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Date : 20131206


Dossier : IMM-11726-12

 

Référence : 2013 CF 1226

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2013

En présence de madame la juge Kane

 

ENTRE :

CRAIGTHUS ANTHONY LEVEL

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le demandeur, monsieur Level, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 2 octobre 2013 par le représentant du ministre (le représentant) qui rejetait sa demande d’asile aux termes du paragraphe 112(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la Loi]. Le représentant n’a pas souscrit à l’évaluation favorable de l’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] qui a jugé que le demandeur était une personne à protéger parce qu’il souffrait de troubles mentaux, possédait un casier judiciaire et risquait d’être expulsé et parce qu’il n’avait pas de soutien de la part de sa famille, ni de logement; il risquait d’être sans domicile et de faire l’objet de traitements ou peines cruels et inusités. Le représentant a rejeté la demande d’asile et il a conclu que le demandeur ne serait pas exposé au risque d’être soumis à la torture ni à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 97 de la Loi, s’il était renvoyé en Jamaïque.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la demande.

 

Contexte

[3]               Monsieur Level est un citoyen jamaïcain qui est arrivé au Canada en 2004 et il a obtenu le statut de résident permanent. En 2004, il a été déclaré coupable de deux chefs d’agression sexuelle et condamné à une peine de deux ans moins un jour d’emprisonnement. À la suite d’un examen médical subi en prison, il a été constaté qu’il souffrait de schizophrénie paranoïde.

 

[4]               La Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a déclaré qu’il était interdit de séjour au Canada pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 112(3)b) de la Loi. Une mesure d’expulsion a été prise à son endroit en juin 2005.

 

[5]               La demande d’ERAR de M. Level a été refusé en octobre 2006. Une demande fondée sur des motifs humanitaires [CH] a également été rejetée parce qu’il n’a pas déposé son dossier de demande.

 

[6]               Il a présenté une deuxième demande d’ERAR en mai 2008, qui a également été rejetée. Il a été fait droit à sa demande de contrôle judiciaire et l’ERAR a été réexaminé (Level c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 251, [2011] 3 RCF 60 (Level)).

 

[7]               Le 15 juillet 2010, l’agent d’ERAR a accepté la demande et décidé que le demandeur serait en danger s’il était expulsé en Jamaïque; il a sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur. L’agent a, entre autres, noté que la mère et le frère du demandeur avaient déménagé au Canada depuis la demande et que le dernier membre de sa famille qui se trouvait encore en Jamaïque, sa grand-mère, était décédée.

 

[8]               Étant donné que le demandeur est interdit de territoire au Canada aux termes du paragraphe 112(3) de la Loi, la décision favorable rendue relativement à l’ERAR a été examinée par le représentant du ministre. Le représentant est chargé d’examiner à la fois le risque auquel serait exposé le demandeur, aux termes de l’article 97, et le risque que poserait le demandeur pour le Canada.

 

La décision du représentant

[9]               Le représentant a procédé à l’examen des documents et des éléments de preuve et il a fourni des motifs détaillés au sujet du risque auquel serait exposé le demandeur, conformément à l’article 97. La décision du représentant porte principalement sur l’accès des malades mentaux aux services médicaux en Jamaïque ainsi que sur la capacité du demandeur d’avoir accès à ces services s’il disposait de suffisamment de temps pour préparer son renvoi. Le représentant n’a toutefois pas procédé à une analyse du risque que le demandeur était susceptible de poser pour le Canada, même si le représentant a fait référence aux objets de la loi exposés à l’article 3 qui comprennent la protection de la santé des Canadiens et leur sécurité.

 

[10]           Au cours de l’analyse du risque auquel serait exposé le demandeur, le représentant n’a pas accordé une grande force probante au témoignage du Dr Abel qu’a présenté le demandeur au sujet d’une personne se trouvant dans une situation comparable, « AG ». Le représentant a reconnu que le Dr Abel était un expert de la santé mentale en Jamaïque, mais a fait remarquer que le Dr Abel n’avait pas personnellement examiné AG, et que ses conclusions ne pouvaient pas s’appliquer au demandeur parce que leurs situations respectives n’étaient pas identiques. Le représentant a également noté que le DAbel n’était pas le psychiatre traitant du demandeur et a accordé une faible force probante à l’affirmation du DAbel selon laquelle le demandeur ne pourrait pas abandonner le médicament qu’il prenait habituellement, le Risperidone, pour en prendre d’autres.

