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Date : 20131007


Dossier : IMM-11310-12

 

Référence : 2013 CF 969

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2013

En  présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

P.K.

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

(Motifs confidentiels du jugement et jugement rendus le 20 septembre 2013)

 

[1]               Dans une décision datée du 12 octobre 2012, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d’asile du demandeur présentée en application de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision en vertu de l’article 72 de la Loi.

 

[2]               Le demandeur, PK, est un citoyen du Sri Lanka d’origine ethnique tamoule. Il est arrivé au Canada le 17 octobre 2009 en compagnie de 76 autres passagers et membres d’équipage à bord du navire Ocean Lady. Il allègue que s’il est renvoyé au Sri Lanka, il sera exposé au risque de persécution en raison de ses liens perçus avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). PK croit que son identité a probablement été révélée aux autorités sri lankaises, et que, compte tenu de la publicité entourant le fait que l’Ocean Lady est un navire associé aux TLET et de son profil de risque unique, il sera exposé à un risque grave de persécution à son retour au Sri Lanka. Il affirme qu’il se fera arrêter, mettre en détention et torturer à son retour.

 

[3]               Le demandeur allègue que la Commission a analysé certains facteurs de risque, mais pas tous, et qu’elle a omis d’analyser la nature ou l’effet cumulatif des facteurs de risque.

 

Contexte

[4]               Le demandeur est originaire de [expurgé] dans le nord du Sri Lanka. En 1995, sa famille et lui ont été déplacés à [expurgé]. Les TLET l’ont abordé à plusieurs reprises à [expurgé] et il s’est enfui en Inde afin d’éviter d’être recruté de force. Il est retourné dans la région du [expurgé] en 2003, un an après le cessez‑le‑feu entre les TLET et les forces sri‑lankaises. Il a été arrêté et détenu pendant une nuit par l’armée sri‑lankaise tandis qu’il était à [expurgé], l’armée ne croyant pas qu’il était originaire de la région. Des fonctionnaires du gouvernement sri‑lankais lui ont intimé de quitter la région et ont menacé de le tuer s’il y revenait.

 

[5]               Le demandeur est ensuite allé à [expurgé], où il a été menacé par des groupes paramilitaires. En janvier 2006, il s’est rendu à Colombo pour obtenir un passeport en vue de quitter le pays. Quatre hommes armés l’ont enlevé, interrogé, battu et accusé d’être un membre des TLET. Il a été relâché après trois jours et après qu’un ami a versé 30 000 roupies à ses ravisseurs.

 

[6]               Il a ensuite pris des dispositions par l’intermédiaire d’un agent pour quitter le Sri Lanka. Il s’est rendu en Thaïlande, à Singapour, en Malaisie, en Indonésie, et enfin, au Timor‑Lest, où il est demeuré deux ans, incapable de quitter le pays en raison de la guerre civile. En 2008, avec l’aide d’un agent, il a obtenu un passeport et il s’est rendu en Malaisie où il a pris des dispositions pour se rendre au Canada à bord de l’Ocean Lady.

 

[7]               Au moment où le demandeur a embarqué sur l’Ocean Lady, celui‑ci ne transportait qu’environ 12 membres d’équipage et passagers. Le demandeur travaillait dans la cuisine comme auxiliaire, ce qui lui a permis d’être en contact avec les membres d’équipage et de pouvoir fournir le nom de certains membres d’équipage et passagers, de préciser leur rôle et de fournir d’autres renseignements en réponse aux interrogations des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

 

La décision de la Commission

Crédibilité

[8]               La Commission a relevé certaines incohérences entre les réponses que le demandeur a données aux agents de l’ASFC, son formulaire de renseignements personnels (FRP) et le témoignage qu’il a livré de vive voix à l’instruction de sa demande d’asile. La Commission a aussi exprimé certaines réserves au sujet des voyages du demandeur en provenance du Sri Lanka et des deux années qu’il a passées au Timor‑Leste avant de prendre le départ à bord de l’Ocean Lady.

 

[9]               Si la Commission a mentionné ces réserves, elle n’a pas tiré de conclusions précises sur la crédibilité, et il est évident que la crédibilité n’était pas un facteur dans la décision de la Commission. Selon la principale conclusion de la Commission, qui était aussi le fondement de sa décision, le demandeur ne craignait pas avec raison d’être persécuté et ne serait pas exposé à un risque élevé de persécution s’il retournait au Sri Lanka.

