Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20130110

Dossiers : T‑484‑11

T‑1‑12

 

Référence : 2013 CF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Harrington

 

 

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE EN AMIRAUTÉ

ENTRE :

 

 

LA SOCIÉTÉ CAMECO

CAMECO INC. ET

CAMECO EUROPE LTD.

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « MCP ALTONA », LE NAVIRE « MCP ALTONA »,

MS MCP ALTONA GMBH & CO KG, HARTMANN SCHIFFAHRTS GMBH & CO, HARTMANN SHIPPING ASIA PTE LTD., FRASER SURREY DOCKS LP ET

PACIFIC RIM STEVEDORING LTD.

 

 

 

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(PRIORITÉS)

 

 

[1]               Le présent chapitre de l’interminable saga du navire MCP Altona porte sur la répartition du produit de sa vente judiciaire. Après paiement au prévôt d’amirauté intérimaire de ses honoraires et débours, il reste deux réclamants.

 

[2]               Le premier est la partie ayant déposé un caveat, la HSH Nordbank AG. Elle détenait une hypothèque allemande, dont le solde dû s’élevait à plus de 6 862 139,60 euros. Le navire a été vendu pour la somme de 4 800 000 $US plus les frais accessoires. Les propriétaires ont maintenant fait faillite. La banque est considérée comme une créancière garantie, mais il est admis qu’elle ne recevra qu’une somme minime, voire aucune, de ce patrimoine. Elle demande le versement des sommes qui lui sont dues en invoquant sa priorité sur l’autre réclamant, les demanderesses Cameco (ci‑après désignées au singulier), même dans le cas où la position de ces dernières serait présentée de la façon qui leur serait la plus favorable. Cameco s’oppose à la requête, mais ne demande pas pour le moment le versement des sommes qui lui sont dues.

 

[3]               La situation de la société Cameco est complexe. Elle était l’expéditrice, la propriétaire et la détentrice de droits sur la cargaison d’uranium radioactif qui s’est déversée dans la cale numéro 1 pendant la traversée qu’a effectuée le MCP Altona entre Vancouver et la Chine. Les responsabilités à l’égard de ce déversement n’ont pas encore été déterminées. Cameco soutient qu’elle est une victime innocente, aucunement responsable du déversement et de ses suites. Elle a intenté des actions contre les propriétaires du navire, qui sont en faillite comme cela a été mentionné ci‑dessus, contre les exploitants du navire, les entreprises de manutention, les transitaires et le fournisseur des conteneurs dans lesquels la cargaison était arrimée. La banque soutient que, même si Cameco n’est aucunement responsable, elle bénéficie tout de même d’une priorité sur elle, d’où la requête déposée.

 

[4]               Les exploitants du navire et d’autres entités, comme Saxon Energy Services Inc. (demanderesse dans T‑2081‑11) et ITAC Services (Aust) Pty Ltd. (demanderesse dans T‑2082‑11), possédaient des droits sur l’installation de forage pétrolier qui se trouvait également à bord et affirme que Cameco et d’autres sont responsables du préjudice subi. Il y a donc diverses demandes, demandes reconventionnelles et mises en cause. Si Cameco est effectivement responsable, elle ne peut évidemment réclamer le produit de la vente.

 

[5]               À titre de chargeur et de propriétaire de la cargaison, Cameco est un créancier ordinaire et doit céder le pas à la banque. Elle invoque toutefois quatre motifs pour lesquels sa demande, qui s’élève à plus de 8 000 000 $CAN, et dont le bien‑fondé n’a toujours pas été établi, doit avoir priorité sur celle de la banque.

 

[6]               C’est la société Cameco qui a déchargé non seulement sa cargaison à Vancouver, mais également l’autre cargaison, l’installation de forage pétrolier, qui se trouvait à bord. C’était là, affirme‑t‑elle, une opération nécessaire pour pouvoir mettre le navire en vente de sorte qu’elle bénéficie d’une priorité élevée, comparable à celle accordée aux honoraires et débours du prévôt.

 

[7]               Deuxièmement, cette société affirme qu’elle bénéficie d’un privilège maritime à l’égard des approvisionnements nécessaires et des services de manutention fournis, conformément à l’article 139 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime récemment adopté.

 

[8]               Troisièmement, elle affirme avoir fourni des services de sauvetage et d’assistance, qui bénéficient d’un privilège maritime. Elle invoque la Convention internationale de 1989 sur l’assistance, qui a été introduite dans le droit maritime canadien.

 

[9]               Enfin, elle invoque la compétence de la Cour en matière d’equity. Il est vrai qu’historiquement la compétence des cours d’amirauté en matière d’equity était quelque peu limitée, circonscrite à ses chefs de compétence, mais la Cour fédérale possède aujourd’hui une compétence complète en matière d’equity aux termes de l’article 3 de sa loi constitutive. La Cour a le pouvoir de modifier le rang habituellement attribué aux créances.

 

[10]           D’autres parties ont suivi les audiences mais n’ont pas présenté de commentaires écrits, à l’exception des propriétaires du navire et du syndic de faillite qui appuient la banque. Dans de brefs commentaires, d’autres ont soutenu, avec raison à mon avis, que, même si la demande d’indemnisation pour perte de marchandises de Cameco était fondée, celle‑ci devrait tout d’abord exercer ses droits, si elle en possède, sur le produit de la vente.

 

Établissement des priorités

 

[11]           La règle normale en matière de répartition du produit de la vente d’un navire est que les créanciers réels sont classés pari pasu; après la déduction des honoraires et des débours du prévôt d’amirauté ainsi que celles des coûts associés à la vente du navire, comme le coût de la déclaration, de l’affidavit portant demande de mandat, du mandat de saisie, de la saisie, et les autres dépenses associées à la mise en vente du navire.