 

[11]           Le représentant a également fait référence aux nombreux documents présentés par le demandeur qui décrivaient les services de santé et de santé mentale offerts en Jamaïque ainsi que les difficultés auxquelles étaient confrontés les malades mentaux en Jamaïque.

 

[12]           Le représentant a conclu que la Jamaïque offrait des services de santé mentale auxquels M. Level aurait accès et qu’il pourrait prendre des mesures en vue d’obtenir les documents dont il aurait besoin pour avoir accès à ces services avant son renvoi du Canada.

 

[13]           Le représentant a jugé que l’affirmation du demandeur selon laquelle il ne pourrait probablement pas avoir de logement et qu’il serait exposé à des traitements cruels et inusités de la part des membres du public et que, sans avoir accès à ses médicaments, il aurait des crises et attirerait ainsi l’attention de la police sur lui, qui le traiterait avec brutalité, et que tout cela était « tout au plus une hypothèse ». Le représentant a reconnu que, si, en Jamaïque, la police était parfois brutale, elle ne s’en prenait pas particulièrement aux malades mentaux et aux sans-abris.

 

[14]           Le représentant a également conclu que le demandeur pouvaiteut prendre soin de lui-même au Canada, qu’il ne vivait pas avec sa famille, mais dans une maison de chambres et qu’il prenait ses médicaments et suivait des séances de counselling et que, par conséquent, il n’y avait aucune raison de penser qu’il ne serait pas en mesure d’apprendre comment avoir accès aux services dont il aurait besoin en Jamaïque.

 

[15]           En outre, le représentant a déclaré que, s’il n’était pas possible de se procurer, en Jamaïque, les médicaments qu’il prenait actuellement, il pourrait en changer.

 

Les questions en litige

[16]           Le demandeur soulève plusieurs questions :

         Le représentant a-t-il examiné de façon raisonnable l’évaluation positive des risques à laquelle a procédé l’agent d’ERAR?

         La conclusion du représentant au sujet des risques est-elle déraisonnable?

         Le représentant a-t-il violé le droit du demandeur à l’équité procédurale en ne lui donnant pas la possibilité de répondre à la conclusion du représentant selon laquelle il pourrait changer de médicament?

         Le représentant a-t-il commis une erreur de droit en appliquant un critère erroné à l’évaluation des risques?

         En réponse à l’affirmation du défendeur, le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi a-t-il pour effet d’exclure le demandeur?

 

[17]           La question essentielle à trancher est de savoir si la décision du représentant au sujet des risques auxquels serait exposé le demandeur, au sens de l’article 97, est raisonnable.

 

[18]           J’examinerai rapidement en premier les autres questions en litige.

 

La norme de contrôle

[19]           Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à la décision du représentant est la raisonnabilité et que la question de l’équité procédurale appelle l’application de la norme de la décision correcte (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12 au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339 (Khosa); Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir)).

 

[20]           Le rôle de la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire est d’examiner si la décision de la Commission appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir au paragraphe 47. Il peut exister plus d’une issue raisonnable et « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » : Khosa au paragraphe 59. La Cour n’apprécie pas à nouveau les preuves et ne substitue pas non plus la décision qu’elle aurait elle-même prise à celle qui a été prise.

 

Sous-alinéa 97(1)b)(iv)

[21]           Le défendeur a soutenu que l’impossibilité pour le demandeur d’obtenir des soins de santé en Jamaïque, si cela était effectivement le cas, ne permet pas de déclarer que le demandeur est une personne à protéger en application du sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi. Dans sa décision, le représentant n’a formulé aucune conclusion sur cet aspect.

 

[22]           L’article pertinent énonce :

97(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(La Cour souligne)

(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

(Emphasis added)

 

[23]           L’agent d’ERAR et le représentant ont reconnu que [traduction] « le risque identifié ne s’explique pas par l’incapacité de l’État jamaïcain de fournir un traitement médical, mais plutôt par le fait que le demandeur serait exposé au risque que des membres du public et les autorités le maltraitent en raison de sa maladie mentale ».