 

Article 96 et paragraphe 97(1)

[10]           Dans les observations qu’il a soumises à la Commission, le demandeur a allégué qu’il avait un profil de risque unique qui l’exposait à un risque plus élevé que les autres, soit celui d’un Tamoul originaire du Nord, débouté de sa demande d’asile, revenant d’un centre soupçonné de recueillir des fonds pour les TLET (le Canada) muni de titres de voyage temporaires, possiblement soupçonné d’entretenir des liens avec les TLET ou de posséder des renseignements au sujet des TLET en raison de son rôle sur l’Ocean Lady, et présentant possiblement un intérêt pour les autorités sri‑lankaises en raison des renseignements qu’il avait transmis aux autorités canadiennes.

 

[11]           La Commission a examiné les expériences qu’a vécues le demandeur avant de fuir le Sri Lanka et a constaté qu’en dépit d’avoir passé une nuit en détention en 2003, le demandeur n’était pas perçu par le gouvernement sri‑lankais comme ayant quelque lien que ce soit avec les TLET. La Commission a conclu que ses rencontres avec les autorités sri‑lankaises en [expurgé] en 2003 n’étaient pas inhabituelles étant donné qu’il était considéré comme un étranger. La Commission a également conclu que les menaces proférées contre lui à [expurgé] n’étaient pas surprenantes non plus et qu’il n’avait subi aucun préjudice. Son enlèvement était considéré davantage comme un acte d’extorsion.

 

[12]           La Commission a reconnu que le profil du demandeur avait changé lorsqu’il était arrivé au Canada à bord de l’Ocean Lady, et même s’il serait probablement perçu comme un demandeur d’asile débouté à son retour au Sri Lanka, la preuve ne permettait pas d’établir le fait qu’il serait identifié comme un passager de l’Ocean Lady. La Commission a reconnu qu’il ferait probablement l’objet d’une surveillance accrue à son arrivée en tant que demandeur d’asile débouté, mais qu’il ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou de torture étant donné qu’il n’avait pas le profil recherché, qu’il n’était pas associé aux TLET, que son casier judiciaire était vierge et qu’il avait quitté le pays légalement, muni d’un passeport authentique et valide.

 

[13]           La Commission a constaté que des sources indépendantes laissaient entendre que la situation de nombreux Tamouls s’était améliorée au Sri Lanka, à l’exception de ceux soupçonnés d’être membres des TLET ou d’avoir des liens avec eux.

 

[14]           La Commission a reconnu que les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET risquaient de se faire arrêter et mettre en détention à leur retour, et que certaines avaient été torturées. La Commission a examiné des rapports selon lesquels le gouvernement sri‑lankais pouvait garder des personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET en détention au‑delà de la période maximale de deux ans et pouvaient soutirer des confessions des détenus par des incitations, des menaces ou des promesses. La Commission a aussi examiné les documents sur la situation dans le pays indiquant que le gouvernement sri‑lankais s’intéressait à l’Ocean Lady parce qu’il croyait que certains de ses passagers avaient des liens avec les TLET. Certains documents laissent penser que le tiers des 76 passagers avaient des liens avec les TLET. La Commission a encore une fois constaté que la preuve ne permettait pas de conclure que le demandeur serait identifié comme un passager de l’Ocean Lady et que son profil ne suggérait pas qu’il ait eu des liens avec les TLET.

 

[15]           En ce qui concerne la demande d’asile sur place du demandeur, la Commission a conclu que rien ne prouvait que les autorités sri‑lankaises puissent connaître l’identité du demandeur d’asile du fait qu’il était arrivé au Canada à bord de l’Ocean Lady. La Commission a analysé des articles de presse et d’autres documents sur la situation dans le pays et a conclu que le gouvernement sri‑lankais ne connaît pas l’identité de tous les passagers qui ont voyagé à bord de l’Ocean Lady. La Commission a reconnu que les autorités sri‑lankaises sont au courant de l’arrivée de l’Ocean Lady et des demandes d’asile que ses passagers ont présentées par la suite, mais rien ne prouve qu’elles connaissent l’identité du demandeur d’asile.  

