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Date : 20130221

Dossier : T‑176‑12

Référence : 2013 CF 180

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2013

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

LE CONSEIL COUTUMIER DE LA PREMIÈRE NATION ANISHINABE DE ROSEAU RIVER, représenté par la membre LYNDA ROBERTS

 

 

 

demandeur

et

 

 

TERRANCE NELSON, MICHAEL LITTLEJOHN, EVELYN PATRICK et KEITH HENRY, (respectivement chef et conseillers précédents de la PREMIÈRE NATION ANISHISABE DE ROSEAU RIVER);

 

KENNETH HENRY FILS, GARY ROBERTS, CECIL JAMES, DAWN ROBERTS et LAWRENCE HENRY, agissant à titre personnel ainsi qu’en leurs qualités respectives de chef et de conseillers en poste de la PREMIÈRE NATION ANISHINABE DE ROSEAU RIVER

 

 

défendeurs

 

 

 

 

        MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie, sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, d’une demande de contrôle judiciaire par laquelle les demandeurs sollicitent :

a)                  une déclaration portant que le défendeur Terrance Nelson a cessé d’être chef de la Première Nation Anishinabe de Roseau River (la PNARR) le 20 septembre 2011;

b)                  une déclaration portant que les défendeurs Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry ont cessé d’être conseillers de bande de la PNARR le 20 octobre 2011;

c)                  une ordonnance de quo warranto portant que les défendeurs Terrance Nelson, Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry n’occupent pas, respectivement, les charges de chef et de conseillers de bande;

d)                 une déclaration portant que ce sont les défendeurs Kenneth Henry fils, Gary Roberts, Cecil James, Dawn Roberts et Lawrence Henry qui occupent, respectivement, les charges de chef et de conseillers de bande;

e)                  les dépens afférents à ladite demande.

 

LE CONTEXTE

[2]               La présente demande concerne la destitution de Terrance Nelson, Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry (les défendeurs Nelson), de leurs charges respectives de chef et de conseillers de la PNARR. Les autres défendeurs (les défendeurs Henry) occupent actuellement les postes de chef et de conseillers de la PNARR, à la suite d’élections partielles tenues en 2011. Le défendeur Gary Roberts n’a pas été destitué, et son droit à occuper sa charge n’est pas contesté.

[3]               La Constitution de la PNARR établit le [traduction] « conseil coutumier » comme instance dirigeante suprême de la bande. Chacune des principales unités familiales de la PNARR est représentée par un membre du conseil coutumier. Les affaires courantes de la bande sont dirigées par un groupe d’élus, [traduction] « le chef et le conseil », soit le chef et quatre conseillers. Cette structure est régie par l’Election Act (la Loi électorale) de la PNARR. La Loi électorale confirme que le conseil coutumier est [traduction] « l’instance suprême de direction et de représentation de l’ensemble des membres de la tribu ». L’article 14 de la même loi confère au conseil coutumier le pouvoir de destituer collectivement ou individuellement le chef et les conseillers de bande, en cas, entre autres, de manquement aux exigences de leurs charges.

[4]               Dès 2007, le conseil coutumier avait formulé contre Terrance Nelson des allégations de mauvaise gestion financière, peut‑être aggravée d’irrégularités. En conséquence, Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC) a désigné la même année un séquestre‑administrateur pour administrer les fonds de la bande. Toujours en 2007, un audit judiciaire a été ordonné; Terrance Nelson a refusé d’y collaborer et de communiquer à l’auditeur les documents demandés, tout comme il a cessé à partir de ce moment d’assister aux assemblées du conseil coutumier, ce qui a fini par amener celui‑ci à le destituer de sa charge de chef.

[5]               Le 20 septembre 2011, le conseil coutumier a prononcé la destitution de Terrance Nelson. La bande a tenu le 12 octobre 2011 une élection partielle, qui a porté Kenneth Henry fils à la fonction de chef. Les autres défendeurs Nelson ont alors protesté en refusant de s’acquitter de leurs tâches de conseillers de bande. Le 20 octobre 2011, le conseil coutumier les a aussi destitués. La PNARR a tenu le 7 novembre 2011 d’autres élections partielles pour remplir les trois postes vacants de conseillers de bande, auxquels ont été élus Cecil James, Dawn Roberts et Lawrence Henry. Ni la validité de la destitution des défendeurs Nelson ni celle des élections partielles ne sont contestées.

[6]               Malgré leur destitution, les défendeurs Nelson ont continué à se prétendre respectivement chef et conseillers de la bande. Gary Roberts déclare, dans un affidavit joint à la présente demande, avoir entendu Evelyn Patrick dire en sa présence que, afin de priver d’effet la destitution de Terrance Nelson comme chef par le conseil coutumier, on pouvait créer un conseil coutumier différent. La possibilité de contester la décision du conseil coutumier devant la Cour fédérale a été envisagée, ajoute M. Roberts, mais sans être retenue.

[7]               La structure de gouvernance de la PNARR est conçue de manière à ce que chacune de ses unités familiales désigne un représentant au conseil coutumier. Le 31 octobre 2011, on a établi des documents donnant à entendre que les unités familiales de la PNARR, réunies en assemblée, auraient nommé de nouveaux représentants au conseil coutumier pour remplacer les membres réels de ce dernier. Le lendemain, 16 personnes ont signé un document qu’elles présentaient comme étant une « résolution du conseil coutumier » (la RCC), qui prétendait annuler les décisions du véritable conseil coutumier et réintégrer les défendeurs Nelson dans leurs fonctions respectives de chef et de conseillers de la bande.

[8]               Lynda Roberts, qui agit au nom du conseil coutumier dans la présente instance, déclare qu’elle représente la famille Roberts à ce conseil et qu’elle n’a pas été convoquée pour l’adoption de la prétendue RCC ni été informée de celle‑ci. La preuve par affidavit tend également à établir qu’un bon nombre des 16 signataires de la RCC sont des parents directs des défendeurs Nelson et que certains des signataires qui ont déclaré être les représentants de familles déterminées ne le sont pas en fait.

[9]               La RCC du 1er novembre 2011, selon laquelle les défendeurs Nelson étaient réintégrés dans leurs fonctions, a été communiquée à Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC), anciennement « Affaires indiennes et du Nord Canada ». Étant donné que deux groupes différents affirmaient être le chef et le conseil de la bande, AADNC a refusé de reconnaître l’un comme l’autre tant que le problème ne serait pas réglé.

[10]           Dans l’intervalle, les établissements financiers de la bande, mis au fait de la confusion, ont bloqué tous ses comptes. D’autres entités avec lesquelles la bande traitait ont exprimé leur incertitude sur le point de savoir qui la représentait, et certains employés se sont déclarés incapables de décider de qui recevoir leurs instructions.

