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Date : 20150326


Dossier : A-196-14

Référence : 2015 CAF 84

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE RYER

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE:

JONATHAN BRADFORD

demandeur

et

SYNDICAT NATIONAL DE L’AUTOMOBILE, DE L’AÉROSPATIALE, DU TRANSPORT ET DES AUTRES TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES DU CANADA (TCA‑CANADA)

défendeurs

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 11 mars 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 mars 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20150326


Dossier : A-196-14

Référence : 2015 CAF 84

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE RYER

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE:

JONATHAN BRADFORD

demandeur

et

SYNDICAT NATIONAL DE L’AUTOMOBILE, DE L’AÉROSPATIALE, DU TRANSPORT ET DES AUTRES TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES DU CANADA (TCA‑CANADA)

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]               M. Bradford (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire de la décision du Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) (2014 CCRI 716). Le Conseil a rejeté sa demande de réexamen de la décision (2013 CCRI 696) rejetant sa demande d’exemption de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser des cotisations syndicales pour des motifs religieux, présentée sur le fondement du paragraphe 70(2) du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code).

[2]               Avant d’exposer le contexte factuel et les questions dont nous sommes saisis, il importe de souligner ce qui n’est pas en litige en l’espèce. Ainsi, bien que la sincérité des croyances religieuses du demandeur soit l’une des questions de fait que devait examiner le banc du conseil ayant initialement entendu sa demande (le banc initial) portant sur la question de savoir s’il y avait lieu d’accorder une exemption, le demandeur n’a pas soutenu que l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), qui protège la liberté de religion, avait été violé. Cela a été bien précisé lors de l’audience. La présente demande ne concerne pas non plus la question de la validité du critère applicable pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une exemption en vertu du paragraphe 70(2) du Code.

[3]               Dans son mémoire, le demandeur a indiqué que les questions dont la Cour est saisie sont celles de savoir si le banc initial a manqué à son obligation d’équité procédurale et s’il a bien évalué la sincérité de son opposition fondée sur ses croyances religieuses, ainsi que celle de savoir si le banc de révision a omis de mettre en balance la valeur pertinente consacrée par la Charte (alinéa 2a)) et les objectifs du Code (Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395 [Doré], au paragraphe 58).

[4]               Toutefois, comme je l’expliquerai, il est devenu très clair lors de l’audience que la Cour est essentiellement appelée à décider si le banc de révision pouvait raisonnablement conclure qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la décision du banc initial.

[5]               Je suis d’avis qu’il était loisible au banc de révision de tirer cette conclusion, et on ne m’a pas convaincue qu’il a commis quelque erreur susceptible de contrôle justifiant l’intervention de notre Cour.

I.                   Faits et procédures

[6]               Le demandeur travaille comme contrôleur aérien pour NAV CANADA depuis mai 2010. Aux termes de la convention collective conclue entre son employeur et le Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-CANADA), il est tenu d’adhérer au syndicat, dont il est effectivement membre et auquel il a versé les cotisations exigées depuis septembre 2010.

[7]               Le demandeur est un chrétien protestant réformé. Bien qu’il se soit éloigné de sa religion entre 1996 et 2011, il a recommencé à la pratiquer depuis cette date.

[8]               En juin 2012, il a été informé par un collègue et ami, M. Tomkinson, que TCA-CANADA avait adopté la position pro‑choix en ce qui concerne l’avortement, et que le syndicat avait publié un communiqué de presse à ce sujet et appuyé publiquement des organisations de femmes. Le 26 juin, le demandeur a fait parvenir un courriel au président de son syndicat pour protester contre les actions de TCA-CANADA en raison du fait qu’il se voyait contraint par le syndicat de financer [traduction] « la cause du sacrifice d’enfants ». Après d’autres échanges de courriels avec le président de TCA-CANADA, dont l’un où il dit qu’il [traduction] « travaille[ra] activement pour s’assurer que [sa] section locale, la section 5454, se dissocie du TCA aussitôt que possible », le demandeur a déposé, le ou vers le 27 juillet 2012, une demande devant la Commission des relations de travail de l’Alberta (CRTA) (la première demande). Il demandait dans cette demande que ses cotisations syndicales soient, pour des motifs religieux, versées à un organisme de bienfaisance en vertu de l’article 29 du Labour Relations Code de l’Alberta, R.S.A. 2000, ch. L-1, en raison de la position adoptée par TCA-CANADA sur la question de l’avortement. Il a rapidement été informé qu’il n’avait pas déposé sa demande devant le bon tribunal, et qu’il aurait dû en saisir le Conseil.