 

[24]           Les arguments que le demandeur a présentés à la Cour portent également sur les risques auxquels serait exposé le demandeur, même si les soins de santé offerts en Jamaïque étaient adéquats.

 

[25]           Je constate également que, dans la décision Level 2010, le juge Russell a fait droit à la demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision défavorable rendue à la suite de l’ERAR à l’égard du demandeur et a déclaré au paragraphe 62 :

[62]    La qualification par l’agent des risques mentionnés par le demandeur — [traduction] « Le demandeur craint, si on ne lui fournit pas en Jamaïque les soins de santé qu’il requiert, la possibilité d’acquérir un comportement excentrique ou violent » — ne constitue pas un énoncé fidèle du risque décrit dans les observations du demandeur. Cela, en effet, ressort très clairement des observations de ce dernier :

 

[traduction] Même si nous sommes véritablement inquiets de l’état des soins de santé en Jamaïque et de ses répercussions sur M. Level s’il devait y être renvoyé, nous ne prétendons pas que le caractère inadéquat des ressources en santé mentale constitue en lui-même la source du risque. Nous soutenons plutôt que cela rend M. Level incapable de se protéger lui-même des agents de l’État et des citoyens qui pourraient vouloir le persécuter, le maltraiter ou le torturer en raison de sa maladie mentale.

 

[26]           Et comme il le fait remarquer au paragraphe 66 :

[66]    L’avocat du défendeur a tenté de me persuader à l’audience que, même si le demandeur craint ce que les représentants de l’État et les citoyens feraient à quelqu’un atteint de sa maladie en Jamaïque, ce risque tombe néanmoins sous le coup du sous-alinéa 97(1)b)(iv) puisqu’il découle des carences du système de soins de santé de la Jamaïque. Tel n’est toutefois pas le cas selon moi. Le demandeur ne soutient pas que l’article 97 doit recevoir application du fait de ces carences. Il dit plutôt craindre les autorités gouvernementales et les citoyens de la Jamaïque en général parce qu’ils tuent et torturent des personnes vulnérables atteintes de son type de maladie.

 

[27]           Le défendeur m’a présenté des observations semblables. La position du demandeur est toutefois claire : il s’exposerait à un risque en raison de sa grave maladie mentale et non pas au risque que le système de santé soit inadéquat. Il est vrai qu’un système de services sociaux et de santé sensible aux besoins des citoyens pourrait jouer un rôle préventif, mais le risque auquel il serait exposé viendrait du public, de la police et du système correctionnel s’il ne prenait pas ses médicaments et si sa maladie l’amenait à agir de façon inappropriée ou à commettre un crime et d’être détenu, et donc susceptible d’être maltraité.

 

[28]           Le juge Mactavish a décrit un risque semblable dans Lemika c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2012 CF 467, [2012] ACF no 769 (Lemika) et a déclaré que la question du lien de causalité devait être appréciée par l’agent d’ERAR à partir des faits de l’espèce :

[27]     Le préjudice que M. Lemika craint de subir en RDC n’est pas que son incapacité d’obtenir des soins de santé l’exposera en soi à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités. M. Lemika prétend plutôt que, s’il ne peut pas obtenir un traitement, sa santé déclinera et les symptômes de sa schizophrénie, par exemple une pensée désordonnée, des crises de délire, une psychose et un comportement agressif ou bizarre, se manifesteront.

 

[28]     C’est la manifestation des symptômes de sa maladie qui, selon M. Lemika, attirera probablement l’attention des agents de sécurité de l’État et entraînera son arrestation et sa détention dans des conditions susceptibles de mettre sa vie en danger. Son comportement étrange attirera aussi l’attention de ses concitoyens et fera en sorte qu’il ne sera pas en mesure de se procurer les choses essentielles à la vie et qu’il sera l’objet d’ostracisme et de violence.

