Date : 20150203
Dossier : A‑413‑13
Référence : 2015 CAF 37
CORAM : |
LE JUGE STRATAS LE JUGE WEBB LE JUGE NEAR
|
|
ENTRE : |
|
|
AMIR ATTARAN |
|
|
appelant |
|
|
et |
|
|
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
|
|
intimé |
|
|
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 3 septembre 2014.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 février 2015.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE WEBB |
MOTIFS CONCORDANTS : |
LE JUGE STRATAS |
MOTIFS DISSIDENTS : |
LE JUGE NEAR |
Date : 20150203
Dossier : A‑413‑13
Référence : 2015 CAF 37
CORAM : |
LE JUGE STRATAS LE JUGE WEBB LE JUGE NEAR
|
|
ENTRE : |
|
|
AMIR ATTARAN |
|
|
appelant |
|
|
et |
|
|
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
|
|
intimé |
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE WEBB
[1] Amir Attaran a interjeté appel de la décision par laquelle la juge Strickland (2013 CF 1132) a rejeté sa demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 22 février 2012 (qui lui a été communiquée le 2 mars 2012) par la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP). La CCDP a rejeté la plainte déposée par le professeur Attaran, en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la LCDP), au motif que Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) commettrait un acte discriminatoire en traitant les demandes de résidence permanente des parents dans un délai beaucoup plus long que celui requis par les demandes des autres membres de la famille, particulièrement celles des enfants et des époux.
[2] Le Procureur général a reconnu que les demandes de parrainage touchant les parents étaient traitées différemment des demandes de parrainage touchant les époux, les enfants à charge et les autres membres de la famille. Il était toutefois raisonnable pour la CCDP de conclure, selon lui, que l’examen de la plainte n’était pas justifié.
[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le présent appel et je renverrais l’affaire à la CCDP.
Contexte
[4] Amir Attaran est professeur et titulaire d’une chaire de recherche du Canada à la faculté de droit et à la faculté de médecine de l’Université d’Ottawa. Il est né aux États‑Unis et son épouse (née au Brésil) et lui‑même sont maintenant citoyens canadiens; le professeur Attaran et son épouse ont une petite fille (qui est également citoyenne canadienne). En 2009, ni le professeur Attaran ni son épouse n’avaient d’autres membres de leur famille au Canada. Cette année‑là, le professeur Attaran a fait démarrer la procédure d’immigration au titre du regroupement familial, sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en vue du parrainage de ses parents (qui sont citoyens américains). Cette procédure comporte deux volets – le premier consiste en une évaluation de la demande de parrainage et le second en une évaluation de la demande de résidence permanente. La plainte du professeur Attaran concerne le délai de traitement dans le premier volet de la procédure – l’évaluation de la demande de parrainage.
[5] Tandis qu’au moment où le professeur Attaran a formulé sa plainte, CIC visait un objectif de traitement dans les 42 jours des demandes de parrainage des époux et des enfants à charge, le délai de traitement était beaucoup plus important – environ de 37 mois – pour les demandes de parrainage des parents et des grands‑parents. La plainte du professeur Attaran concernait le traitement différent en 2010 des demandes de parrainage touchant les parents et les grands‑parents. La CCDP a chargé une personne d’enquêter sur la plainte aux termes du paragraphe 43(1) de la LCDP. La personne initialement nommée n’a pu terminer l’enquête; une autre personne a été désignée, qui a mené à bien l’enquête. L’enquêteuse a recommandé de rejeter la plainte. La CCDP a accepté cette recommandation et la plainte a été rejetée en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP.
[6] La CCDP a rejeté la plainte au motif que, même si CIC traitait effectivement de manière différente les demandes de parrainage des parents et des grands‑parents d’une part et les demandes de parrainage des époux, des enfants à charge et des autres membres de la famille d’autre part, il l’avait convaincue par ses observations que l’examen de la plainte n’était pas justifié. Lors de l’instruction du présent appel, les deux parties ont principalement traité de la question de savoir si la différence de traitement reposait ou non sur un motif justifiable.
Décision de la Cour fédérale
[7] La conclusion tirée par la juge de la Cour fédérale, pour rejeter la demande de contrôle judiciaire du professeur Attaran, est exposée comme suit au paragraphe 133 de ses motifs :
133 Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il était raisonnable pour la Commission, d’une part, de juger que cette preuve était suffisante pour démontrer que le traitement différent réservé par CIC reposait sur un motif justifiable, et d’autre part, de se fonder sur cette preuve pour conclure que l’examen de la plainte n’était pas justifié.
[8] La juge de la Cour fédérale a conclu que le fondement de la décision de la CCDP de ne pas renvoyer l’affaire au Tribunal reposait sur la question de l’existence d’un motif justifiable à l’acte de CIC. Bien que les deux parties, en présentant leurs observations dans le présent appel, soient parties de l’hypothèse que la CCDP avait bien fondé sa décision sur cette question, il est loin d’être clair qu’il en a vraiment été ainsi, tel qu’on le verra plus loin.
Norme de contrôle
[9] Le rôle de la Cour consiste à décider si la juge de la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle et si elle l’a appliquée correctement (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47, approuvant cette approche exposée dans Telfer c. Agence du revenu du Canada, 2009 CAF 23, 386 N.R. 212, au paragraphe 18). La Cour doit donc se mettre à la place de la juge de la Cour fédérale et se concentrer sur la décision de la CCDP (Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247; Kinsel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 126, [2014] A.C.F. n° 781, au paragraphe 23).
[10] Au sujet des conclusions de fait de la CCDP et de son pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte, le juge Cromwell, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), et autres, 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364 :
17 Leurs réponses à deux des questions en litige montrent que le juge en cabinet et la Cour d’appel conçoivent différemment le rôle du tribunal de révision en l’espèce. La première question est celle de la norme de contrôle applicable, ce qui tient en grande partie à la nature de la décision de la Commission. J’estime que la Commission n’a pas statué sur sa compétence, mais qu’elle a plutôt décidé, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, qu’une enquête était justifiée dans les circonstances. Sa décision discrétionnaire est assujettie à la norme de la décision raisonnable. La seconde question — connexe à la première — est celle de savoir dans quels cas une cour de justice est justifiée d’intervenir à cette étape préliminaire de la procédure de la Commission. La réponse dépend essentiellement de ce que l’arrêt Bell (1971) [Bell c. Ontario (Human Rights Commission), [1971] R.C.S. 756] a toujours valeur de précédent ou non. À mon avis, cet arrêt de notre Cour ne devrait plus être suivi, et les cours de justice devraient faire preuve de grande retenue lorsqu’elles sont appelées à intervenir à cette étape initiale du processus. De plus, dans le contexte d’une intervention judiciaire envisagée à ce stade préliminaire de la procédure administrative, la norme de contrôle de la décision raisonnable peut être formulée comme suit : la loi ou la preuve offre‑t‑elle un fondement raisonnable à la conclusion de la Commission selon laquelle la tenue d’une enquête est justifiée? […]
[Non souligné dans l’original.]