[9]               Après avoir effectué des recherches sur les plans juridique et religieux et parlé à des membres de sa famille, le demandeur a déposé, le 24 août 2012, en vertu du paragraphe 70(2) du Code, une demande (la deuxième demande) devant le Conseil visant à obtenir une exemption pour des motifs religieux de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser des cotisations syndicales. Dans cette demande et les documents produits à son appui, le demandeur explique qu’étant donné qu’il a appris par ses recherches que les syndicats avaient le droit de faire des déclarations de principe sur des questions sociales, morales et religieuses au nom de leurs membres, il se voyait forcé de refuser de faire partie de tout syndicat.

[10]           Dans sa deuxième demande, le demandeur a très clairement déclaré qu’il ne pouvait continuer de faire partie de TCA-CANADA même si le syndicat ne prenait pas position quant à l’avortement. Il a invoqué deux raisons pour justifier sa position : d’abord et avant tout, qu’il serait, en tant que membre d’un syndicat, [traduction] « associé » ou lié à d’autres personnes qui sont des non-croyants; et deuxièmement, le fait que les syndicats mettent l’accent sur la représentation des employés, alors que, selon ses croyances religieuses fondées sur les enseignements de la Bible, il doit se soumettre à l’autorité conférée par Dieu aux employeurs. De fait, il croit qu’il doit en premier lieu travailler pour Dieu, en second lieu pour l’employeur, et en troisième lieu pour lui-même (dossier d’appel, pages 83 et 85).

[11]           Dans sa décision, le banc initial a relevé que le demandeur attribuait le fait qu’il avait modifié sa position entre le moment où il avait présenté la première demande et celui où il avait présenté la deuxième, soit à peine en quelques semaines, à une progression de ses idées religieuses par suite des recherches qu’il avait faites dans l’intervalle sur des questions religieuses et juridiques (décision initiale, aux paragraphes 35-36). C’est au cours de cette période qu’il aurait appris que TCA-CANADA, et de fait tout syndicat, avait le droit de prendre position sur des questions sociales, morales et religieuses.

[12]           Toutefois, le banc initial a aussi constaté que, dans son témoignage, le demandeur a donné peu de détails au sujet de cet « élément clé » de sa position, et il a dit trouver difficile de croire les explications du demandeur (décision initiale, aux paragraphes 35-37). Le banc initial a appliqué le critère communément appelé le critère Barker/Wiebe, et les deux parties ont reconnu que c’était l’approche appropriée pour examiner des demandes fondées sur le paragraphe 70(2) du Code (décision initiale, aux paragraphes 27-28). Il a conclu que le demandeur ne l’avait pas convaincu de la sincérité de son opposition à l’idée même de devenir membre d’un syndicat. Il n’avait pas établi qu’il ne s’était pas servi de ses croyances religieuses comme prétexte à son opposition aux syndicats après avoir pris connaissance des dispositions du Code et de la jurisprudence du Conseil (décision initiale, aux paragraphes 30 et 41).

[13]           Le demandeur aurait pu contester cette décision par voie de contrôle judiciaire, mais il a choisi de s’abstenir de le faire. Il a plutôt déposé une demande de réexamen le 25 octobre 2013. Le banc de révision résume comme suit le fondement de sa demande au paragraphe 24 de sa décision :

En l’espèce, le requérant a demandé le réexamen de la décision RD 696, au motif que le Conseil n’a pas respecté les principes de justice naturelle, car il a fondé sa décision sur des faits présumés et sur des faits qui n’étaient pas inclus dans la preuve; que la décision était entachée d’une erreur de droit, car le Conseil a mal appliqué le critère permettant d’établir si le requérant satisfaisait ou non aux conditions requises pour obtenir une exemption pour des motifs religieux; que la décision était entachée d’une erreur de droit, car le Conseil a joué le rôle d’un arbitre des dogmes religieux; que la décision du Conseil était entachée d’une erreur de droit, car le Conseil n’a pas examiné ni respecté la jurisprudence de la Cour suprême du Canada; [Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551 [Amselem]], et que le critère Barker/Wiebe n’est pas conforme à l’intention du législateur.