 

[12]           La règle normale de l’égalité des créanciers est truffée d’exceptions. Historiquement, le droit maritime canadien a accordé à certains créanciers la priorité sur d’autres, un aspect qui est reconnu en partie aux articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[13]           Il n’y a pas de privilèges possessoires dans la présente affaire, de sorte que le rang qui suit celui du prévôt serait celui des privilèges maritimes, suivi des hypothèques, qu’elles soient nationales ou étrangères, et ensuite, par des droits légaux réels, y compris les demandes présentées par les fournisseurs, comme les débardeurs, et ceux dont la cargaison a été perdue, endommagée ou dont la livraison a été retardée.

 

[14]           Ce classement n’est pas figé, et il peut être modifié dans certains cas pour tenir compte des aspects reliés à l’equity comme la conduite des parties, l’intérêt public et les réalités commerciales.

 

DÉPART ET RETOUR À VANCOUVER

 

[15]           Cameco a retenu les services de Tam International Inc., comme transitaire, pour l’expédition de cette cargaison de Vancouver à la China Nuclear Energy Industry Corporation à Zhanjiang. Un poids total de 348 054,7 kilogrammes a été placé dans 840 barils d’acier qui ont été arrimés dans 24 conteneurs de 20 pieds. La cargaison contenait de l’uranium naturel ou des concentrés, qu’on appelle couramment « yellow cake ». Elle a été qualifiée de radioactive et de marchandise dangereuse de la classe 7. Elle devait, pour cette raison, faire l’objet d’un examen réglementaire très strict.

 

[16]           Tam a conclu un contrat d’affrètement au voyage Gencon avec les exploitants du navire. Aux fins de la présente requête, je tiens pour acquis que le transporteur est le propriétaire du navire. En outre, une autre cargaison, une installation pétrolière, avait été chargée pour être expédiée en Australie. L’uranium était entreposé dans la cale numéro 1. Certaines parties de l’installation pétrolière se trouvaient dans d’autres cales ou arrimées sur les panneaux d’écoutille de la cale numéro 2.

 

[17]           Après avoir quitté Vancouver, le 3 janvier 2011 ou vers cette date, une partie de la cargaison s’est affaissée dans la cale numéro 1, à cause du mauvais temps. L’arrimage de la cargaison avait lâché et une partie de l’uranium s’était échappée des barils et s’était répandue sur le plafond de ballast. Les personnes à bord ont informé Tam de la situation, qui en a informé Cameco, qui, à son tour, en a informé la Commission canadienne de sûreté nucléaire.

 

[18]           Cameco craignait que les personnes se trouvant à bord du MCP Altona ne comprennent pas toute la gravité du danger qu’elles couraient. Elle a recommandé que le navire soit détourné vers Honolulu, le port le plus proche. La Garde côtière des États‑Unis a toutefois survolé le navire et lui a refusé l’entrée au port. Le navire est revenu au Canada et après s’être mis à l’ancre à deux reprises, a été autorisé à s’amarrer au DP World’s Pier de Vancouver, aux frais de Cameco. Il s’est amarré à quai le 20 janvier 2011. Transports Canada a rendu une ordonnance d’immobilisation visant le navire et son chargement.

 

LE DÉCHARGEMENT DE LA CARGAISON

 

[19]           L’article 7 de la Loi de 1992 sur le transport des marchandises dangereuses interdit à toute personne de manutentionner ou de transporter des marchandises dangereuses en quantité ou concentration supérieure à ce que précise le règlement, à moins que cette personne n’ait élaboré un plan d’intervention d’urgence agréé (PIUA). Cameco disposait d’un tel plan. D’autres, comme les propriétaires de navires, avaient le droit de se fier à ce plan, ce qu’ils ont fait dans la présente affaire.

 

[20]           L’article 7.1 de la Loi autorise le ministre à ordonner à la personne qui dispose d’un PIUA de le mettre en œuvre pour réagir au rejet réel ou appréhendé de marchandises dangereuses.

 

[21]           Le ministre n’a en fait pas donné d’ordre puisque Cameco, pour reprendre l’expression de son avocat, « a décidé d’agir ». Cameco reconnaît toutefois qu’elle n’agissait pas comme volontaire. À ce moment‑là, elle agissait de façon responsable et s’acquittait des obligations que lui imposait la loi.

 

[22]           Le plan consistant à décharger la cargaison, à l’expédier dans les installations de Cameco situées à Key Lake, en Saskatchewan, et à nettoyer le navire dont la cale numéro 1 et également, la sentine, étaient radioactives, comprenait diverses étapes.

 

[23]           À cause du soin extrême qu’exigeait cette cargaison, Cameco a exposé des frais extraordinaires, qui seraient supérieurs à 8 millions de dollars. Les frais associés au déchargement, à l’expédition de la cargaison à Key Lake et à la décontamination du bateau n’ont pas été ventilés.

 

[24]           Le 18 mars 2011, les 24 conteneurs, dont certains avaient été écrasés, et le « yellow cake » déversé avaient été enlevés. Cameco avait saisi le navire le 24 mars 2011. Une saisie effectuée selon le droit canadien ne transfère pas au prévôt la possession du navire. Celui‑ci demeure en la possession de ses propriétaires ou de ses affréteurs coque‑nue. Il y a aussi une charte‑partie coque‑nue spéciale qui n’est pas visée par la présente affaire à cette étape‑ci.

 

[25]           Le navire a été immobilisé à l’ancre à la suite d’une ordonnance judiciaire. La troisième étape du plan de Cameco, la décontamination du navire, a été approuvée par la Commission canadienne de sûreté nucléaire. Le 5 mai 2011, la Commission a officiellement confirmé que le MCP Altona était de nouveau conforme à la réglementation.

