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Date : 20131114


Dossier :

IMM-4170-12

 

Référence : 2013 CF 1157

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Annis

Dossier :

IMM-4170-12

 

ENTRE :

TISHARAN NAGENDRAM

 

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

Partie défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en application de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], relative à une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR], Section de la protection des réfugiés [SPR], rendue le 23 novembre 2012, concluant que le demandeur n’est ni réfugié au sens de la Convention ni personne à protéger.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je rejette la demande.

 

Les faits

[3]               Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka d’ethnie tamoule, né en 1986.  Il ne connaît pas son père, qui a quitté sa mère avant sa naissance.  Enfant, il habitait à Jaffna, au nord du pays, avec sa mère.  Le 23 octobre 1997, quand il avait onze ans, quelqu’un a lancé une grenade dans sa maison, causant des blessures au demandeur, à sa mère, et à un voisin.  Le demandeur a encore du métal dans son crâne suite à l’incident.  Sa mère l’a amené à Colombo pour le faire soigner avec l’aide de la Croix-Rouge et ils sont restés dans cette ville.  Le demandeur parle peu le cinghalais, se débrouillant à Colombo en tamoul.  Sa mère a ouvert un commerce de tailleur.  En 2004, le demandeur a terminé l’école et a commencé à travailler.  Le 1 novembre 2006, deux hommes inconnus sont passés en moto et ont tiré sur sa mère, la tuant.  Le demandeur a été arrêté et interrogé.  Il a perdu son emploi et son logement.  Tous craignaient d’être proche de lui, même les membres de sa famille.

 

[4]               Trois semaines plus tard, ayant vendu tout ce qu’il avait, il a essayé d’obtenir un visa pour la Norvège, sans succès.  Durant 2007, on l’a interrogé à plusieurs reprises, peut-être dix fois.  L’armée et une unité spéciale de la police ont posé des questions à propos des Tigres de la libération de l’Eelam tamoul (TLET) et ont demandé pourquoi il vivait à Colombo plutôt qu’à Jaffna.  Il a encore essayé de quitter le Sri Lanka au moins deux fois en 2008, se rendant jusqu’au Brésil mais se faisant retourner par les autorités.  Finalement, le 6 mars 2009, il est reparti, apparemment faisant appel aux services d’un passeur.  Au cours d’un très long voyage il a fait escale à Singapour, en Afrique du Sud, au Brésil, au Chilie, et au Pérou avant d’arriver à Trinidad, où les autorités l’ont détenu pendant un mois.  Ensuite il s’est rendu au Venezuela, à l’Équateur, au Panama, en Haïti et aux îles Turques et Caïques, où il a de nouveau été détenu, cette fois-ci pendant trois ou quatre mois.  Après ça il a voyagé jusqu’aux Bahamas et ensuite à Miami, lieu d’une nouvelle détention de quatre ou cinq mois.  De là, il a voyagé au Canada (où il a une tante qui est résidente permanente), arrivant le 6 octobre 2010.

 

La décision contestée

[5]               Le tribunal a décrit la demande d’asile comme ayant trait à la persécution passée par des groupes militaires et paramilitaires, et au risque de persécution du fait d’être un jeune homme tamoule du nord du Sri Lanka qui pourrait être vu comme associé avec les TLET.  Le tribunal a accepté comme véridiques les événements décrits par le demandeur, mais n’a pas accepté tout son témoignage, y compris le fait qu’il avait réussi à quitter le Sri Lanka plusieurs fois sans qu’on vérifie son identité. 

 

[6]               Le tribunal a conclu que les événements décrits n’indiquaient pas que la police ou l’armée s’intéressaient au demandeur, ni qu’il faisait face à une possibilité sérieuse de persécution.  Il a quitté le pays à plusieurs reprises avant son départ en 2009 sans avoir souffert les représailles des autorités après ses retours. 

 

[7]               Depuis la fin de la guerre, en 2009, il n’y avait pas eu d’attaques terroristes au pays et la plupart des anciens dirigeants des TLET n’étaient plus détenus.  Le demandeur a quitté le pays quelques mois avant que les Nations-Unies retirent leur avertissement concernant les citoyens du nord du Sri Lanka, mais la situation a effectivement changé.  Beaucoup de gens retournent maintenant au pays.

 

[8]               Le tribunal a trouvé que le demandeur n’était ni réfugié ni personne à protéger.