[Mon ajout en caractères gras]

[14]           Le demandeur reconnaît que le banc de révision a examiné chacun des motifs invoqués dans sa demande, mais il fait valoir que ce dernier a fait erreur en les rejetant tous. Pour éviter les répétitions, je vais résumer dans le cadre de mon analyse le point de vue du banc de révision quant à chacune des questions en litige.

II.                QUESTIONS EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE

[15]           J’ai déjà résumé les questions dont notre Cour est saisie au paragraphe 3 ci‑dessus. Toutefois, je dois ajouter quelques commentaires.

[16]           Bien que le demandeur énumère dans son mémoire seulement quatre questions (paragraphes 24-27), de fait, plusieurs de ses observations écrites ne les concernent pas. Par exemple, sous le titre [traduction] « Le critère Barker/Wiebe » (paragraphes 45-79), le demandeur conteste de fait le caractère raisonnable de la décision du banc initial, qui n’est pas visée par le présent contrôle (Canadian Airport Workers’ Union c. Sécurité préembarquement Garda Inc., 2013 CAF 106, [2013] A.C.F. no 440, au paragraphe 3; Lamoureux c. Ass. canadienne des pilotes de ligne, [1993] A.C.F. no 1128 (C.A.F.), au paragraphe 2). La question du caractère raisonnable de la décision du banc de révision, dont ses conclusions aux paragraphes 27 à 34, sera examinée globalement à la lumière des observations qui lui ont été présentées en ce qui concerne la question plus étroite de l’application de l’arrêt Doré (mémoire du demandeur, au paragraphe 26).

[17]           De plus, étant donné que le mémoire du demandeur comprend d’autres observations qui suscitent peu de commentaires, je me concentrerai sur les principaux arguments présentés à l’audience.

[18]           Mis à part les véritables questions d’équité procédurale qui sont contrôlées selon la norme de la décision correcte, toutes les autres questions dont nous sommes saisis sont assujetties à la norme de la décision raisonnable. Cela n’est pas contesté. Toutefois, et comme cela deviendra évident dans la partie de nos motifs figurant sous le sous-titre « Les manquements allégués à l’obligation d’équité procédurale », de fait, les arguments qui portent selon le demandeur sur l’équité procédurale ne concernent pas ce principe.

III.             ANALYSE

A.                Les manquements allégués à l’obligation d’équité procédurale

[19]           La première question soulevée en l’espèce est celle de savoir si le banc de révision a omis de déterminer si le banc initial a violé les principes de justice naturelle en s’appuyant sur des hypothèses et des faits n’ayant pas été mis en preuve (mémoire du demandeur, au paragraphe 25). C’était aussi la première question que le banc de révision était appelé à trancher. Ce dernier a conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à cet égard parce que les éléments de preuve à la disposition du Conseil étaient suffisants pour que celui-ci puisse arriver aux conclusions qu’il a tirées et rendre sa décision.

[20]           Lors de l’audience, l’avocat du demandeur a fait valoir que rien ne permettait de conclure que le demandeur avait tenté de trouver une explication logique à son opposition aux syndicats pour des motifs religieux après avoir pris connaissance des dispositions du Code (décision initiale, au paragraphe 30) et de la jurisprudence du Conseil (décision initiale, au paragraphe 38). Selon lui, le banc initial n’avait d’autre choix que de retenir le témoignage non contredit du demandeur. Je ne peux souscrire à cet argument.

[21]           Il est effectivement rare qu’une partie admette avoir trouvé une explication logique pour justifier son opposition comme il est mentionné ci-dessus. Dans la plupart des cas, une conclusion de fait de cette nature devra nécessairement être inférée à partir d’autres faits mis en preuve devant le Conseil. Le banc de révision avait très bien compris cela. La question à trancher est donc celle de savoir si des éléments de preuve étayaient l’inférence tirée par le banc initial.

[22]           À l’audience, le demandeur a reconnu qu’il existait de nettes différences entre les raisons invoquées à l’appui de ses première et deuxième demandes. Il y avait des éléments de preuve documentaire dans la première demande (décision initiale, au paragraphe 10) ainsi que dans la deuxième demande établissant ce à quoi le demandeur s’était opposé pour des motifs religieux avant la première demande. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi exactement il n’était pas loisible au banc initial de tirer la conclusion susmentionnée, l’avocat du demandeur s’est référé au paragraphe 38 de la décision initiale, et il a fait valoir que le banc initial ne disposait d’aucun élément de preuve lui permettant de conclure que les recherches effectuées par le demandeur, entre le dépôt de ses première et deuxième demandes, portaient notamment sur la jurisprudence du Conseil relative à l’application du paragraphe 70(2) du Code.