 

[26]           Le navire est demeuré en la possession de ses propriétaires, ou de ses affréteurs coque‑nue, mais ces derniers se sont, dès le départ, lavé les mains de toute cette affaire. Ils estiment que Cameco est responsable de cette catastrophe et que c’était par conséquent à cette société d’enlever la cargaison et de décontaminer le navire. Il est certes possible de dire qu’ils ont autorisé Cameco à avoir accès au navire, mais il serait illusoire d’en conclure qu’ils ont, d’une façon ou d’une autre, retenu les services de Cameco pour décharger la cargaison. S’ils avaient refusé l’accès au navire à cette société, ils auraient dû en répondre devant la Commission canadienne de sûreté nucléaire, et celle‑ci aurait effectivement pu leur ordonner de retirer la cargaison conformément à l’article 42 de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, qui est une disposition de responsabilité stricte. Un tel ordre aurait été sans effet compte tenu de la situation financière des propriétaires.

 

[27]           Les propriétaires ont demandé la protection de la Loi sur la faillite en Allemagne au milieu de février 2011 et ont été officiellement déclarés en faillite au début mars. Ils n’en ont toutefois informé Cameco qu’en juillet de la même année.

 

[28]           Entre‑temps, la banque, qui connaissait très bien la situation, a déposé un caveat – mainlevée le 11 mai 2011. À cette date, le navire était apte à prendre la mer et à transporter des marchandises, mais ne pouvait prendre le large parce qu’il faisait l’objet d’une saisie.

 

[29]           Par la suite, la banque a demandé au tribunal, par voie de requête, d’ordonner la vente du navire. Le 4 août 2011, il a été fait droit à sa requête et un courtier a été nommé prévôt en amirauté intérimaire pour solliciter les personnes intéressées à acquérir le navire. Il n’a toutefois pas obtenu la possession de celui‑ci. À partir de cette date, la banque a rémunéré le prévôt intérimaire et a assumé toutes les dépenses raisonnables, y compris les salaires de l’équipage. Le tribunal a ordonné que toutes les dépenses assumées par la banque soient considérées comme des dépenses du prévôt.

 

[30]           Ce sont là les faits essentiels sur lesquels Cameco fonde sa contestation de la demande de paiement présentée par la banque.

 

FRAIS DE DÉCHARGEMENT DE LA CARGAISON – DÉPENSES DU PRÉVÔT?

 

[31]           Cameco soutient qu’au moment où le MCP Altona est revenu à Vancouver, c’était un navire radioactif qui avait une valeur négative. Il serait contraire à l’equity qu’elle ait dépensé plus de 8 millions de dollars pour enlever la cargaison et décontaminer le navire et que la banque bénéficie ensuite du produit de la vente. La banque n’a rien fait et n’est intervenue qu’en mai 2011. J’aborderai cet aspect de façon détaillée lorsque j’examinerai la question de savoir si l’equity exige que l’ordre des priorités soit modifié dans la présente affaire.

 

[32]           Cameco cite un certain nombre d’affaires, notamment la décision Nordea Bank Norge ASA c Kinguk (Le), 2007 CF 434, [2007] ACF no 593 (QL). Dans cette affaire, la banque, une créancière hypothécaire, avait exposé diverses dépenses, y compris la commission d’un courtier, pour s’occuper de la vente des navires saisis. Elle était intervenue de cette façon sans que la possession du navire ait été confiée à un prévôt et sans que la Cour ait ordonné que les dépenses engagées aient le même rang que les frais du prévôt. Comme je l’ai dit dans cette affaire, le créancier qui encourt des frais et des débours pour vendre un navire a le droit d’être remboursé selon une priorité semblable à celle qui est accordée aux dépenses du prévôt. C’est ainsi que j’ai traité les débours de la banque dans cette affaire.

 

[33]           Je pense que la décision Kinguk est conforme à la jurisprudence antérieure. Dans sa décision, la Cour n’entendait pas s’écarter de cette jurisprudence. Il y a également lieu de noter que le coût de l’enlèvement de la cargaison n’était pas en litige.

 

[34]           Cameco soutient que dans le cours normal des choses, c’est le transporteur qui aurait déchargé la cargaison. Cet argument ne tient pas compte du fait qu’aux termes de la charte‑partie, la société Tam devait décharger la cargaison en Chine et non pas à Vancouver. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de décision canadienne qui traite précisément de ce point, mais il y en a deux qui s’en approchent. La première est la décision du juge MacKay dans l’affaire Holt Cargo Systems Inc c ABC Containerline NV (Syndics de), 131 FTR 41, [1997] ACF no 626 (QL). Dans cette affaire, les propriétaires belges du navire ont fait faillite à un moment où près de 1 100 conteneurs se trouvaient à bord de leur navire, le Brussel, lorsque celui‑ci a été saisi à Halifax. Un accord de coopération a été préparé et approuvé par la Cour. Les détenteurs de droits sur le chargement devaient payer les frais du déchargement du cargo au départ. Certaines de ces entités ont refusé de le faire par la suite. Le manutentionnaire, Halterm, n’a pu récupérer ces frais, même après la vente de la cargaison non réclamée. Le juge MacKay a déclaré que dans ces circonstances particulières, au paragraphe 16 :

Le seul point qu’il faut encore régler est le suivant : cette créance de Halterm devrait‑elle être recouvrable sur le produit de la vente du navire comme s’il s’agissait de dépenses du prévôt. Je suis disposé à statuer en ce sens et j’ordonne que la somme demandée soit payée promptement après l’expiration du délai fixé pour interjeter appel de mon ordonnance. Si je rends une telle ordonnance, c’est parce que j’estime que la créance se rapporte à des frais ou à des coûts absorbés par Halterm, en marge d’un accord de coopération qu’avait ordonné la Cour et qui était à l’avantage de tous les propriétaires des marchandises, à l’avantage à long terme des défendeurs et à l’avantage de la Cour puisque la vente du navire était ainsi facilitée. Vu les circonstances dans lesquelles la créance a pris naissance, il est juste de l’assimiler à une dépense du prévôt. Si le navire n’avait pas été déchargé comme il l’a été, il aurait fallu que le prévôt prenne des dispositions en ce sens avant que le « Brussel » ne soit vendu en vertu d’une ordonnance de la Cour.