[11] Dans cette affaire, la Human Rights Commission de la Nouvelle‑Écosse avait statué qu’une enquête du tribunal était justifiée. Dans la décision French c. Nova Scotia (Human Rights Commission), 2012 NSSC 395, [2012] N.S.J. n° 638, le juge Muise a déclaré ce qui suit :
[traduction]
29 Il s’agissait dans l’arrêt H.R.M. c N.S. (H.R.C.) du contrôle d’une décision selon laquelle une commission d’enquête devait être nommée. Je suis toutefois d’avis que les décisions rejetant des plaintes appellent un même degré de retenue. Cette thèse est étayée par la présence des mots « ou non » au paragraphe 21 et des mots « ou le rejet » au paragraphe 24.
[12] La Cour a toutefois déclaré ce qui suit dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392 :
76 Dans le même ordre d’idées, il est notoire que le nombre de plaintes que reçoit la Commission dépasse de loin le nombre de plaintes qu’elle peut, pour des raisons pratiques et pécuniaires, renvoyer devant un tribunal pour enquête supplémentaire. Comme l’a dit le juge Décary dans [Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113], au paragraphe 38 :
La Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête [...] Les motifs de renvoi à une autre autorité (paragraphe 44(2)), de renvoi au président du Comité du tribunal des droits de la personne (alinéa 44(3)a)) ou, carrément, de rejet (alinéa 44(3)b)) comporte, à divers degrés, des questions de fait, de droit et d’opinion (voir Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687 (C.A.), à la page 698, le juge Le Dain), mais on peut dire sans risque de se tromper qu’en règle générale, le législateur ne voulait pas que les cours interviennent à la légère dans les décisions prises par la Commission à cette étape.
En règle générale, du moins lorsqu’il s’agit de l’appréciation de questions pratiques et pécuniaires, la Commission est bien mieux placée que la Cour fédérale pour apprécier si une plainte en particulier devrait se rendre plus loin. Ce facteur penche donc en faveur d’une plus grande déférence.
[…]
80 Toutefois, lorsque la Commission décide de rejeter une plainte, sa conclusion est « à proprement parler, une décision qui touche aux droits subjectifs » (Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687, au paragraphe 24 (C.A.F.) [Latif]). Toutes les présomptions juridiques formulées par la Commission quand elle décide de rejeter une plainte seront définitives pour ce qui concerne leurs répercussions sur les parties. Par conséquent, dans la mesure où la Commission décide de rejeter une plainte en s’appuyant sur une conclusion qu’elle a tirée au sujet d’une question fondamentale de droit, le degré de déférence qui sera exercé dans le contrôle de la décision sera moins élevé.
[Non souligné dans l’original.]
[13] Dans le récent arrêt Keith c. Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117; [2012] A.C.F. n° 505, la Cour a de nouveau abordé la question de la norme applicable au contrôle judiciaire de la décision de la CCDP de rejeter une plainte :
43 Pour décider si la plainte devrait être instruite par le Tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue lors d’une enquête préliminaire, en ce sens qu’elle doit décider si, vu l’ensemble des faits dont elle dispose, l’examen de la plainte par le Tribunal est justifié. L’élément central du rôle qui est confié à la Commission consiste donc à évaluer la suffisance des éléments de preuve qui lui sont soumis, c’est‑à‑dire à déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante. De plus, la décision de la Commission est discrétionnaire (Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 (Halifax), aux paragraphes 23 à 25; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, au paragraphe 53; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, aux pages 898 et 899).
44 Il est bien établi que la décision de la Commission de renvoyer une plainte au Tribunal est susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (Halifax, aux paragraphes 27, 40 et 44 à 53; Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113 (C.A.), au paragraphe 38). Dans l’arrêt Halifax, le juge Cromwell s’est récemment penché sur la question de la norme de contrôle applicable en pareil cas. Il a conclu que « le tribunal de révision qui contrôle la décision de la Commission de demander la nomination d’une commission chargée d’enquêter sur une plainte doit se demander si la loi ou la preuve offre un fondement raisonnable à cette décision » (Halifax, au paragraphe 53). Même si l’arrêt Halifax portait sur les fonctions d’examen préalable exercées par la Commission des droits de la personne de la Nouvelle‑Écosse, les conclusions que la Cour a tirées dans cet arrêt s’appliquent tout autant aux fonctions d’examen préalable qui sont attribuées à la Commission canadienne des droits de la personne (Halifax, au paragraphe 52).
45 En l’espèce, la Cour n’est pas appelée à examiner la décision de renvoyer une plainte au Tribunal : la Commission a décidé de rejeter la plainte. À mon avis, lorsque la Commission rejette une plainte en application de l’alinéa 43(3)b) de la Loi, il y a lieu de procéder à un examen plus poussé.
46 Le juge Cromwell a bien pris soin de préciser que la conclusion tirée dans l’arrêt Halifax ne valait que pour les cas où la plainte est renvoyée à un tribunal en vue d’un examen plus poussé. En pareil cas, tout intéressé peut faire valoir son point de vue et soumettre des éléments de preuve appropriés à la seconde étape du processus; en conséquence, le fait de renvoyer la plainte pour qu’elle soit examinée plus à fond ne constitue pas une décision définitive sur la plainte. Comme le juge Cromwell le fait observer au paragraphe 15 de l’arrêt Halifax, « [l]a seule mesure prise par la Commission avait été de renvoyer la plainte à une commission d’enquête. Elle n’avait tranché aucune question sur le fond » (voir également les paragraphes 23 et 50 de l’arrêt Halifax). Le rejet ordonné en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi a toutefois pour effet d’empêcher la Commission et le Tribunal de poursuivre l’examen ou l’instruction de la plainte.
47 La décision de la Commission de rejeter la plainte en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi est une décision définitive qui intervient normalement dès les premières étapes, mais en pareil cas – contrairement à la décision par laquelle la Commission déclare la plainte irrecevable en vertu de l’article 41 –, la Commission rend sa décision à la lumière de l’enquête menée aux termes de l’article 43. Cette décision est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable, mais, ainsi qu’il a été précisé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59, et récemment réitéré dans l’arrêt Halifax, au paragraphe 44, la raisonnabilité constitue une notion unique qui « s’adapte » au contexte particulier. En l’espèce, la nature du rôle de la Commission et le rôle que joue la décision rendue en vertu de l’alinéa 44(3)b) dans le cas du processus prévu par la Loi constituent des aspects importants de ce contexte dont il faut en tenir compte pour l’application de la norme de la décision raisonnable.
