré son mariage n’étaient pas incohérentes.

 

[24]           Le défendeur soutient que les fausses déclarations faites dans le cadre d’une demande de résidence permanente font partie des considérations d’intérêt public qui doivent entrer en ligne de compte dans l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire : Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1292, [2006] ACF no 1613, aux paragraphes 32 et 33 [Li]; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2009] ACF no 173 [Kisana].

 

[25]           Le défendeur ajoute que, dans Pascual c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 993, [2008] ACF no 1233, le juge Zinn était saisi d’une question semblable et a fait remarquer que les agents se fondaient sur un bulletin opérationnel (OP2 – Traitement des demandes présentées par des membres de la catégorie du regroupement familial). Selon ce bulletin opérationnel, quand un répondant a omis de révéler l’existence d’un membre de sa famille pour des motifs impérieux, il peut être approprié d’envisager des considérations d’ordre humanitaire, par exemple lorsque le répondant croyait que la personne était décédée ou que le lieu où elle se trouvait était inconnu, ou lorsque la divulgation de l’existence de cette personne lui ferait courir des risques. L’omission par inadvertance de déclarer un membre de sa famille n’équivalait pas à un motif impérieux dans cette affaire‑là.

 

[26]           Le défendeur soutient qu’en l’espèce, les fausses déclarations ont été faites de manière délibérée, et non par inadvertance. Elles ne constituent donc pas un motif impérieux justifiant que des considérations d’ordre humanitaire soient envisagées.

 

[27]           Le défendeur ajoute que, dans l’arrêt Kisana, la Cour d’appel fédérale a déclaré que les facteurs qui militent en faveur de la réunification de la famille ne l’emporteront pas toujours sur les problèmes d’intérêt public soulevés par une fausse déclaration.

 

[28]           Il est important de tenir compte de l’objet de l’article 25 de la Loi, qui consiste à permettre aux demandeurs qui seraient autrement interdits de territoire de devenir admissibles pour des considérations d’ordre humanitaire.

 

[29]           D’un côté, insister sur le fait que la demanderesse est interdite de territoire dans l’examen des considérations d’ordre humanitaire semble détourner l’objet de cette disposition. Le fait que la demanderesse n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial et est interdite de territoire n’est pas contesté. La seule façon de rendre la demanderesse admissible est de passer outre à l’exclusion pour des considérations d’ordre humanitaire. Par conséquent, en appréciant comme un facteur les fausses déclarations ayant entraîné l’interdiction de territoire dans son examen des considérations d’ordre humanitaire, l’agente d’immigration semble détourner l’objet de l’article 25 de la Loi.

 

[30]           De l’autre côté, la jurisprudence a établi que les fausses déclarations de ce genre doivent être prises en considération.

 

[31]           Comme nous l’avons mentionné ci‑dessus, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve examinée par l’agente. Il convient toutefois d’examiner si ce facteur a déterminé l’exclusion des autres facteurs.

 

[32]           Comme l’a souligné le juge de Montigny dans Sultana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 533, [2009] ACF no 653, au paragraphe 25 :

 

[25]   Cela dit, il ne faut pas oublier qu’il a été conclu que l’article 25 de la LIPR visait à protéger contre le non-respect des instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire en raison de l’alinéa 117(9)d) : de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436 (CanLII), 2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655, aux paragraphes 102 à 109. Pour donner un sens à cette disposition, les agents d’immigration doivent non seulement répondre superficiellement aux facteurs d’ordre humanitaire invoqués par un demandeur, mais ils doivent bien les évaluer pour déterminer s’ils sont suffisants pour contrebalancer la disposition draconienne 117(9)d). Comme mon collègue le juge Kelen a fait remarquer dans Hurtado c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 552, au paragraphe 14, « [...] si la fausse indication donnée par le demandeur constituait le seul facteur à considérer, le ministre n’aurait plus aucun pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 25 de la Loi ». Cette directive a effectivement été reconnue dans le Guide OP 4 sur le traitement des demandes à l’étranger, à l’annexe F, où l’on rappelle que l’agent doit s’assurer « que son évaluation CH ne fait pas qu’expliquer pourquoi le demandeur est visé au R117(9)d) pour tenir compte des facteurs favorables présentés par le demandeur à l’appui de sa demande de dispense de l’application du R117(9)d) ».

 

 

[33]           La décision de l’agente et les notes du STIDI mentionnent brièvement les raisons données par le répondant pour expliquer ses fausses déclarations : il avait été mal guidé par un conseiller en immigration et il n’avait rien gagné à ne pas déclarer ses personnes à charge. L’agente a ensuite rédigé des notes détaillées sur les facteurs qui contrecarraient la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui concernaient tous les mêmes fausses déclarations et incohérences dans les réponses du répondant et de la demanderesse à propos de l’enregistrement de leur mariage.