 

Questions en litige

[9]               Les questions en litige sont les suivantes :

a.       Est-ce que le tribunal a commis une erreur en ne considérant pas la preuve documentaire déposée au dossier mentionnant les problèmes des jeunes tamouls au Sri Lanka ?

b.      Est-ce que le tribunal a commis une erreur en n’évaluant pas la crainte exprimée par le demandeur et plaidée par son procureur quant aux motifs impérieux qui s’appliquent dans ce dossier ?

 

Norme de contrôle

[10]           La norme de contrôle pour les deux questions en litige a déjà été identifiée par la jurisprudence comme celle de la décision raisonnable.  Voir par exemple Sivapathasuntharam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 486 aux para 12-14, [2012] ACF no 511 (QL) :

[12]  Le demandeur conteste la légalité de la décision de la SPR pour deux raisons principales. Les questions soulevées par le demandeur, qui ont été débattues dans un ordre différent à l'audience, peuvent être résumées logiquement de la manière suivante :

*  La conclusion de la SPR selon laquelle un changement de situation durable est survenu au Sri Lanka a-t-elle été tirée sans égard à la preuve dans son ensemble, de sorte qu'elle est déraisonnable?

 

*  La SPR a-t-elle commis une erreur en ne déterminant pas si le demandeur avait des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures de refuser de se réclamer de la protection de son pays?

 

[13]  Il n'est pas contesté que, depuis Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, c'est la norme de contrôle de la raisonnabilité qui s'applique généralement aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit. En conséquence, la Cour doit examiner la justification de la décision ainsi que la transparence et l'intelligibilité du processus décisionnel et déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, a2009 CSC 12a, au paragraphe 59.

 

[14]  La norme de la décision correcte peut avoir été appliquée avant Dunsmuir: Decka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 822 ; Nagaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 1208, au paragraphe 17). Selon la jurisprudence la plus récente de la Cour toutefois, la question de savoir si la SPR a commis une erreur en n'appréciant pas l'exception relative aux raisons impérieuses prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR est une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de la raisonnabilité (Alharazim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 1044, au paragraphe 25; SA c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 344, au paragraphe 22). Quoi qu'il en soit, la Cour doit intervenir peu importe la norme qui s'applique, compte tenu de l'analyse qui suit.

 

Analyse

1.      Est-ce que le tribunal a commis une erreur en ne considérant pas la preuve documentaire déposée au dossier mentionnant les problèmes des jeunes tamouls au Sri Lanka ?

[11]           Le demandeur avait établi qu’il était un jeune homme tamoul du nord du Sri Lanka, mais le tribunal, se basant sur le document des Nations-Unies de juillet 2010, a conclu que sa crainte de persécution n’était plus raisonnable étant donné les changements survenus suite à son départ.  Or, le demandeur note que plusieurs autres documents démontrant que les tamouls au Sri Lanka continuent de vivre des problèmes même après la fin de la guerre avaient été présentés au tribunal et certains ont été expressément cités par son procureur; entres autres, le Country Report déposé à l’affidavit du demandeur, le rapport du UK Border Agency, et le rapport d’Amnistie International.  Le tribunal n’a pas mentionné cette preuve crédible et contradictoire.

 

[12]           Il est bien établi que le tribunal doit motiver sa décision d’ignorer des éléments de preuve documentaire : voir par exemple Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403 au para 20, [2011] ACF no 525 (QL).  C’est d’autant plus important en l’espèce vu que le demandeur a été jugé crédible et que le tribunal a reconnu la véracité des incidents qu’il a vécu.

 

[13]           Le défendeur, pour sa part, note que le fait d’être un jeune homme d’ethnicité tamoule originaire du nord du Sri Lanka ne suffit plus pour se voir accorder le statut de réfugié, vu la défaite des TLET en 2009 et la fin de la guerre.  Le demandeur cite des preuves documentaires indiquant qu’on a mal traité certains tamouls soupçonnés d’avoir des liens avec les TLET, mais il fallait qu’il démontre un lien entre cela et sa situation personnelle.  Mis à part le fait que la SPR est présumée avoir considéré l’ensemble de la preuve et n’est pas tenue de mentionner chaque document, le demandeur n’avait pas établi que les autorités le soupçonnaient personnellement d’un lien avec les TLET.  Le tribunal a remarqué que la police a mené une enquête relativement diligente sur le meurtre de sa mère, que les occasions quand le demandeur a été questionné ont eu lieu par hasard dans la rue et qu’il a été libéré au plus tard le lendemain sans avoir été maltraité sauf une fois, où on l’a giflé.  Le demandeur a pu quitter le Sri Lanka avec son propre passeport, même durant la période de vigilance accrue de 2008-2009.

