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Date : 20141119


Dossier : IMM-4522-13

Référence : 2014 CF 1093

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Toronto (Ontario), le 19 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MUSTAFA AJELAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR], qui vise la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger.

[2]               En résumé, le demandeur soutient que la Commission a pris trop de raccourcis avant de parvenir à la conclusion mentionnée ci‑dessus. La Commission n’a pas analysé adéquatement les questions sous‑jacentes relatives à la possibilité de refuge intérieur [la PRI] dans le pays d’origine du demandeur, soit la Libye. La Cour convient que l’analyse comporte des lacunes, ce qui l’oblige à renvoyer l’affaire à la Commission pour nouvel examen.

II.                Les faits

[3]               Le demandeur a 33 ans, a la citoyenneté libyenne et est originaire de Tripoli.

[4]               Lors de l’éclatement de la guerre civile en Libye au mois de février 2011, il vivait à Montréal pour ses études, et il avait antérieurement obtenu un visa pour études.

[5]               En raison de l’évolution de la situation sur le plan politique et en matière de sécurité dans son pays d’origine, le demandeur a eu peur de retourner dans ce pays, car il craignait d’être pris pour cible en raison de son origine ethnique amazighe et des violences entre factions rivales. Il a présenté une demande d’asile au Canada le 22 août 2011. Le 6 octobre 2011, il a déposé son Formulaire de renseignements personnels [FRP] à la SPR.

[6]               La situation en Libye s’est détériorée entre octobre 2011 et mars 2013; c’est d’ailleurs au cours de ce dernier mois que la demande d’asile a été instruite par la SPR.

[7]               Au cours de cette période, le demandeur avait fait l’objet de menaces de mort, parce qu’il avait exprimé son opinion sur des forums en ligne à propos des droits de son peuple, les Amazighes, ainsi qu’à propos du fait qu’il était important que le nouveau gouvernement soit laïque et civil.

[8]               Le 18 février 2013, le demandeur a présenté des modifications à son FRP, dans lesquelles il décrivait la nouvelle situation, et faisait part de ses préoccupations, lesquelles étaient attribuables à ses activités alors qu’il était au Canada. Plus précisément, ses observations faisaient référence aux éléments suivants : la détérioration de la situation en Libye; le fait qu’il avait pris publiquement position contre le gouvernement libyen (c.-à-d., en faveur d’un gouvernement laïque/civil); les menaces envers sa personne qu’il avait reçues par courriel, et l’effondrement de la capacité de la Libye à le protéger.

III.             La décision

[9]               La Commission n’a pas soulevé le fait que la crédibilité du demandeur posait problème et a reconnu l’identité du demandeur en tant que membre de la minorité amazighe.

[10]           La Commission, bien qu’elle ait pris acte de la preuve documentaire se rapportant aux améliorations des conditions de la collectivité amazighe dans l’ère post‑Kadhafi, n’a pas tranché la question de savoir si le demandeur serait ou non exposé à de la persécution en raison de son origine ethnique s’il devait retourner à son domicile à Tripoli.

[11]           La seule conclusion déterminante tirée par la Commission était celle selon laquelle le demandeur pouvait bénéficier d’une PRI raisonnable, soit dans la région de Jabel Nefoussa ou dans la ville de Zouara, en Libye, et qu’il était, de ce fait, non admissible à la protection internationale.

[12]           La Commission ne s’est pas penchée sur le risque de persécution au motif de ses opinions politiques ou de son origine ethnique au sens de l’article 96 de la LIPR, pas plus qu’elle n’a examiné les risques au titre de l’article 97 de cette même loi.

IV.             Analyse

[13]           La Commission disposait d’éléments de preuve tirés de la preuve écrite ou des témoignages en ce qui concerne l’origine ethnique du demandeur et ses opinions politiques, à l’égard desquels elle avait l’obligation d’examiner la question de savoir si le demandeur était exposé à de la persécution au titre de l’article 96, ou à des risques au titre de l’article 97.