48 À mon avis, la cour de révision devrait s’en remettre aux conclusions de fait tirées par la Commission à l’issue de l’enquête qu’elle mène aux termes de l’article 43 ainsi qu’aux conclusions de droit que la Commission tire dans le cadre de son mandat. Si elle juge ces conclusions raisonnables, la cour de révision doit ensuite se demander si le rejet de la plainte dès le début du processus, en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi, était une conclusion raisonnable à tirer compte tenu du fait que la décision de rejeter la plainte est une décision définitive qui empêche de poursuivre l’enquête ou l’examen de la plainte en vertu de la Loi.
49 Cette formulation garantit que la décision de la Commission et le processus prévu par la Loi font l’objet de la déférence judiciaire qui convient eu égard à la nature du rejet prévu à l’alinéa 44(3)b). La jurisprudence de notre Cour antérieure à l’arrêt Dunsmuir appuie cette idée pour ce qui est du contrôle judiciaire des décisions dans lesquelles la Commission rejette une plainte en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi (Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392).
[Non souligné dans l’original.]
[14] En l’espèce, les conclusions de fait tirées par la CCDP appellent la norme de contrôle de la décision raisonnable. Si ces conclusions sont raisonnables, la question est alors de savoir si la décision de rejeter la plainte était raisonnable, en ayant à l’esprit que la décision a clos l’affaire, ce qui pourrait rendre plus restreint l’éventail des issues possibles acceptables.
Questions en litige
[15] L’accent devant être mis sur la décision de la CCDP, les questions en litige sont les suivantes dans la présente affaire :
a) La CCDP a‑t‑elle rejeté la plainte en fonction de la question de savoir si le fait pour CIC d’accorder la priorité aux demandes de parrainage touchant les époux et les enfants reposait sur un motif justifiable?
b) La décision de la CCDP de rejeter la plainte était‑elle raisonnable?
Processus de règlement des plaintes et actes discriminatoires sous le régime de la LCDP
[16] Il importe, avant de procéder au contrôle de la décision de la CCDP, de donner un aperçu des dispositions de la LCDP qui traitent de la procédure de règlement des plaintes et des actes discriminatoires.
[17] Le professeur Attaran a mis la présente procédure en branle par le dépôt d’une plainte en vertu du paragraphe 40(1) de la LCDP. Ce paragraphe prévoit qu’un individu ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne commet (ou a commis) un « acte discriminatoire » peut déposer une plainte. Les articles 5 à 14.1 de la LCDP précisent quels actes sont discriminatoires. Les articles 15 et 16 prescrivent que certains actes ne doivent pas être considérés comme étant discriminatoires.
[18] L’article 5 de la LCDP prévoit ce qui suit :
5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public : a) d’en priver un individu; b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture. |
5. It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public (a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or (b) to differentiate adversely in relation to any individual, on a prohibited ground of discrimination. |
[19] La situation de famille figure parmi les motifs de distinction illicite énoncés à l’article 3 de la LCDP. La CCDP a implicitement admis qu’un traitement différencié en fonction du fait qu’une personne est soit un parent, soit un époux (ou un enfant), serait une différence de traitement fondée sur la situation de famille. Le Procureur général n’a aucunement mis en question cette interprétation de la notion de situation de famille.
[20] Il découle de l’article 39 de la LCDP que, pour l’application de la partie III (les articles 39 à 65) de la LCDP, un « acte discriminatoire » s’entend d’un acte visé aux articles 5 à 14.1 de cette loi (ce qui exclut ainsi l’article 15). L’exception fondée sur le motif justifiable, notamment, est prévue à l’alinéa 15(1)g) de la LCDP.
[21] L’alinéa 15(1)g) et le paragraphe 15(2) de la LCDP ne seraient ainsi pas pris en compte, en vertu de l’article 39 de la LCDP, en vue d’établir si un acte donné est ou non un « acte discriminatoire » pour l’application de la partie III de la LCDP, lorsqu’il est recouru à cette expression. Par conséquent, le dépôt d’une plainte en vertu du paragraphe 40(1) de la LCDP fait appel au sens restreint d’« acte discriminatoire ».
[22] Le paragraphe 44(3) de la LCDP renferme les dispositions applicables au rejet d’une plainte ou à son renvoi au Tribunal :
44(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission : a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue : (i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié, (ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e); b) rejette la plainte, si elle est convaincue : (i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié, (ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e). |
44(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission (a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied (i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and (ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or (b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied (i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or (ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e). |
[23] Le libellé du paragraphe 44(3) diffère de celui de l’article 40 de la LCDP. Tandis qu’une plainte peut être déposée si un individu a des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un « acte discriminatoire » (cela étant établi sans recours au paragraphe 15(1) de la LCDP), la décision de renvoyer l’affaire au Tribunal est prise en tenant compte des circonstances relatives à la plainte. L’expression « acte discriminatoire » (selon son sens modifié par l’article 39 de la LCDP) n’est pas utilisée au paragraphe 44(3) de la LCDP. La CCDP pouvait ainsi, en tenant compte des circonstances relatives à la plainte, examiner si l’acte de CIC reposait sur un motif justifiable (arrêt Sketchley, aux paragraphes 93 à 95).
[24] Quant aux plaintes formulées sous le régime de la LCDP qui sont renvoyées au Tribunal, il incombe initialement au plaignant d’établir à première vue l’existence de discrimination. Cela fait, pour avoir gain de cause, la personne visée par la plainte doit :
a) soit fournir une explication raisonnable de son acte, en vue d’établir que, s’il semble être discriminatoire, il ne l’est pas en réalité,
b) soit établir qu’une exception prévue à la LCDP (p. ex. un motif justifiable) est applicable (arrêt Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360, au paragraphe 33).
[25] Si la personne visée par la plainte fournit une explication raisonnable de son acte (le point a) ci‑dessus), il incombe ensuite au plaignant de démontrer que l’explication ne constituait qu’un prétexte et que l’acte était véritablement de caractère discriminatoire (arrêt Lincoln c. Bay Ferries Ltd., 2004 CAF 204, [2004] A.C.F. n° 941, aux paragraphes 17 et 20 à 23). Si la personne faisant l’objet de la plainte déposée peut fournir une explication raisonnable qui n’est pas un prétexte pour commettre un acte par ailleurs discriminatoire, il n’est pas alors nécessaire de se pencher sur les exceptions prévues à l’article 15 de la LCDP, l’acte en cause n’étant pas discriminatoire.