 

[35]           La deuxième décision est celle du protonotaire Hargrave dans Royal Bank of Canada s.p.r.l. c Kimisis III (Le), 87 ACWS (3d) 3, [1999] ACF no 300 (QL). Il s’agissait d’une affaire dans laquelle le créancier hypothécaire sollicitait une ordonnance obligeant le propriétaire de la cargaison à décharger sa cargaison de blé du navire saisi pour que celui‑ci puisse être vendu. Il a rejeté la requête parce qu’elle était prématurée. Ses commentaires sont donc incidents. Cependant, compte tenu de sa grande expertise dans ce domaine et du fait qu’il formule des commentaires sur les décisions étrangères citées à la fois par la banque et par Cameco, ils méritent d’être soigneusement examinés.

 

[36]           Cameco invoque deux décisions américaines : New York Dock Company v Steamship Poznan, etc. et al, 274 U.S. 117; 47 S. Ct. 482; 71 L. Ed. 955; 1927 A.M.C. 723, une décision de la Cour suprême des États‑Unis et Turner & Blanchard, Inc v The S.S. Emilia and A.H. Bull Steamship Co et al, 322 F.2d 249; 1963 A.M.C. 1447, une décision de la Cour d’appel des États‑Unis du Deuxième Circuit. Dans l’arrêt Poznan, la Cour a jugé qu’un gardien de quai avait le droit d’être payé en priorité pour les services rendus pendant que le navire se trouvait in custodia legis. Le droit d’être remboursé de ses frais ne découlait pas de l’existence d’un privilège maritime, mais plutôt du principe général selon lequel les dépenses qui ont contribué à préserver un fonds doivent être remboursées en priorité avant toute distribution aux créanciers ordinaires.

 

[37]           Dans The Emilia, le navire qui contenait des marchandises diverses avait été saisi et mis en vente. La Cour a ordonné au prévôt d’enlever les marchandises et déclaré que ses frais lui seraient remboursés sur le produit de la vente du navire. Il a été jugé, conformément à The Poznan, que l’enlèvement du cargo était un service fourni à la demande de la Cour et devait être remboursé en priorité à titre de « dépense judiciaire ».

 

[38]           À strictement parler, il est possible d’établir une distinction entre la présente affaire et ces deux décisions, ne serait‑ce que parce que les navires avaient été saisis et placés sous garde. La Cour avait ordonné les services de manutention en question.

 

[39]           La banque invoque les décisions Dharamdas & Co Nigeria Ltd et al v The Owners of The Mingrin Development, [1979] H.K.L.R. 159, The Jogoo, [1981] 3 All ER 634, [1981] 1 Lloyd’s Rep 513, et The Myrto (No 2), [1984] 2 Lloyd’s Rep 341, ces deux dernières ont été rendues par M. le juge Sheen.

 

[40]           Dans Mingrin Development, le tribunal de Hong Kong s’est fondé sur l’ouvrage Roscoe’s Admiralty Practice, 5e édition, ainsi que sur McGuffie, volume 1, British Shipping Law, 1961, pour affirmer que, lorsque le prévôt a la garde d’un navire ayant une cargaison à bord et qu’il doit vendre uniquement le navire, il convient de donner aux personnes ayant des droits sur le chargement un délai raisonnable pour en prendre livraison.

 

[41]           Dans Jogoo, M. le juge Sheen a déclaré ce qui suit :

[…] Il ressort des quelques décisions qui ont été rapportées qu’en Angleterre, la Cour d’amirauté a toujours jugé que les propriétaires de la cargaison doivent assumer les frais d’enlèvement de leur propre cargaison dans le cas où le contrat de transport n’est pas exécuté par les propriétaires du navire et qu’ils doivent ensuite présenter une réclamation contre les propriétaires du navire pour le préjudice subi. Il me semble que cette solution est correcte sur le plan des principes.

 

[42]           Dans Myrto, dans lequel il était invité à examiner à nouveau sa décision antérieure, le juge Sheen a souligné que le droit des États‑Unis en matière de priorité ne concordait pas toujours avec le droit anglais (ni, dois‑je dire, avec le droit maritime canadien). Il a conclu que les propriétaires du chargement pouvaient poursuivre les propriétaires du navire en responsabilité pour rupture de contrat. Cette créance n’est pas garantie. Une partie du préjudice découlant de la rupture de contrat alléguée par les propriétaires du navire comprend le coût de l’enlèvement de la cargaison. Il a déclaré que, si l’on considérait que ces coûts faisaient partie des dépenses du prévôt, ils auraient alors priorité sur les autres réclamations, conséquence qui ne lui paraissait pas justifiée. En l’espèce, la banque a payé l’équipage, même avant l’ordonnance judiciaire du 4 août 2011. Elle n’a pas effectué ce versement conformément à une attribution de priorité approuvée par la Cour, mais il demeure qu’en théorie, la réclamation de l’équipage pour les salaires a préséance sur une réclamation associée au chargement, ainsi que sur une hypothèque.