 

[34]           Après s’être penchée sur l’intérêt supérieur des enfants, qui, a‑t‑elle estimé, serait le mieux protégé si les enfants demeuraient au Bangladesh, l’agente a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’exclusion de la demanderesse. Malgré l’allusion faite aux considérations d’ordre humanitaire insuffisantes, il semble que l’agente n’ait pas tenu compte d’autres considérations d’ordre humanitaire, mis à part l’intérêt supérieur des enfants et les fausses déclarations qui, comme il a été souligné ci‑dessus, jouaient contre les considérations d’ordre humanitaire. L’agente semble s’être attardée aux fausses déclarations, qui étaient à l’origine de l’exclusion et sur lesquelles Citoyenneté et Immigration Canada avait fait enquête, sans pousser l’affaire plus loin. En omettant de déclarer ses personnes à charge, que ce soit en raison d’une recommandation malheureuse du conseiller en immigration ou parce qu’il croyait qu’un mariage non enregistré n’était pas vraiment un mariage, le répondant a eu une conduite qui semble le hanter démesurément.

 

[35]           Bien que les fausses déclarations constituent un facteur dont il convient de tenir compte, il ne devrait pas s’agir du seul facteur ou du facteur principal, car l’objet de l’article 25 de la Loi en serait détourné.

 

[36]           Dès lors, la décision de l’agente quant à l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire n’est pas raisonnable.

 

Intérêt supérieur des enfants

 

[37]           La demanderesse affirme que l’agente n’a pas tenu dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle s’est exclusivement intéressée au statu quo, à savoir la vie des enfants au Bangladesh, sans examiner leur vie possible au Canada au sein d’une famille réunie. La demanderesse soutient que l’agente s’est fondée sur le fait que les enfants réussissaient bien à l’école, qu’ils avaient de la famille au Bangladesh, que leur père les visitait chaque année et qu’ils avaient une connaissance limitée de l’anglais pour conclure que demeurer avec leur mère au Bangladesh serait dans l’intérêt supérieur des enfants. L’agente ne s’est pas demandé si venir au Canada et vivre dans une famille réunie serait dans l’intérêt supérieur des enfants.

 

[38]           La demanderesse renvoie à la décision rendue par la juge Mactavish dans Cordeiro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1231, [2004] ACF no 179, aux paragraphes 21 à 24 [Cordeiro], où la juge a réitéré les principes établis dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] 2 ACS n39 [Baker], Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 CF 555 [Hawthorne], et Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] ACF no 457. Ces décisions établissent qu’il incombe à l’agent d’immigration de se montrer réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants concernés. Pour ce faire, l’agent doit veiller à ce que les intérêts des enfants soient cernés et définis. L’agent doit déterminer le poids à accorder aux besoins des enfants dans les circonstances de chaque cas.

 

[39]           Dans Cordeiro, la juge Mactavish a conclu que l’agente s’était concentrée sur une partie ou une possibilité et avait omis de tenir compte des conséquences que le départ du Canada aurait sur la relation étroite que l’enfant entretenait avec sa sœur. Il était loisible à l’agente de soupeser ce facteur avec les autres, mais elle avait commis une erreur en faisant abstraction de l’autre possibilité ou facteur.

 

[40]           La demanderesse soutient que, comme dans Cordeiro, l’agente s’est seulement demandé s’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Bangladesh, et non s’il serait dans leur intérêt supérieur de demeurer au Canada avec leurs deux parents et d’avoir la possibilité de bénéficier d’une meilleure éducation, d’une plus grande stabilité économique et d’une vie de famille plus traditionnelle.

 

[41]           Le défendeur soutient que l’agente s’est montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, et qu’elle a pesé le pour et le contre du maintien des enfants au Bangladesh avec leur mère, situation à laquelle ils étaient habitués, et du déménagement au Canada, où ils pourraient vivre ensemble en famille.

 

[42]           Le dossier révèle que l’agente a examiné les éléments de preuve présentés par la demanderesse selon lesquels les enfants vivaient au Bangladesh depuis leur naissance, avaient des liens étroits avec des membres de leur famille là‑bas, réussissaient bien à l’école et étaient heureux. L’agente a pris note de la déclaration de la demanderesse voulant que les enfants s’ennuyaient de leur père, tout comme elle. L’agente a aussi noté la déclaration de la demanderesse qui affirmait ne pas éprouver de crainte au Bangladesh, malgré la violence généralisée qui sévissait dans une certaine mesure, et ne pas avoir de problèmes avec le gouvernement.

 

[43]           L’agente semble s’être intéressée exclusivement à la situation au Bangladesh et n’a formulé qu’une seule observation ou conclusion sur le déménagement possible au Canada. Dans le résumé de son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agente a noté une déclaration de la demanderesse selon laquelle la famille serait dans une situation économique plus favorable au Canada. L’agente n’a noté rien d’autre pour dire comment l’intérêt supérieur des enfants pourrait être servi au Canada.

 

[44]           Je tiens compte de la jurisprudence établissant que l’agent est réputé savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant des possibilités qu’il n’aurait pas autrement (Hawthorne, précité, au paragraphe 5), et que comparer la vie meilleure au Canada et la vie dans le pays d’origine ne saurait être déterminant lorsqu’il s’agit d’évaluer l’intérêt supérieur parce que le résultat sera presque toujours en faveur du Canada (Li, précitée).