[11]           Après leur destitution, malgré leur prétention aux titres de chef et de conseillers de la PNARR, les défendeurs Nelson n’ont participé à aucune assemblée du conseil de bande, ni essayé d’en tenir aucune, pour administrer les affaires de la Première Nation. Seuls les défendeurs Henry se sont acquittés des tâches de gouvernance ou ont essayé de le faire. Gary Roberts, qui a siégé au conseil aussi bien avant qu’après la destitution des défendeurs Nelson, en témoigne dans son affidavit.

[12]           Cette confusion a considérablement gêné le fonctionnement de la PNARR jusqu’à ce que la Cour fédérale prononce, le 2 février 2012, une injonction ordonnant aux défendeurs Nelson de cesser de se faire passer pour le chef et les conseillers de la bande.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]           Le demandeur soutient que la question à trancher dans la présente demande est le point de savoir s’il serait juste et équitable de la part de la Cour de prononcer :

a)                  une déclaration portant que le défendeur Terrance Nelson a cessé d’être chef de la Première Nation Anishinabe de Roseau River le 20 septembre 2011;

b)                  une déclaration portant que les défendeurs Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry ont cessé d’être conseillers de bande de la PNARR le 20 octobre 2011;

c)                  une ordonnance de quo warranto interdisant aux défendeurs Terrance Nelson, Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry de se présenter comme étant, respectivement, chef et conseillers de la bande;

d)                 une déclaration portant que ce sont les défendeurs Henry qui occupent, respectivement, ces mêmes charges de chef et de conseillers.

 

LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Le demandeur

            L’ordonnance de quo warranto

 

[14]           La délivrance d’une ordonnance de quo warranto est subordonnée aux conditions énoncées dans la décision Réserve d’Akwesasne (résidents de la) c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1991] 2 CF 355 [Réserve d’Akwesasne], à son paragraphe 46 :

Selon l’ouvrage de de Smith’s Judicial Review of Administrative Action (4e éd., par J.M. Evans, 1980), les anciennes règles de droit énumérées ci‑dessous en matière de quo warranto s’appliquent encore, sous réserve de quelques modifications mineures (aux pages 463 et 464) :

 

1. Il doit s’agir d’une charge de nature publique.

 

2. Il faut que le titulaire ait déjà exercé la charge; il ne suffit pas qu’il ait simplement revendiqué le droit de le faire.

 

3. Il faut que la charge ait été instituée par la Couronne, en vertu d’une charte royale ou d’une loi du Parlement.

 

4. Le titulaire de la charge ne doit pas être un adjoint ou un préposé nommé à titre amovible.

 

5. Est irrecevable la demande de réparation d’un demandeur qui a acquiescé à l’usurpation de la charge ou qui a exercé le recours avec un retard indu.

 

6. Il faut que le demandeur ait un intérêt véritable à engager les procédures. De nos jours, n’importe qui aura probablement un intérêt suffisant à agir, pourvu qu’il n’agisse pas pour le compte d’intérêts privés.

 

[15]           Le demandeur affirme qu’il satisfait au critère applicable à la délivrance d’une ordonnance de quo warranto confirmant la destitution des défendeurs Nelson prononcée le 20 septembre 2011 dans le cas du chef, et le 20 octobre 2011 dans le cas des conseillers.

1. Une charge d’une nature publique

[16]           Les textes constitutifs de la PNARR sont sa Loi électorale et sa Constitution. Les termes [traduction] « chef » et « conseiller » sont définis dans la Loi électorale comme désignant des représentants élus de la PNARR. En outre, il ressort clairement de l’article X de la Constitution que le chef et les conseillers doivent être considérés comme des titulaires de charges publiques.

2. L’exercice de la charge

[17]           Les défendeurs Nelson ont été élus ou réélus en mars 2011.

3. Une charge instituée par une loi fédérale

[18]           Un décret en date du 12 avril 1991 a suspendu l’application de la Loi sur les Indiens et autorisé l’entrée en vigueur de la Constitution et de la Loi électorale.

4. Il ne s’agit pas de postes d’adjoint ou de préposé

[19]           Le chef et les conseillers sont des représentants élus et ne peuvent être congédiés au gré d’une autre personne (décision Réserve d’Akwesasne, précitée). Le demandeur fait valoir que les dispositions de la Loi électorale relatives à la destitution et les dispositions de la Constitution qui régissent la mise en accusation excluent le chef et les conseillers de la catégorie des adjoints ou préposés aux fins de la délivrance d’une ordonnance de quo warranto.

5. L’acquiescement

[20]           Le conseil coutumier n’a cessé, depuis la destitution des défendeurs Nelson, de déployer des efforts pour faire respecter cette décision. C’est ainsi qu’il a, entre autres, tenu de nouvelles élections, essayé de faire reconnaître par AADNC la légitimité des mandats des défendeurs Henry, et surtout, introduit la présente instance, de sorte qu’on ne peut lui reprocher d’avoir « acquiescé » d’aucune façon au refus des défendeurs Nelson de respecter sa décision portant leur destitution.

6. Un intérêt véritable à agir

[21]           Le conseil coutumier, en tant qu’instance législative suprême de la PNARR, tout comme n’importe quel membre de cette Première Nation, a un intérêt véritable dans la présente instance. Le conseil coutumier a épuisé les recours internes qui pouvaient lui être ouverts.

[22]           M. Littlejohn déclare dans son affidavit qu’il n’a pas agi en qualité de conseiller depuis l’ordonnance de la juge Marie‑Josée Bédard. Cependant, il n’a rendu les boîtes de documents appartenant à la PNARR qu’il détenait qu’au moment de son contre‑interrogatoire, et il continue de se présenter comme conseiller de la PNARR sur le site social Linkedin.

[23]           Mme Patrick a déclaré dans son contre‑interrogatoire qu’elle n’avait agi qu’à titre personnel depuis janvier 2012. Or, on trouve le passage suivant au paragraphe 25 de son affidavit en date du 2 avril 2012 : [traduction] « malgré cela, mes collègues conseillers et moi‑même avons continué jusqu’à ce jour à servir notre bande à partir de nos domiciles ». À la question posée sur ce point à son contre‑interrogatoire, elle a répondu : [traduction] « Alors j’imagine que la déclaration de [l’affidavit] est inexacte. »

[24]           Le demandeur soutient que des directives claires de la Cour confirmant la décision du conseil coutumier et réaffirmant que les défendeurs Nelson ne sont plus en fonction se révèlent nécessaires pour empêcher ces derniers de continuer à agir d’une quelconque manière à titre de chef et de conseillers ou se faire passer pour tels.

