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Date : 20130110

Dossier : IMM-9760-11

Référence : 2013 CF 22

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 10 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

EKINE EDMUND NDOKWU

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Aperçu

[1]               Dans la présente affaire, puisque la conclusion défavorable de la Section de la protection des réfugiés concernant la crédibilité est, en soi, déterminante, il n’est pas nécessaire d’examiner son analyse relative à la crainte objective. La Cour a analysé le raisonnement qui sous-tendait la décision de la Section de la protection des réfugiés de préférer les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays rassemblés par le haut-commissariat du Canada à ceux d’un groupe de défense particulier.

 

[2]               L’idée que les éléments de preuve provenant d’un groupe de défense particulier ou, quant à cela, de n’importe quel groupe de défense, sont systématiquement ou uniformément moins objectifs que les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays rassemblés par des diplomates doit être examinée soigneusement à la lumière des renseignements provenant de ceux qui sont les plus proches de la situation, dont les diplomates eux-mêmes lorsqu’ils ont une connaissance directe des faits qu’ils rapportent. Cela vise à faire en sorte que les conclusions soient considérées comme les plus objectives possible au regard des critères de la corroboration.

 

[3]               Cette méthode d’analyse permet de présenter, aux fins d’analyse, des éléments de preuve qui, autrement, seraient rejetés d’emblée, et ainsi de donner une voix à ceux qui demeurent habituellement privés de tribune; cependant, pareil exercice ne doit pas se faire sans égard à la vraisemblance et à la cohérence des éléments de preuve; cet exercice suppose dans chaque cas un examen délicat, subtil et vigilant de l’analyse complète des éléments de preuve par les décideurs.

 

II. Introduction

[4]               Le demandeur demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié aux termes de laquelle la SPR a statué que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger suivant les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. En particulier, le demandeur soutient que la SPR a évalué de manière déraisonnable ses pièces d’identité, sa crédibilité et sa crainte objective de persécution en tant qu’homme bisexuel au Nigeria. Le demandeur soutient également que la décision fait naître une crainte raisonnable de partialité et que des services d’interprétation inadéquats à son audience soulèvent des questions d’équité procédurale.

 

III. Procédure judiciaire

[5]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR, de la décision de la SPR datée du 27 octobre 2011.

 

IV. Contexte

[6]               Le demandeur, M. Ekine Edmund Ndokwu, est un citoyen du Nigeria, né en 1973.

 

[7]               En 1998, le demandeur affirme qu’il a dansé avec un homme et l’a embrassé dans une boîte de nuit, à la suite de quoi il aurait été persécuté par ses camarades de classe à l’université, menacé de mort par des collègues de travail, forcé de quitter l’université et désavoué par son père.

 

[8]               En janvier 2000, le demandeur est allé à Lagos, où il a continué d’être persécuté.

 

[9]               Le demandeur affirme qu’en mai 2010, des jeunes homophobes les ont attaqués, son petit ami, Kenneth, et lui dans une boîte de nuit à Lagos, après qu’un ami de l’université l’eut identifié. Les jeunes seraient venus à son appartement le lendemain alors que le demandeur et Kenneth étaient absents, et ils y auraient laissé une note dans laquelle ils menaçaient de l’immoler.

 

[10]           Le demandeur serait arrivé à Montréal le 7 juillet 2010 au moyen d’un faux passeport, qu’il prétend avoir remis à la personne qui l’avait fait entrer clandestinement au Canada. Le demandeur affirme n’avoir eu aucune possibilité d’examiner le faux passeport, que son passeur lui a seulement donné au moment où ils se présentaient à divers points de contrôle.

 

[11]           Lorsque le demandeur a demandé l’asile le 8 juillet 2010, il ne serait pas parvenu à se souvenir du nom qui figurait sur son faux passeport. Lorsqu’un agent a insisté, il a donné au hasard le nom « Kunle » comme étant le nom figurant sur le passeport.

 

[12]           Le demandeur a présenté son certificat de naissance et un permis de conduire nigérian, lesquels ont tous deux été authentifiés par le haut-commissariat du Nigeria comme étant des pièces d’identité. 