 

[16]           La Commission a aussi examiné la possibilité que les autorités sri‑lankaises puissent connaître l’identité du demandeur en tant que passager de l’Ocean Lady. La Commission a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, il ne serait pas perçu comme un membre ou un sympathisant des TLET simplement pour cette seule raison étant donné qu’il avait été mis en liberté par des représentants du Canada après une enquête approfondie, qu’il est bien connu que tous les passagers à bord de l’Ocean Lady n’entretenaient pas des liens avec les TLET, et il n’avait jamais eu de liens avec les TLET au Sri Lanka avant de quitter le pays. La Commission a donc conclu qu’il n’avait pas établi de demande d’asile sur place.

 

Questions en litige

[17]           Le demandeur allègue que la Commission a commis une erreur en tirant des conclusions voilées et déraisonnables quant à la crédibilité, en omettant de tenir compte de l’effet cumulatif des facteurs de risque du demandeur et en ne prenant pas en considération des éléments de preuve pertinents au sujet du risque de torture auquel le demandeur serait exposé s’il était renvoyé, peu importe si le demandeur était soupçonné d’entretenir des liens avec les TLET.

 

Norme de contrôle

[18]           La norme de contrôle applicable à l’évaluation de la Commission et aux conclusions qu’elle a tirées sur la question des risques et sur la demande sur place est celle de la décision raisonnable. Les conclusions quant à la crédibilité sont également susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[19]           Le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire où la norme de la décision raisonnable s’applique est de décider si la décision que la Commission a rendue « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47). Bien qu’il puisse y avoir plus d’une issue raisonnable, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59). La Cour ne doit pas apprécier de nouveau la preuve ou substituer la décision, quelle qu’elle soit, qu’elle aurait rendue.

 

La Commission a‑t‑elle tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité?

[20]           Même si la Commission a relevé des incohérences dans les éléments de preuve du demandeur, elle n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité. La conclusion déterminante de la Commission était que la crainte du demandeur était infondée et que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution advenant un retour au Sri Lanka.

 

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte de l’ensemble du profil de risque du demandeur?

 

La Commission a‑t‑elle ignoré des éléments de preuve pertinents sur les risques de torture auxquels sont exposés les demandeurs d’asile déboutés?

 

[21]           Ces deux questions sont liées et elles devraient être examinées conjointement.

 

[22]           Le demandeur allègue que la Commission n’a examiné qu’un certain nombre des facteurs de risque qu’il a invoqués et qu’elle l’a fait individuellement au lieu de tenir compte de l’effet cumulatif de tous les facteurs de risque qui composent son profil unique. Le demandeur soutient que ce profil unique le distingue des autres demandeurs d’asile déboutés et des autres passagers de l’Ocean Lady et accroît le risque qu’il soit persécuté et torturé à son retour.

 

[23]           Le demandeur souligne plus précisément que la Commission n’a pas tenu compte de deux facteurs de risque particuliers : le demandeur détenait des renseignements au sujet de l’Ocean Lady qui intéressaient le gouvernement du Sri Lanka, et il retournerait au Sri Lanka seulement muni d’un titre de voyage temporaire et non d’un passeport valide.

 

[24]           Le demandeur soutient que la Commission a ignoré le fait que le demandeur travaillait comme auxiliaire en cuisine à bord du navire et qu’il avait appris des choses au sujet des activités de l’Ocean Lady, dont le nom et le rôle de certains membres de l’équipage, qu’il a communiqués aux agents de l’ASFC en réponse à leur interrogatoire rigoureux, et que les autorités sri‑lankaises désireraient connaître cette information relative aux opérations de passage de clandestins à bord d’un navire des TLET.

 

[25]           La Commission a en outre omis de tenir compte de la preuve documentaire qui corrobore l’observation du demandeur selon laquelle les autorités du Sri Lanka s’intéressent grandement aux passagers ayant voyagé à bord de l’Ocean Lady et que, en d’autres circonstances, la torture a été pratiquée sur des rapatriés pour obtenir des informations sur les opérations de passages de clandestins des TLET.