Les mesures déclaratoires recherchées

[25]           Le juge Micheal Phelan a formulé la conclusion suivante au paragraphe 57 de la décision Conseil coutumier de la Première Nation Anishinabe de Roseau River c Première Nation Anishinabe de Roseau River, 2009 CF 655 :

Le point crucial, dans l’analyse de la légalité de la destitution du chef et des conseillers, est que, comme l’a conclu le juge Kelen dans la décision Première nation Anishinabe de Roseau River, précitée, paragraphe 22, le conseil coutumier est autorisé à destituer le chef et les conseillers :

 

Cette reconnaissance donne au conseil coutumier le pouvoir de gérer et de gouverner les affaires de la bande. Le conseil coutumier se compose de personnes « qui aident, soutiennent et conseillent » le chef et les conseillers dans l’accomplissement de leurs tâches. Il appartient donc au conseil coutumier d’exercer le pouvoir du conseil de bande d’administrer l’argent de la bande et les terres de la réserve, et d’exercer les autres pouvoirs que lui confère la Loi sur les Indiens. Sa décision de destituer de leurs fonctions le chef et le conseil élus est une manifestation de ce pouvoir.

 

[26]           Selon le demandeur, les défendeurs Nelson semblent contester la décision du conseil coutumier à deux égards : 1) celui‑ci n’aurait pas le pouvoir de les destituer, étant donné que la Constitution ne lie pas la PNARR; et 2) il y aurait eu le 1er novembre 2011 une assemblée du conseil coutumier qui les aurait réintégrés dans leurs fonctions.

[27]           Pour ce qui concerne le premier argument, M. Littlejohn a reconnu en contre‑interrogatoire que la Constitution régit effectivement le fonctionnement de la PNARR. Mme Patrick, quant à elle, a exprimé l’opinion que la Constitution avait déjà été contraignante, mais ne l’était plus. Le demandeur cite l’extrait suivant de son contre‑interrogatoire :

[traduction]

 

Q.        Mme Patrick, vous êtes disposée à admettre que la Constitution était acceptable en 1991, mais elle est maintenant devenue partiellement inacceptable pour vous. Vous ai‑je bien comprise?

 

R.        Oui. Parce que certaines de ses dispositions n’ont pas été appliquées, ne sont pas appliquées.

 

Q.        Vous ne souscrivez tout simplement plus à certaines dispositions de la         Constitution?

 

R.        C’est exact.

 

 

[28]           Selon le demandeur, il ressort clairement de la preuve que les défendeurs Nelson n’avaient nullement l’intention d’obéir à la décision du conseil coutumier ni d’agir d’autre manière en conséquence, malgré le fait que la Constitution confère sans ambiguïté à ce conseil le pouvoir suprême.

[29]           Dans le but de priver d’effet la décision du conseil coutumier et au mépris total de la Constitution, les défendeurs Nelson auraient « adopté » une résolution du conseil de bande en date du 11 octobre 2011. Or, aucune disposition de la Loi électorale ni de la Constitution n’autorisait l’adoption d’une telle résolution. M. Littlejohn s’est exprimé en contre‑interrogatoire dans les termes suivants à ce sujet :

[traduction]

 

Q.        Êtes‑vous d’avis que le chef et le conseil de bande dirigent le conseil coutumier?

 

R.        Oui.

 

Q.        Sur quoi fondez‑vous cette opinion?

 

R.        Je me fonde sur le principal – sur ce mandat dont j’ai parlé précédemment. Il y avait un document, dont je n’ai pas l’original.

 

Q.        Et ce n’est pas –

 

R.        Il a été signé par le conseil de bande, par le chef et les conseillers d’alors.

 

Q.        Vous reconnaîtrez avec moi que cette idée que vous exposez là ne se trouve pas dans la Loi électorale, n’est‑ce pas?

 

R.        C’est vrai.

 

Q.        Et vous reconnaîtrez aussi que cette même idée ne se trouve pas dans la Constitution? Je vous demande seulement de me confirmer que cette notion est également absente de la Constitution.

R.        C’est exact.

Q.        Vous êtes d’accord avec moi là‑dessus?

R.        Oui.

 

 

[30]           Qui plus est, la résolution susdite a été adoptée sans respecter la procédure établie. M. Littlejohn a apporté à ce sujet les précisions suivantes en contre‑interrogatoire :

[traduction]

Q.        Pourquoi Gary Roberts n’était‑il pas présent au moment de l’adoption de la résolution?

R.        Il n’avait pas été convoqué.

Q.        Bien sûr. En fait, ce ne sont pas tous les membres qui avaient été informés de la tenue de cette [assemblée]?

R.        En effet.

Q.        Vous êtes d’accord?

R.        Oui.

Q.        Est‑ce qu’une assemblée a même été tenue?

R.        Oui.

Q.        Où a‑t‑elle été tenue?

R.        Je ne m’en souviens pas.

Q.        Où est le procès‑verbal de cette assemblée?

R.        On n’a pas établi de procès‑verbal.

Q.        Pas d’avis de convocation, pas de procès‑verbal?

R.        Non.

 

[31]           Les défendeurs Nelson affirment que l’assemblée du 1er novembre 2011 les a réintégrés dans leurs postes. La preuve établit, soutient de son côté le demandeur, qu’il n’y a pas eu ce jour‑là de véritable assemblée du conseil coutumier.

[32]           Le texte de la prétendue résolution du 1er novembre 2011 est annexé à l’affidavit de Lynda Roberts sous la cote L. Il n’y est pas fait mention d’un président, d’un vice‑président ni d’un secrétaire. On n’y précise pas non plus qui a proposé la motion ni qui l’a appuyée. Cette soi‑disant résolution n’a pas été adoptée à une assemblée du conseil coutumier et porte les signatures de personnes qui ne sont pas les représentants familiaux habilités à siéger à ce conseil.

[33]           Mme Patrick a donné en contre‑interrogatoire les réponses suivantes au sujet de la résolution du 1er novembre 2011 :

[traduction]

Q.        [...] Sur quoi fondez‑vous votre conclusion que c’était une assemblée régulièrement constituée?

R.        Les membres, je ne sais même pas, ils étaient – pour moi, ils étaient désignés par leurs familles respectives.

Q.        Comment savez‑vous cela?

R.        Eh bien, nous vivons dans une petite réserve.

Q.        Vous avez fait le tour des familles et demandé à chacune comment et quand elle avait désigné son représentant?

R.        Non.

Q.        Étiez‑vous présente à cette assemblée?

R.        Non.

 

 

[34]           M. Littlejohn a quant à lui déclaré ce qui suit :

[traduction]

Q.        Je n’ai pas vu de procès‑verbal de cette assemblée, et je crois comprendre que vous non plus?

R.        C’est exact.

Q.        Je n’ai pas vu d’avis de convocation à cette assemblée, et je crois comprendre que vous non plus?

R.        Exact.

Q.        Alors, je vous le demande, sur quoi vous basez‑vous pour me dire qu’il y avait un avis de convocation?

R.        Eh bien, c’est la raison pour laquelle je voudrais ravoir ces documents : je n’ai pas vu l’avis de convocation.