 

V. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[13]           La SPR a rejeté la demande du demandeur parce que celui-ci n’avait pas présenté une preuve suffisante de son identité, n’était pas crédible et n’avait pas de crainte objective de persécution.

 

[14]           Selon la SPR, le certificat de naissance et le permis de conduire du demandeur n’étaient pas suffisants pour établir son identité. La SPR a constaté que le certificat de naissance ne fournissait pas de données biométriques, et elle a estimé qu’il ne constituait pas un élément de preuve fiable pouvant se prêter à un examen judiciaire. Le permis de conduire du demandeur était également insuffisant parce que la SPR a estimé qu’il était facile d’obtenir des permis de conduire frauduleux au Nigeria. La SPR a également tiré une inférence défavorable du défaut du demandeur d’obtenir un passeport nigérian du haut-commissariat du Nigeria, avec lequel il avait communiqué pour faire authentifier son permis de conduire.

 

[15]           La SPR a tiré une conclusion défavorable générale concernant la crédibilité. La SPR n’a pas cru que le demandeur avait embrassé un homme dans une boîte de nuit puisqu’il était improbable que qui que ce soit, sachant qu’il pouvait être emprisonné ou exécuté pour des actes entre personnes de même sexe, embrasse un homme dans une boîte de nuit hétérosexuelle; la SPR n’a pas cru non plus que le demandeur avait un petit ami nommé Kenneth. À la question de savoir comment il avait appris la mort de son père, le demandeur a répondu que sa petite amie le lui avait dit. La SPR n’a pas admis cette explication selon laquelle il avait désigné Kenneth comme sa petite amie parce que, par ailleurs, il avait désigné Kenneth comme son petit ami. La SPR a conclu qu’il était improbable que le demandeur ait été désavoué par son père en 1998, puisque c’était ce dernier qui avait demandé le certificat de naissance du demandeur en juillet 2010. En outre, la prétention du demandeur selon laquelle il avait été repéré par un ancien camarade de classe à Lagos était invraisemblable parce qu’il était improbable qu’il soit reconnu après douze (12) ans dans une boîte de nuit sombre dans une ville de plusieurs millions d’habitants. La SPR a également tiré une inférence défavorable de l’incapacité du demandeur à établir qu’il était arrivé à Montréal au moyen d’un faux passeport délivré au nom de Kunle, tout en prenant acte de la prétention du demandeur selon laquelle il avait remis son passeport à son passeur. Il n’y avait aucun document attestant qu’une personne était entrée au Canada sous ce nom et était arrivée à Montréal le 7 juillet 2010. Le défaut du demandeur d’obtenir une copie du mandat d’arrestation qui aurait été décerné contre lui minait d’autant sa crédibilité.

 

[16]           La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas de crainte objective de persécution. La SPR a cité des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays selon lesquels, malgré les sanctions d’emprisonnement, les actes entre personnes de même sexe donnent rarement lieu à des poursuites au Nigeria, et la SPR a mentionné des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays selon lesquels : (i) le gouvernement n’entravait pas le travail des militants lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres [LGBT]; (ii) il y avait des militants LGBT actifs à Lagos et à Abuja; (iii) les déclarations de culpabilité au titre de l’interdiction légale de la sodomie ne sont pas possibles sans un aveu; (iv) l’activité entre personnes de même sexe était tolérée dans les cas de conduite discrète; autrement, des accusations d’indécence publique pouvaient s’ensuivre; (v) les attaques violentes en pareils cas n’étaient pas courantes; (vi) les tribunaux fédéraux annulaient toutes les peines de mort pour actes entre personnes de même sexe prononcées en vertu de la shari’a.

 

[17]           La SPR a tiré cette conclusion malgré des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays concernant : (i) la faible visibilité des homosexuels; (ii) des comptes rendus de fréquents actes de violence homophobe perpétrés par des gangs et des parents; (iii) le harcèlement policier et la détention de personnes LGBT; (iv) l’intolérance socioreligieuse; (v) des éléments de preuve contradictoires quant à la protection policière. La SPR a estimé que les sources de ces comptes rendus étaient des groupes de LGBT dont les conclusions ne pouvaient pas être considérées comme objectives « compte tenu de leur point de vue subjectif » (au paragraphe 24). La SPR a préféré une évaluation faite par le haut-commissariat du Canada au Nigeria parce qu’« elle a été rédigée par un diplomate canadien professionnel et objectif qui vit au Nigeria » (au paragraphe 31).