 

[45]           Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a établi les principes de base régissant l’obligation qu’a le décideur de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’il doit trancher une demande d’ordre humanitaire :

[P]our que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants.

 

Baker, précité, au paragraphe 75.

 

[46]           La Cour d’appel fédérale a également statué qu’il ne suffit pas de mentionner simplement que l’intérêt supérieur d’un enfant a été pris en compte :

[U]ne agente ne peut démontrer qu’elle a été « récepti[ve], attenti[ve] et sensible » à l’intérêt supérieur d’un enfant touché par la simple mention dans ses motifs qu’elle a pris en compte l’intérêt de l’enfant d’un demandeur CH (Legault, paragraphe 12). L’intérêt de l’enfant doit plutôt être « bien identifié et défini » (Legault, paragraphe 12) et « examiné avec beaucoup d’attention » (Legault, paragraphe 31).

 

Hawthorne, précité, au paragraphe 32.

 

 

[47]           La Cour d’appel fédérale a également fait remarquer que le décideur doit commencer par déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, plutôt que d’examiner divers scénarios et de raisonner à l’inverse pour comparer leurs effets sur l’enfant : Hawthorne, précité, aux paragraphes 41 et 43.

 

[48]           La Cour a récemment statué, dans Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, [2012] ACF no 184 [Williams], au paragraphe 64, qu’il n’y a pas de « critère minimal en matière de difficultés » devant être satisfait, mais que l’intérêt supérieur de l’enfant est vraiment le point de départ de l’analyse :

Il n’existe pas de norme minimale en matière de besoins fondamentaux qui satisferait au critère de l’intérêt supérieur. De plus, il n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel à un certain point dans l’échelle des difficultés et seulement à ce point pourrait-on considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant est « compromis » au point de justifier une décision favorable. La question n’est pas celle de savoir si l’enfant « souffre assez » pour que l’on considère que son « intérêt supérieur » ne sera pas « respecté ». À cette étape initiale de l’analyse, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : « en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant? »

 

 

[49]           Dans Williams, la Cour a aussi établi une démarche en trois étapes que le décideur doit suivre lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur de l’enfant :

Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

 

Williams, précitée, au paragraphe 63.

 

 

[50]           Plus récemment, la Cour a précisé que la formule établie dans Williams ne saurait s’appliquer dans tous les cas, mais qu’elle « peut être utile » pour les décideurs. Cependant, elle n’a pas l’effet obligatoire qu’aurait un arrêt de la Cour suprême du Canada ou de la Cour d’appel fédérale : Webb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1060, [2012] ACF no 1147, au paragraphe 13.

 

[51]           En l’espèce, l’agente a conclu que continuer de demeurer avec leur mère au Bangladesh serait dans l’intérêt supérieur des enfants, étant donné qu’ils ne semblaient pas se heurter à des difficultés excessives par suite de leur exclusion.

 

[52]           Si je tiens compte du dossier de la décision et des principes susmentionnés, je conclus que l’agente a fait une appréciation déraisonnable de l’intérêt supérieur des enfants. L’agente a pris le statu quo comme point de départ et déterminé que le statu quo était suffisant, sans examiner les autres possibilités, y compris la vie au Canada avec les deux parents. En outre, l’agente a mis l’accent sur le fait que les enfants ne se heurtaient pas à des « difficultés excessives » par suite de leur exclusion. Pour des motifs semblables à ceux donnés dans Williams, il n’est pas nécessaire de conclure d’abord que les enfants se heurtent à des difficultés excessives pour examiner si un déménagement au Canada serait dans leur intérêt supérieur.

 

[53]           Enfin, comme la juge l’a fait remarquer dans Cordeiro, l’agent peut soupeser le pour et le contre ou les conséquences de différents scénarios, mais il ne doit pas faire abstraction ou omettre de tenir compte de l’un de ces scénarios, à savoir comment la réunification de la famille au Canada pourrait également être dans l’intérêt supérieur des enfants. Étant donné qu’en présentant cette demande, la famille avait pour but d’être réunie au Canada, l’agente aurait dû examiner ce scénario en vue de déterminer si l’intérêt supérieur des enfants pouvait ainsi être respecté, et l’apprécier ou le soupeser par rapport aux autres scénarios. D’après le dossier soumis à la Cour, l’agente a omis de tenir compte des autres scénarios dans son appréciation de l’intérêt supérieur ses enfants.

 

Conclusion

 

[54]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la demande de dispense de l’interdiction de territoire en vertu de l’article 25 de la Loi doit être réexaminée par un autre agent d’immigration.

 

[55]           Aucune question à certifier n’a été proposée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la demande de dispense de l’interdiction de territoire en vertu de l’article 25 de la Loi doit être réexaminée par un autre agent d’immigration.

 

2.         Aucune question à certifier n’a été proposée.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1833-12

 

INTITULÉ :                                      KOBITA c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 5 décembre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE KANE

 

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 14 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Hart A. Kaminker

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

John Loncar

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hart A. Kaminker

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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