 

[26]           Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur en s’appuyant sur les éléments de preuve concernant la situation dans le pays pour conclure que les passagers à bord de l’Ocean Lady ne seraient pas exposés à un risque parce que les autorités sri lankaises ne considèrent pas que tous les passagers sont des TLET. Le demandeur fait valoir que cela ne tient pas compte du fait que certains passagers seraient considérés comme des TLET et que les autorités sri‑lankaises interrogeraient tous les passagers, dont le demandeur, pour déterminer s’ils avaient des liens avec les TLET. Selon le demandeur, des éléments de preuve donnent à penser que cette interrogation comporte un risque de torture.

 

[27]           Le demandeur allègue que le fait qu’il a été interrogé longuement au Canada avant d’être relâché enverrait le signal aux autorités sri‑lankaises qu’elles devraient en faire autant. La Commission a suivi le raisonnement contraire, laissant penser que la libération du demandeur enverrait un message au Sri Lanka selon lequel le demandeur n’était pas perçu comme ayant des liens avec les TLET.

 

[28]           Le demandeur a fait référence à la décision B027 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 485, [2013] ACF no 571 [B027], dans laquelle le juge Harrington a constaté que de telles inférences étaient trop simplistes. De plus, le juge Harrington a conclu que la Commission avait commis une erreur en n’analysant pas les circonstances cumulativement :

[9]            Suivant un raisonnement similaire, le commissaire a également conclu que les autorités canadiennes étaient elles aussi convaincues que B027 n’était pas un partisan des TLET, puisqu’elles avaient fini par relâcher B027. Cette conclusion est également trop simpliste. Les autorités pouvaient très bien avoir des soupçons, mais être incapables d’en faire la preuve sous le régime de notre système de droit. Les autorités sri‑lankaises ne seraient pas tenues de respecter ces règles.

 

[10]           B027 était constamment accusé de mentir quand il niait avoir des liens avec les TLET. Par exemple, il s’est fait dire : [traduction] « [...] vous me regardez dans les yeux et me mentez effrontément. Dites-moi, pourquoi le Canada vous aideraitil? [...] Vous vous comportez comme un enfant. Les enfants continuent de mentir, même quand tous s’en rendent compte. Les adultes disent la vérité quand ils s’aperçoivent qu’ils n’ont plus de raison de mentir. Voulez-vous agir en homme et cesser de faire l’enfant? »

 

 [11]           Le commissaire a reconnu que les personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET ou d’avoir des liens avec les TLET étaient exposées à une possibilité sérieuse de persécution. Toutefois, en traitant le Sri Lanka et le Canada comme des entités cloisonnées, le commissaire a omis d’apprécier le risque auquel la famille était exposée. Dans cette mesure, la décision était déraisonnable. Le commissaire n’a pas non plus analysé les circonstances cumulativement. Il se pourrait bien qu’étant donné l’origine ethnique de B027, la nature de sa blessure, le fait qu’il travaillait [expurgé] dans la région contrôlée du Nord du Sri Lanka, que son épouse était [expurgé] et qu’ils étaient passagers à bord du Sun Sea, ils soient exposés à un risque sérieux de persécution s’ils retournaient au Sri Lanka.

 

 

[29]             Le défendeur soutient que la Commission a analysé tous les éléments de preuve et tenu compte de la totalité du profil de risque du demandeur et a raisonnablement conclu qu’il ne serait pas perçu par les autorités sri‑lankaises comme un partisan des TLET, que les autorités sri‑lankaises ne découvriraient pas qu’il avait été passager à bord de l’Ocean Lady, et que son statut de demandeur d’asile débouté ne l’exposerait pas à un risque.

 

[30]           Le défendeur fait valoir que la Commission a en fait tenu compte de l’allégation du demandeur selon laquelle il revenait de ce qui était perçu comme un centre d’activité des TLET (le Canada) parce qu’elle avait cherché à obtenir des précisions à ce sujet auprès du conseil du demandeur à l’audience.

 

[31]           En ce qui concerne le fait que la Commission n’a pas reconnu que le demandeur n’avait pas de passeport sri‑lankais, le défendeur affirme que la Commission a examiné le risque global auquel le demandeur serait exposé en tant que demandeur d’asile débouté et il a fait remarquer que les Tamouls ne sont pas exposés à un risque, peu importe que les demandeurs d’asile retournent dans leur pays volontairement ou après le rejet de leur demande d’asile.