[26] Faute toutefois d’une explication raisonnable de l’acte, il faut ensuite se demander si une exception énoncée dans la LCDP s’avère applicable. La juge de la Cour fédérale a estimé, on l’a dit, que la CCDP avait conclu que le traitement différencié des demandes de parrainage par CIC reposait sur un motif justifiable.
[27] Le motif justifiable constitue une exception à l’égard d’un acte par ailleurs discriminatoire. L’exception est prévue à l’alinéa 15(1)g) ainsi qu’au paragraphe 15(2) connexe de la LCDP :
15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires : […] g) le fait qu’un fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, ou de locaux commerciaux ou de logements en prive un individu ou le défavorise lors de leur fourniture pour un motif de distinction illicite, s’il a un motif justifiable de le faire. […] 15.(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité. |
15.(1) It is not a discriminatory practice if … (g) in the circumstances described in section 5 or 6, an individual is denied any goods, services, facilities or accommodation or access thereto or occupancy of any commercial premises or residential accommodation or is a victim of any adverse differentiation and there is bona fide justification for that denial or differentiation. … 15.(2) For any practice mentioned in paragraph (1)(a) to be considered to be based on a bona fide occupational requirement and for any practice mentioned in paragraph (1)(g) to be considered to have a bona fide justification, it must be established that accommodation of the needs of an individual or a class of individuals affected would impose undue hardship on the person who would have to accommodate those needs, considering health, safety and cost. |
[28] Il n’existe ainsi de motif justifiable pour un acte, aux termes du paragraphe 15(2) de la LCDP, que si « les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité ». Il devrait s’agir en l’espèce d’une contrainte excessive pour CIC, et non pour des tiers, comme les personnes demandant à parrainer des époux ou des enfants, ou ces époux ou enfants eux‑mêmes.
[29] On l’a dit, la question de la contrainte excessive ne se pose que si l’acte en cause est par ailleurs discriminatoire pour l’application de la LCDP. Si l’acte n’est pas discriminatoire au sens des articles 5 à 14.1 de la LCDP, il n’y a pas lieu d’examiner s’il existe pour lui un motif justifiable.
Décision de la CCDP
[30] La CCDP résume comme suit, dans sa lettre du 2 mars 2012, le motif justifiable qu’elle invoque pour rejeter la plainte (et ainsi ne pas renvoyer l’affaire au Tribunal) :
• le défendeur ne semble pas avoir réservé au plaignant un traitement différent et préjudiciable fondé sur l’âge;
• le défendeur a fourni une explication raisonnable quant au traitement plus rapide des demandes de parrainage touchant les enfants et les époux que des demandes touchant les parents et les grands‑parents;
• les actes du défendeur n’empêchent pas, ni ne tendent à empêcher, une personne ou une catégorie de personnes d’obtenir des visas de résidents permanents pour parents et grands‑parents;
• compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci par le Tribunal n’est pas justifié.
[31] Alors qu’elle déclare que [traduction] « [CIC] ne semble pas avoir réservé au plaignant un traitement différent et préjudiciable fondé sur l’âge », la CCDP ne fait aucune allusion à la question de savoir si CIC a accordé au plaignant un traitement différent fondé sur la situation de famille. La CCDP fait aussi état d’une explication raisonnable pour le traitement différent des demandes de parrainage touchant les parents et les grands‑parents, mais elle ne mentionne dans sa lettre ni la question du motif justifiable ni celle des contraintes excessives.
[32] La CCDP a déclaré ce qui suit dans la décision jointe à sa lettre :
[traduction]
Le défendeur reconnaît qu’il traite les demandes de parrainage des parents et des grands‑parents plus lentement que les demandes de parrainage touchant les autres catégories d’immigrants. Il explique toutefois que le traitement différent découle de l’exercice par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de son pouvoir discrétionnaire de gérer les mouvements d’immigration au Canada par la fixation de niveaux appropriés pour chaque catégorie d’immigrants. On explique plus en détail dans le rapport d’enquête et dans les observations du défendeur le processus d’établissement des niveaux d’immigration en fonction des priorités du gouvernement, ainsi que les défis que cela pose en termes d’affectation des ressources du défendeur. La Commission juge que l’explication donnée par le défendeur est raisonnable et ne relève pas du prétexte.
[…]
La jurisprudence citée par le plaignant (Canada (Secrétaire d’État aux Affaires extérieures) c. Menghani, [1994] 2 CF 102 et Singh (Re)(C.A.F.), 1988 A.C.F. n° 414) étaye son argument selon lequel on pourrait le considérer victime de discrimination en raison de l’effet préjudiciable sur ses parents, du fait de leur âge, de la priorité accordée par le défendeur aux demandes de parrainage touchant les autres membres de la catégorie du regroupement familial, comme les enfants et les époux. À supposer toutefois qu’il s’agisse aussi d’un acte discriminatoire fondé sur l’âge, l’explication donnée par le défendeur – l’acte découle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre – serait tout aussi applicable. Le défendeur peut en outre donner comme explication, face aux allégations par le plaignant de discrimination systémique résultant de l’effet conjugué de l’acte en cause et de l’obligation faite à tous les demandeurs de résidence permanente au Canada de subir un examen médical dans les 12 mois précédant leur établissement, que cela résulte de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre lorsqu’il fixe divers niveaux au sein de la catégorie du regroupement familial. Quelle que soit l’optique dans laquelle on considère le traitement différent et préjudiciable de la demande de parrainage du plaignant, qu’il s’agisse de discrimination directe, indirecte ou systémique, et fondée sur la situation de famille ou encore sur l’âge, ce traitement résulte de l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre de gérer les mouvements d’immigration au Canada en fixant les niveaux appropriés pour chaque catégorie d’immigrants. Notons que le plaignant n’a pas contesté directement le pouvoir du ministre d’exercer un tel pouvoir discrétionnaire. Saisie de la question, la Cour fédérale a statué dans la décision Vaziri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1159 que, malgré toute conséquence discriminatoire, il relevait « des pouvoirs dont le ministre est investi […] de gérer les mouvements d'immigration en tenant compte de considérations de principes sociaux et économiques […] » (voir le paragraphe 44 du rapport d’enquête).
[Non souligné dans l’original.]
[33] On ne fait jamais état de la contrainte excessive dans ces paragraphes, ni ailleurs dans la décision de la CCDP. On fait toutefois allusion au pouvoir discrétionnaire ministériel comme motif justifiable, et on parle de façon générale des défis posés à CIC [traduction] « en termes d’affectation des ressources ».