 

[43]           Après avoir fait référence aux différences qui existent entre les droits américain et anglais (ainsi que celui de Hong Kong) et fait remarquer que le juge Cons de la Haute Cour d’amirauté de Hong Kong dans l’arrêt Mingrin Development, précité, avait appliqué la règle anglaise, le protonotaire Hargrave a fait le commentaire suivant dans l’arrêt Kimisis III :

Le juge Cons […] a proposé une approche équitable moderne, car il croyait qu’il n’y avait pas de solution parfaite étant donné que les tribunaux anglais et américains avaient adopté des approches fort différentes :

 

[TRADUCTION]

De toute évidence, il n’y a pas de solution parfaite. Un désastre financier, comme tout autre désastre maritime, est susceptible de causer un préjudice aux innocents. L’argument voulant que le préjudice soit principalement attribuable au créancier hypothécaire est selon moi de nature largement émotionnelle. Il est vrai que le créancier peut parfois décider à son gré du moment et de l’endroit où il saisira le navire et qu’il pourra donc atténuer les répercussions sur les autres. Cependant, il en est parfois de même pour les autres réclamants. En général, personne ne peut être blâmé pour exercer ses droits au moment où il le juge le plus opportun. Si quelqu’un tire indûment parti de circonstances particulières, la Cour peut en tenir compte lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire. [page 163]

 

L’idée importante qui ressort du jugement Mingren Development est que, bien qu’il n’y ait pas de solution parfaite permettant de protéger le propriétaire de la cargaison innocent lorsque le titulaire d’une hypothèque maritime fait valoir sa garantie, un tribunal peut essayer de déterminer si le créancier hypothécaire a indûment tiré parti de la situation et exercer ensuite son pouvoir discrétionnaire en conséquence.

 

[44]           Je trouve les décisions anglaises et celles de Hong Kong plus convaincantes et juge que le coût de l’enlèvement du chargement d’uranium et de la décontamination du navire, en tenant pour acquis que le contrat a été résilié à la suite d’une rupture de la part du transporteur, fait partie de la réclamation de Cameco relative à la cargaison, et ne peut être assimilé à des dépenses du prévôt. Cela ne veut pas dire que dans cette affaire particulière, la Cour ne pourrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire en matière d’equity pour attribuer à Cameco une priorité sur l’hypothèque.

 

[45]           Cameco a affirmé aux propriétaires et autres personnes concernées que son principal objectif était de décharger du navire sa cargaison qui valait 33 millions de dollars et de la ramener en Saskatchewan. S’il s’était agi d’une cargaison ordinaire sans danger, comme du blé, Cameco aurait fort bien pu laisser de petits résidus comme des balayures. Cependant, dans la présente affaire, cela n’était pas possible parce que les résidus étaient radioactifs et qu’en décontaminant le navire, elle n’agissait pas à titre volontaire, mais conformément à ce qu’exigeait la loi.

 

APPROVISIONNEMENTS NÉCESSAIRES ET SERVICES DE MANUTENTION – art. 139 DE LA LOI SUR LA RESPONSABILITÉ EN MATIÈRE MARITIME

 

[46]           Cameco soutient également qu’en enlevant la cargaison, elle a fourni des services de manutention et qu’en décontaminant le navire, elle a effectué des réparations. Avant 2010, ce genre de services, même s’ils avaient fourni sur l’ordre des propriétaires du navire, ne pouvaient donner naissance qu’à un droit légal réel et n’auraient pas eu priorité sur l’hypothèque de la banque. L’adoption de l’article 139 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime a créé un nouveau privilège maritime dans certains cas. Comme cela a été dit plus haut, le privilège maritime a priorité sur une hypothèque.

 

[47]           Les parties pertinentes de l’article 139 se lisent ainsi :

[…]

(2) La personne qui exploite une entreprise au Canada a un privilège maritime à l’égard du bâtiment étranger sur lequel elle a l’une ou l’autre des créances suivantes :

 

a) celle résultant de la fourniture — au Canada ou à l’étranger — au bâtiment étranger de marchandises, de matériel ou de services pour son fonctionnement ou son entretien, notamment en ce qui concerne l’acconage et le gabarage;

 

b) celle fondée sur un contrat de réparation ou d’équipement du bâtiment étranger.

 

(2.1) Sous réserve de l’article 251 de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada et pour l’application de l’alinéa (2)a), dans le cas de l’acconage et du gabarage, le service doit avoir été fourni à la demande du propriétaire du bâtiment étranger ou de la personne agissant en son nom.

 

[…]

(4) Le paragraphe 43(3) de la Loi sur les Cours fédérales ne s’applique pas aux créances garanties par un privilège maritime au titre du présent article.

 

(2) A person, carrying on business in Canada, has a maritime lien against a foreign vessel for claims that arise

 

 

 

(a) in respect of goods, materials or services wherever supplied to the foreign vessel for its operation or maintenance, including, without restricting the generality of the foregoing, stevedoring and lighterage; or

 

 

(b) out of a contract relating to the repair or equipping of the foreign vessel.

 

(2.1) Subject to section 251 of the Canada Shipping Act, 2001, for the purposes of paragraph (2)(a), with respect to stevedoring or lighterage, the services must have been provided at the request of the owner of the foreign vessel or a person acting on the owner’s behalf.

 

(4) Subsection 43(3) of the Federal Courts Act does not apply to a claim secured by a maritime lien under this section.

 

[48]           Cet article s’applique en l’espèce dans la mesure où le MCP Altona est un navire étranger, enregistré en Allemagne et qu’il fait l’objet d’une charte‑partie coque‑nue enregistrée au Liberia. Cameco exerce des activités commerciales au Canada. Il s’agit de savoir si cette société a fourni des services, notamment de manutention, et si elle a effectué ses réparations en vertu d’un contrat. Le paragraphe 139(4) énonce simplement que, comme c’est le cas pour tous les privilèges maritimes, la réclamation n’est pas éteinte par la vente ultérieure du navire.

 

[49]           Pour autant que le sachent les parties et la Cour, il n’y a que deux affaires qui font référence à cet article; ce sont deux décisions que j’ai moi‑même prononcées.