 

[29]      La nature de la thèse de M. Lemika exige une appréciation de la causalité. En d’autres termes, le préjudice craint par M. Lemika « résulte [-t-il] […] de l’incapacité [de la RDC] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » ou les actes intermédiaires appréhendés de tiers font-ils en sorte que le préjudice est suffisamment éloigné de l’incapacité initiale d’obtenir des soins médicaux pour ne pas être visé au sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

 

[30]      Il faut apprécier les faits pour répondre à cette question, ce que devrait faire en premier lieu un agent d’ERAR.

 

[29]           En l’espèce, le représentant a compris que le préjudice ou le risque allégué n’était pas associé au système de justice, système que le représentant a estimé être adéquat, mais plutôt venait du public et de la police, affirmation qui lui a paru hypothétique.

 

Le critère de l’article 97 a été correctement compris et appliqué

[30]           Le demandeur soutient que le représentant a commis une erreur en rejetant le témoignage du DAbel qui faisait un commentaire sur une personne se trouvant dans une situation semblable, « AG », parce qu’AG n’est pas une personne identique au demandeur.

 

[31]           Le représentant a accordé, à juste titre, une faible force probante au témoignage du DAbel parce que le DAbel n’avait aucune connaissance personnelle d’AG avant d’avoir effectué son examen. Le DAbel était uniquement en mesure de parler de la situation générale des soins de santé mentale en Jamaïque.

 

[32]           Les commentaires du représentant au sujet de la situation d’AG qui n’est pas la même personne que le demandeur, ne permettent pas de conclure que le représentant n’a pas examiné correctement la question de savoir si le demandeur serait exposé à un risque individualisé en Jamaïque. Le représentant a examiné le risque auquel serait exposé le demandeur à titre de malade mental et a conclu que ce risque était hypothétique.

 

[33]           Je ne souscris pas à cette conclusion, mais le critère appliqué était le critère approprié.

 

Le représentant a tenu compte de l’évaluation favorable positif des risques effectué par l’agent d’ERAR

[34]           Le demandeur soutient que la décision de l’agent d’ERAR ne lie pas le représentant, mais que celui-ci doit soigneusement examiner les preuves, motiver ses conclusions lorsqu’elles diffèrent de celles de l’agent et qu’il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la décision relative à l’ERAR. Le demandeur soutient que, si le représentant peut procéder à une évaluation indépendante sans tenir compte de l’ERAR, alors l’ERAR n’est d’aucune utilité et il n’est pas tenu compte de l’expertise de l’agent d’ERAR.

 

[35]           Je conviens avec le défendeur que le représentant n’est pas lié par l’évaluation de l’agent d’ERAR et qu’il doit rendre une décision indépendante. Le représentant n’était pas tenu de suivre l’évaluation et la décision de l’agent d’ERAR.

 

[36]           La jurisprudence a établi que le représentant n’est pas lié par la décision de l’agent d’ERAR. Comme l’a déclaré le juge Shore dans Placide c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1056, 359 FTR 217 (Placide) :

[63]     […] Conformément à l’article 6 de la LIPR, le Ministre n’a pas délégué à l’agent d’ERAR, mais à l’Administration centrale seulement, le pouvoir de décider d’une demande de protection visée par le paragraphe 112(3) de la LIPR […]

 

[64]     La jurisprudence oblige d’ailleurs le délégué à prendre lui-même la décision et la motiver; « ces motifs doivent émaner de l’auteur de la décision, en l’occurrence la ministre, et ne doivent pas prendre la forme d’une opinion ou d’une recommandation » (Suresh, ci-dessus, au par. 126). Bref, le processus s’apparente à celui qui a donné lieu à l’arrêt Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385, aux pages 399 à 401, la Cour jugeant que le titulaire d’un pouvoir qui reçoit une recommandation n’est pas tenu de la suivre (référence à la jurisprudence)

 

[65]     Autrement, le délégué du Ministre n’exercerait pas réellement le pouvoir qui lui est conféré. Il ne ferait qu’approuver administrativement les évaluations et leur donnerait force de loi. Ce serait, en somme, donner aux agents d’ERAR un pouvoir décisionnel que le Ministre a décidé de déléguer à un autre agent de la fonction publique.

