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Date : 20130422

Dossier : IMM-2983-12

Référence : 2013 CF 405

Toronto (Ontario), le 22 avril 2013

En présence de madame la juge Heneghan

 

 

ENTRE :

 

ALFONSO RUSSO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

 

[1]        M. Alfonso Russo (« le demandeur ») sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par S. Behrue (« l’agent ») de l’Agence des services frontaliers du Canada (« l’ASFC »). Dans cette décision du 29 mars 2012, l’agent a rejeté la demande de report de renvoi du Canada du demandeur qui était fixée au 30 mars 2012. Vu la requête, il a été sursis à l’exécution de la mesure de renvoi aux termes d’une ordonnance rendue par le juge Shore le 29 mars 2012.

CONTEXTE

 

[2]        Le demandeur est arrivé au Canada avec sa famille en 1967 à titre de résident permanent. Il avait alors dix ans. Il réside au Canada depuis cette date. Le demandeur a des antécédents de problèmes de santé mentale. En décembre 2011, on a déclaré qu’il souffrait de troubles bipolaires type II, et on lui a prescrit des antidépresseurs ainsi que des antipsychotiques en vue faire face à cette maladie.

 

[3]        En juillet 2007, le demandeur a été reconnu coupable d’agression armée. Il semble que l’accusation ait fait suite à un incident qui a eu lieu dans un magasin; le demandeur aurait pointé une fourchette de fondue au commis de magasin. Il semble que ce comportement ait rapport avec sa santé mentale. Le juge Shore a fait référence à cet évènement dans son ordonnance qui a accordé un sursis à la mesure de renvoi.

 

[4]        En décembre 2007, le demandeur ne s’est pas présenté à une entrevue. Le 25 juillet 2008, le demandeur a été déclaré interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés L.C. 2001, chap. 27 (la  « Loi ») et a été frappé d’une mesure d’expulsion.

 

[5]        Un mandat d’arrestation pour renvoi a été délivré le 19 mai 2009. En juin 2009, la Section de la protection des réfugiés, Section d’appel de l’immigration (la « SAI »), a nommé un représentant désigné en vertu du paragraphe 167(2) de la Loi en vue d’aider le demandeur relativement à l’affaire dont elle est saisie. En août 2009, la SAI a conclu au sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion pour une période de deux ans. Une des conditions du sursis était que le demandeur soit supervisé par les représentants du Programme de cautionnement de Toronto. Le demandeur ne s’est pas présenté à des entrevues que devait entendre la SAI en janvier 2010 et en avril 2010.

[6]        Dans une lettre du 21 avril 2010, les responsables du Programme ont expliqué qu’ils cessaient de superviser le demandeur du fait que celui-ci avait arrêté de prendre ses médicaments et qu’il coopérait de moins en moins. Le 22 septembre 2010, l’ASFC a demandé un examen des conditions relatives au sursis à la mesure d’expulsion.

 

[7]        Le demandeur n’a pas comparu devant la SAI dont l’audience était fixée au 24 octobre 2011. Cette même date, la SAI a révoqué le sursis à la mesure de renvoi et a rejeté l’appel du demandeur. Le 17 novembre 2011, il a été arrêté et placé en détention. Il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi le 9 janvier 2012. Une décision défavorable à cet égard a été rendue le 13 février 2012.

           

[8]        Le demandeur a présenté une demande de report de renvoi le 26 mars 2012 qui a été rejetée le 29 mars 2012.

 

[9]        En refusant de reporter le renvoi du demandeur, l’agent a indiqué que le demandeur avait présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire seulement quatre jours avant son renvoi. Il a conclu que compte tenu du délai de traitement de telles demandes, aucune décision n’était imminente. Il a également déclaré que certaines actions du demandeur semblent démontrer une insouciante totale, délibérée et calculée envers les formalités de l’immigration.

 

[10]      L’agent a examiné la santé mentale du demandeur. Il était saisi d’une lettre d’un médecin généraliste. L’agent lui a accordé peu d’importance aux motifs qu’elle n’était pas datée, et qu’ainsi, rien n’indiquait si elle traduisait l’état de santé actuel du demandeur. Je signale toutefois que cette lettre est en fait datée, et que la date est le 26 mars 2012.