 

[50]           Dans World Fuel Services Corp c Nordems (Le), 2010 CF 332, [2010] ACF no 391 (QL), confirmé par 2011 CAF 73, [2011] ACF no 293 (QL), j’ai fait allusion à l’article 139. J’ai mentionné que rien n’indique que la jurisprudence antérieure relative à la présomption simple visant le fait d’agir pour le compte du propriétaire ait été modifiée.

 

[51]           Il s’agissait là d’une remarque incidente, ce que j’ai reconnu dans la deuxième affaire, Comfact Corp c Hull 717 (Le), 2012 CF 1161, [2012] ACF no 1228 (QL), en appel actuellement. Cette affaire n’est guère utile dans la mesure où Comfact était le créancier d’un constructeur de navire qui avait subi une réorganisation pendant que le navire était en construction. J’ai jugé, du point de vue de l’interprétation législative, que l’article 139 ne pouvait avantager ces créanciers.

 

[52]           Pour ce qui est de la présente affaire, l’article 139 énonce que les services d’acconage (de manutention) doivent être fournis à la demande du propriétaire ou de la personne agissant en son nom, ou en vertu de l’article 251 de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, à celle d’un affréteur coque‑nue, encore en possession du navire au moment où celui‑ci a été saisi. J’estime qu’il n’y a pas en l’espèce de contrat de ce genre. Les propriétaires ont clairement indiqué, par l’entremise de leurs avocats, et ce, dès le départ, qu’ils considéraient que Cameco était responsable de la cargaison et était tenue de l’enlever. Le fait qu’ils aient autorisé Cameco à monter à bord pour procéder à l’enlèvement de la cargaison n’indique pas qu’un contrat ait été conclu.

 

[53]           Dans la mesure où la décontamination, après l’enlèvement de la cargaison – le nettoyage des parties radioactives –, peut être considérée comme une réparation du navire, il faut mentionner qu’aucun contrat n’a été conclu avec qui que ce soit comme l’exige l’alinéa 139(2)b). Il n’y a de toute évidence pas eu de contrat avec les propriétaires/affréteurs coque‑nue. Cameco exécutait les obligations que lui imposait la loi pour répondre aux demandes de la Commission canadienne de sûreté nucléaire.

 

[54]           Par conséquent, encore une fois, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si l’article 139 a eu pour effet de rendre théorique le commentaire suivant du juge Marceau, parlant au nom de la Cour d’appel fédérale, dans Mount Royal/Walsh Inc c Jensen Star (Le), [1990] 1 CF 199, 99 NR 92, [1989] ACF no 450 (QL), au paragraphe 30 :

[…] Le fait de prétendre qu’une action in rem pourrait être accueillie même en l’absence de toute responsabilité personnelle du propriétaire serait contraire au principe qui sous‑tend le système, c’est‑à‑dire la protection du propriétaire. Une réclamation contre un navire ne peut être dissociée du propriétaire de ce navire; c’est avant tout une réclamation contre le propriétaire, […] J’admets parfaitement que le propriétaire doit avoir engagé sa responsabilité par un comportement ou une attitude quelconque.

 

PRIVILÈGE MARITIME EN MATIÈRE DE SAUVETAGE

 

[55]           Les articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales reconnaissent que les demandes d’indemnisation pour sauvetage bénéficient d’un privilège maritime. Au risque d’être considéré comme un juge traditionaliste, j’ai dès le départ interrogé les avocats sur cette question. En tenant pour acquis que le MCP Altona (avec sa cargaison) était en danger, le navire est revenu à Vancouver, et plus précisément, s’est amarré à quai en sécurité le 20 janvier 2011. Si le navire avait été visé par un accord sous signature de la Lloyd’s ou assujetti aux règles de common law en matière de sauvetage, le navire (et sa cargaison) aurait été remis à cette époque. Le danger, quel qu’il ait pu être, avait disparu. En outre, Cameco n’agissait pas en qualité de volontaire.

 

[56]           D’après ce que je sais des règles en matière de sauvetage, les services rendus doivent l’avoir été de façon volontaire, qu’ils l’aient été ou non aux termes d’un contrat, le navire courant l’aventure devait être en danger en mer et le résultat doit avoir été positif. Voir par exemple Brice, Maritime Law of Salvage, London, 1999, aux pages 1 et 2, et l’arrêt de la Cour d’appel Iron Mac Towing (1974) Ltd c North Arm Highlander (Le), [1979] 28 NR 348, à la page 352.

 

[57]           Les avocats de Cameco soutiennent toutefois que les principes sous‑jacents à notre droit ont été modifiés par l’article 142 de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, qui attribue force de loi à la Convention internationale de 1989 sur l’assistance. Je ne vois pas comment cela pourrait être. La Convention prend en compte les préoccupations croissantes que soulève la protection de l’environnement, qui est maintenant un des critères permettant de fixer la rémunération aux termes de l’article 13, et au besoin, le montant d’une indemnité spéciale aux termes de l’article 14. Notre droit interne a été modifié dans cette mesure, mais pas au‑delà.

 

[58]           Si Cameco avait le droit de présenter une demande de rémunération de sauvetage, on pourrait dire qu’elle a alors sauvé sa propre cargaison. Il est possible que la valeur du MCP Altona ait pu être établie à un montant supérieur à 4,8 millions de dollars US, le montant qui a été obtenu à la suite de sa vente sur saisie‑gagerie. Avant la vente, la banque avait effectué une « évaluation approximative » qui s’élevait à 6 250 000 $US. En outre, certaines entités avaient fait connaître leur intérêt à acquérir le navire pour un montant supérieur à cette somme. Il est néanmoins exact de dire que la cargaison valait environ cinq fois ce que valait le navire. Une demande de rémunération de sauvetage portant sur le produit de la vente devrait donc être réduite en conséquence.

