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Date : 20121207

Dossier : IMM-1282-12

Référence : 2012 CF 1458

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2012

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

 

MIROSLAV HARVAN, EVA HARVANOVA, MIROSLAV HARVAN (fils) et

EVA HARVANOVA (fille)

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire se rapporte à la décision datée du 6 janvier 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi), ni celle de personnes à protéger au titre de l’article 97 de la Loi.

 

[2]               Les demandeurs consistent en une famille de quatre citoyens de la Slovaquie d’origine ethnique rome : Miroslav Harvan, le demandeur principal; Eva Harvanova, son épouse, et leurs deux enfants âgés de quatre et sept ans.

 

[3]               La décision de la Commission mettait l’accent sur la disponibilité de la protection de l’État et sur le fait que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante en raison de conclusions défavorables en matière de crédibilité.

 

[4]               À titre de question préjudicielle, le demandeur soutient que la Cour devrait rejeter la demande de contrôle judiciaire sans se pencher sur le fond de celle‑ci, en raison de l’affidavit trompeur produit par Mme Harvanova, qui est l’épouse du demandeur.

 

L’affidavit trompeur

[5]               Dans la demande d’autorisation, Mme Harvanova a produit un affidavit dans lequel elle déclarait entre autres ce qui suit :

[traduction]

Le tribunal ne m’a pas posé de questions au sujet des éléments de preuve que j’ai produits dans mon FRP. On ne m’a pas donné l’occasion de faire valoir ma cause [...] Cela m’a frustrée lorsque je me suis rendu compte que le tribunal a conclu dans ses motifs que je n’étais pas crédible [...] On ne m’a pas donné la possibilité de présenter des observations à la Commission au sujet de la persécution dont j’ai été victime en République slovaque, ni celle de répondre à toute question concernant la crédibilité.

 

 

[6]               Le dossier du tribunal étaye l’observation du défendeur portant qu’il est mensonger et trompeur de laisser entendre que Mme Harvanova n’a pas eu la possibilité d’être entendue.

 

[7]               La transcription de l’audience révèle que la Commission a tenté de s’assurer que Mme Harvanova comprenne l’instance ainsi que le contenu de son FRP. Par exemple, la Commission lui a permis de prendre des pauses pour s’occuper de ses enfants et elle a suspendu l’instance en son absence. Autant elle que son époux ont été assermentés en tant que témoins. La Commission a confirmé que le demandeur M. Harvan était le représentant désigné des enfants. Mme Harvanova a consenti à ce que son époux occupe cette fonction. La Commission a expressément demandé au conseil des demandeurs s’il avait [traduction] « tout autre élément de preuve » à présenter avant que celui‑ci ne présente ses observations finales, et il n’en a pas présenté.

 

[8]               La transcription confirme qu’on a offert à Mme Harvanova la possibilité de témoigner, mais qu’elle ne s’en est pas prévalue. Les demandeurs étaient représentés par un conseil à l’audience : ce dernier aurait pu mentionner que Mme Harvanova souhaitait témoigner, si tel était le cas.

 

[9]               Le défendeur soutient qu’il est inapproprié de créer un problème en matière d’équité procédurale lorsqu’il n’en existe pas, et que cela constitue une atteinte à l’administration de la justice. Une telle conduite a été décrite comme étant un abus de procédure : Mutabunga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1052, [2012] ACF no 1167, au paragraphe 18 (Mutabunga).

 

[10]           Le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas cautionner le recours aux affidavits trompeurs. Dans des situations similaires par le passé, la Cour a rejeté la demande, sans même l’examiner sur le fond, et elle a parfois adjugé des dépens : Mayorga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1180, [2010] ACF no 1480, aux paragraphes 19 à 22; Thanabalasingham c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 14, [2006] ACF no 20, aux paragraphes 9 et 10 (Thanabalasingham); Mutabunga, précitée, au paragraphe 18.

 

[11]           Le défendeur soutient aussi que les demandeurs ont eu l’aide d’un conseil dans la préparation de leurs affidavits et que ce dernier avait la responsabilité de s’assurer du caractère exact de leurs affidavits, puisque ceux‑ci constituent le fondement probatoire des instances relatives à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire : Mutabunga, précitée, aux paragraphes 17 et 18; Murugamoorthy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 121, 77 ACWS (3d) 838; Balouch c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1599, [2004] ACF no 1934 aux paragraphes 5 à 7, 12 à 16 (Balouch); Jaouadi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1347, [2003] ACF no 1714, aux paragraphes 17 à 19.