 

[11]      L’agent a également indiqué que l’agent de renvoi s’était informé auprès d’un adjoint à l’intégrité des mouvements migratoires (« AIMM ») à Rome qui avait déclaré que si le demandeur souffrait de problèmes de santé et qu’il n’avait pas de famille ou encore de soutien en Italie, il serait admis à l’hôpital le plus proche, et ensuite transféré dans un établissement de soins de longue durée. L’ASFC a fourni au demandeur des renseignements sur un refuge qui se situait près de l’aéroport à Rome et a pris des mesures prévoyant une escorte vers l’Italie et des médicaments pour une semaine.

 

OBSERVATIONS

 

[12]      Le demandeur soutient que l’agent s’était fondé à tort sur des éléments de preuve extrinsèques qui ne lui avaient pas été divulgués, donnant ainsi lieu à un manquement à l’équité procédurale. Il s’agissait du point de vue de l’AIMM à Rome, d’une lettre de M. Sharp auprès du Programme de cautionnement de Toronto indiquant que le demandeur ne respecte pas ses conditions liées à la mise en liberté sous caution et que l’un de ses frères au Canada voulait qu’il  soit retourné en Italie, d’une note non divulguée dans le Dossier certifié du tribunal (« DCT ») selon laquelle on donnerait au demandeur pour se rendre en Italie des médicaments contre l’asthme et non ceux en vue de traiter ses troubles psychiatriques, et finalement, des renseignements provenant du consulat en Italie selon lesquels il y a un manque d’installations disponibles en Italie qui pourraient dispenser des soins au demandeur.

 

[13]      Le demandeur soutient que le DCT est incomplet parce que même si l’agent renvoie à la correspondance du 16 mars 2012 (avec AIMM à Rome), le DCT ne comprend aucune correspondance datée de ce jour ou encore la citation directe sur laquelle s’est fondé l’agent. L’agent s’est appuyé sur cette correspondance pour établir que l’on pourrait dispenser des soins médicaux au demandeur.

 

[14]      Le demandeur soutient que le défaut d’éléments de preuve substantiels au DCT constitue un motif suffisant pour annuler une décision, en application de Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2006), 54 Imm. L.R. (3d) 189. Il soutient que les renseignements manquants sont importants puisque d’autres documents figurant au DCT vont à l’encontre de la conclusion de l’agent pour ce qui est de la disponibilité des soins. L’agent a conclu que le demandeur « serait » placé dans un établissement de soins de longue durée, tandis que dans la correspondance avec l’AIMM, il est indiqué qu’il « peut » être placé dans un tel établissement.

 

[15]      Le demandeur soutient par ailleurs que l’agent n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents, soit ceux sur sa santé mentale. Il soutient également que l’agent avait tiré des conclusions déraisonnables à la lumière des éléments de preuve, particulièrement en concluant d’une part, que la SAI avait tenu compte de facteurs d’ordre humanitaire, et d’autre part que le demandeur était au fait de la nature des procédures d’immigration.

 

[16]      Finalement, le demandeur a également allégué que les motifs de l’agent sont insuffisants et ne satisfont pas à la norme de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, comme il est indiqué dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick [2008] 1 R.C.S. 190 au par. 47 et dans Okbai c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (2012), 405 F.T.R. 315 aux par. 23 et 24.

 

[17]      Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (l’« intimé ») soutient que l’agent n’avait pas manqué à l’équité procédurale et que la décision de refuser le report de renvoi est raisonnable en ce qui a trait au pouvoir discrétionnaire limité conféré par l’article 48 de la Loi. Même si l’agent peut tenir compte de circonstances personnelles impérieuses ou spéciales, il ne peut prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire pour décider du report du renvoi ou si une demande d’ordre humanitaire en instance constitue un obstacle au renvoi.

 

COMMENTAIRES ET DÉCISION

 

[18]      La première question a examiné est celle de la norme de contrôle applicable. Pour les questions concernant l’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte; voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa [2009] 1 R.C.S. 339 au par. 43. Pour une décision concluant au refus du report de renvoi, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable; voir Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) [2010] 2 R.C.F. 311 (C.A.F.) au par. 25.

 

[19]      Le demandeur soulève deux questions d’équité procédurale : le fait que l’agent se soit fondé sur des éléments de preuve extrinsèques sans lui avoir donné la possibilité de répondre, et l’omission de faits importants dans le RCT.