 

[32]           Le défendeur affirme qu’il n’était pas nécessaire d’effectuer une évaluation du risque cumulatif, car la Commission n’a pas retenu certains aspects précis du profil du demandeur; la Commission a conclu qu’il ne serait pas identifié comme un passager et que, advenant qu’il le fût, il ne serait pas exposé à un risque parce qu’il n’avait pas de liens avec les TLET avant d’avoir quitté le Sri Lanka, et qu’il ne serait pas soupçonné d’avoir des liens avec les TLET maintenant parce qu’il avait été relâché par les autorités canadiennes.

 

[33]           Le défendeur reconnaît que la Commission a omis de prendre en compte l’observation du demandeur selon laquelle son travail en cuisine et les renseignements qu’il y avait glanés, qu’il avait communiqués aux agents de l’ASFC, éveilleraient l’intérêt des autorités sri‑lankaises et l’exposeraient à un risque plus élevé, mais il soutient que la Commission n’a pas commis d’erreur. Étant donné que la Commission a conclu que le demandeur ne serait pas identifié comme un passager de l’Ocean Lady, elle n’avait pas besoin d’examiner comment son rôle à bord du navire modifierait son profil de risque.

 

[34]           Dans ses observations orales, le défendeur a également allégué que le rôle du demandeur comme auxiliaire en cuisine et les renseignements qu’il a fournis à l’ASFC ne constituaient pas un élément central de sa demande d’asile, non plus que les renseignements fournis à l’ASFC étaient nombreux ou importants.

 

[35]           Le défendeur affirme en outre que la Commission n’a pas omis de traiter de la menace de torture. La Commission a reconnu que les personnes entretenant des liens avec les TLET sont à risque, mais que le demandeur ne serait pas soupçonné d’avoir de tels liens.

 

[36]           De plus, le défendeur affirme que B027 se distingue aisément du fait que la décision s’appuie sur des motifs très restreints relatifs au fait que les autorités canadiennes soupçonnaient (en raison de l’interrogatoire prolongé du demandeur et des préjudices du demandeur) l’un des demandeurs d’être affilié aux TLET.

 

Profil de risque du demandeur

[37]           Le demandeur souligne que son profil de risque comporte plusieurs éléments qui, ensemble, pourraient l’exposer à un risque plus élevé que les autres passages et les autres demandeurs d’asile déboutés.

 

[38]           Je conviens que, comme dans le cas des autres demandes d’asile, il faut tenir compte du risque auquel un demandeur est exposé en raison de sa propre situation. En l’espèce, le profil de risque du demandeur comprend plusieurs éléments, que la Commission devrait examiner séparément et globalement dans la mesure où chacun d’entre eux peut avoir des répercussions sur les autres.

 

[39]           Plusieurs éléments du profil de risque du demandeur sont liés et ont été examinés par la Commission qui ne les a pas jugés uniques ou qui n’a pas estimé qu’ils exposeraient le demandeur à un risque. Le fait qu’il avait été passager de l’Ocean Lady est lié à son allégation selon laquelle il revenait d’un centre d’activité des TLET (le Canada), et que le Canada soit ou non un tel centre, il reste que l’Ocean Lady y a bel et bien accosté. De façon similaire, le fait qu’il retourne dans son pays en tant que demandeur d’asile débouté ne constitue pas un facteur de risque distinct, mais un facteur logiquement associé aux autres facteurs de risque. Il ne retournerait pas au Sri Lanka s’il n’avait pas été débouté de sa demande d’asile. Il revient d’un centre d’activité des TLET allégué parce que le navire est arrivé au Canada comme prévu. Tous les autres rapatriés seraient dans la même situation.

 

[40]           Cependant, la Commission n’a pas traité du profil de risque du demandeur, comme celui‑ci l’a affirmé.

 

[41]           La Commission a décrit la demande du demandeur en ces termes au paragraphe 18 de la décision :

Le conseil du demandeur d’asile a allégué que, si ce dernier était débouté, il aurait un profil de risque unique, soit celui d’un Tamoul débouté de sa demande d’asile, soupçonné d’entretenir des liens avec les TLET et arrivé au Canada à bord de l’Ocean Lady.