[23]           Toutefois, comme l’a souligné le banc initial au paragraphe 38 de sa décision, il ressort de la deuxième demande (dossier d’appel, aux pages 85-86) – préparée par le demandeur lui‑même – que ce dernier avait pris connaissance des décisions du Conseil et qu’il était bien au courant du critère applicable pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une exemption sur le fondement du paragraphe 70(2). D’ailleurs, il a expressément cité deux décisions du Conseil et par la suite expliqué pourquoi il satisfaisait au [traduction] « critère initialement énoncé dans l’affaire Richard Barker [1986] ».

[24]           Dans les circonstances, il n’y a pas eu manquement aux principes d’équité procédurale ou de justice naturelle. Le demandeur a effectivement donné d’autres explications au sujet des raisons pour lesquelles son refus de verser des cotisations syndicales à TCA-CANADA (première demande) est devenu un refus d’adhérer à tout syndicat (deuxième demande), mais il est clair que ses explications n’ont pas été jugées les plus probables (décision initiale, au paragraphe 38). Il revenait au banc initial d’apprécier le témoignage du demandeur à la lumière des autres éléments de preuve dont il disposait. Lorsqu’il s’acquitte de la tâche d’établir les faits, le Conseil a droit à la déférence. Je suis d’avis qu’il n’est pas question en l’espèce d’un manquement à l’équité procédurale.  

[25]           Le demandeur fait aussi valoir que le banc de révision n’a pas jugé que le banc initial avait manqué aux principes de justice naturelle parce qu’il n’a pas bien compris sa position (mémoire du demandeur, au paragraphe 25).

[26]           Le banc de révision ne pouvait commettre une erreur à cet égard étant donné que cet argument n’a jamais été soulevé devant lui. Cela a été confirmé pendant l’audience. De plus, cet argument n’est pas fondé.

[27]           D’ailleurs, le demandeur affirme que ni l’un ni l’autre des bancs du conseil n’a compris pourquoi, dans un laps de temps relativement court (27 juillet au 24 août 2012), il a modifié son opposition, au départ axée sur le versement de cotisations syndicales à TCA-CANADA, puis sur le refus d’adhérer à un syndicat, quel qu’il soit.

[28]           Le demandeur a exposé sa position de manière parfaitement claire dans ses observations écrites, particulièrement dans sa réponse aux observations que TCA a présentées au banc initial relativement à sa demande (dossier d’appel, aux pages 123-126), et le juge des faits est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 46),

[29]           Par surcroît, aux paragraphes 12, 16, 17 et 20 de sa décision, le banc initial a décrit avec exactitude le point de vue du demandeur sur ce qui différait dans ses première et deuxième demandes.

[30]           D’ailleurs, le seul argument présenté à l’appui de la thèse du demandeur à cet égard consiste en réalité à dire que, si les bancs du conseil avaient compris sa position et son témoignage, ils n’auraient pu conclure comme ils l’ont fait. Là encore, cet argument concerne le caractère raisonnable de la décision rendue sur le fond. Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

B.                 Contestation de la première condition du critère Barker/Wiebe

[31]           Comme tous les arguments soulevés pendant l’audience concernent le caractère raisonnable de la décision du banc de révision, je vais maintenant traiter de la question exposée au paragraphe 27 du mémoire du demandeur : le critère Barker/Wiebe exige-t-il qu’un demandeur refuse d’adhérer à tout syndicat?

[32]           Le banc de révision a refusé d’examiner les arguments présentés par le demandeur concernant la première condition du critère Barker/Wiebe parce qu’il ne les avait pas soulevés devant le banc initial; il était donc d’avis qu’il ne s’agissait pas d’un motif de « réexamen » valide. Le demandeur soutient que le Conseil aurait dû se prononcer sur cette question de droit pur. Je ne suis pas d’accord.

[33]           Le banc de révision a exercé son pouvoir discrétionnaire de déterminer les arguments qu’il considérerait dans le cadre du réexamen. Sa décision était particulièrement pertinente si l’on tient compte du fait que le demandeur a reconnu devant le banc initial que le critère Barker/Wiebe s’appliquait. Rien ne l’empêchait de soulever la question susmentionnée à ce moment. De plus, ce nouveau point ne pouvait avoir une influence déterminante sur l’issue du réexamen étant donné que la demande présentée au Conseil reposait entièrement sur le fait que les croyances religieuses du demandeur l’empêchaient d’adhérer à tout syndicat.