[34] Dans la décision Vaziri c. Canada, 2006 CF 1159, [2006] A.C.F. n° 1458, citée tel qu’on l’a dit par la CCDP, la Cour fédérale n’a traité que de dispositions de la LIPR et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. Il n’est jamais question de la LCDP dans la décision, et on ne s’y prononce donc pas sur la violation éventuelle de cette loi par l’acte en cause. Ainsi, même si l’on a bien confirmé dans la décision Vaziri le droit du ministre d’établir un ordre de priorité parmi les demandes, on n’y a pas examiné si le fait d’établir un tel ordre de priorité constituait un acte discriminatoire pour l’application de la LCDP.
[35] En mentionnant dans sa décision que l’explication donnée est [traduction] « raisonnable et ne relève pas du prétexte », la CCDP laisse supposer que cette explication permettrait de conclure que CIC n’a pas commis d’acte discriminatoire au sens des articles 5 à 14.1 de la LCDP. Dans la partie de sa décision qu’on a reproduite, la CCDP semble toutefois reconnaître que l’acte est discriminatoire, quoique justifié par l’exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel. Cependant, le pouvoir discrétionnaire ministériel n’est pas l’une des exceptions reconnues dans la LCDP. Puisqu’il faut démontrer l’existence d’une contrainte excessive « en matière de coûts, de santé et de sécurité » (paragraphe 15(2) de la LCDP), l’exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel, à lui seul, ne permettrait pas de conclure que CIC subirait une contrainte excessive s’il lui fallait traiter plus rapidement les demandes de parrainage touchant les parents.
[36] La CCDP semble appuyer sur le rapport de l’enquêteuse sa décision de rejeter la plainte. Il convient donc d’examiner également ce rapport, où l’enquêteuse déclare ce qui suit sous la rubrique « Le processus d’enquête » :
[traduction]
1re étape
4. On examinera dans l’enquête si le plaignant a été défavorisé à l’occasion de la fourniture de services en nous penchant sur les questions suivantes :
i Quel est le service visé par la plainte?
ii La plainte met‑elle en cause un service destiné au public?
iii Le plaignant est‑il membre d’un groupe doté d’une caractéristique protégée en tant que motif de distinction illicite?
iv Le plaignant a‑t‑il demandé à bénéficier du service?
v La différence de traitement dans la fourniture du service a‑t‑elle eu des conséquences préjudiciables au plaignant?
vi Le plaignant a‑t‑il été traité différemment des autres personnes demandant ou obtenant le service qui n’ont pas les caractéristiques du demandeur fondées sur un motif de distinction?
2e étape
Selon les conclusions tirées par l’enquêteuse à la 1re étape, on pourra également examiner la question suivante dans l’enquête :
i Le défendeur peut‑il donner pour ses actions une explication raisonnable qui ne soit pas un prétexte à de la discrimination fondée sur un motif de distinction illicite?
[37] Il n’y a pas de 3e étape. On ne traite dans le reste du rapport que des observations et des conclusions liées aux deux étapes exposées. La seule mention d’une « contrainte excessive » figure au paragraphe 65, lorsque l’enquêteuse aborde des observations présentées par le professeur Attaran.
[38] Bien que la contrainte excessive ne soit jamais mentionnée dans la décision de la CCDP ni dans la lettre d’envoi de la CCDP accompagnant cette décision, et qu’elle ne soit que peu mentionnée dans le rapport d’enquête, CIC, dans sa lettre du 3 mars 2011, fait état des questions suivantes que l’enquêteuse nommée par la CCDP lui a posées :
[traduction]
Question 2 – CIC subirait‑il une contrainte excessive [en matière de coûts, de santé ou de sécurité] s’il lui fallait réduire le délai de traitement des demandes touchant les parents et les grands‑parents? Dans l’affirmative, veuillez l’expliquer et donner des précisions sur la contrainte subie.
Question 4 – A‑t‑on envisagé de réduire le délai de traitement des demandes touchant les parents et les grands‑parents? Dans l’affirmative, veuillez donner des précisions sur les solutions envisagées et sur le motif de leur rejet.
[39] CIC a répondu comme suit aux questions posées :
[traduction]
Chaque année, dans le cadre de la planification requise pour l’établissement du Rapport annuel, CIC se penche, parmi les nombreuses priorités concurrentes à prendre en compte, sur les délais de traitement des demandes pour les parents et les grands‑parents. Les solutions pour contrer ces délais consistent à accroître les niveaux globaux d’admissions ou le nombre de dossiers de parents et de grands‑parents à traiter chaque année. CIC ne peut accroître les niveaux, vu ses bases actuelles de financement, et tout accroissement du nombre de dossiers de parents et de grands‑parents traités se ferait au détriment des membres des autres catégories, ce qui pourrait empêcher le ministère d’atteindre ses objectifs économiques, ses objectifs liés à la réunification des familles et ses objectifs humanitaires généraux.
Le temps requis pour traiter les demandes d’immigration est fonction du volume de demandes reçues et des ressources disponibles pour procéder à leur évaluation. Même si l’on consacrait un montant considérablement plus élevé au traitement de ces demandes, CIC ne pourrait malgré tout n’en traiter qu’un certain nombre étant donné la fourchette approuvée par le Cabinet.
[40] Ces observations figurent aux paragraphes 61 et 62 du rapport de l’enquêteuse. Il n’est toutefois pas question de contrainte excessive dans la conclusion énoncée à la fin de cette partie du rapport :
[traduction]
Conclusions
69. Le défendeur reconnaît que le délai de traitement des demandes de parrainage touchant les parents et les grands‑parents est beaucoup plus important que celui des demandes touchant les autres membres de la catégorie du regroupement familial. Les solutions pour contrer ces délais consistent à accroître les niveaux globaux d’admissions pour cette catégorie ou le nombre de dossiers de parents et de grands‑parents à traiter chaque année, ou encore à restreindre le nombre possible de demandes pour les parents et les grands‑parents. Le défendeur estime qu’il ne peut accroître les niveaux, vu ses bases actuelles de financement, et que tout accroissement du nombre de dossiers de parents et de grands‑parents traités se ferait au détriment des membres des autres catégories, cela pouvant l’empêcher d’atteindre ses objectifs économiques, ses objectifs liés à la réunification des familles et ses objectifs humanitaires généraux.
70. La preuve révèle ce qui suit :
• Le défendeur reçoit chaque année un « Plan des niveaux d’immigration » approuvé par le Cabinet et déposé au Parlement.
• Dans la mesure du possible, le défendeur harmonise ses activités avec le nombre d’admissions prévues et, par extension, le budget annuel qui lui est alloué pour réaliser le programme d’immigration.
• Le défendeur vise à respecter le Plan des niveaux, et il y parvient règle générale. Il faut peser avec soin toute décision visant à adapter les plans relatifs aux activités de traitement, pour s’assurer qu’elle soit conforme aux fins énoncées dans le Plan des niveaux d’immigration et ne fasse pas subir au système une pression opérationnelle indue.