 

 

VI. Questions en litige

[18]           (1) La SPR a-t-elle fait une évaluation déraisonnable des pièces d’identité?

(2) La SPR a-t-elle fait une évaluation déraisonnable de la crédibilité?

(3) La SPR a-t-elle fait une évaluation déraisonnable de la crainte objective de persécution?

(4)  Y a-t-il une crainte raisonnable de partialité?

(5) Les services d’interprétation fournis à l’audience ont-ils donné lieu à un manquement à l’équité procédurale?

 

VII. Dispositions législatives pertinentes

[19]           Les dispositions législatives suivantes de la LIPR sont pertinentes :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

VIII. Analyse

Norme de contrôle

[20]           La norme de la décision raisonnable s’applique à l’évaluation que la SPR a faite des pièces d’identité, tout comme à son appréciation de la crédibilité et de la crainte objective bien fondée de persécution (Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1235; Wei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 854).

 

[21]           La norme de la décision correcte s’applique à la question de la crainte raisonnable de partialité (Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1398). Les questions liées au caractère adéquat de l’interprétation relèvent de l’équité procédurale et sont examinées selon la norme de la décision correcte (Owochei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 140).

 

[22]           Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour interviendra seulement si les motifs de la Commission ne sont pas « justifiés, transparents ou intelligibles ». Pour satisfaire à cette norme, la décision doit également appartenir aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

(1) La SPR a-t-elle fait une évaluation déraisonnable des pièces d’identité?

[23]           Au soutien de sa prétention selon laquelle son certificat de naissance et son permis de conduire constituaient des pièces d’identité suffisantes, le demandeur soutient qu’ils comportent des données biométriques et d’autres dispositifs de sécurité. Le demandeur soutient que la SPR ne possède pas une expertise suffisante pour évaluer l’authenticité de son permis de conduire, et il souligne que l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] (qui possède une expertise en matière de vérification de documents) et Citoyenneté et Immigration Canada ont admis l’authenticité de son permis de conduire.

 

[24]           Le défendeur réplique que la SPR peut s’interroger quant à savoir si des permis de conduire peuvent être obtenus frauduleusement au Nigeria lorsqu’elle évalue des pièces d’identité, et qu’une inférence défavorable peut être tirée du défaut du demandeur d’obtenir un passeport nigérian du haut-commissariat du Nigeria, qui avait authentifié son permis de conduire.

 

[25]           L’article 7 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, exige que les demandeurs d’asile produisent des documents acceptables établissant leur identité. Dans Su c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 743, la juge Judith Snider a statué que « [t]oute personne qui demande l’asile doit établir son identité » (au paragraphe 3). Suivant le raisonnement de la juge Snider, en l’absence d’une telle preuve, il ne peut y avoir de fondement solide permettant de vérifier les allégations de persécution, ou même d’établir la nationalité réelle d’un demandeur.

 

[26]           La Cour conclut que la SPR a tiré une conclusion déraisonnable lorsqu’elle a statué que le demandeur n’avait pas prouvé son identité. Le défendeur a raison lorsqu’il affirme que la SPR peut tirer une inférence défavorable concernant la crédibilité de l’absence de preuve corroborante, « particulièrement lorsque le demandeur ne fait aucun effort pour obtenir une telle preuve corroborante » (Alonso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 683, au paragraphe 10). Le défendeur a également raison lorsqu’il affirme que la SPR peut évaluer la validité ou l’authenticité, surtout lorsque des documents frauduleux sont faciles à obtenir dans le pays d’origine du demandeur d’asile (Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 787, au paragraphe 7). En l’espèce, le permis de conduire a été authentifié par le haut-commissariat du Nigeria (dossier certifié du tribunal [DCT], à la page 196). Le certificat de naissance du demandeur ne comportait pas de données relatives à l’identité ou de dispositifs de sécurité suffisants pour permettre un examen judiciaire, mais il indique la date de naissance et comporte une photographie récente du demandeur (DCT, à la page 273). Par conséquent, le certificat de naissance du demandeur pouvait être comparé au permis de conduire authentifié pour contribuer à établir l’identité.

