Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20130215

Dossier : IMM‑1197‑12

Référence : 2013 CF 167

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 février 2013

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

MONTCAMENE DESIRE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

        MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse est citoyenne haïtienne. Elle a quitté Haïti en 1997 et a vécu de nombreuses années aux États‑Unis, aussi bien avant qu’après le rejet de sa demande d’asile dans ce pays. Elle est ensuite entrée au Canada en 2009 et y a formé une demande d’asile à son arrivée. Elle déclare craindre, en tant que femme célibataire, d’être violée si elle devait rentrer en Haïti, du fait de la fréquence de la violence sexuelle exercée contre les femmes dans ce pays.

 

[2]               Par décision en date du 12 janvier 2012, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a rejeté la demande d’asile de la demanderesse, ayant conclu qu’elle n’avait qualité ni de réfugié au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi], ni de personne à protéger au sens de son article 97. La présente demande de contrôle judiciaire vise à obtenir l’annulation de cette décision de la Commission.

 

[3]               La demanderesse invoque trois erreurs distinctes de la part de la Commission. Premièrement, soutient‑elle, la Commission s’est trompée en concluant qu’elle ne correspond pas au profil des personnes exposées au viol. Elle fait valoir qu’au moins une partie de la preuve documentaire établit que toutes les femmes risquent le viol en Haïti et que la Commission a erronément limité son analyse à une étude des documents les plus récents sur ce pays, dont certains donnent à penser que sont surtout exposées à ce risque les femmes jeunes et vivant dans une tente ou un camp de réfugiés. Deuxièmement, la demanderesse avance que la Commission a fait une erreur en omettant de citer et d’appliquer le document intitulé Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration [les Directives no 4]. Enfin, affirme‑t‑elle, la Commission a rendu une décision abusive en concluant d’une part qu’elle pourrait être exposée à un risque anormalement élevé d’enlèvement et d’agression, mais en négligeant d’autre part de tenir compte du fait que, selon la documentation relative à Haïti, les femmes enlevées sont souvent violées. À ce propos, le plus récent des rapports du Département d’État américain sur les droits de la personne qui ont été produits devant la SPR porte que [TRADUCTION] « les kidnappeurs violaient souvent leurs victimes de sexe féminin », et un article de journal également produit devant la SPR rapporte dans le même sens que [TRADUCTION] « près de la moitié des femmes enlevées avaient été violées ».

 

[4]               Le défendeur fait quant à lui valoir qu’il y avait devant la Commission des éléments de preuve étayant sa conclusion que la demanderesse ne correspondait pas au profil des personnes exposées au viol; en effet, cette dernière est une femme entre deux âges, elle jouit d’une certaine aisance, elle a une famille et elle pourrait habiter chez celle‑ci à Fonds‑Parisien, de sorte qu’elle ne serait pas obligée de vivre dans une tente ou un camp de réfugiés. La conclusion de la SPR sur ce point est par conséquent raisonnable, explique le défendeur. Pour ce qui est du deuxième argument de la demanderesse, poursuit‑il, contrairement aux dires de cette dernière, la Commission a tenu compte des exigences des Directives no 4 et elle a bel et bien pris acte que le viol relève de la persécution fondée sur le sexe sous le régime de l’article 96 de la LIPR, mais elle a simplement conclu que la demanderesse n’avait pas établi l’existence d’un fondement objectif à sa crainte de viol, au motif qu’elle ne correspondait au profil des personnes pour qui le viol est plus qu’une simple possibilité en Haïti. Le défendeur soutient à ce propos que la Commission n’est pas tenue de citer explicitement les Directives no 4 dans ses décisions, tant qu’elle en applique les principes. Enfin, soutient le défendeur, la conclusion que la demanderesse est exposée aux risques d’enlèvement et d’agression n’entre pas en contradiction avec la conclusion qu’elle ne correspond pas au profil des femmes risquant d’être violées. Il invoque la décision Soimin c Canada, 2009 CF 218, au soutien de l’argument qu’une femme qui craint d’être enlevée en Haïti n’a pas droit à ce titre à la qualité de réfugiée au sens de la Convention, étant donné que le risque d’enlèvement ressortit à la criminalité endémique dans ce pays.