[14]           Contrairement aux allégations du demandeur, argumente le défendeur, le tribunal a pris en note les preuves contradictoires concernant le traitement réservé aux personnes qui retournent au Sri Lanka, mais il a conclu que le demandeur ne serait pas ciblé pour de mauvais traitements; il n’avait pas démontré qu’il était soupçonné de liens avec les TLET, il n’avait pas de dossier criminel, et il n’avait pas de cicatrices importantes, un autre critère habituel.  Le fait d’avoir déjà quitté le pays plusieurs fois sans incident à ses retours suggère qu’il n’est pas une personne d’intérêt aux autorités. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, il était raisonnable pour la SPR de conclure qu’il n’y avait pas plus qu’une simple possibilité de persécution.

 

[15]       Je conclus que la preuve présentée ne démontre pas que le demandeur était recherché par les autorités pour des liens avec les TLET ni qu’il était persécuté avant de quitter le Sri Lanka.  Le tribunal a pris en compte que « there is a [sic] some conflicting evidence as to [. . .] prospects on return », et a analysé les caractéristiques du demandeur.  Le tribunal n’était pas tenu de mentionner spécifiquement chaque document de preuve contradictoire pour que son analyse soit transparent et intelligible (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16, [2011] 3 RCS 708).  La conclusion de la SPR que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était réfugié ou personne à protéger au sens de la LIPR faisait partie des issues possibles et acceptables.

 

2. Est-ce que le tribunal a commis une erreur en n’évaluant pas la crainte exprimée par le demandeur et plaidée par son procureur quant aux motifs impérieux qui s’appliquent dans ce dossier ?

 

[16]           La disposition pertinente de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est le paragraphe 108(4) :

Perte de l’asile

 

 

Rejet

 

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

 

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

 

 

Exception

 

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

Cessation of Refugee Protection

 

Rejection

 

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

[…]

 

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

 

[…]

 

Exception

 

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 

[17]           Le demandeur avait déposé un rapport psychologique très détaillé.  C’est clair qu’il a vécu des expériences traumatisantes et qu’un retour au Sri Lanka lui causerait des difficultés importantes.  Il soumet que c’était une erreur de la part du tribunal de ne pas considérer les raisons impérieuses lorsqu’il a conclu que le Sri Lanka avait connu un changement de circonstances.

 

[18]           Le défendeur explique toutefois que pour invoquer les raisons impérieuses, un demandeur doit d’abord être reconnu comme réfugié; c’est une condition préalable essentielle.  L’article 108 ne s’applique pas en l’espèce.  Voir par exemple Martinez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 343 au para 21, [2006] ACF no 421 (QL):

[21]  Le libellé du par. 108(4) indique clairement qu'il n'a pas pour but d'imposer à la SPR une large obligation d'examiner l'existence de "raisons impérieuses" dans chaque demande d'asile. Lorsqu'un demandeur d'asile n'est ni un réfugié ni une personne à protéger parce que les conditions exposées dans la définition générale figurant aux articles 96 et 97 de la LIPR ne sont pas remplies, la SPR n'est aucunement tenue de procéder à un examen des "raisons impérieuses". Cela n'est nécessaire que lorsque la demande est rejetée aux termes de l'al. 108(1)e).

 

 

[19]           À mon avis, le paragraphe 108(4) ne s’applique pas à la présente affaire et la SPR n’avait aucune obligation d’entreprendre une analyse des motifs impérieux.  Il aurait fallu que le tribunal reconnaisse d’abord la qualité de réfugié ou personne à protéger chez le demandeur.

 

Conclusion

[20]           Pour ces motifs, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

2.  Aucune question de portée générale n'est certifiée.

 

 

 

 

« Peter Annis »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


Dossier :

                                                            IMM-4170-12

 

INTITULÉ :

TISHARAN NAGENDRAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 5 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 14 NOVEMBRE2013

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

 

Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Firme d’avocat de Me Valois

Montréal (Québec)

 

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

 

 

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