 

[27]           Dans ces circonstances, il n’était pas raisonnable que la SPR refuse d’admettre les pièces d’identité du demandeur uniquement parce que le certificat de naissance ne comportait pas de données biométriques ou de dispositifs de sécurité suffisants pour permettre un examen judiciaire; la SPR a conclu que des permis de conduire au Nigeria pouvaient être obtenus facilement et que le demandeur aurait très bien pu obtenir un passeport du haut-commissariat du Nigeria. En l’absence de preuve médico-légale contraire, il n’était pas raisonnable, en soi, de conclure qu’un permis de conduire authentifié par le haut-commissariat du Nigeria était frauduleux simplement parce que la SPR savait que des permis de conduire nigérians pouvaient être obtenus frauduleusement.

 

(2) La SPR a-t-elle fait une évaluation déraisonnable de la crédibilité?

[28]           Le demandeur soutient que la conclusion défavorable de la SPR concernant la crédibilité était déraisonnable. Il fait valoir que la SPR n’aurait pas dû tirer des inférences défavorables concernant la crédibilité des faits suivants : (i) l’incapacité du demandeur à établir qu’il était arrivé à Montréal au moyen d’un passeport frauduleux délivré au nom de Kunle; (ii) le fait que le père du demandeur avait demandé son certificat de naissance malgré qu’il l’ait désavoué; (iii) l’allégation du demandeur selon laquelle il avait embrassé son petit ami alors qu’il était ivre dans une boîte de nuit; (iv) l’allégation selon laquelle l’ancien camarade de classe du demandeur l’avait reconnu dans une boîte de nuit à Lagos; (v) le défaut du demandeur d’obtenir une copie du mandat nigérian, qui l’exposait à ses agents de persécution allégués.

 

[29]           Par contraste, le défendeur soutient que le demandeur a livré un témoignage contradictoire et invraisemblable. En outre, selon le défendeur, le demandeur avait le fardeau de corroborer sa demande en obtenant une copie du mandat émis contre lui et en produisant des éléments de preuve relatifs à son arrivée au Canada.

 

[30]           La Cour conclut que la conclusion défavorable de la SPR concernant la crédibilité était raisonnable pour les motifs exposés ci-après, bien que les facteurs susmentionnés aient pu être, en soi, non concluants.

 

[31]           Premièrement, il était raisonnable de tirer une inférence défavorable concernant la crédibilité du défaut du demandeur de corroborer son récit de son arrivée au Canada. Dans la décision Akhtar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1319, le juge Yvon Pinard a statué que la SPR pouvait raisonnablement tirer une inférence défavorable concernant la crédibilité du défaut du demandeur de corroborer son récit de son arrivée au Canada au moyen d’éléments de preuve documentaire. Selon la décision Akhtar, il est raisonnable que la SPR rejette «  l’explication du demandeur qui affirmait que les passeurs exigent habituellement que les documents de voyage leur soient rendus dès l’arrivée à destination » (au paragraphe 5).

 

[32]           Il était raisonnable de conclure que le récit du demandeur de son arrivée au Canada n’était pas crédible, étant donné l’absence de toute documentation à l’appui (ni même une carte d’embarquement ou un porte‑adresse). La SPR a cherché à vérifier son récit en demandant à l’ASFC d’effectuer une recherche de dossier (DCT, à la page 228), qui n’a pas révélé qu’une personne utilisant le nom de Kunle était arrivée à Montréal le 7 juillet 2010. Cette recherche de dossier de l’ASFC mine la crédibilité du demandeur même lorsque l’on tient compte de son allégation selon laquelle il n’était pas certain du nom qui figurait sur son faux passeport. Il était raisonnable que la SPR exige que le demandeur donne à tout le moins le nom sous lequel il avait franchi les postes de contrôle frontaliers. 