 

[12]           Bien que le défendeur ait fait remarquer qu’aucun élément de preuve ne démontre que le conseil des demandeurs ait agi de manière inappropriée, l’affidavit est tout de même trompeur, et son acceptation entraînerait la déconsidération de l’administration de la justice. Le défendeur fait observer que, peu importe que les déclarations trompeuses aient été formulées de manière intentionnelle ou de manière négligente, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée, sans examen de la demande sur le fond. Le défendeur ne réclame pas qu’on lui adjuge les dépens

 

[13]           L’avocat des demandeurs soutient que Mme Harvanova n’avait pas l’intention d’induire la Cour en erreur ou de faire des présentations erronées sur ce qui s’était passé. Son affidavit faisait simplement état de sa réaction à l’égard de la décision de la Commission, laquelle était fondée sur des conclusions défavorables en matière de crédibilité qu’elle considérait comme étant injustifiées. L’avocat a reconnu que Mme Harvanova était présente à l’audience, qu’elle avait entendu l’ensemble du témoignage et que le conseil de Mme Harvanova n’avait pas mentionné que sa cliente souhaitait présenter des observations ou répondre à des questions.

 

[14]           La production d’affidavits mensongers ou trompeurs dans le cadre de demande de contrôle judiciaire est très grave, parce qu’au stade de l’autorisation, ni la Cour ni le défendeur n’ont accès au dossier du tribunal pour vérifier les faits. L’intégrité des affidavits est primordiale : Balouch, précitée, aux paragraphes 6 et 7.

 

[15]           Dans plusieurs cas, la Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire de rejeter la demande sans se pencher sur le bien‑fondé de celle‑ci dans un cas où un demandeur a produit un affidavit mensonger ou trompeur.

 

[16]           Dans Thanabalasingham, précité, aux paragraphes 9 à 11, la Cour d’appel fédérale a exposé un cadre fort utile quant à la stratégie à adopter en ce qui concerne les présentations erronées et les inconduites de demandeurs :

[…] La jurisprudence donne plutôt à entendre que, si la juridiction de contrôle est d’avis qu’un demandeur a menti, ou qu’il est d’une autre manière coupable d’inconduite, elle peut rejeter la demande sans la juger au fond ou, même ayant conclu à l’existence d’une erreur sujette à révision, elle peut refuser d’accorder la réparation sollicitée. [Souligné dans l’original.]

 

Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne. Les facteurs à prendre en compte dans cet exercice sont les suivants : la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d’une dissuasion à l’égard d’une conduite semblable, la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier, l’importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée.

 

Ces facteurs ne prétendent pas être limitatifs, et tous ne sont pas nécessairement applicables dans chaque cas. […]

 

[17]           J’ai examiné ces facteurs et je les ai appliqués à la présente affaire. Bien que l’affidavit comprenne deux déclarations qui ne reflètent pas ce qui s’est produit à l’audience, j’ai tenu compte de ces déclarations dans le contexte de l’affidavit dans son ensemble.

 

[18]           Un affidavit trompeur, que ce soit en raison de l’intention de son auteur ou d’une réaction de celui‑ci, entraîne la déconsidération de l’administration de la justice. La demanderesse doit comprendre les conséquences pouvant découler d’une déclaration trompeuse; sa conduite pourrait être considérée comme un outrage au tribunal et elle pourrait entraîner le rejet de la demande de contrôle judiciaire, sans que celle‑ci soit entendue sur le fond.

 

[19]           Cependant, si l’on interprète le plus favorablement possible pour la demanderesse son intention lorsqu’elle a souscrit son affidavit, elle exprime une forte réaction à l’égard de la décision de la Commission, qui, selon sa compréhension, tirait des conclusions en matière de crédibilité qui étaient défavorables à son égard, et ce, en dépit du fait qu’elle n’avait pas témoigné. Peu importe qu’elle ait rédigé elle‑même la déclaration ou qu’on l’ait aidé à le faire, ses idées étaient mal exprimées et la déclaration était trompeuse. Dans ce cas‑ci, l’affidavit n’était pas le seul affidavit présenté en appui à la demande d’autorisation, et, encore plus important, il n’était pas allégué dans la demande d’autorisation que Mme Harvanova s’était vu refuser la possibilité de témoigner, pas plus qu’elle ne contenait des allégations quant à une violation de l’équité procédurale. Les observations présentées concernant l’équité procédurale dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire ne portaient pas sur le fait que la demanderesse s’était vu refuser la possibilité de prendre parole. L’avocat des demandeurs a convenu que Mme Harvanova aurait pu témoigner, mais qu’elle n’en avait pas saisi la chance. Le contrôle judiciaire de la décision défavorable est manifestement important pour les demandeurs et celui‑ci aura une grande incidence sur leurs droits. Les observations de la demanderesse quant à la raisonnabilité de la décision ne sont pas dénuées de fondement et elles devraient être examinées.