 

[37]           Dans Delgado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1131, [2011] ACF no 1390, le juge Hughes s’est fondé sur la décision Placide et a également écarté l’argument selon lequel, aux termes de la Loi et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, la décision relative à l’ERAR doit être prise par l’agent et non pas par le représentant (au paragraphe 7). Les faits de ces affaires sont différents, mais la proposition générale selon laquelle le représentant peut différer d’opinion avec l’agent d’ERAR et en arriver à sa propre évaluation raisonnable s’applique.

 

[38]           Cela ne veut pas dire que le travail de l’agent d’ERAR ne sert à rien puisque le représentant tient effectivement compte de la décision d’ERAR. Le demandeur soutient que l’agent d’ERAR est un spécialiste en matière d’examen des risques et que la décision qu’a prise cet agent au sujet des risques devrait être définitive, mais une telle interprétation est incompatible avec le paragraphe 112(3) de la Loi qui attribue le pouvoir de prendre cette décision au représentant du ministre.

 

[39]           Comme l’a noté le juge Shore dans Placide, le représentant doit tenir compte de l’évaluation écrite des motifs de protection décrits à l’article 97 avant de rendre une décision (au paragraphe 61). En l’espèce, les motifs du représentant montrent que l’opinion de l’agent d’ERAR au sujet des risques a été prise en compte ainsi que [traduction] « l’ensemble des observations présentées par Level, l’examen des risques avant renvoi, les renseignements préparés par les fonctionnaires de CIC et tous les documents pertinents.

 

L’omission de la part du représentant de donner au demandeur la possibilité de commenter la conclusion selon laquelle le demandeur pourrait changer de médicament ne constitue pas une violation de l’équité procédurale

 

[40]           Le demandeur soutient que la conclusion du représentant selon laquelle le demandeur pourrait prendre un autre médicament que le Risperidone, médicament qu’il prend depuis huit ans, et prendre un autre médicament antipsychotique disponible en Jamaïque aurait dû être mentionnée au demandeur et celui-ci aurait dû avoir la possibilité de fournir des preuves supplémentaires pour démontrer qu’il ne pouvait changer de médicament.

 

[41]           Je ne considère pas qu’il y ait là une violation de l’équité procédurale. Il incombait au demandeur d’établir les risques auxquels il serait exposé.

 

[42]           Il est raisonnable que le représentant n’ait accordé qu’une faible force probante au témoignage du DAbel, mais il existe d’autres preuves concernant la médication du demandeur qui montraient que celui-ci prenait du Risperidone depuis plus de huit ans. Son médecin personnel a témoigné qu’il ne faudrait pas modifier son traitement sans procéder à un examen complet du défendeur et que le Respiradone avait grandement amélioré son état de santé. De plus, le médicament est administré par injection en raison de la dose prescrite et pour être sûr que le demandeur prend son médicament comme prévu. La décision qu’a prise le représentant d’affirmer qu’il était possible de modifier le médicament semble être fondée sur sa propre opinion qui ne s’appuie sur aucun autre avis médical et qui va à l’encontre du témoignage du demandeur.

 

[43]           Le représentant a estimé que le demandeur pouvait se préparer à un changement de médication pendant qu’il se trouvait au Canada; le représentant ne disposait toutefois d’aucune preuve indiquant que cela serait possible ou efficace.

 

[44]           La conclusion du représentant n’est donc pas raisonnable parce qu’elle n’est pas étayée par les preuves figurant au dossier.

 

La décision du représentant au sujet des risques auxquels serait exposé le demandeur est‑elle déraisonnable?

[45]           Le demandeur soutient que le représentant a écarté un certain nombre de preuves et en a mal qualifié d’autres, et qu’il a tiré des conclusions déraisonnables, compte tenu des preuves.

 

[46]           Le demandeur soutient que le représentant n’a pas tenu compte de l’ensemble des preuves et qu’elle a écarté les preuves qui allaient à l’encontre de ses conclusions au sujet de l’accès aux soins en Jamaïque, au sujet du traitement des malades mentaux, de la probabilité que le demandeur n’ait pas de domicile fixe en Jamaïque et de celle qu’il soit incarcéré et maltraité en prison.