 

[33]           Deuxièmement, il était raisonnable de conclure que la prétention du demandeur selon laquelle son père l’avait désavoué en 1998 à cause de sa sexualité était incompatible avec le fait que son père avait demandé son certificat de naissance en 2010. Il appartient aux issues possibles acceptables de conclure qu’une personne qui aurait effectivement désavoué son fils ne l’aurait pas aidé en demandant son certificat de naissance. Cette conclusion est raisonnable malgré la prétention du demandeur selon laquelle sa tante est intervenue pour convaincre son père de demander le certificat de naissance (DCT, à la page 295).

 

[34]           Troisièmement, il serait raisonnable de trouver invraisemblable que le demandeur ait embrassé un homme dans une boîte de nuit hétérosexuelle en sachant qu’il pourrait être emprisonné ou exécuté. Les conclusions de la SPR concernant la crédibilité auraient dû tenir compte du contexte des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays (Renteria c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 160, au paragraphe 1). En outre, il était loisible à la SPR d’appliquer sa compréhension du comportement humain lorsqu’elle a apprécié si le récit du demandeur était vraisemblable (Utrera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1212, au paragraphe 61). Compte tenu des stigmates et des mesures punitives auxquels s’exposent les homosexuels au Nigeria, il serait raisonnable de conclure qu’il serait improbable que le demandeur, même ivre, embrasse un homme dans un espace public non LGBT.

 

[35]           Quatrièmement, il était raisonnable de ne pas croire les affirmations du demandeur portant qu’il avait un petit ami du nom de Kenneth ou qu’un ancien camarade de classe l’avait reconnu dans une boîte de nuit à Lagos. Le demandeur a témoigné que sa petite amie l’avait informé du décès de son père. Lorsque son conseil lui a demandé de préciser s’il parlait de son [traduction] « ami gai ou de [s]a petite amie », il a répété que c’était sa petite amie qui l’avait informé (DCT, à la page 292). Le demandeur a affirmé par la suite que par « petite amie », il entendait son petit ami Kenneth et qu’au Nigeria, les hommes gais désignaient leurs partenaires de même sexe comme leurs petites amies (DCT, à la page 293). Cette explication est incompatible avec son témoignage antérieur selon lequel il parlait de sa petite amie et non de son ami gai. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable de conclure que le demandeur n’avait pas de petit ami nommé Kenneth et que l’affidavit de Kenneth Oputa (DCT, à la page 203) était un document frauduleux (DCT, à la page 295). En outre, il était également raisonnable de conclure que le demandeur n’avait pas été identifié par un ancien camarade de classe dans une boîte de nuit dans une grande ville par une personne qu’il n’avait pas vue depuis douze (12) ans. Cette conclusion appartiendrait aux issues possibles acceptables peu importe (contrairement à ce que prétend le demandeur) que cette boîte de nuit ait été sombre ou bien éclairée.

 

[36]           Enfin, il était raisonnable d’exiger que le demandeur obtienne une copie du mandat d’arrestation qui aurait été décerné contre lui au Nigeria. Dans la décision Morka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 315, le juge Luc Martineau a statué que la SPR pouvait, dans certaines circonstances, fonder une conclusion défavorable concernant la crédibilité sur une absence de documentation corroborante (au paragraphe 18). Il serait déraisonnable que la SPR exige un élément de preuve corroborant qui n’aurait pas pu être obtenu ou qu’il n’était pas raisonnablement possible d’obtenir, mais le demandeur n’a pas établi que le mandat n’aurait pas pu être obtenu ou qu’il n’était pas raisonnablement possible de l’obtenir (Touraji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 780, au paragraphe 26). Même si l’obtention d’une copie révélerait aux autorités nigérianes que le demandeur vivait au Canada, il serait raisonnable de conclure que ces autorités ne le poursuivraient pas depuis l’étranger sur le fondement d’une loi dont les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays tendent à indiquer qu’elle sert rarement de fondement à des poursuites.

 

(3) La SPR a-t-elle fait une évaluation déraisonnable de la crainte objective de persécution?

[37]           Dans la présente affaire, puisque la conclusion défavorable de la Section de la protection des réfugiés concernant la crédibilité est, en soi, déterminante, il n’est pas nécessaire d’examiner son analyse relative à la crainte objective. La Cour a analysé le raisonnement qui sous-tendait la décision de la Section de la protection des réfugiés de préférer les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays rassemblés par le haut-commissariat du Canada à ceux du groupe de défense LGBT.