 

Établissement des priorités

 

[59]           Des quatre arguments présentés par Cameco, c’est le plus difficile à évaluer. La loi ne fixe pas les priorités. Dans l’intérêt de la justice, il est arrivé que la Cour modifie les priorités habituelles. Le principal argument de Cameco est qu’il serait inéquitable de permettre à la banque de ne rien faire alors qu’elle a elle‑même dépensé plus de 8 millions de dollars pour décharger sa cargaison et décontaminer le navire et de la laisser profiter ensuite de tout ce travail. Avant que Cameco n’intervienne, le navire avait une valeur négative. C’était un passif et non un actif.

 

[60]           La banque soutient, de son côté, que l’equity exige que celui qui l’invoque ait eu une attitude irréprochable. Elle affirme que ce n’est pas ce qu’a fait Cameco à deux égards. Celle‑ci a omis de mentionner dans ses affidavits qu’une partie de l’équipement acheté pour l’enlèvement de la cargaison n’avait jamais été utilisée et n’avait pas été revendue. Elle a également réclamé intégralement la taxe sur les biens et services (TPS), même si elle a reçu des remboursements de près de 500 000 $, dans le cours normal de ses activités.

 

[61]           Je ne suis pas convaincu que, dans le cas où l’equity favoriserait Cameco, il conviendrait de l’empêcher d’en bénéficier à cause de son comportement. L’équipement qui n’a pas été utilisé n’aurait pas été acheté si le navire MCP Altona n’avait pas existé. Il est possible que cette question, y compris la valeur de revente, se prêtera mieux à un examen détaillé au cours des interrogatoires préalables au sujet de la demande concernant la cargaison, mais j’estime que Cameco n’a pas agi de mauvaise foi lorsqu’elle a inclus dans la liste le prix d’achat de tous les articles qu’elle avait achetés.

 

[62]           Pour ce qui est de la TPS, c’est Mme Guenther, en qualité d’analyste de trésorerie stagiaire, qui avait déposé un affidavit relatif aux coûts et aux dépenses engagés par Cameco, et qui a volontairement soulevé ce point au cours du contre‑interrogatoire. Elle avait compris qu’elle devait se procurer toutes les factures pertinentes. Les factures comprenaient la TPS. Le fait de supprimer dès le départ cette taxe aurait pu créer de la confusion parce que les parties auraient pu alors avoir du mal à faire correspondre les demandes et les factures. Il est évident que Cameco n’avait aucune intention de cumuler des indemnités. Là encore, je ne vois là aucun indice de mauvaise foi.

 

[63]           Pour ce qui est des décisions, la première à examiner est celle de la Cour de l’Échiquier dans l’affaire Halifax Shipyards, Ltd c Montreal Dry Docks (1919), 19 Ex C R 259, 50 DLR 541, qui a été légèrement modifiée l’année suivante par la Cour suprême sous l’intitulé Montreal Dry Docks and Ship Repairing Co c Halifax Shipyards, Ltd (1920), 60 RCS 359. Dans cette affaire, Halifax Shipyards travaillait sur un navire qui était en sa possession au moment où il a été saisi par d’autres créanciers et éventuellement, vendu. Cette entreprise a achevé ses travaux sans avoir l’autorisation de la Cour et a demandé le remboursement intégral de la valeur des travaux effectués et des matériaux fournis après la saisie. Le juge Anglin, parlant au nom de la majorité de la Cour suprême, a jugé en se fondant sur ce qu’avait déclaré M. Lushington dans The Aline, 1 W. Rob. 111, que le droit de participer à l’augmentation de la valeur après qu’un navire ait été saisi dépend de la façon dont était survenue cette augmentation et à qui le navire appartenait selon l’equity. Halifax Shipyards a obtenu gain de cause.

 

[64]           Deux des principes sur lesquels repose cette décision ne sont plus valables. À l’époque, la saisie emportait possession du navire par le prévôt. Par conséquent, Halifax Shipyards avait perdu son privilège possessoire. Cette affaire illustre néanmoins les principes d’equity qui peuvent être appliqués.

 

[65]           Pour en revenir à l’arrêt Kimisis III, Cameco affirme effectivement que la banque, en qualité de créancière hypothécaire, a profité indûment de la situation. Elle savait que les propriétaires se trouvaient dans une situation financière difficile, même avant que le navire entreprenne son dernier voyage catastrophique. Par contre, les chartes relatives à l’uranium et à la plate‑forme pétrolière auraient dû être lucratives de sorte qu’il n’est pas possible de reprocher à la banque de ne pas avoir invoqué ses droits plut tôt. En fait, si elle l’avait fait, le navire n’aurait jamais entrepris ce voyage. Comme l’a dit Francis Bacon, le droit ne s’intéresse pas à la cause des causes.

 

[66]           Cependant, le 20 janvier 2011, au moment où le MCP Altona se trouvait en sécurité à quai à Vancouver, la banque savait très bien que tout était perdu et elle était tout à fait en mesure de saisir le navire. C’était d’ailleurs le cas pour Cameco. Je ne vois pas comment une saisie demandée par la banque aurait modifié la situation.

 

[67]           Comme Cameco l’affirme, l’enlèvement de la cargaison, la contamination radioactive et la remise en état du navire exigeaient une expertise spécialisée. Elle affirme qu’il n’y a que quelques entreprises au monde, et une seule au Canada, Cameco elle‑même, qui possédaient cette expertise. Elle affirme que, même si la cargaison n’avait pas appartenu à Cameco, c’est probablement cette société dont les services auraient été retenus pour surveiller l’enlèvement et la décontamination. C’est peut‑être bien exact, mais qui aurait payé? Cameco semble laisser entendre que la banque aurait dû saisir le navire, demander que la possession en soit transmise au prévôt et financer ensuite les dépenses du prévôt pour que Cameco fasse ce que cette société a en réalité fait. Cela aurait été une décision commerciale ridicule de la part de la banque.