 

[20]      En règle générale, les éléments de preuve qui sont accessibles au public ne sont pas considérés comme des éléments de preuve « extrinsèques ». À cet égard, je renvoie à Jiminez c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1078 au par. 19 et à Level c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (2008), 324 F.T.R. 71. Toutefois, les éléments de preuve extrinsèques en question ne sont pas en général accessibles au public. Certains des documents sur lesquels s’est fondé l’agent portaient uniquement sur le demandeur, par exemple la lettre écrite du Programme de cautionnement de Toronto et la correspondance avec l’AIMM en Italie. Selon moi, le défaut de divulguer ces éléments de preuve extrinsèques constituait un manquement à l’équité procédurale.

 

[21]      L’absence de documents dans le DCT pose également problème. Je souscris à l’opinion du demandeur selon laquelle les renseignements manquants sont importants et très pertinents. L’agent a conclu sans équivoque que l’on pourrait  dispenser des soins de santé adéquats au demandeur en Italie, pourtant le document sur lequel il semble se fonder ne figure pas au dossier. Le demandeur souffre de troubles mentaux graves. Il ne suffit pas que l’agent fasse une déclaration sur la disponibilité des services de santé en cas de troubles mentaux graves, sans présenter les éléments de preuve sur lesquels il se fonde, et le dossier ne contient aucun renseignement à ce sujet. Il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle selon la norme énoncée dans Li, supra, par. 15.

 

[22]      Selon moi, l’agent a omis de tenir compte des circonstances personnelles du demandeur et du facteur déterminant de sa maladie, qui ont donné lieu à une accusation criminelle à son encontre ainsi qu’à la perte du sursis à la mesure d’expulsion par la SAI. Le seul recours dont dispose désormais le demandeur pour demeurer au Canada est sa demande en suspens d’ordre humanitaire qui repose sur ses circonstances personnelles, notamment la durée de la période passée au Canada.

 

[23]      On a fourni à l’agent une copie de la demande d’ordre humanitaire du demandeur, dans le cadre de la documentation soumise à l’appui de la demande de report. Dans sa décision relative à la demande de report, l’agent a indiqué que les observations d’ordre humanitaire formulées par les avocats suivent de très près celles examinées par la SAI. L’agent a expressément fait remarquer que la SAI avait tenu compte des troubles mentaux du demandeur. L’agent a indiqué que cela semblait être le facteur d’ordre humanitaire déterminant.

 

[24]      L’agent a omis de tenir compte des éléments de preuve qui lui ont été présentés. Il disposait d’une lettre du médecin du demandeur datée du 26 mars 2012. Il l’a rejetée d’emblée déclarant : [TRADUCTION] «  Je constate que cette lettre n’est pas datée et donc, je ne suis pas en mesure de déterminer si elle traduit l’état de santé actuel de M. Russo. »

 

[25]      La lettre est datée du 26 mars 2012 dans laquelle on indique que le demandeur souffre de trouble dépressif majeur accompagné de caractéristiques psychotiques et qu’il ne possède pas les capacités d’adaptation pour vivre dans un pays qu’il n’a pas visité depuis plusieurs décennies. La demande de report est également datée du 26 mars 2012. Il est difficile d’imaginer ce que l’agent voulait de plus relativement au respect des délais.

 

[26]      Selon moi, l’agent a commis une erreur en supposant que les observations d’ordre humanitaire du demandeur avaient été examinées par la SAI. Ces observations n’ont pas été présentées à la SAI qui, la dernière fois qu’elle a été saisie du dossier du demandeur, devait trancher la question de l’annulation du sursis à la mesure d’expulsion. Le sursis a été accordé par le SAI en août 2009. Les conclusions de l’agent portant sur les considérations d’ordre humanitaire qui sont pertinentes pour le demandeur n’étaient pas raisonnables.

 

[27]      Il n’est pas nécessaire que je répondre entièrement à l’argument soulevé par le demandeur, soit celui portant sur le caractère suffisant des motifs de l’agent. À la lumière des observations dont j’ai déjà fait mention, j’ai conclu que la décision de l’agent ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable comme énoncée dans Dunsmuir, supra.

[28]      Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il se prononce à ce sujet. L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

 

 

 

JUGEMENT

 

            La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée devant un autre agent pour qu’il se prononce à ce sujet. L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2983-12

 

INTITULÉ :                                      ALFONSO RUSSO c. MSPPC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 15 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :    La juge HENEGHAN J.

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 22 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Erin Bobkin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alyssa Manning

POUR LE DEMANDEUR

 

Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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