 

[42]           Comme il a été mentionné, la Commission a conclu que le demandeur n’entretenait aucun lien avec les TLET ou avec d’autres événements qui l’exposeraient au risque d’être perçu comme un membre des TLET avant son arrivée au Canada. La Commission a bien examiné les éléments de preuve présentés au sujet des risques pesant sur les demandeurs d’asile déboutés et a conclu que les rapatriés courent un risque accru de détention à l’aéroport et qu’ils risquent d’être soumis à la torture s’ils sont soupçonnés d’avoir des liens avec les TLET. Toutefois, la Commission a conclu que le demandeur n’entretenait aucun lien avec les TLET.

 

[43]           Le demandeur fait valoir qu’il serait exposé à plus qu’un simple risque de persécution et qu’il serait probablement torturé à son retour au Sri Lanka étant donné que, comme la Commission l’a reconnu, les autorités sri‑lankaises recourent à la torture pour soutirer des renseignements des détenus, que tous les Tamouls qui étaient à bord de l’Ocean Lady et qui retournent au Sri Lanka subiront un interrogatoire visant à déterminer s’ils ont des liens avec les TLET, et que le demandeur détient des renseignements liés à l’opération de passage de clandestins de l’Ocean Lady.

 

[44]           Un argument similaire a été rejeté dans PM c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 77, [2013] ACF no 136 [PM], une affaire concernant un passager du Sun Sea. La juge Snider a fait observer ce qui suit au paragraphe 13 :

[13]           La faille dans l’argumentation du demandeur découle de sa troisième étape. La Commission a reconnu les violations des droits de la personne de la part du gouvernement du Sri Lanka, et le fait que le demandeur serait détenu et interrogé à son retour. Cependant, la Commission a refusé de conclure qu’il existait une possibilité sérieuse que le demandeur en l’espèce soit exposé à un risque de torture à son retour au Sri Lanka. La Commission a conclu que, étant donné les circonstances propres au demandeur, les autorités du Sri Lanka ne concluraient probablement pas qu’il était lié aux TLET. Par conséquent, il n’y avait pas plus qu’une simple possibilité qu’il soit détenu pendant une longue période et qu’il soit exposé à un risque de torture. [Souligné dans l’original.]

 

[45]           La juge Snider a qualifié de raisonnables les conclusions de la Commission qui l’ont amenée à décider que PM ne serait pas soupçonné d’avoir des liens avec les TLET.

 

[46]           Je ne peux pas arriver à la même conclusion en l’espèce.

 

[47]           Dans la présente affaire, la Commission n’a pas tenu compte du rôle du demandeur à bord de l’Ocean Lady lorsqu’elle a conclu que le demandeur ne serait pas soupçonné d’entretenir des liens avec les TLET ou de détenir des renseignements qui pourraient intéresser les autorités sri‑lankaises. Dans l’éventualité où cet ajout au profil de risque du demandeur, et le fait qu’il rentrerait au pays sans passeport, amèneraient les autorités sri‑lankaises à considérer le demandeur différemment des autres demandeurs d’asile déboutés qui avait été passagers de l’Ocean Lady et qui retournent au Sri Lanka, la Commission devrait évaluer si le demandeur serait exposé à plus qu’un simple risque de persécution et si, selon la prépondérance des probabilités, il risquerait la torture.

 

[48]           Dans son évaluation pourtant très exhaustive et pondérée de la situation dans le pays et du risque, la Commission ne fait jamais état du rôle qu’a joué le demandeur sur le navire. La Commission a uniquement fait référence au demandeur comme à un simple passager et non comme à un auxiliaire en cuisine. La Commission n’a pas mentionné les observations du demandeur au sujet du risque potentiellement élevé auquel il était exposé en raison de son travail en cuisine et des renseignements qu’il a fournis à l’ASFC.