 

[38]           L’idée que les éléments de preuve provenant d’un groupe de défense particulier ou, quant à cela, de n’importe quel groupe de défense, sont systématiquement ou uniformément moins objectifs que les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays rassemblés par des diplomates doit être examinée soigneusement à la lumière des renseignements provenant de ceux qui sont les plus proches de la situation, dont les diplomates eux-mêmes lorsqu’ils ont une connaissance directe des faits qu’ils rapportent. Cela vise à faire en sorte que les conclusions soient considérées comme les plus objectives possible au regard des critères de la corroboration.

 

[39]           Cette méthode d’analyse permet de présenter, aux fins d’analyse, des éléments de preuve qui, autrement, seraient rejetés d’emblée, et ainsi de donner une voix à ceux qui demeurent habituellement privés de tribune; cependant, pareil exercice ne doit pas se faire sans égard à la vraisemblance et la cohérence des éléments de preuve; cet exercice suppose dans chaque cas un examen délicat, subtil et vigilant de l’analyse complète des éléments de preuve par les décideurs.

 

 (4) Y a-t-il une crainte raisonnable de partialité?

[40]           La Cour conclut que la décision de la SPR ne soulève pas de crainte raisonnable de partialité. Le demandeur allègue qu’une partialité ressort des faits suivants : (i) le commissaire avait accordé l’asile auparavant à un homosexuel nigérian sur le fondement de l’interdiction législative de l’homosexualité; (ii) des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays portaient à croire que les personnes LGBT au Nigeria ne bénéficiaient d’aucune protection. La Cour rejette cet argument en s’appuyant sur l’arrêt Arthur c Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, dans lequel la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’une allégation de partialité « ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par des preuves concrètes qui font ressortir un comportement dérogatoire à la norme. » (Au paragraphe 8.)

 

(5) Les services d’interprétation fournis à l’audience ont-ils donné lieu à un manquement à l’équité procédurale?

[41]           Enfin, la Cour rejette l’argument du demandeur selon lequel le caractère inadéquat de l’interprétation établit un manquement à l’équité procédurale. Bien qu’il y ait eu des problèmes d’interprétation à l’audience, la Cour a statué que ceux-ci ne constituent pas un manquement à l’équité procédurale s’ils n’ont aucune incidence sur l’issue de l’affaire (Mowloughi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 662, au paragraphe 32). Dans la présente affaire, la décision était fondée sur plusieurs conclusions concernant la crédibilité sur lesquelles la qualité des services d’interprétation n’a eu aucune incidence.

 

[42]           La seule conclusion concernant la crédibilité sur laquelle l’interprétation aurait eu une incidence, soit l’emploi du mot [traduction] « petite amie » par le demandeur, ne révèle aucun manquement à l’équité procédurale. La SPR a donné au demandeur plusieurs occasions de préciser ce qu’il entendait par « petite amie ». En outre, son conseil ne s’est pas opposé à la traduction : [traduction] « Je ne dis pas qu’il a dit ami gai, il a dit petite amie, c’était clair. » (DCT, à la page 293.) Dans la décision Dhaliwal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1097, le juge Yves de Montigny a statué qu’il n’y avait aucun manquement à l’équité procédurale lorsque la SPR « a fait tout le nécessaire pour s’assurer que l’interprétation était exacte, et la conseil a semblé satisfaite de l’intervention du tribunal » (au paragraphe 16). Le juge de Montigny a jugé que cela équivalait à une renonciation au droit de s’opposer à la qualité de l’interprétation (au paragraphe 15). De même, la Cour conclut que le défaut du demandeur d’exprimer ses préoccupations au sujet de l’interprétation à l’audience équivaut à une renonciation à son droit de contester la qualité de l’interprétation lors d’un contrôle judiciaire. 

 

IX. Conclusion

[43]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

 

«Michel M.J. Shore»

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9760-11

 

INTITULÉ :                                      EKINE EDMUND NDOKWU c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 9 janvier 2013

 

MOTIFS DE JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 10 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Idorenyin E. Amana

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Sherry Rafai Far

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Idorenyin E. Amana

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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