• Même si le défendeur consacrait un montant considérablement plus élevé au traitement des demandes pour les parents et les grands‑parents, il ne pourrait malgré tout n’en traiter qu’un certain nombre étant donné la fourchette approuvée par le Cabinet.
• La Cour fédérale du Canada a déclaré que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pouvait décider à quel groupe d’immigrants il souhaitait accorder la priorité.
• Lorsque la LIPR et le Règlement sont entrés en vigueur (en juin 2002) le nombre de demandes d’immigration au Canada au titre de la catégorie du regroupement familial a cru sensiblement, et le défendeur a dû fixer un ordre de priorité parmi les différents groupes constituant cette catégorie.
• En tenant compte de la nature générale des liens familiaux, de la situation propre à chaque groupe et de l’information obtenue du public canadien, le défendeur s'est engagé à faire se réunir d’abord les membres de la famille les plus proches (les enfants et les époux). Le défendeur a déterminé que le niveau de dépendance entre les répondants adultes et leurs parents et grands‑parents n’était habituellement pas le même que celui existant entre des parents et leurs enfants à charge ou entre des époux.
71. Compte tenu de tout ce qui précède, il semble que le défendeur, tout en reconnaissant traiter les demandes de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial de manière différente en fonction de la situation de famille (c.‑à‑d. du lien existant entre le répondant et la ou les personnes qu’il demande à parrainer), a expliqué de manière raisonnable pourquoi il établissait tel qu’il le faisait un ordre de priorité dans le traitement des diverses demandes de la catégorie du regroupement familial.
[41] Bien que la juge de la Cour fédérale ait conclu que la CCDP avait fondé sur l’exception du motif justifiable, prévue au paragraphe 15(1) de la LCDP, sa décision de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal, cette conclusion n’est étayée ni par le rapport d’enquête, ni par la décision ou la lettre d’envoi de la CCDP. Rien n’indique que la décision ait été fondée sur la notion de contrainte excessive. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la cour de révision procède au contrôle de la décision même qui a été rendue. Même s’il était loisible à la CCDP d’examiner si l’acte de CIC reposait sur un motif justifiable, pour décider s’il convenait de renvoyer l’affaire au Tribunal, aucune conclusion n’a été tirée ni décision rendue à ce sujet, que ce soit dans le rapport d’enquête, la décision de la CCDP ou encore la lettre d’envoi de la CCDP.
La décision de la CCDP était‑elle raisonnable?
[42] Mis à part le simple pouvoir discrétionnaire ministériel, dont on a déjà traité, CIC a offert deux autres explications, qui se dégagent du rapport d’enquête et que la CCDP a acceptées :
a) CIC a établi qu’en vue d’harmoniser ses activités avec le budget alloué chaque année pour réaliser le programme d’immigration, il ferait se réunir [traduction] « d’abord les membres de la famille les plus proches (les enfants et les époux) », ayant [traduction] « déterminé que le niveau de dépendance entre les répondants adultes et leurs parents et grands‑parents n’était habituellement pas le même que celui existant entre des parents et leurs enfants à charge ou entre des époux » (rapport de l’enquêteuse, page 80 du dossier d’appel);
b) le « Plan des niveaux d’immigration » approuvé par le Cabinet et les contraintes budgétaires imposées à CIC rendent difficile au ministère de traiter plus rapidement les demandes de parrainage touchant les parents et les grands‑parents.
[43] CIC confirme par ces deux explications que son acte était discriminatoire – CIC a défavorisé les parents, en fonction de la situation de famille, en traitant les demandes de parrainage à leur égard moins rapidement que les demandes touchant les époux et les enfants. La deuxième explication donnée laisse croire, toutefois, que la différence de traitement pourrait reposer sur un motif justifiable. Cependant, rien n’indique que soit l’enquêteuse, soit la CCDP, a décidé de rejeter l’affaire en fonction d’un motif justifiable au traitement différencié par CIC des demandes de parrainage touchant les parents. La CCDP n’ayant pas tiré pareille conclusion, il ne conviendrait pas que la Cour la tire de son côté.
Conclusion
[44] La décision de la CCDP de rejeter la plainte n’est pas raisonnable. Les explications fournies par CIC confirment que le ministère a défavorisé les parents, en fonction de la situation de famille, en traitant les demandes de parrainage à leur égard moins rapidement que les demandes touchant les époux et les enfants. Par conséquent, CIC a commis un acte discriminatoire au sens où l’entendent les articles 5 à 14.1 de la LCDP. Quant aux exceptions prévues dans la LCDP, celle du motif justifiable est la seule qui pourrait s’appliquer, mais rien n’indique que la CCDP se soit appuyée sur celle‑ci pour décider de rejeter la plainte.
[45] Par conséquent, j’accueillerais l’appel, avec dépens, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire et je renverrais l’affaire à la CCDP pour que soit rendue une nouvelle décision, se fondant notamment sur toute enquête ou explication additionnelle requise.
« Wyman W. Webb »
j.c.a.
LE JUGE STRATAS (motifs concordants)
[46] Je souscris à l’exposé des faits présenté par mon collègue le juge Webb. Je souscris également à l’issue à laquelle il en arrive. J’y arrive pour ma part, cependant, sur le fondement de motifs plus étroits.
[47] Je conviens avec le juge Webb que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je conclus, en me mettant tel qu’il nous faut le faire à la place de la Cour fédérale (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47), que la Commission n’a pas atteint un résultat raisonnable. La décision de la Commission n’appartient pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).
[48] On le sait, la gamme d’options acceptables et justifiables, que certains préfèrent appeler la « marge d’appréciation », s’adapte au contexte, et elle est plus large ou plus étroite selon la nature de la question et d’autres circonstances (McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 37 à 41; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, au paragraphe 44).
[49] Certains facteurs particuliers peuvent limiter la marge d’appréciation que nous accordons au décideur administratif dans une affaire donnée. On peut en donner comme exemples les cas où la question est de grande importance pour l’intéressé et fait entrer en jeu le principe de la primauté du droit (Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, aux paragraphes 88 à 95), où la loi établit une marche à suivre (Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, au paragraphe 38) et où la jurisprudence pertinente a établi des normes juridiques que le décideur administratif est tenu de suivre (Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 13 et 14; Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 37 à 50).
[50] Me conformant à ces précédents, je conviens avec le juge Webb que la marge se trouve quelque peu restreinte en l’espèce par l’importance de la question en jeu pour les personnes demandant la résidence permanente, l’obligation pour la Commission de respecter la marche à suivre prévue par la Loi et certaines normes établies en jurisprudence. Ces normes comprennent l’obligation faite à la Commission de mener des enquêtes aussi rigoureuses que le requièrent les circonstances, et de ne pas accepter d’emblée les explications qui sonnent creux (Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, au paragraphe 49 (1re inst.), conf. (1996), 205 N.R. 383 (C.A.)).