 

[68]           La banque n’était pas une partie directement intéressée par l’aventure. Même d’autres entités qui l’étaient, comme Saxon et ITAC, ont refusé de payer les frais associés à l’enlèvement de leur plate‑forme pétrolière. Cameco l’a principalement fait pour construire une plate‑forme de travail sur les panneaux d’écoutille de la cale numéro 2. La banque a également continué à verser le salaire de l’équipage, même avant que la Cour ne rende son ordonnance.

 

[69]           Il existe plusieurs affaires qui traitent du réaménagement des priorités selon l’equity. Les décisions les plus récentes sont les suivantes : Scott Steel Ltd c Alarisa (Le), [1996] 2 CF 883, [1996] ACF no 534 (QL), Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd c Expedient Maritime Co, 170 FTR 1, [1999] ACF no 947 (QL), et Governor & Company of the Bank of Scotland c Nel (Le), [2001] 1 CF 408, [2000] ACF no 1305 (QL).

 

[70]           Le fil conducteur qui relie toutes ces affaires est celui de l’enrichissement sans cause. Il y a eu effectivement des cas dans lesquels le créancier hypothécaire avait dépensé en vain beaucoup d’argent dans le vague espoir que les choses s’arrangent. Il l’avait fait parce que ce financement supplémentaire faisait partie de l’hypothèque, comme cela a été effectivement mentionné dans Kinguk, ce qui a pu aussi avoir pour effet d’écarter les créanciers ordinaires.

 

[71]           À mon avis, il ne serait pas inéquitable d’affirmer que la banque, en qualité de créancière hypothécaire, a priorité sur Cameco, et sur sa demande d’indemnité pour perte de marchandises. L’inaction de la banque n’a pas incité Cameco à faire quelque chose qu’elle n’aurait jamais faite. Cameco a exposé les dépenses comme elle l’a fait dans le cours normal de ses activités commerciales. Une des conditions de son permis était d’avoir élaboré un plan d’urgence. Elle a agi comme elle aurait dû le faire et comme elle était tenue de le faire, non pas de façon volontaire, mais plutôt pour s’acquitter des obligations que lui imposait la loi. Il n’y a aucune raison de modifier l’ordre de priorité.

 

[72]           Elle aurait peut‑être pu présenter une demande contre les propriétaires du navire, en soutenant que la perte ne découlait pas d’un risque exclu. Il est regrettable que ses propriétaires soient insolvables et elle ne recevra rien du produit de la vente. Elle a déposé des demandes contre les transitaires, les exploitants du navire et les entreprises de manutention. Je ne suis pas chargé de me prononcer sur le bien‑fondé de ces demandes.

 

[73]           À la demande de la banque, les dépens seront reportés. La banque aura vingt (20) jours pour présenter des observations et Cameco aura dix (10) jours pour y répondre.

 

[74]           La présente ordonnance prendra effet le 1er février 2012 de façon à permettre à Cameco de demander un sursis à la Cour ou à la Cour d’appel fédérale si elle a l’intention d’interjeter appel. Si la demande est présentée à la Cour, la requête devrait être présentée au cours de la conférence de gestion d’instance qui doit se tenir à Vancouver, le 31 janvier 2013.


ORDONNANCE

POUR LES MOTIFS CI‑DESSUS,

LA COUR ORDONNE :

1.                  La requête en paiement est accordée, mais il y est sursis jusqu’au 1er février 2013.

2.                  Après paiement des frais et débours du prévôt, le reliquat provenant de la vente du MCP Altona, y compris les intérêts accumulés, qui demeure en fiducie, sera versé à la partie qui a déposé un caveat, la HSH Nordbank AG.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS

 

 

 

DOSSIERS                                                    T‑484‑11

                                                                        T‑1‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  LA SOCIÉTÉ CAMECO, CAMECO INC. ET CAMECO EUROPE LTD. c
LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « MCP ALTONA », LE NAVIRE « MCP ALTONA », MS MCP ALTONA GMBH & CO KG, HARTMANN SCHIFFAHRTS GMBH & CO, HARTMANN SHIPPING ASIA PTE LTD., FRASER SURREY DOCKS LP ET PACIFIC RIM STEVEDORING LTD.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                      Les 18 et 19 décembre 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 10 janvier 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marc D. Isaacs

Cameron Grant

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Michael Parrish

 

POUR LES DÉFENDERESSES,

FRASER SURREY DOCKS LTD. ET PACIFIC RIM STEVEDORING LTD.

 

David F. McEwen, c.r.

 

POUR LA PARTIE AYANT DÉPOSÉ UN CAVEAT, HSH NORDBANK AG

 

Shelly Chapelski

 

POUR TAM INTERNATIONAL INC.

 

Jennifer Farquharson

Étudiante en droit

 

POUR BURCHKHARDT REIMER, L’ADMINISTRATEUR JUDICIAIRE DES DÉFENDERESSES, LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « MCP ALTONA », LE NAVIRE « MCP ALTONA », MS « MCP ALTONA » GMBH & CO., KG, HARTMANN SCHIFFAHRTS GMBH & CO., HARTMANN SHIPPING ASIA PTE LTD.

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Isaacs & Co.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Borden Ladner Gervais s.r.l., s.e.n.c.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DÉFENDERESSES,

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « MCP ALTONA », LE NAVIRE « MCP ALTONA », MS MCP ALTONA GMBH & CO KG, HARTMANN SCHIFFAHRTS GMBH & CO, HARTMANN SHIPPING ASIA PTE LTD.

 

Fasken Martineau

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DÉFENDERESSES,

FRASER SURREY DOCKS LP ET

PACIFIC RIM STEVEDORING LTD.

 

Alexander Holburn Beaudin & Lang LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA PARTIE AYANT DÉPOSÉ UN CAVEAT, HSH NORDBANK AG

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.