 

[20]           Par conséquent, je ne rejette pas la demande en raison de l’affidavit trompeur, mais cette conclusion ne doit pas être considérée comme étant une caution de la conduite de Mme Harvanova lorsqu’elle a fait des déclarations trompeuses sous serment. L’affidavit ne devrait pas être utilisé dans toute autre instance que les demandeurs pourraient poursuivre.

 

Le contexte

 

[21]           Le demandeur, M. Harvan, affirme que sa famille et lui ont été victimes de discrimination en raison de leur origine ethnique rome. Il a été agressé et battu à l’école. Il a continué à être victime de racisme et d’intimidation alors qu’il fréquentait une école professionnelle de 1998 à 2000. Il a affirmé qu’il a perdu son travail parce que la direction ne voulait pas d’un « tzigane » comme employé et qu’il est ensuite devenu bénéficiaire de l’aide sociale. Mme Harvanova a affirmé qu’elle avait vécu des expériences similaires et qu’elle a été contrainte de quitter son emploi comme aide‑enseignante dans une école primaire le 30 août 2010 parce qu’elle avait été agressée par des skinheads.

 

[22]           M. Harvan a aussi décrit trois agressions précises perpétrées par des skinheads sur sa famille. Lors du Jour de l’An de 2010, des skinheads ont peint une croix gammée sur leur maison, ont donné des coups de pied dans la porte et les ont menacés. Les policiers ont été appelés, mais ils n’ont pas répondu; ils ont avisé M. Harvan le lendemain qu’ils n’allaient pas faire un rapport de l’incident à moins qu’ils aient des témoins pour le corroborer. Le 7 mai 2010, le demandeur, son épouse et leur fille ont été agressés par des skinheads dans un autobus. L’hôpital, après les avoir soignés, a refusé de leur fournir un rapport médical. La police les a avisés qu’il n’y aurait pas d’enquête à moins que le demandeur ne puisse leur produire des documents médicaux et qu’ils obtiennent une corroboration de la part de témoins. Le 30 juillet 2010, le demandeur et son épouse ont été agressés par deux skinheads dans un parc, mais les enfants n’ont pas été blessés. Une fois de plus, on a refusé de faire un rapport médical et la police a refusé de faire enquête sans témoins ni documentation médicale.

 

La décision visée par le contrôle

 

[23]           À titre de commentaire général, la décision de la Commission est relativement courte. La Commission a résumé les faits et elle a rédigé quatre paragraphes se rapportant à la crédibilité du demandeur, lesquels étaient suivis de 22 paragraphes dans lesquels elle décrivait la situation dans le pays ainsi que les efforts actuellement déployés par la Slovaquie pour répondre au problème de discrimination à laquelle les Roms sont exposés. La Commission n’a pas clairement tranché la question de savoir si les incidents de discrimination et de violence, lorsqu’examinés d’un point de vue cumulatif, équivalaient à de la persécution. La Commission a plutôt conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État, en raison d’une ou de plusieurs conclusions relatives à la crédibilité découlant de la description donnée par le demandeur quant à un des incidents.

 

La crédibilité

 

[24]           En ce qui concerne l’incident de mai 2010, la Commission a mentionné que, bien que le demandeur ait relaté lors de l’audience qu’il s’était adressé au directeur de la police après qu’on lui eut dit que la police ne ferait pas d’enquête en l’absence d’un rapport médical ou de témoins, son Formulaire de renseignements personnels (FRP) mentionne seulement qu’il s’était adressé à la police. La Commission a pris connaissance de l’explication donnée par le demandeur selon laquelle il considérait la police comme étant « une seule unité », mais elle a conclu qu’il s’agissait d’une explication insuffisante pour expliquer l’omission dans son FRP. La Commission a conclu que, « [s]i cet incident avait bel et bien eu lieu, les demandeurs d’asile auraient dû être en mesure d’obtenir un rapport médical à l’appui de l’incident », ce qui laissait entendre que la Commission ne croyait pas que cet incident s’était produit.