[51] L’appelant a allégué devant la Commission que Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) plaçait en bout de file les Canadiens demandant à parrainer leurs parents en vue de leur immigration dans le cadre du programme du regroupement familial, tandis que ceux demandant à parrainer d’autres membres de la famille, c.‑à‑d. les enfants, les époux, les oncles et les tantes, obtenaient un traitement beaucoup plus rapide de leurs demandes. L’appelant a qualifié cela d’affectation discriminatoire par CIC de ses ressources de traitement.
[52] CIC a offert deux explications principales. Voici ces explications, accompagnées de certaines observations :
(1) CIC a fait état de ses ressources de traitement restreintes. CIC [traduction] « s’est engagé à faire se réunir d’abord les membres de la famille les plus proches (les enfants et les époux) » pour ce motif, ayant déterminé que [traduction] « le niveau de dépendance entre les répondants adultes et leurs parents et grands‑parents n’était habituellement pas le même que celui existant entre des parents et leurs enfants à charge ou entre des époux ». Il semble s’agir là d’une déclaration générale s’appuyant sur des stéréotypes concernant les rôles au sein des familles et les liens familiaux. Loin d’être une explication faisant voir la question sous un jour favorable, elle fait ressortir qu’en l’espèce CIC a établi des distinctions fondées sur la situation de famille. La Commission devait approfondir son examen de la question.
(2) CIC s’est dit obligé d’agir comme il le faisait par un « Plan des niveaux d’immigration » approuvé par le Cabinet et en raison de ses ressources restreintes. CIC a toutefois simplement avancé cette affirmation, sans plus. Aucune donnée ni aucun renseignement n’étaye l’affirmation, ni ne montre que CIC n’avait d’autre choix que d’agir comme il l’a fait. Le dossier dont nous disposons révèle toutefois qu’on a trouvé des solutions de rechange une fois la plainte formulée : CIC a réduit certaines disparités dans le traitement des demandes, d’une manière ou d’une autre, malgré l’existence du Plan et ses ressources restreintes. La Commission avait connaissance de cette situation postérieure au dépôt de la plainte. En de telles circonstances, on peut dire que l’explication de CIC – le ministère était obligé d’agir comme il le faisait – sonnait creux. L’explication ne pouvait pas être acceptée d’emblée. Une enquête plus approfondie était requise.
[53] En bref, les explications avancées par CIC ne constituent aucunement de véritables explications. C’est peut‑être parce qu’aucune explication n’existe vraiment et que la plainte est fondée. Ou bien, il existe des explications additionnelles mais, contrairement à la situation dans la décision Slattery, la Commission n’a pas fait suffisamment enquête pour les obtenir. Ou encore, les motifs de la Commission et le dossier dont nous disposons ne renferment pas assez d’information pour nous permettre d’apprécier le caractère raisonnable de la conclusion tirée (Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 C.F. 766, aux paragraphes 100 et 116 à 120). Quelle qu’en soit la raison, cependant, la décision de la Commission est déraisonnable et ne peut pas être maintenue.
[54] En l’espèce, plutôt que de mener une enquête plus approfondie ou de tenter d’obtenir des explications meilleures et plus détaillées, tel qu’il est prescrit dans la décision Slattery, précitée, l’enquêteuse a essentiellement reproduit dans le rapport d’enquête les explications offertes par CIC, sans plus. Puis, la Commission a simplement adopté le rapport de l’enquêteuse reproduisant ces explications. Tel qu’il ressort de mes propres motifs, j’estime comme le juge Near qu’il faut habituellement faire preuve de déférence devant les décisions de la Commission; en l’espèce, toutefois, il n’y a encore rien qui puisse en faire l’objet. La Commission n’a pas mené à bien la tâche que la Loi lui impose.
[55] Pour ces motifs, je conviens donc avec le juge Webb que la décision de la Commission doit être annulée. Je conviens qu’il faut accorder à la Commission l’occasion d’examiner davantage les explications données par CIC, jusqu’à ce que sa tâche soit accomplie conformément aux normes énoncées dans la décision Slattery, précitée. Il lui faudra ensuite rendre une nouvelle décision, en offrant des explications qui permettront à la Cour d’évaluer en toute confiance si, ayant à l’esprit la marge d’appréciation dont bénéficie la Commission, le résultat atteint est acceptable et justifiable.
[56] Par conséquent, je suis d’accord avec la décision du juge Webb sur l’appel.
« David Stratas »
j.c.a.
LE JUGE NEAR (motifs dissidents)
[57] J’ai lu les motifs de mes collègues mais, avec égards, j’en suis arrivé à une conclusion différente de la leur. Pour les motifs qui suivent, j’estime que l’appel devrait être rejeté.
[58] Comme le juge Stratas, je souscris à l’exposé des faits présenté par le juge Webb. Je conviens également avec mes collègues que le rôle de la Cour est de déterminer si la juge de la Cour fédérale a appliqué correctement la norme de la décision raisonnable à la décision de la Commission (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 47, [2013] 2 R.C.S. 559 [Agraira]; Keith c. Service correctionnel du Canada, 2012 CAF 117, au paragraphe 47, 431 N.R. 12). Le point sur lequel je me dissocie de mes collègues est l’application de la norme de la décision raisonnable.
[59] Comme mon collègue le juge Webb le déclare (au paragraphe 41), la Cour doit procéder au contrôle de la décision même qui a été rendue. La Commission a décidé de rejeter la plainte de l’appelant en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la LCDP), parce que, « compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’[était] pas justifié ».
[60] À mon avis, cette décision était raisonnable et elle n’appelle pas l’intervention de la Cour.
[61] La Commission est un organisme administratif spécialisé. Sa fonction d’examen préalable est assurément l’une de ses responsabilités fondamentales (Halifax c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux paragraphes 19 à 25, [2012] 1 R.C.S. 364 [Halifax]). Après avoir examiné le dossier dont elle disposait, y compris les observations de l’intimé portant expressément sur la question de la contrainte excessive (comme le décrit le juge Webb aux paragraphes 38 à 40 de ses motifs), la Commission a établi que l’examen de la plainte par le Tribunal n’était pas justifié. Il était à mon avis loisible à la Commission de le faire.
[62] J’estime comme la juge de la Cour fédérale que la décision de la Commission, si on la considère globalement, tel que les cours de révision sont tenues de le faire (Agraira, précité, au paragraphe 53; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708), était raisonnable.