[…]

Q.        M. Littlejohn, vous seriez d’accord avec moi pour dire qu’il n’y a pas eu d’assemblée le 1er novembre 2011, n’est‑ce pas?

R.        Je ne peux pas vous répondre avec certitude.

Q.        Vous n’avez pas eu directement connaissance de la tenue d’une assemblée, n’est‑ce pas?

R.        Non.

 

 

[35]           Étant donné les circonstances exposées plus haut, soutient le demandeur, le texte annulant la destitution des défendeurs Nelson ne peut être considéré comme une résolution valide. Cette prétendue résolution est issue d’un groupe qui usurpait le titre de conseil coutumier et elle visait à contourner le processus légitime de gouvernance de la PNARR.

[36]           Le demandeur soutient que les défendeurs Nelson ont sans aucune justification fait preuve d’une méconnaissance complète des lois de la PNARR. C’est ainsi que Mme Patrick, en contre‑interrogatoire, s’est révélée être une conseillère non disposée à obéir aux lois adoptées par la PNARR. Il est absolument essentiel que soient respectées les décisions des corps exécutif et législatif de la PNARR; sinon, celle‑ci sera privée « de freins et de contrepoids » et la corruption sera inévitable. Le demandeur prie la Cour d’accueillir la présente demande de manière à donner effet aux décisions de destitution des défendeurs Nelson prononcées par le conseil coutumier.

Les défendeurs Henry

[37]           Les défendeurs Henry réaffirment que la structure de gouvernance de la PNARR ne confère pas au chef et au conseil de bande le pouvoir de dissoudre son instance dirigeante suprême, à savoir le conseil coutumier. Et même si la chose était possible, on a en l’occurrence enfreint l’alinéa 2(3)b) de la Loi sur les Indiens, puisque le conseiller Gary Roberts n’a pas été convoqué à la prétendue assemblée du conseil coutumier du 1er novembre 2011 et n’a pu participer à la réunion présentée comme telle, en admettant qu’elle ait eu lieu. Par conséquent, la résolution issue de cette réunion n’a pas été valablement adoptée. En outre, étant donné que la prétendue réintégration prononcée le 1er novembre 2011 l’a été dans une RCC, le document du 11 octobre de la même année ne peut avoir eu pour effet de dissoudre le conseil coutumier.

[38]           La Constitution énumère un certain nombre de conditions régissant la convocation d’assemblées du conseil coutumier, conditions qui, selon la preuve, n’ont pas été remplies en l’occurrence. Warren Greg Martin, dont la signature figure au bas de la résolution du 1er novembre 2011, fait les déclarations suivantes au sujet de ce document dans son affidavit :

                     Il n’a pas reçu d’avis de convocation à une assemblée : quelqu’un s’est simplement présenté à sa porte pour lui demander de signer un document.

                     Il n’y a pas eu d’assemblée du conseil coutumier le 1er novembre 2011.

                     Il n’avait pas la qualité de membre du conseil coutumier que lui attribue le document.

                     Il est vrai que sa signature apparaît au bas du texte de la résolution, mais il explique qu’un partisan de l’ex‑chef et des ex‑conseillers s’est présenté chez lui et, sous un prétexte fallacieux, a obtenu de lui qu’il signe un document portant déjà les signatures de certains des autres prétendus membres du conseil coutumier.

 

[39]           En outre, sept des seize personnes qui prétendaient être membres du conseil coutumier étaient des parents directs des défendeurs Nelson. Qui plus est, aucun des signataires du document n’a accepté de déclarer sous serment qu’ils faisaient vraiment partie du conseil coutumier ou qu’une assemblée avait effectivement été tenue le 1er novembre 2011.

[40]           Mme Patrick a nié avoir organisé ces agissements; elle a déclaré en contre‑interrogatoire qu’une personne non nommément désignée avait déposé le texte de la résolution devant sa porte et était partie sans explication. M. Littlejohn a admis ne pas savoir si une assemblée avait ou non eu lieu. Les autres ex‑conseillers ont maintenu leur opposition à la présente demande sans produire d’écritures au soutien de leurs prétentions.

[41]           Il faut conclure de ce qui précède, soutiennent les défendeurs Henry, que la résolution en date du 1er novembre 2011 n’est pas une décision du véritable conseil coutumier de la PNARR. Par conséquent, la décision par laquelle le véritable conseil coutumier a destitué les défendeurs Nelson et ordonné la tenue des élections partielles qui ont porté les défendeurs Henry à leurs fonctions ne peut qu’être encore en vigueur. Les défendeurs Henry sont d’accord avec la réparation que cherche à obtenir le demandeur.

Les dépens

[42]           Les défendeurs Henry soutiennent que les actes des défendeurs Nelson justifient qu’ils soient condamnés à leur verser des dépens considérables à eux‑mêmes et au demandeur.

[43]           Premièrement, c’est le refus des défendeurs Nelson d’obéir à leurs propres lois et de collaborer à l’audit pour le bien de la bande qui a entraîné leur destitution. Ils ont en outre continué à méconnaître les lois après leur destitution. En effet,

                     ils n’ont tenu aucun compte de la décision antérieure par laquelle le juge Phelan avait confirmé le pouvoir du conseil coutumier de destituer le chef et les conseillers de bande;

                     et ils ont essayé en un premier temps de dissoudre le conseil coutumier pour rester au pouvoir, puis, devant l’échec de cette tactique, ils ont fabriqué une fausse résolution dudit conseil.

 

[44]           Dans sa décision, le juge Phelan a reproché au chef (Terrance Nelson) et aux conseillers de l’époque d’essayer d’« éluder » le pouvoir de surveillance de la Cour fédérale. Les défendeurs Henry affirment que les défendeurs Nelson font ici la même chose, dans le mépris complet de la loi et des règles de gouvernance de la bande.

[45]           En contre‑interrogatoire, M. Littlejohn a insisté sur le fait que ce sont le chef et les conseillers de bande qui dirigent le conseil coutumier, et non l’inverse comme de son propre aveu le prévoient les règles de gouvernance. Il a affirmé tenir son pouvoir d’un certain document non produit qui porterait les signatures du chef et des conseillers, lequel, de son propre aveu encore, ne se trouvait pas dans le code de gouvernance de la bande.