 

[25]           La Commission semble avoir tiré plusieurs inférences de l’omission du demandeur de faire mention du directeur de la police dans son FRP.

 

La protection de l’État

 

[26]           La Commission a tenu compte des principes directeurs des arrêts principaux en matière de protection de l’État. La Commission a mentionné que la présomption relative à la protection adéquate de l’État est forte en Slovaquie, parce qu’il s’agit d’une démocratie multipartite. La situation dans le pays est problématique à de nombreux égards; toutefois, la Commission a conclu que les efforts déployés par l’État l’emportaient sur les problèmes. Malgré le fait que la Commission ait reconnu le caractère inefficace ainsi que la corruption de l’appareil judiciaire et des forces policières, qu’« [i]l peut y avoir des problèmes avec la police » et que « la République slovaque a eu de la difficulté dans le passé à enrayer la criminalité et la corruption », la Commission s’attendait à ce que le demandeur ait recours à d’autres mécanismes pour se plaindre des mesures policières.

 

[27]           Au paragraphe 32, la Commission a mentionné, en ce qui a trait à la « conclusion relative à la crédibilité » qu’elle a tirée, que le demandeur n’avait pas pris « toutes les mesures raisonnables pour obtenir la protection de l’État ». Selon mon interprétation, cette conclusion relative à la crédibilité se rapporte à l’omission du demandeur de mentionner dans son FRP qu’il s’était adressé au directeur de la police.

 

[28]           Au paragraphe 33, la Commission a renchéri que, à la lumière des « conclusions relatives à la crédibilité concernant les incidents allégués » [non souligné dans l’original], elle ne pouvait conclure que les demandeurs avaient réfuté la présomption relative à la protection de l’État. La Commission n’a pas précisé quelles étaient les autres conclusions relatives à la crédibilité en ce qui concerne les autres incidents. Il semblerait que le seul incident au sujet duquel la Commission avait des doutes était celui s’étant produit au mois de mai 2010.

 

[29]           En ce qui concerne les autres éléments de discrimination, la Commission a tiré les conclusions suivantes : selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs ne se sont pas vu refuser des soins de santé en Slovaquie; il n’y avait pas d’éléments de preuve convaincants selon lesquels les demandeurs vivaient dans des logements inadéquats; les demandeurs avaient accumulé 14 et 12 ans d’instruction, et il n’y avait pas de preuve de l’existence de discrimination en matière d’éducation (malgré le fait que les demandeurs ont été maltraités à l’école), et les demandeurs avaient occupé divers emplois et ils avaient reçu des prestations d’aide sociale et de maternité lorsqu’ils étaient sans emploi. La Commission a fait état de la fréquence des plaintes de discrimination contre les Roms en matière d’emploi, d’éducation, de logement et de services sociaux, en plus de faire mention des efforts déployés pour régler les discriminations en ces matières, notamment au moyen d’investissements dans les logements et dans les programmes d’éducation, sans compter le plan d’action contre la xénophobie et l’intolérance. La Commission a conclu que, même si la preuve documentaire démontrait qu’il y existait de la discrimination, elle démontrait aussi que l’État déploie des efforts pour régler ces problèmes.

 

[30]           La Commission a aussi fait mention de l’avis de décision de la CISR par lequel elle accordait l’asile au frère et à la famille du demandeur, mais elle a mentionné qu’aucun motif n’avait été fourni à l’appui de cette décision et que, quoi qu’il en soit, chaque affaire doit être examinée selon les fondements qui lui sont propres.

 

[31]           La Commission a conclu qu’elle ne pouvait pas « conclure [que les Roms] sont tous persécutés [en Slovaquie] » et que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante.

 

La norme de contrôle applicable

 

[32]           Deux questions en litige sont soulevées quant à la décision sur le fond : la conclusion relative (ou les conclusions relatives) à la crédibilité et l’analyse concernant la protection de l’État, y compris l’élément de savoir si les demandeurs avaient réfuté la présomption relative à la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante. Ces deux questions en litige sont intimement liées.

 

[33]           La norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité. Le rôle de la Cour dans le contexte du contrôle judiciaire dans un cas où la norme applicable est la raisonnabilité n’est pas de substituer la décision qu’elle aurait rendue, mais, plutôt, de déterminer si la décision de la Commission « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), au paragraphe 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59.