[34]           Bien que notre Cour dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire d’examiner de nouveaux arguments, il ne convient pas de l’exercer en l’espèce. Outre ce que j’ai déjà dit, il serait inapproprié que notre Cour se prononce sur une question de droit qui commande la déférence sans bénéficier de l’analyse du Conseil (Harkat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 122, au paragraphe 148; Pardhan c. Coca-Cola Ltd., 2003 CAF 11, au paragraphe 32). Ce motif est d’autant plus pertinent que l’argument du demandeur pourrait avoir pour effet de modifier une pratique de longue date du Conseil (décision de réexamen, au paragraphe 27).

[35]           Il est peut-être loisible au demandeur de déposer une nouvelle demande sur le fondement de motifs plus limités, dans laquelle il pourrait contester le critère Barker/Wiebe et soulever d’autres arguments constitutionnels s’il le souhaite. Toutefois, cela ne peut se faire à cette étape du processus : le contrôle judiciaire doit se fonder sur le dossier dont disposait le décideur administratif.

C.                 Caractère raisonnable de la décision

[36]           Le banc de révision a relevé que le banc initial avait exposé correctement le critère Barker/Wiebe au paragraphe 27 de sa décision. Il a jugé que le banc initial avait tiré une conclusion raisonnable à la lumière des éléments de preuve à sa disposition. Cette conclusion se fonde sur deux principaux motifs.

[37]           Premièrement, le cœur de la décision ayant fait l’objet du réexamen repose sur la conclusion que le demandeur n’a pas convaincu le banc initial (selon la prépondérance des probabilités) de sa sincérité, ni démontré qu’il n’avait pas simplement tenté de trouver une explication logique à son opposition aux syndicats après avoir pris connaissance des dispositions du Code et de la jurisprudence du Conseil.

[38]           Deuxièmement, l’appréciation par le banc initial de la sincérité du demandeur à la lumière de son témoignage – une question de fait – commande la déférence, et elle reposait sur les éléments de preuve qui lui ont été présentés en ce qui concerne les raisons différentes invoquées dans ses première et deuxième demandes à l’appui de son opposition, et le court laps de temps qui s’est écoulé entre celles-ci.

[39]           Comme il a déjà été mentionné, le banc de révision a conclu que le banc initial disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’il avait tenté de trouver une explication logique à son opposition. Ainsi, le banc de révision a pour l’essentiel confirmé que l’inférence tirée par le banc initial était raisonnable.

[40]           Le banc de révision a aussi rejeté la thèse du demandeur voulant que le banc initial ait procédé à l’analyse de la légitimité ou de la validité théologique de ses croyances religieuses et que, ce faisant, il ait joué le rôle d’un arbitre des dogmes religieux. Il a jugé que les commentaires auxquels le demandeur faisait référence constituaient des remarques incidentes.

[41]           Enfin, en ce qui concerne les allégations du demandeur selon lesquelles le banc initial n’a pas suivi les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Amselem, le banc de révision a conclu qu’il était légitime que le premier banc se penche sur la question de la sincérité du demandeur compte tenu de la différence entre ses deux demandes et du temps qui s’est écoulé entre leur présentation. Il a conclu que la décision du banc initial n’allait pas à l’encontre des principes énoncés dans l’arrêt Amselem. Il a aussi relevé que la question dont était saisi le banc initial n’était pas celle de savoir si l’adhésion syndicale et le versement des cotisations syndicales étaient contraires au droit à la liberté de religion que le demandeur tire de la Charte.

[42]           Il était loisible au banc de révision de porter comme il l’a fait une attention particulière au principal motif justifiant la décision du banc initial.

[43]           Il n’existe pas de transcription du témoignage du demandeur et aucune preuve par affidavit susceptible de nous permettre de mettre en question la conclusion du banc de révision selon laquelle le banc initial n’a pas mal appliqué le critère Barker/Wiebe et qu’il lui était permis de faire reposer sa décision sur le fait que la quatrième condition de ce critère – qui exige qu’il soit établi que les croyances du demandeur sont sincères et qu’il n’a pas tenté de trouver une explication logique à son opposition après avoir pris connaissance des dispositions du Code et de la jurisprudence du Conseil – n’avait pas été remplie.