[63] À mon avis, la Cour doit faire preuve de déférence devant la décision rendue par un organisme administratif spécialisé dans l’exercice d’une de ses fonctions essentielles – une fonction déléguée par le législateur pour qu’il soit maître de sa propre procédure – et ne doit alors intervenir que dans les cas les plus clairs. Il ne s’agit pas d’un tel cas en l’espèce.
[64] Je reconnais qu’étant donné le contexte où s’inscrit la décision, la marge d’appréciation devant être accordée par la Cour pourrait être plus étroite que si la Commission avait décidé de renvoyer l’affaire au Tribunal. Cependant, au vu du volumineux dossier dont nous disposons, j’estime que la décision de la Commission appartient malgré tout aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 R.C.S. 190).
[65] Mes collègues, essentiellement, auraient voulu que la Commission rende sa décision en des termes plus précis. Tous deux concluent qu’il n’était pas raisonnable pour la Commission de rejeter la plainte de l’appelant au motif que l’intimé avait fourni une explication adéquate, ne relevant pas du prétexte, pour le traitement prétendument discriminatoire.
[66] Selon mon collègue le juge Webb, « rien n’indique » que la décision de la Commission ait été fondée sur la notion de contrainte excessive et qu’à ce titre la Commission n’a tiré aucune conclusion ni rendu aucune décision quant à l’existence d’un motif justifiable, exception prévue au paragraphe 15(1) de la LCDP (au paragraphe 41). Cela fait contraste avec la conclusion de la juge de la Cour fédérale selon qui il « était raisonnable pour la Commission, d’une part, de juger que cette preuve [de l’intimé] était suffisante pour démontrer que le traitement différent réservé par CIC reposait sur un motif justifiable, et d’autre part, de se fonder sur cette preuve pour conclure que l’examen de la plainte n’était pas justifié » (au paragraphe 133).
[67] Même en admettant que la Commission ait fait très peu allusion à la notion de contrainte excessive dans sa décision et dans sa lettre d’envoi, je ne peux pas considérer que « rien n’indique » que cela ait servi de fondement à cette décision. En outre, la Cour est tenue d’examiner la décision de la Commission de manière globale et en tenant compte du dossier.
[68] Le juge Webb conclut (au paragraphe 41 de ses motifs) qu’il est loisible à la CCDP, dans l’exercice de sa fonction d’examen préalable, de se pencher sur la question du motif justifiable. Je suis d’accord. Tout particulièrement lorsque la Commission rejette une plainte en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP, elle le fait « compte tenu des circonstances ». Or, la possibilité qu’un acte prétendument discriminatoire repose sur un motif justifiable est assurément une circonstance pertinente à prendre en compte par la Commission.
[69] Nous devons toutefois garder à l’esprit également que la Commission ne peut statuer au fond sur une plainte (Halifax, précité, aux paragraphes 23 et 24) et ne peut ainsi rendre une décision définitive sur la question du motif justifiable. Il faut le prendre en considération dans l’évaluation du caractère raisonnable de la décision de la Commission de rejeter la plainte de l’appelant « compte tenu des circonstances ».
[70] J’estime qu’on ne peut dire, au vu du dossier, que la décision de la Commission était dénuée des attributs de la transparence, de l’intelligibilité ou de la justification requis pour satisfaire à la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).
[71] Pour rendre sa décision, la Commission disposait du rapport de l’enquêteuse ainsi que des observations des parties, tant antérieures que postérieures à la publication du rapport. L’enquêteuse a souscrit dans son rapport à de nombreuses observations présentées par l’intimé, notamment en réponse aux questions posées sur la contrainte excessive, et elle en a reproduit de larges extraits. Puis, la Commission a finalement adopté le rapport lorsqu’elle a décidé de rejeter la plainte.
[72] Tout en reconnaissant que la Commission aurait pu s’exprimer de manière plus précise dans sa décision finale, je n’admets pas que « rien n’indique que soit l’enquêteuse, soit la [Commission], a décidé de rejeter l’affaire en fonction d’un motif justifiable » (motifs du juge Webb, au paragraphe 43). J’estime en outre qu’il aurait été raisonnable pour la Commission d’agir de la sorte, au vu du dossier dont elle disposait.
[73] À ce titre, je n’estime pas comme mon collègue le juge Stratas, avec égards, qu’on peut tirer une conclusion défavorable du fait que l’intimé a ultérieurement réduit les disparités dans le traitement des demandes (au paragraphe 52). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, dans la gestion de son ministère, a consenti des efforts pour régler un arriéré existant. Je ne vois pas en quoi cela fait « sonner creux » l’argument présenté par l’intimé à la Commission – le traitement distinct des demandes au sein de la catégorie du regroupement familial découle de l’exercice par le ministre de ses responsabilités quant à la gestion des niveaux d’immigration. Par ailleurs, les modifications annoncées par le ministre en novembre 2011 n’étaient pas des « solutions de rechange » à l’ordre de priorité qu’il avait établi au sein de la catégorie du regroupement familial, ni au mode d’établissement d’objectifs pour le plan des niveaux d’immigration. Le ministre a pris des mesures en vue d’une augmentation ponctuelle des admissions prévues des demandes touchant les parents et les grands‑parents, et de la réception plus efficace de ces demandes.
[74] Je ne suis pas d’accord non plus avec certains commentaires formulés par mon collègue le juge Stratas, aux paragraphes 52 et 53 de ses motifs, sur les observations présentées par l’intimé à la Commission. La Commission a pour rôle d’évaluer, en vue de décider du rejet ou non d’une plainte, si elle estime les observations des parties satisfaisantes. La Commission doit notamment évaluer, dans l’exercice de sa fonction d’examen préalable, le caractère suffisant de la preuve de l’une et l’autre parties (Halifax, précité, au paragraphe 24). La Cour, tout en s’assurant que la décision finale de la Commission demeure raisonnable, doit faire montre de déférence devant ces évaluations.
[75] Pour les motifs énoncés, j’estime que la décision de la Commission, considérée globalement, était raisonnable.
[76] Je rejetterais par conséquent l’appel, avec dépens à l’intimé.
« D.G. Near »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme
Mario Lagacé, jurilinguiste
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
A‑413‑13
|
|
|
INTITULÉ : |
AMIR ATTARAN c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
|
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Ottawa (Ontario)
|
||
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 3 SEPTEMBRE 2014
|
||
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE WEBB
|
||
MOTIFS CONCORDANTS : |
LE JUGE STRATAS
|
||
MOTIFS DISSIDENTS : |
LE JUGE NEAR
|
||
DATE DES MOTIFS : |
LE 3 FÉVRIER 2015
|
||
COMPARUTIONS :
Amir Attaran
|
POUR SON PROPRE COMPTE
|
Anne McConville Helene Robertson
|
POUR L’INTIMÉ
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
|
POUR L’INTIMÉ
|