 

[34]           L’analyse effectuée par la Commission quant à la crédibilité et la vraisemblance est au cœur de son rôle de juge des faits, et il convient de faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’égard des conclusions de la Commission : Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, [2008] ACF no 1329 aux paragraphes 13 et 14 (Lin).

 

[35]           Comme il a été mentionné ci‑dessus, la Commission a fait référence à sa « conclusion relative à la crédibilité » et à ses « conclusions relatives à la crédibilité ». Un seul des aspects du témoignage du demandeur, soit celui se rapportant à l’agression survenue en mai 2010, a conduit à une inférence défavorable en ce qui a trait à la crédibilité. Si la Commission a tiré d’autres conclusions relatives à la crédibilité, elle ne les a pas clairement énoncées.

 

La crédibilité

 

[36]           La Commission a mis l’accent sur l’incident de mai 2010, parce que le demandeur n’a pas précisé dans son FRP qu’il avait signalé l’incident au « directeur de la police » et qu’il avait uniquement fait mention de la « police ». La Commission a rejeté son explication selon laquelle il considérait le directeur de la police comme un élément de la police (une seule unité). Le demandeur soutient qu’il ne s’agit pas d’une omission ou d’une incohérence, mais plutôt d’un différent degré de précision.

 

[37]           La Commission a conclu que le demandeur ne s’était pas adressé au directeur de la police, ce qui l’a conduit à sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour se réclamer de la protection de l’État et qu’il n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État.

 

[38]           La Commission donne aussi à penser que l’incident ne s’est pas produit, parce que le demandeur aurait dû être capable d’obtenir un rapport médical ainsi qu’un rapport de police.

 

[39]           En ce qui a trait au fait que le demandeur n’a pas obtenu de rapports médicaux relativement à l’agression de mai 2010, et ce, malgré le fait que son père a par la suite pu obtenir un rapport médical pour lui relativement à l’agression de juillet 2010, il est difficile de savoir s’il s’agit d’une conclusion relative à la crédibilité. Si c’est le cas, le demandeur soutient que la Commission n’a pas tenu compte de son témoignage selon lequel il avait tenté d’obtenir le rapport médical, mais qu’on avait refusé de lui donner. Le rapport sur la situation en Slovaquie confirme aussi que les hôpitaux refusent parfois à leurs patients roms l’accès à leurs dossiers.

 

[40]           En ce qui a trait à l’absence d’un rapport de police, le demandeur soutient que la Commission n’a pas tenu compte de son témoignage et de son FRP, dans lesquels il mentionnait qu’il avait demandé à obtenir un rapport de la police, mais qu’on avait refusé de faire droit à sa demande, parce qu’il ne pouvait pas produire de témoins ou de documentation médicale. La Commission a aussi omis de tenir compte des parties de la documentation sur le pays qui démontraient que la corruption et le racisme sont encore présents au sein des forces policières slovaques.

 

[41]           Le défendeur soutient que la conclusion relative à la crédibilité était raisonnable et que, quoi qu’il en soit, elle n’était pas déterminante quant à la demande d’asile. Il affirme plutôt que la demande d’asile a été rejetée parce que les demandeurs n’ont pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante.

 

[42]           Le défendeur soutient que la Commission avait le droit de tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité en raison de l’incohérence entre le FRP du demandeur et son témoignage à l’audience. Le demandeur était représenté par un conseil au moment où il a rempli son FRP, et l’omission concernait un élément clé du critère applicable en matière de protection de l’État : c.­à­d. s’adresser à un palier plus élevé de la hiérarchie. L’affirmation du demandeur selon laquelle il avait parlé au directeur de la police était considérée par la Commission comme un élément qui visait à embellir sa demande d’asile, et la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire en accordant du poids à l’incohérence ainsi qu’au fait que la documentation à l’appui (les rapports médicaux et de police) aurait raisonnablement pu être obtenue.

 

[43]           Les conclusions quant à la crédibilité constituent « l’essentiel » de l’expertise de la Commission (Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 481, 143 NR 238, au paragraphe 1 (CAF) et il convient de faire preuve de retenue à leur égard. Cependant, « la retenue n’est pas un chèque en blanc. Le décideur doit donner les motifs qui l’ont amené à tirer une conclusion justifiable » : Njeri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 FC 291, [2009] ACF no 350, au paragraphe 12.