[46]           Mme Patrick a admis en contre‑interrogatoire que, même si elle considérait la Loi électorale de la bande comme valablement mise en vigueur, et la Constitution de cette dernière comme valide et la liant, elle ne souscrivait pas à la disposition de ladite Loi électorale instituant le conseil coutumier en instance dirigeante suprême de la PNARR et avait tout bonnement décidé de ne pas obéir aux dispositions de la Constitution auxquelles elle s’opposait.

[47]           La résolution du 1er novembre 2011 que les défendeurs Nelson ont fabriquée dans le but d’essayer de rester au pouvoir a précipité la bande dans une crise, comme c’était leur intention. La bande s’est trouvée incapable de poursuivre ses activités, étant donné qu’AADNC et d’autres tiers innocents – banques, entrepreneurs, etc. – ne savaient plus qui était autorisé à la représenter. Cette crise a nécessité l’introduction à la fois de la présente instance et de la demande antérieure en injonction.

[48]           La primauté du droit est une valeur constitutionnelle fondamentale qu’il faut protéger. Le juge Richard Mosley formulait à ce sujet les observations suivantes aux paragraphes 37 et 38 de Cameron c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2012 CF 579 :

La demande T‑1401‑11 met en jeu un concept qui se situe au fondement même de notre système de gouvernement : le principe de la primauté du droit. Il est de jurisprudence constante que les conseils de bande sont aussi liés par ce principe; voir Laboucan c Nation crie de Little Red River no 447, 2010 CF 722, paragraphe 36; et Nation crie de Long Lake c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] ACF no 1020, paragraphe 31.

 

Le juge Douglas Campbell a récemment souligné l’importance du principe de la primauté du droit au paragraphe 3 de Les amis de la Commission canadienne du blé et al c Canada (Procureur général), 2011 CF 1432 :

 

[3] Un récent rappel quant à l’impératif constitutionnel fondamental que constitue la primauté du droit a été formulé par la juge en chef Fraser, aux paragraphes 159 et 160 de l’arrêt Reece c Edmonton (City), 2011 ABCA 238 :

 

            [traduction]

Voici le point de départ. Au cours des nombreux siècles d’évolution de la démocratie, les plus grandes avancées ont été l’implantation du constitutionnalisme et de la primauté du droit. La primauté du droit, ce n’est pas l’État qui se donne le droit d’adopter des lois qu’il impose à ses citoyens, mais pas à lui‑même, ou qui soustrait une autre entité gouvernementale à des lois qui lui sont applicables par ailleurs. La primauté du droit permet aux citoyens de s’adresser aux tribunaux pour faire appliquer les lois à l’encontre du pouvoir exécutif. Les tribunaux ont le pouvoir d’examiner les mesures prises par le pouvoir exécutif pour juger si ces mesures sont conformes à la loi et, s’ils l’estiment justifié, ils peuvent déclarer illégale la mesure prise par l’État. Ce droit, qui appartient à la population, ne constitue pas une menace à la gouvernance démocratique, mais en est plutôt l’affirmation même. Par conséquent, le pouvoir exécutif de l’État ne juge pas lui‑même la légalité de ses actes ou de ceux de ses délégués. Les cas dans l’histoire où le pouvoir exécutif a lui‑même établi, à ses propres fins, l’étendue de ses pouvoirs ont souvent entraîné des conséquences sanglantes.

 

Lorsqu’un État ne se conforme pas à la loi, il ne s’agit pas simplement d’une violation à une loi donnée : il s’agit d’un affront même à la primauté du droit […]

 

[49]           Les défendeurs Henry font valoir que les défendeurs Nelson ont fait fi de décisions antérieures de la Cour, de la primauté du droit et de leurs propres règles de gouvernance, sans se soucier de l’anarchie que causaient leurs actes, pourvu qu’ils restent au pouvoir. Une telle conduite mérite un blâme sévère.

[50]           Selon les défendeurs Henry, les actes des défendeurs Nelson devraient être considérés comme répréhensibles, scandaleux et outrageants, au sens que la Cour a donné à ces termes. Ainsi, au paragraphe 56 de Louis Vuitton Malletier S.A. c Lin, 2007 CF 1179, la Cour a écrit :

Le juge Harrington a défini comme suit la conduite « répréhensible », « scandaleuse » et « outrageante », dans Microsoft Corp. c. 9038‑3746 Québec Inc., 2007 CF 659, au paragraphe 16 (Microsoft Corp. 2) :

 

Constitue une conduite « répréhensible » celle qui mérite une réprimande, un blâme. Le mot « scandaleux » est dérivé de scandale, un terme pouvant désigner une personne, un objet, un événement ou une situation qui suscite la colère ou l’indignation publique. Le mot « outrageant » décrit notamment une conduite profondément choquante, inacceptable, immorale et injurieuse (voir le Oxford Canadian Dictionary).

 

 

[51]           Si l’on examine la conduite des défendeurs Nelson à la lumière des facteurs énumérés à l’article 400 des Règles des Cours fédérales, il se révèle justifié d’adjuger des dépens contre eux.

ANALYSE

Les défendeurs Nelson

[52]           Ni l’ex‑chef de la PNARR – Terrance Nelson – ni ses ex‑conseillers – Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry – n’ont déposé d’écritures en réponse à la présente demande. Michael Littlejohn et Evelyn Patrick ont produit des affidavits et ont été contre‑interrogés, mais ni Terrance Nelson ni Keith Henry n’ont déposé d’éléments de preuve. Aucun des défendeurs Nelson n’a produit des observations écrites.

[53]           Terrance Nelson et Evelyn Patrick se représentaient eux‑mêmes à l’audience devant la Cour, tenue à Winnipeg le 15 janvier 2013. Personne n’a comparu pour le compte de Michael Littlejohn ou de Keith Henry.