[14]           Le demandeur a produit un ensemble varié d’éléments de preuve documentaire qui exposaient la détérioration des conditions en Libye après le coup d’État ayant renversé le colonel Kadhafi et entraîné sa mort, éléments qui démontraient sa crainte objective d’être persécuté ainsi que l’absence de protection de l’État à ce moment‑là.

[15]           Le demandeur a aussi produit des éléments de preuve qui faisaient ressortir les menaces dont il avait personnellement fait l’objet en raison des opinions politiques qu’il avait épousées alors qu’il était au Canada.

[16]           De plus, lorsque le demandeur a été interrogé par la Commission, il a expliqué les difficultés auxquelles il serait exposé en Libye dans l’éventualité où il devait retourner dans ce pays, notamment les menaces qui seraient formulées envers lui, autant à Tripoli qu’à l’extérieur de cette ville (dossier certifié du tribunal, pp. 316, 318 à 324).

[17]           Toute cette preuve était compatible avec la preuve fournie dans le FRP original ainsi que dans le FRP modifié.

[18]           Comme il a été mentionné ci‑dessus, la Commission n’a pas tiré de conclusion quant à la crédibilité en ce qui a trait au témoignage objectif ou au témoignage subjectif. La SPR a plutôt conclu que le demandeur pourrait trouver un refuge sécuritaire dans les deux régions de la Libye mentionnées précédemment au paragraphe 11. Cependant, le demandeur a relaté dans son témoignage que sa crainte s’appliquait à l’ensemble de la Libye et non uniquement à Tripoli, en plus de produire une preuve documentaire à l’appui de cette crainte, compte tenu de la détérioration de la gouvernance et de la protection dont un habitant de ce pays peut se réclamer.

[19]           Il s’ensuit que la première erreur commise par la Commission dans cette affaire est d’avoir omis de tenir compte de tous les motifs exposés dans la demande d’asile, que ce soit sous le régime de l’article 96 ou sous celui de l’article 97.

[20]           Cet élément fondamental du droit applicable en matière de réfugiés remonte à l’arrêt de principe Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 745 et  746, dans lequel la Cour suprême du Canada a confirmé que la Commission doit tenir compte de tous les motifs pertinents pour lesquels une personne présente une demande en vue d’obtenir le statut de réfugié.

[21]           Le juge Rennie a traité de cette erreur d’équité procédurale dans la décision Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 494 :

[5]        Les demandes d’asile mettent en jeu les droits fondamentaux de la personne. Par conséquent, il est important que la Commission tienne compte de chaque motif soulevé par la preuve, même si le demandeur d’asile n’en fait pas expressément état : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689; Viafara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1526, au paragraphe 13. Dans la plupart des circonstances, le fait de ne pas tenir compte d’un élément d’une demande d’asile constitue une erreur grave et possiblement fatale : Mersini c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1088, au paragraphe 6.

[6]        L’omission de la Commission de tenir compte d’un motif de persécution qui ressort du dossier constitue un manquement à l’équité procédurale susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Il est possible que la raisonnabilité et la déférence n’aient aucun rôle à jouer lorsqu’il n’y a pas d’examen de la preuve.

[22]           En l’espèce, la Commission n’a pas tenu compte du fondement sous‑jacent de la demande d’asile à l’égard des motifs énumérés à l’article 96. Il n’appartient pas à la Cour d’analyser et de trancher la demande d’asile; cela relève de la Commission, et cette dernière ne s’est pas acquittée de cette fonction en l’espèce.

[23]           Il est possible de formuler les mêmes commentaires en ce qui concerne les risques visés à l’article 97.

[24]           Comme le juge Rennie l’a mentionné dans la décision Ballestro Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 709 :

[7]        La Commission ne s’est pas demandé si la discrimination à laquelle le demandeur serait exposé […] équivalait à de la persécution, laquelle question était pertinente quant aux conclusions auxquelles la Commission en est arrivée au sujet de la protection de l’État et de la PRI. En raison de cette erreur, la conclusion de la Commission n’est pas raisonnable et la demande doit donc être accueillie.