 

[44]           La Cour a conclu que ce ne sont pas toutes les incohérences ou les invraisemblances qui appuient des conclusions défavorables en matière de crédibilité, et que ces conclusions ne doivent pas découler d’un « examen microscopique » de questions qui n’ont aucune pertinence quant à la demande d’asile ou qui y sont secondaires : Attakora c Canada (MEI), [1989] ACF no 444, 99 NR 168, au paragraphe 9 (CAF).

 

[45]           J’ai examiné les principes directeurs tirés de la jurisprudence et j’en retire que les conclusions de la Commission en matière de crédibilité doivent faire l’objet d’un important degré de retenue. Cependant, les conclusions de la Commission doivent être claires, justifiées et communiquées dans les motifs.

 

[46]           En l’espèce, on ne sait pas avec certitude s’il y avait une conclusion relative à la crédibilité ou plus d’une. Les conclusions de la Commission à propos de l’incident de mai 2010 semblent constituer le fondement de la décision dans son ensemble. La Commission a rejeté le témoignage du demandeur à propos de l’incident, et ce, malgré le fait que la situation dans le pays appuyait les expériences qu’il avait décrites en ce qui a trait au fait qu’il a été incapable d’obtenir les rapports médicaux ou le rapport de police, ainsi que le manque de coopération de la police. Bien que la Commission ne soit pas obligée de faire mention de chaque élément de preuve, elle aurait dû traiter de cet élément de preuve qui contredisait directement ses conclusions : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35, au paragraphe 17.

 

[47]           En l’espèce, l’incohérence entre le fait de signaler l’incident à la police et de le signaler au directeur de la police n’est pas une contradiction ou une omission importante. L’explication du demandeur selon laquelle il considérait la police comme « une seule unité » n’est ni déraisonnable, ni invraisemblable.

 

[48]           La Commission a aussi reconnu la preuve documentaire qui démontrait que la corruption et la discrimination envers les Roms sont des problèmes persistants au sein de la police slovaque. L’allégation du demandeur selon laquelle la police avait refusé de faire enquête ou de lui donner un rapport n’est pas incompatible avec cet élément de preuve. Le demandeur a produit une explication au sujet de l’incohérence; il n’était pas raisonnable de la part de la Commission de ne pas le croire et de conclure que cette conclusion défavorable relative à la crédibilité était déterminante à l’égard de toutes les questions.

 

[49]           Le demandeur a précisé qu’on a refusé de lui donner les rapports médicaux. Cela est cohérent avec les renseignements contenus dans les rapports sur la situation dans le pays, et, par conséquent, cela n’est pas invraisemblable. La Commission n’a donné aucun motif à l’appui de son rejet de la preuve produite par le demandeur en raison de son caractère non véridique.

 

La protection de l’État

 

[50]           Le demandeur soutient que la Commission a omis de tenir compte d’éléments de preuve, notamment du témoignage du demandeur ainsi que de la preuve documentaire, qui portaient sur la discrimination à grande échelle dont les Roms font l’objet, sur l’inefficacité de la police et sur l’absence de protection de l’État adéquate pour les demandeurs en Slovaquie. Le demandeur a relaté dans son témoignage qu’il avait communiqué avec la police après chacun des incidents, mais que cette dernière ne répondait pas ou refusait de faire enquête, et qu’elle ne fournissait pas les rapports.

 

[51]           Le défendeur soutient que le témoignage du demandeur concernant la protection de l’État a été rejeté en raison de la conclusion défavorable en matière de crédibilité.

 

[52]           J’ai conclu que la conclusion relative à la crédibilité ou les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission n’étaient pas raisonnables. Par conséquent, la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État était elle aussi déraisonnable.

 

[53]           J’ai aussi examiné la jurisprudence applicable en matière de protection de l’État, y compris les décisions antérieures citées par la Commission dans sa décision. Comme l’a constaté la Commission, le point de départ est la présomption selon laquelle l’État est capable de protéger ses citoyens. La présomption ne peut être réfutée qu’au moyen d’une preuve claire et convaincante que la protection de l’État est inadéquate ou inexistante : Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2009] 4 RCF 636 (Carrillo). La preuve doit être digne de foi et avoir une force probante; les demandeurs d’asile doivent « produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante » : Carrillo, précité, au paragraphe 30.