 

[5]               Les deux premiers moyens mis de l’avant par la demanderesse ne justifient pas l’intervention de notre Cour, mais je suis d’accord avec elle pour dire que les conclusions de la Commission touchant le risque d’enlèvement et la définition de ce risque comme relevant de la simple criminalité constituent une erreur donnant lieu à révision.

 

[6]               À ce sujet, la Commission prend d’abord acte dans sa décision que le viol constitue un fait de persécution fondée sur le sexe, au sens de l’article 96 de la LIPR. Elle s’aligne ainsi sur plusieurs décisions de notre Cour, notamment trois d’assez fraîche date qui concernent Haïti : Josile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 39, paragraphe 33 [Josile]; Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559, paragraphes 23 et 26 [Dezameau]; et Frejuste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 586, paragraphes 37 à 37. La définition du viol comme crime fondé sur le sexe est de même rendue obligatoire par l’arrêt de la Cour suprême du Canada R c Osolin, [1993] 4 RCS 595, [1993] ACS no 135, où le juge Cory formulait les observations suivantes au nom de la majorité :

Il ne faut pas oublier que l’agression sexuelle est une infraction très différente des autres types de voies de fait. Il est vrai que, comme toutes les autres formes de voies de fait, elle est un acte de violence. Elle est toutefois plus qu’un simple acte de violence. Dans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime. C’est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes.

 

[7]               Après avoir posé que le probabilité d’être violée constitue un fait de persécution sous le régime de l’article 96 de la LIPR et avoir conclu que la demanderesse ne court pas ce risque, la SPR déclare que celle‑ci « pourrait être exposée à un risque accru en raison des possibilités d’agression et d’enlèvement qui existent ». Elle ajoute cependant que « selon la jurisprudence, ce risque ne constitue pas un risque auquel une personne serait personnellement exposée », de sorte que le danger d’enlèvement échappe au champ d’application de l’article 97 de la LIPR en raison de son caractère général.

 

[8]               La SPR a toutefois omis d’examiner le point de savoir si le risque d’enlèvement pourrait constituer un fait de persécution fondée sur le sexe sous le régime de l’article 96 de la Loi. Elle avait l’obligation d’effectuer cette analyse étant donné les faits de l’espèce, au motif qu’elle disposait d’éléments – dont des documents annexés aux observations de la demanderesse – tendant à établir que les femmes enlevées en Haïti courent un risque anormalement élevé de viol. À mon sens, la Commission était obligée d’examiner ces éléments de preuve et de les apprécier conjointement avec les autres éléments relatifs au risque de viol. Toutefois, il ne s’ensuit pas nécessairement que la demande d’asile de la demanderesse doive être accueillie : je veux seulement dire que la Commission doit l’étudier dans les règles. Étant donné la preuve produite devant la SPR, sa conclusion que la demanderesse n’est pas exposée au risque de viol et celle voulant qu’elle courre le risque d’être enlevée ne peuvent coexister, de sorte que la décision qu’elle a rendue sans s’expliquer plus avant sur cette contradiction revêt un caractère abusif. C’est la preuve relative au lien entre le viol et l’enlèvement qui distingue la présente espèce de Soimin, où, contrairement à ce qui est ici le cas, on ne semble pas avoir produit d’éléments touchant la probabilité de viol pour les victimes d’enlèvement.

 

[9]               Pour ces motifs, la décision de la Commission doit être annulée, et l’affaire renvoyée devant elle pour nouvel examen. La présente espèce ne soulève aucune question susceptible d’être certifiée, puisque ma décision repose entièrement sur le raisonnement suivi par la Commission dans la décision contrôlée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la SPR est annulée.

3.                  La demande d’asile de la demanderesse est renvoyée devant la SPR pour nouvel examen par un tribunal de la Commission différemment constitué.

4.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

5.                  Il n’est pas adjugé de dépens.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑1197‑12

 

INTITULÉ :                                                  MONTCAMENE DESIRE c
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 2 octobre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 15 février 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Russell Kaplan

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Max Binnie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kaplan Immigration Law Office

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.