[25]           L’erreur n’aurait pas nécessairement été fatale si la crédibilité du demandeur était contestée, parce qu’il aurait alors été possible d’affirmer que le fondement factuel de la demande d’asile n’était pas appuyé par le témoignage : voir Emamgongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 208, et Ozuak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CFPI 580. En l’espèce, cependant, il n’y avait rien qui appuyait l’omission d’examiner les demandes d’asile du demandeur fondées sur les articles 96 et 97.

[26]           En dernier lieu, même si je fais fausse route au sujet de ce qui précède, de sorte qu’il n’y aurait pas de vice d’équité procédurale en raison de l’omission de tenir compte des éléments sous‑jacents de la demande d’asile, la conclusion de la Commission concernant la PRI serait erronée, en raison du caractère déraisonnable de son analyse à cet égard.

[27]           L’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 RCF 589, est l’arrêt de principe quant à la question de la PRI. La Cour d’appel fédérale s’y exprimait ainsi aux paragraphes 13 et 14 :

[…] la question à laquelle on doit répondre est celle-ci: serait-ce trop sévère de s’attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l’étranger?

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille.

[28]           La Commission disposait d’éléments de preuve, sous forme d’un courriel de menaces qui avait été adressé directement et uniquement au demandeur et dans lequel il était mentionné qu’on le tuerait dans l’éventualité où il devait se présenter à l’aéroport de Tripoli. Si la Commission voulait qu’il se rende à l’une des deux PRI, elle n’a alors pas mentionné comment il aurait pu s’y rendre sans passer par l’aéroport de Tripoli, ou par d’autres chemins le menant au prétendu refuge sécuritaire.

[29]           De plus, la Commission ne s’est pas prononcée sur la preuve produite par le demandeur, portant que la menace à laquelle il était exposé ne se limitait pas à Tripoli et qu’elle s’étendrait à d’autres régions du pays. Ce témoignage contredisait directement la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à de la persécution dans les PRI proposées.

[30]           En l’espèce, étant donné que la Commission avait mis l’accent sur les PRI et qu’elle n’a effectué aucune autre analyse de fond, elle aurait dû traiter des éléments de preuve qui allaient à l’encontre de ses conclusions. La Cour d’appel fédérale a tiré la conclusion suivante dans l’arrêt Cepeda-Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1998] ACF no 1425 :

[27]      Finalement, je dois me demander si la section du statut a tiré cette conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont [elle disposait]". À mon avis, la preuve était si importante pour la cause du demandeur que l’on peut inférer de l’omission de la section du statut de la mentionner dans ses motifs que la conclusion de fait a été tirée sans tenir compte de cet élément. Il est d’autant plus facile de tirer cette inférence parce que la Commission a traité dans ses motifs d’autres éléments de preuve indiquant que le retour à Mexico ne constituerait pas un préjudice indu. L’affirmation "passe-partout" selon laquelle la Commission a examiné l’ensemble de la preuve dont elle était saisie n’est pas suffisante pour empêcher de tirer cette inférence, compte tenu de l’importance de cette preuve pour la revendication du demandeur.

[31]           La Cour fédérale a adopté une approche similaire à de nombreuses reprises : voir, par exemple, les décisions Vassey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 899, au paragraphe 76; Vigueras Avila c Canada (Citoyenneté et Immigration)¸ 2006 CF 359, au paragraphe 36. Je ne vois pas pourquoi la Cour devrait adopter une approche différente en l’espèce.

V.                Conclusion

[32]           Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, la décision sera renvoyée pour réexamen. Les parties n’ont proposé aucune question à des fins de certification et n’ont présenté aucune demande d’adjudication de dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire sera renvoyée à la Commission pour nouvelle décision. Aucune question ne sera certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan Diner »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM-4522-13

 

INTITULÉ :

MUSTAFA AJELAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 OCTOBRE 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 19 NOVEMBRE 2014

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

POUR LE DEMANDEUR

Lorne McCleneghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Offices of Jared Will

Barristers and Solicitors

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney,

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pOUR LE DÉFENDEUR

 

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