Les conclusions de la Cour

[54]           La Cour estime comme le demandeur et les défendeurs Henry que la preuve établit les faits suivants :

a.                   Le processus de gouvernance du conseil coutumier a été légitimement approuvé par les membres de la PNARR. Selon ce processus, le conseil coutumier est l’instance dirigeante suprême de la bande, investie des pleins pouvoirs de destitution du chef et des conseillers de la bande.

b.                  En application de ces pouvoirs, le conseil coutumier a légitimement destitué de sa charge l’ex‑chef Terrance Nelson le 20 septembre 2011.

c.                   En application des mêmes pouvoirs, le conseil coutumier a légitimement destitué de leurs charges, le 20 octobre 2011, les ex‑conseillers Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry.

d.                  La PNARR a ensuite tenu des élections partielles valides qui ont porté Kenneth Henry fils à la fonction de chef, ainsi que Cecil James, Dawn Roberts et Lawrence Henry au conseil, pour y siéger avec Gary Roberts.

e.                   Malgré leur destitution légitime, Terrance Nelson, Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry ont essayé de rester au pouvoir par divers moyens illégitimes.

f.                   En particulier, les défendeurs Nelson ont d’abord essayé de conserver leurs fonctions en prétendant, à l’encontre de la structure de gouvernance de la PNARR et de l’alinéa 2(3)b) de la Loi sur les Indiens, qu’ils avaient le pouvoir de dissoudre le conseil coutumier; devant l’échec de cette tactique, ils ont fabriqué et/ou invoqué une fausse résolution du conseil coutumier portant leur réintégration en tant que chef et conseillers.

g.                  En essayant de conserver ou de reprendre le pouvoir en violation des règles de gouvernance de la PNARR et des lois en vigueur, les défendeurs Nelson ont témoigné d’un mépris complet de la Constitution de la PNARR et de la primauté du droit. Aucun des éléments de preuve produits par eux ne convainc la Cour qu’ils ont cru à la légitimité des actes qu’ils ont accomplis dans le but de conserver le pouvoir, notamment en fabriquant et/ou invoquant la fausse résolution du conseil coutumier datée du 1er novembre 2011.

h.                  Les défendeurs Nelson n’avaient aucun motif raisonnable de croire à l’authenticité de la fausse résolution du conseil coutumier datée du 1er novembre 2011 : en fait, j’estime qu’ils la savaient inauthentique; et, même si d’autres ont agi de concert avec eux, c’est activement et de leur plein gré qu’ils ont participé à la fabrication d’un faux document, revendiqué le pouvoir sur la base celui‑ci, et usurpé les titres de chef et de conseillers.

i.                    Il s’ensuit que Kenneth Henry fils, Gary Roberts, Cecil James, Dawn Roberts et Lawrence Henry sont respectivement le chef et les conseillers en poste, légitimement élus, de la PNARR.

Les mesures de réparation recherchées

[55]           Je conclus qu’en vertu de la Constitution de la PNARR, le conseil coutumier était pleinement habilité à destituer les défendeurs Nelson de leurs charges respectives de chef et de conseillers de bande sous le régime de l’article 14 de la Loi électorale. Le juge Phelan a confirmé ce pouvoir au paragraphe 57 de la décision Première Nation Anishinabe de Roseau River, précitée. Les défendeurs Nelson n’ont produit aucun élément de preuve viable ni argument défendable à l’encontre de cette conclusion.

[56]           Je conclus également que la prétendue adoption de la résolution du conseil de bande en date du 11 octobre 2011, par laquelle les défendeurs Nelson ont essayé d’annuler la résolution du conseil coutumier portant leur destitution, était nulle ou sans effet, au motif qu’aucune disposition de la Constitution ni de la Loi électorale de la PNARR n’autorisait une telle mesure.

[57]           Je conclus en outre que la prétendue résolution du conseil coutumier datée du 1er novembre 2011 portant réintégration des défendeurs Nelson dans leurs fonctions et la soi‑disant assemblée où elle aurait été adoptée sont entièrement simulées et qu’elles sont nulles et dépourvues d’effet.

L’ordonnance de quo warranto

[58]           Le paragraphe 46 de la décision Réserve d’Akwesasne, précitée, subordonne la délivrance d’une ordonnance de quo warranto aux conditions suivantes :

1. Il doit s’agir d’une charge de nature publique.

2. Il faut que le titulaire ait déjà exercé la charge; il ne suffit pas qu’il ait simplement revendiqué le droit de le faire.

3. Il faut que la charge ait été instituée par la Couronne, en vertu d’une charte royale ou d’une loi du Parlement.

4. Le titulaire de la charge ne doit pas être un adjoint ou un préposé nommé à titre amovible.

5. Est irrecevable la demande de réparation d’un demandeur qui a acquiescé à l’usurpation de la charge ou qui a exercé le recours avec un retard indu.

6. Il faut que le demandeur ait un intérêt véritable à engager les procédures. De nos jours, n’importe qui aura probablement un intérêt suffisant à agir, pourvu qu’il n’agisse pas pour le compte d’intérêts privés.

 

[59]           Ces conditions sont toutes remplies dans la présente espèce :

 

1)                  Le chef et les conseillers de bande sont élus par les électeurs de la PNARR pour les représenter, et ces charges sont sans nul doute de nature publique.

 

2)                  Terrance Nelson, Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry ont déjà exercé leurs charges respectives.

 

3)                  La Constitution et la Loi électorale de la PNARR ont relayé la Loi sur les Indiens en 1991, de sorte qu’on peut considérer les charges en question comme créées par le Parlement (voir le paragraphe 76 de Réserve d’Akwesasne).

 

4)                  Ni le chef ni les conseillers de bande ne sont nommés à titre amovible.

 

5)                  Depuis qu’il a destitué les défendeurs Nelson à la fin de 2011, le demandeur a fait tout son possible pour assurer l’application de ses décisions (en ordonnant la tenue d’élections partielles qui ont porté les défendeurs Henry au pouvoir et en engageant des procédures judiciaires), et il n’y a eu ni acquiescement ni retard indu à agir.

 

6)                  Suivant le principe énoncé dans la décision Réserve d’Akwesasne, n’importe quel membre de la PNARR peut être considéré comme ayant un intérêt véritable à agir dans la présente espèce.

 

 

[60]           En outre, la Loi électorale ne prévoit pas d’autre recours pour le demandeur (voir le paragraphe 24 de la décision Orr c Première Nation de Peerless Trout, 2012 CF 590), et ce dernier ne dispose par ailleurs d’aucune voie d’appel claire (paragraphe 105 de Shotclose c Première Nation Stoney, 2011 CF 750). En conséquence, j’estime que les déclarations sollicitées par le demandeur sont justifiées en l’espèce.

Les dépens

[61]           Le demandeur et les défendeurs Henry prient la Cour de leur accorder leurs dépens sur une base avocat‑client.

[62]           L’article 400 des Règles confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer, et il énumère les facteurs dont elle peut tenir compte à cette fin. Il convient cependant de noter que le pouvoir discrétionnaire conféré par cet article n’est pas absolu.

[63]           En ce qui concerne les dépens avocat‑client, selon la jurisprudence de la Cour, on devrait n’y condamner que la ou les parties dont la conduite s’est révélée répréhensible, scandaleuse ou outrageante. Est dite répréhensible la conduite qui mérite une réprimande ou un blâme. Le terme « scandaleux » signifie propre à susciter la colère ou l’indignation publiques. Est qualifiée d’outrageante la conduite qui, notamment, s’avère profondément choquante, inacceptable, immorale et injurieuse. Voir la décision Louis Vuitton, précitée, au paragraphe 56. Des raisons d’intérêt public peuvent également fonder une telle ordonnance; voir Mackin c Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), 2002 CSC 13, au paragraphe 86.