 

[49]           À l’audience devant la Commission, le conseil du demandeur a questionné ce dernier au sujet de son travail dans la cuisine et des renseignements qu’il a fournis à l’ASFC, et il a fait des observations claires et répétées sur cet aspect de son profil à la Commission. De plus, l’agent de protection des réfugiés (APR) a questionné le demandeur sur les renseignements qu’il a fournis à l’ASFC et a également présenté des observations à la Commission, faisant d’abord remarquer que l’Ocean Lady concordait plus étroitement avec les TLET, car tous les passagers étaient des hommes, et parce que le demandeur connaissait des renseignements sur les autres passagers et sur les membres de l’équipage du navire. L’APR a affirmé que la Commission devait évaluer si le gouvernement du Sri Lanka s’intéresserait au demandeur étant donné les renseignements qu’il détient.

 

[50]           Je ne souscris pas à la position du défendeur selon laquelle le risque allégué par le demandeur en raison de son travail en cuisine et des renseignements qu’il a fournis à l’ASFC au sujet des noms de certains membres de l’équipage, de leur rôle et des voyages du navire, n’était pas un élément central de sa demande, ou encore, que les renseignements qu’il a fournis n’étaient pas importants ou uniques.

 

[51]           Le seul élément de preuve au dossier concerne le fait que le demandeur a travaillé dans la cuisine et qu’il a fourni des renseignements à l’ASFC, dont le nom de certains des membres d’équipage et leur rôle sur le navire, lorsque l’ASFC l’a interrogé. Aucun élément de preuve ne permet de savoir si les autres passagers ont fourni des renseignements similaires ou si les renseignements étaient importants ou utiles. La Commission aurait dû tenir compte de cet élément de la situation personnelle du demandeur, et rien dans ses motifs ne laisse penser qu’elle l’a fait. La Commission a fait référence à plusieurs autres éléments de la demande du demandeur, mais pas aux renseignements qu’il détenait et qu’il avait communiqués à l’ASFC.

 

[52]           La Commission n’a pas non plus fait référence au fait que le demandeur retournerait au Sri Lanka muni d’un titre de voyage temporaire. La Commission devrait examiner si cet élément de son profil de risque ou de sa situation personnelle accroît le risque auquel il est exposé. Il est vrai que de nombreux demandeurs d’asile déboutés retournent au pays munis de titres de voyage temporaires, et la Commission a effectivement fait remarquer que les Tamouls ne sont pas exposés à un risque, que leur retour soit volontaire ou que leur demande d’asile ait été déboutée. Toutefois, la Commission a mentionné au moins deux fois précisément le fait que le demandeur avait quitté le Sri Lanka avec un passeport authentique, mais elle n’a pas précisé qu’il retournerait sans ce passeport authentique.

 

[53]           Par exemple, au paragraphe 49, la Commission a fait remarquer que « la preuve documentaire indique que les rapatriés qui ont quitté le pays légalement et qui sont munis de documents authentiques éprouvent généralement peu de difficultés à passer les contrôles de sécurité à l’aéroport à leur retour au Sri Lanka. Le tribunal constate qu’un passeport a été délivré au demandeur d’asile lorsqu’il était au pays et qu’il est parti légalement en 2009. »

 

[54]           Selon certains éléments de preuve déposés devant la Commission, le demandeur serait plus facilement repéré comme un passager de l’Ocean Lady au cours du processus de renvoi s’il voyageait à l’aide de titres de voyage temporaires.

 

Conclusion

[55]           La Commission n’a pas tenu compte de la situation particulière du demandeur dans son ensemble. Comme dans B027, j’accueille la demande de contrôle judiciaire pour des motifs restreints propres au demandeur. La Commission n’a pas examiné le rôle du demandeur sur le navire ni les renseignements qu’il a fournis à l’ASFC, qui pourraient présenter de l’intérêt pour les autorités sri‑lankaises. De plus, la Commission n’a pas examiné le fait que le demandeur rentrerait au pays sans passeport. Il faudrait tenir compte de ces deux éléments pour déterminer si le demandeur est exposé à plus qu’un simple risque de persécution à son retour au Sri Lanka et s’il pourrait être exposé, selon la prépondérance de la probabilité, à un risque de torture.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.         La demande est accueillie.

 

2.         Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM-11310-12

 

INTITULÉ :

P.K. c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                        Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                        Le 26 août 2013

 

MOTIFS PUBLICS
DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :                            LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

                                                            Le 7 octobre 2013

COMPARUTIONS :

Clare Crummey

POUR LE DEMANDEUR

 

Tamrat Gebeyehu

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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