 

[47]           Le demandeur soutient notamment que le représentant n’a pas pris en compte les questions soulevées dans les commentaires précédents, notamment ceux tirés de l’ERAR de 2008 concernant la médication du demandeur et la nécessité d’un suivi. Le représentant n’a pas mon plus mentionné les commentaires de 2010 au sujet du fait que le demandeur avait plus souvent recours à l’appui de sa famille, au sujet des lacunes du système de traitement communautaire en Jamaïque et de ses répercussions sur les personnes sans domicile fixe.

 

[48]           Le représentant a également omis de faire référence aux preuves concernant la gravité de la maladie mentale du demandeur, son protocole de traitement et la nécessité qu’il bénéficie de l’appui de sa famille, tel que cela ressort du témoignage des Drs Eccles et Morgan.

 

[49]           Le demandeur soutient également que le représentant a mal qualifié les preuves sur lesquelles il s’est fondé, notamment l’article de revue examiné par des pairs « Mad, Sick, Head, Nuh Good », (Arthur et al, (2010) 47:2 Transcultural Psychiatry 252) et d’autres preuves documentaires présentées par le demandeur comme le rapport Georgetown « Sent Home with Nothing » ((2011) HRI Papers & Reports, étude 6) et l’article de journal « Bellevue a Human Warehouse. Psychiatrist Wants Hospital Closed » (12 octobre 2008, Jamaica Gleaner)

 

[50]           Le demandeur soutient que le représentant a conclu, de façon déraisonnable, que le demandeur était autonome, ce qui va à l’encontre des preuves présentées.

 

La décision du représentant n’est pas conforme à la norme de la raisonnabilité

[51]           Le demandeur a soigneusement étudié les références qu’a faites le représentant aux nombreux documents présentés. Le demandeur a mentionné plusieurs articles et parties d’autres documents qui donnent une image très négative de la situation en Jamaïque. Le défendeur souligne de son côté les aspects plus optimistes des mêmes articles et documents. À mon avis, les preuves au sujet du caractère adéquat des services de santé mentale et du traitement des malades mentaux, y compris le stigmate qui les marque, le risque de ne pas avoir de domicile fixe, ainsi que le risque d’être exposé à la violence du public et de la police sont pour le moins contradictoires.

 

[52]           Il n’est pas nécessaire que le représentant mentionne toutes les preuves, et il est clair que le représentant a examiné les preuves et y a fait de nombreuses références; toutefois, il n’a pas abordé certaines preuves essentielles au sujet du demandeur sur lesquelles il a fondé ses conclusions.

 

[53]           Comme il est souligné dans Lemika, l’origine des risques doit être examinée en fonction des faits. Le représentant a estimé hypothétique que le demandeur n’ait pas de domicile fixe et qu’il attirerait l’attention des policiers, ce qui pourrait éventuellement déboucher sur de mauvais traitements et une incarcération avec la population carcérale générale plutôt que des traitements, ainsi que d’autres violences. La conclusion du représentant selon laquelle tout ceci était hypothétique est fondée sur sa conclusion selon laquelle le demandeur pourrait subvenir à ses besoins en Jamaïque, gérer son propre régime de traitement et aurait accès aux services dont il a besoin.

 

[54]           Le représentant a fait remarquer que le demandeur vivait seul dans une maison de chambres, prenait ses médicaments et assistait à des séances de counselling. Au-delà de ces constatations, qui s’appuient sur une évaluation très optimiste des capacités du demandeur, le représentant n’a pas fourni de motifs pour étayer sa conclusion selon laquelle le demandeur est capable « de prendre correctement ses médicaments, pourvu qu’il bénéficie d’un appui, même minime, de la part de sa famille ». Cette affirmation est contredite par le témoignage fourni par le demandeur.