 

[54]           Il est bien établi en droit que, s’il n’est pas nécessaire que la protection accordée par l’État soit parfaite, celle-ci doit néanmoins être offerte : Ward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immiration), [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1, aux paragraphes 55 à 57 [Ward]; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] ACF no 1189, 99 DLR (4th) 334, au paragraphe 7.

 

[55]           Le critère applicable n’est pas celui de la « perfection » de la protection de l’État, mais plutôt celui de son caractère adéquat. Toutefois, la simple volonté d’un état d’assurer la protection ne suffit pas; la protection de l’État doit avoir un certain degré d’efficacité : Bledy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, 97 Imm LR (3d) 243, au paragraphe 47 :

47        Cependant, comme notre Cour l’a fait observer à maintes occasions, la simple volonté d’un État d’assurer la protection de ses citoyens ne suffit pas en soi à établir sa capacité de les protéger. La protection doit présenter un certain niveau d’efficacité : voir Burgos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1537, 160 ACWS (3d) 696; Soto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1183, paragraphe 32. Un demandeur peut donc réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État en démontrant soit qu’un État n’est pas disposé à lui offrir une protection suffisante, soit qu’il en est incapable : voir Cosgun c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 400, paragraphe 52.

 

[56]           L’incapacité de l’État de garantir la protection est une considération essentielle lorsqu’il s’agit de déterminer si la crainte du demandeur est bien fondée – c.­à­d., lorsqu’il s’agit de déterminer s’il a des motifs objectifs de ne pas être disposé à solliciter la protection de l’État.

 

[57]           Comme l’a mentionné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 49 :

Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit:  l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] «aurait pu raisonnablement être assurée».  En d’autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression «réfugié au sens de la Convention» s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine; autrement, le demandeur n’a pas vraiment à s’adresser à l’État.

 

 

[58]           En l’espèce, la Commission n’a pas précisément traité de la question de savoir si le demandeur craignait avec raison d’être persécuté. Cependant, j’interpréterais l’arrêt Ward comme donnant des directives plus générales à propos des efforts qu’une personne doit déployer pour se réclamer de la protection de l’État.

 

[59]           Je suis d’avis que la décision de la Commission était déraisonnable, en raison de la conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour se réclamer de la protection de l’État et qu’il n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État. Même si l’on ne tient pas compte de l’incident de mai 2010, le demandeur a sollicité l’aide de la police pour les incidents du Nouvel An de 2010 et de juillet 2010, et la police n’a pas répondu.

 

[60]           La Commission a reconnu que la situation actuelle pour les Roms en Slovaquie était peu reluisante en ce qui a trait à l’éducation, à l’emploi, aux soins de santé et aux autres services sociaux, et que l’appareil judiciaire ainsi que les forces policières étaient inefficaces et corrompus. Bien que les efforts déployés par l’État pour régler ces problèmes puissent être louables, et même si le demandeur avait reçu des soins médicaux et de l’instruction, et qu’il bénéficiait d’un logement, la Commission ne semble pas s’être demandé si la protection de l’État avait atteint un degré adéquat en ce qui a trait à la situation spécifique du demandeur. Par conséquent, la conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État n’est pas raisonnable, sans égard à la question de savoir si elle était fondée sur une conclusion relative à la crédibilité ou sur d’autres éléments de preuve.

 

Conclusion

 

[61]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La ou les conclusions défavorables relatives à la crédibilité tirées par la Commission qui découlaient de l’incident de mai 2010 ne sont pas justifiées par les motifs ou par le dossier. Plusieurs des conclusions de la Commission reposent sur le fait qu’elle ne croyait pas que le demandeur avait communiqué avec le directeur de la police, et ce, malgré la preuve relative à la situation dans le pays en ce qui a trait à la discrimination et à la corruption des policiers, lesquelles concordaient avec l’explication donnée par le demandeur. Cela fut ensuite le fondement de la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Le demandeur a communiqué avec la police à chacune des occasions et les policiers n’ont rien fait. Le fardeau du demandeur de réfuter la présomption relative à la protection de l’État doit être apprécié dans le contexte du degré actuel d’efficacité de la protection de l’État en Slovaquie, et non uniquement sur les efforts déployés par l’État.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.         La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission de l’Immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen.

 

2.         Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1282-12

 

INTITULÉ :                                      MIROSLAV HARVAN ET AL c MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Kane

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 7 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dumoluhle Siziba

POUR LES DEMANDEURS

 

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

DUMOLUHLE SIZIBA

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 


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