[64]           Dans la présente espèce, voici en quoi a consisté la conduite des défendeurs Nelson qu’on qualifie de répréhensible, scandaleuse ou outrageante :

a.                   C’est l’inobservation de leurs propres lois par les défendeurs Nelson qui a entraîné leur destitution : l’ex‑chef Terrance Nelson avait refusé de communiquer au vérificateur judiciaire les documents financiers qu’il demandait, et l’ex‑conseiller Littlejohn avait omis de rendre de nombreuses boîtes de documents financiers appartenant à la PNARR qui étaient pertinents pour l’audit.

b.                  Les défendeurs Nelson avaient connaissance de la décision Roseau River, précitée, dans laquelle la Cour avait confirmé le pouvoir du conseil coutumier de destituer le chef et les conseillers, mais ils n’en ont pas tenu compte et ont continué à faire comme si ledit conseil coutumier ne disposait pas de ce pouvoir.

c.                   Ayant échoué à dissoudre le conseil coutumier de manière à priver d’effet sa décision de les destituer, les défendeurs Nelson ont fabriqué et/ou invoqué une fausse résolution du conseil coutumier afin de conserver ou de reprendre le pouvoir.

d.                  Les défendeurs Nelson ont tout simplement passé outre aux règles de gouvernance de la PNARR et à la primauté du droit sans motif valable, et ce, pour parvenir à leurs propres fins.

e.                   Les actes des défendeurs Nelson ont mis la bande en difficulté avec AADNC et d’autres tiers innocents tels que les banques et les entrepreneurs, qui ne savaient plus qui était autorisé à la représenter.

f.                   C’est cette crise qui a nécessité l’introduction de la présente demande et de la demande antérieure en injonction.

 

[65]           M. Terrance Nelson et Mme Evelyn Patrick ont essayé, dans leurs observations orales devant la Cour, de présenter leur conduite comme un exercice légitime de la démocratie. Ils avaient été élus par la PNARR, ont‑ils expliqué, et le conseil coutumier n’avait pas le pouvoir de les destituer. Selon eux, un référendum s’imposait sur les questions de gouvernance, et rien ne prouvait que le conseil coutumier était habilité à les destituer comme il l’avait fait.

[66]           Le problème que pose cette thèse est que la Cour a reconnu sans ambiguïté de tels pouvoirs au conseil coutumier et que les défendeurs Nelson le savent ou il était raisonnable de s’attendre à ce qu’ils le sachent. M. Nelson avait déjà comparu devant la Cour, et les observations orales qu’il a formulées dans la présente instance attestaient sa connaissance de la situation juridique : il refusait tout simplement d’en reconnaître la légitimité. Il était un demandeur dans l’affaire Roseau River, qui a été instruite par le juge Phelan. Or, selon le paragraphe 4 de cette décision, reproduit ci‑dessous, M. Nelson a convenu que la Constitution de la PNARR avait été dûment adoptée :

Depuis 1991, la bande est gouvernée conformément à la coutume de la bande, avec l’assentiment d’Affaires indiennes et du Nord Canada. Elle possède deux textes de loi établissant le régime de gouvernance : la Loi électorale de la Première Nation Anishinabe Bagiwaaniskiziibi et son règlement d’application (la Loi électorale), et la Constitution. La version de la Constitution qui a été soumise porte la mention [traduction] « projet », mais les parties conviennent que la Constitution a été dûment adoptée.

[67]           En contre‑interrogatoire sur son affidavit, Mme Patrick a déclaré qu’elle avait d’abord souscrit à la Constitution, mais qu’elle avait plus tard été en désaccord avec certaines de ses dispositions.

[68]           Il m’apparaît que la position de M. Nelson et de Mme Patrick sur la Constitution de la PNARR est purement opportuniste. Ils y souscrivent ou non selon leurs intérêts personnels.

[69]           La position des défendeurs Nelson est tout simplement qu’ils ont accompli les actes qu’on leur reproche parce qu’ils formaient un gouvernement élu. Ce n’est là qu’une façon déguisée de dire qu’ils refusent de reconnaître la Constitution de la PNARR dans son intégralité pour n’en retenir que les dispositions conformes à leur intérêt personnel, et qu’ils refusent d’admettre la force exécutoire des ordonnances par lesquelles la Cour a confirmé la validité de cette Constitution.

[70]           M. Nelson professe également des opinions contradictoires sur la légitimité du conseil coutumier. Il était disposé à invoquer la prétendue résolution de ce dernier du 1er novembre 2011, qui avisait AADNC que les membres précédents du conseil de bande étaient réintégrés dans leurs fonctions, mais il soutient maintenant que le conseil coutumier n’avait pas le pouvoir de le destituer.

[71]           Les défendeurs Nelson n’ont pas ouvertement contesté la légitimité des résolutions du conseil coutumier qui les avaient destitués ni les résultats des élections partielles qui les avaient remplacés, parce qu’ils connaissaient le droit applicable à ces questions. M. Nelson s’est déjà trouvé devant la Cour à propos de questions semblables. Dans la présente instance, il a admis être au courant du contenu de la décision rendue sur ce point par le juge Phelan. Il n’est tout simplement pas disposé à accepter ce que la Cour a statué. Son groupe et lui ont tout bonnement décidé de contourner leur propre Constitution afin de priver d’effet des décisions légitimes et de rester au pouvoir. Cette conduite est inexcusable.

[72]           La preuve produite devant moi donne à penser que les défendeurs Nelson ont délibérément écarté le principe de la primauté du droit afin de conserver et/ou de reprendre le pouvoir, et qu’ils ont délibérément provoqué un désordre qui a mis la PNARR en état de crise du fait de ses rapports avec des tiers et de sa dépendance à leur égard. Les défendeurs Nelson n’ont donné, à propos de cette violation du principe de la primauté du droit et du tort qu’elle a causé à la PNARR, aucune explication qui permettrait d’attribuer à leur conduite un quelconque motif légitime ou positif. Ils ont agi à des fins purement égoïstes, même si deux d’entre eux (M. Nelson et Mme Patrick) ont avancé l’argument que le conseil coutumier est dépourvu de légitimité et qu’ils sont les représentants démocratiquement élus de la bande. Il y a également une puissante raison d’intérêt public à décourager ce genre de conduite. La PNARR a été affligée de conflits de gouvernance dans le passé, et elle serait mal servie par des personnes disposées à passer outre à ses règles de gouvernance pour des motifs personnels. Une telle conduite est absolument irresponsable et met en danger la viabilité et le bien‑être de la PNARR. Cette dernière ne devrait pas avoir à engager des procédures judiciaires coûteuses pour assurer l’application de ses propres règles de gouvernance.