 

[55]           Il semble que le représentant ait mal apprécié la gravité de la maladie mentale dont souffrait le demandeur ainsi que l’ampleur du soutien dont il a besoin. Il est vrai que le demandeur vit seul, mais il a besoin du programme ontarien de soutien aux personnes handicapées pour payer son traitement et il dépend de l’appui de sa famille, de programmes communautaires, d’une thérapie et de médicaments pour préserver l’autonomie limitée qu’il possède. Le représentant n’a pas tenu compte du fait que les médicaments du demandeur lui sont administrés par injection parce qu’il est incapable de se souvenir qu’il doit prendre un comprimé par jour et il s’en remet à sa famille pour qu’elle lui rappelle les choses qu’il doit faire et pour qu’elle l’aide dans sa vie quotidienne.

 

[56]           Les preuves montrent que le demandeur a besoin de la structure et de l’aide de sa famille, des agences de services et des fournisseurs de soins de santé pour préserver cette structure et veiller à ce qu’il continue à prendre ses médicaments. En l’absence d’un tel soutien, il est très probable que la situation que le représentant a qualifiée d’hypothétique se concrétisera.

 

[57]           La Cour n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau les preuves. J’admets que le représentant a conclu de façon raisonnable que l’État jamaïcain pouvait fournir des services de santé mentale, mais comme il a été souligné ci-dessus, ce n’est pas là la véritable question. Au-delà de la question de savoir si la situation des malades mentaux en Jamaïque est médiocre, mauvaise ou terrible, et après avoir noté que l’on retrouve dans de nombreux pays ce genre de situation et de difficultés, y compris au Canada, dans le cas des malades mentaux, l’erreur qu’a commise le représentant est d’avoir conclu que le demandeur aurait accès aux services offerts en Jamaïque.

 

[58]           Dans son témoignage, le demandeur décrit combien il dépend de sa mère, de son père et de sa sœur pour aller à ses rendez-vous, pour l’aider avec ses problèmes juridiques et pour suivre son état psychologique, et il affirme avoir besoin d’un grand nombre de services de soutien réguliers qu’il reçoit sur une base hebdomadaire ou mensuelle, y compris ses rendez-vous au William Osler Health Center, Reconnect Mental Health Services, avec son psychiatre, le DGojer et son médecin de famille, le DForbes.

 

[59]           En conclusion, l’évaluation du demandeur qu’a faite le représentant aux termes du paragraphe 112(3) de la loi doit être revue. La conclusion selon laquelle le demandeur a la capacité de trouver le moyen d’avoir accès au type de soins dont il a besoin en Jamaïque n’est pas raisonnable, si on applique la norme de l’arrêt Dunsmuir, étant donné que cette conclusion est contredite par des preuves qui montrent la gravité de l’état de santé du demandeur ainsi que le soutien dont il a besoin pour survivre chaque jour. La conclusion du représentant selon laquelle le risque auquel serait exposé le demandeur est hypothétique était fondée sur une conclusion déraisonnable, à savoir que le demandeur serait en mesure d’accéder seul aux services dont il a besoin. En outre, la conclusion selon laquelle le demandeur aurait pu prendre un autre médicament n’est pas étayée par les preuves et pourrait être qualifiée de simple hypothèse émise par le représentant.

 

Question certifiée proposée

[60]           Le demandeur propose que soit certifiée la question suivante :

Quel est le rôle qu’un ERAR favorable joue sur la décision du représentant pour un ERAR restreint (c.-à-d., une décision prise aux termes du paragraphe 112(3) et du paragraphe 172(4) du Règlement)?

 

[61]           Le défendeur s’est opposé à la question en faisant remarquer que la jurisprudence, au moins celle de la Cour fédérale, avait réglé cette question.

 

[62]           Il n’est pas nécessaire de certifier la question. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire étant donné que j’ai conclu que la détermination des risques effectuée par le représentant n’était pas raisonnable. Cette conclusion n’est pas fondée sur le fait que le représentant n’a pas souscrit à la décision de l’agent d’ERAR, mais sur le caractère déraisonnable des propres conclusions du représentant.

 

[63]           Il est donc fait droit à la demande de contrôle judiciaire, mais aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

 

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-11726-12

 

INTITULÉ :

CRAIGTHUS ANTHONY LEVEL c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 27 NOVEMBRE 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :          LA JUGE KANE

DATE DES MOTIFS :                     LE 6 DÉCEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

Erin Bobkin

Alyssa Manning

 

POUR Le demandeur

 

Greg George

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Refugee Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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