[73]           Malgré la mise en garde explicite formulée par le juge Phelan au paragraphe 60 de Roseau River, selon laquelle « [l]e chef et les conseillers ne peuvent pas tirer parti de leur comportement indésirable en vue de miner l’autorité du conseil coutumier », c’est précisément ce que les défendeurs Nelson ont essayé de faire.

[74]           La preuve dont je dispose donne aussi à penser qu’aucun des défendeurs Nelson n’a contesté sa destitution par des moyens légitimes, et qu’ils ont tout simplement pris la décision subversive de passer outre à la Constitution de la PNARR.

[75]           Le témoignage non contesté du conseiller Gary Roberts laisse supposer l’existence d’un projet délibéré d’agir à l’encontre des décisions légitimes du conseil coutumier :

[traduction]

 

16. Bref, mes trois collègues conseillers d’alors, soit Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry (tous trois défendeurs à la présente affaire), ont abandonné leurs charges pour protester contre la destitution de Terrance Nelson.

 

17. Le 12 octobre 2011, la Première Nation a tenu une élection partielle qui a porté au pouvoir son chef actuel, Kenneth Henry fils. Il est entré en fonction le lendemain, et il a alors commencé à diriger les affaires de la Première Nation en tant que son chef.

 

18. Mes collègues conseillers, cependant, ont continué à négliger leurs charges et ont refusé de participer à la gouvernance de la bande.

 

19. Après que mes collègues conseillers eurent passé outre à plusieurs avertissements par lesquels le conseil coutumier leur enjoignait de s’acquitter de leurs tâches dans la direction des affaires de la bande, le conseil coutumier les a aussi destitués le 20 octobre 2011.

 

20. Vers le 27 septembre 2011, soit une semaine après la destitution de l’ancien chef par le conseil coutumier, mes collègues conseillers d’alors avaient rendez‑vous avec deux des avocats de la bande au cabinet Booth Denehy, à Winnipeg, afin d’obtenir un avis juridique sur la destitution de l’ex‑chef, prononcée une semaine plus tôt, et sur le point de savoir s’il convenait de contester en justice cette décision du conseil coutumier, comme cela avait été fait sans succès en 2007.

 

21. Aucun des trois autres conseillers ne m’a informé de la date et de l’heure de ce rendez‑vous ni ne m’a invité à les y accompagner, mais j’en ai eu vent par ailleurs et m’y suis rendu quand même.

 

22. Au cours de cette consultation du 27 septembre 2011, l’un des conseillers, Evelyn Patrick, a dit ou a laissé entendre en ma présence que le conseil de la bande avait entre autres possibilités, afin d’annuler la destitution de Terrance Nelson de sa charge de chef par le conseil coutumier, de créer un autre conseil coutumier.

 

23. J’étais personnellement scandalisé à l’idée qu’un membre quelconque du conseil de la bande pût participer à une telle machination visant à priver d’effet une décision du véritable conseil coutumier. Cependant, comme la suite des événements l’a montré, c’est précisément ce qui semble être arrivé.

 

24. La possibilité de contester la décision du conseil coutumier devant la Cour fédérale a été examinée au cours de la réunion, mais elle n’a pas été retenue. Peu après, Keith Henry et Michael Littlejohn sont sortis du bureau; comme il n’y avait plus quorum du conseil de la bande, la réunion a pris fin et je suis parti. Le conseil de la bande n’a pris aucune décision à cette réunion. C’est la dernière fois que j’ai rencontré collectivement les ex‑conseillers.

 

 

[76]           La preuve produite devant la Cour établit que les défendeurs Nelson se sont rendus coupables d’une conduite répréhensible, scandaleuse et outrageante. Il y a également ici une puissante raison d’intérêt public à adjuger des dépens avocat‑client. Si la Constitution de la PNARR se trouve ainsi méconnue et violée par pur opportunisme, il n’y aura jamais de fin aux différends tels que le présent, ce qui va nécessairement à l’encontre de l’intérêt de la PNARR.


JUGEMENT

LA COUR :

 

1.                  déclare que le défendeur Terrance Nelson a cessé d’être chef de la Première Nation Anishinabe de Roseau River le 20 septembre 2011;

 

2.                  déclare que les défendeurs Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry ont cessé d’être conseillers de bande de la Première Nation Anishinabe de Roseau River le 20 octobre 2011;

 

3.                  rend une ordonnance de quo warranto portant que les défendeurs Terrance Nelson, Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry n’occupent pas, respectivement, les charges de chef et de conseillers de bande;

 

4.                  déclare que ce sont les défendeurs Kenneth Henry fils, Gary Roberts, Cecil James, Dawn Roberts et Lawrence Henry qui occupent, respectivement, les charges de chef et de conseillers de bande;

 

5.                  condamne solidairement les défendeurs Terrance Nelson, Michael Littlejohn, Evelyn Patrick et Keith Henry aux dépens, calculés sur une base avocat‑client, en faveur :

a.                   du demandeur;

b.                  de chacun des membres en poste du conseil de la bande, soit le chef Kenneth Henry fils, et les conseillers Gary Roberts, Cecil James, Dawn Roberts et Lawrence Henry.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑176‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  LE CONSEIL COUTUMIER DE LA PREMIÈRE NATION ANISHINABE DE ROSEAU RIVER, représenté par la membre LYNDA ROBERTS

 

                                                                        et

 

                                                                        TERRANCE NELSON, MICHAEL LITTLEJOHN, EVELYN PATRICK et KEITH HENRY, (respectivement chef et conseillers précédents de la PREMIÈRE NATION ANISHISABE DE ROSEAU RIVER);

 

                                                                        KENNETH HENRY FILS, GARY ROBERTS, CECIL JAMES, DAWN ROBERTS et LAWRENCE HENRY, agissant à titre personnel, ainsi qu’en leurs qualités respectives de chef et de conseillers en poste de la PREMIÈRE NATION ANISHINABE DE ROSEAU RIVER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 15 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 21 février 2013

 

 


COMPARUTIONS :

 

Lynda Troop

Allison E. M. Fenske

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Harley I. Schachter

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

Terrance Nelson

Evelyn Patrick

 

POUR LES DÉFENDEURS

(se représentant eux‑mêmes)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Thompson Dorfman Sweatman LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Duboff Edwards Haight & Schachter

Law Corporation

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

Terrance Nelson

Evelyn Patrick

 

POUR LES DÉFENDEURS

(se représentant eux‑mêmes)

 

 

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