[44]           Le demandeur a insisté pour dire que l’erreur commise par le banc initial ressort du paragraphe 29 de sa décision. Dans ce passage, le banc initial a reconnu qu’il est intrinsèquement difficile de juger de la sincérité des croyances religieuses d’une personne, premièrement, parce que, pour ce faire, il faut apprécier la sincérité de la personne et, deuxièmement, parce qu’il faut aussi déterminer la nature des croyances – c’est-à-dire si elles sont religieuses, morales, sociales ou politiques (troisième condition du critère Barker/Wiebe). Le paragraphe 70(2) du Code dispose que l’opposition doit se fonder sur des croyances religieuses. Je comprends donc que la phrase « et sont incompatibles avec l’adhésion à un syndicat ou avec le versement de cotisations à celui-ci », qui figure au paragraphe 29, renvoie à la nécessité de vérifier si le lien requis existe entre les croyances religieuses et l’opposition. En l’espèce, on ne m’a pas convaincue que le banc de révision a fait erreur à cet égard.

[45]           Dans sa décision, le banc de révision a implicitement reconnu que la décision du banc initial n’était pas parfaite et que certaines de ses formulations pouvaient prêter le flanc à la critique. Toutefois, le banc de révision a conclu que ces lacunes ne viciaient pas l’essentiel du raisonnement du banc initial. Là encore, je ne suis pas en mesure de conclure que cette conclusion est déraisonnable.

[46]           Dans l’arrêt Amselem, quoique dans un contexte différent, la Cour suprême du Canada nous a rappelé que l’appréciation de la sincérité « est une question de fait qui repose sur une liste non exhaustive de critères, notamment la crédibilité du témoignage du demandeur […] et la question de savoir si la croyance invoquée par le demandeur est en accord avec les autres pratiques religieuses courantes de celui-ci » (Amselem, au paragraphe 53). Je conviens avec le demandeur que tous les décideurs doivent avoir à l’esprit et respecter la mise en garde formulée dans cet arrêt (également au paragraphe 53) selon laquelle il ne convient pas que le tribunal analyse trop rigoureusement les pratiques antérieures du demandeur pour décider de la sincérité de ses croyances courantes. Il en est ainsi parce que, de par leur nature même, les croyances sont fluides et il peut fort bien arriver qu’elles changent et évoluent avec le temps.

[47]           Cela dit, le banc initial était tout à fait conscient du fait que, selon le demandeur, ses opinions sur ce qu’un syndicat pouvait légitimement faire avaient changé entre le 27 juillet et le 24 août 2010, et que cela avait modifié sa perception de ce que ses croyances religieuses de longue date exigeaient de lui dans les circonstances. Le banc initial a bien compris que les croyances peuvent évoluer. Il n’était tout simplement pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les croyances du demandeur avaient effectivement évolué de la façon dont le demandeur le prétendait.

[48]           Je suis donc d’avis que, bien que le banc initial ait fait mention du comportement passé du demandeur (notamment son adhésion à un syndicat à l’âge de 17 ans), il était loisible au banc de révision de conclure que le banc initial n’avait commis aucune erreur justifiant son intervention. Le banc initial n’a pas procédé à un examen rigoureux des pratiques antérieures du demandeur. Il s’est avant tout intéressé à ce qui s’est passé peu avant le dépôt de la deuxième demande.

[49]           Enfin, le demandeur affirme que, bien qu’il n’ait pas invoqué l’arrêt Doré devant le banc de révision, notre Cour devrait conclure que la décision est déraisonnable parce que le banc de révision n’a pas appliqué cet arrêt. Le demandeur soutient qu’il n’était pas nécessaire qu’il invoque l’approche retenue dans l’arrêt Doré étant donné que le banc de révision était tenu de l’appliquer de son propre chef.

[50]           Je ne suis pas d’accord. Les deux bancs ont conclu que l’exemption devait être refusée parce que le demandeur n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, la sincérité des croyances – un élément factuel – invoquées pour justifier son opposition. Aucune valeur consacrée par la Charte n’était donc en cause. Autrement dit, le cadre de l’arrêt Doré ne peut s’appliquer si, selon les faits de l’espèce, il n’existe aucune valeur religieuse à mettre en balance avec d’autres considérations.

[51]           Vu ce qui précède, je suis d’avis que le demandeur n’a pas démontré que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable. Je rejetterais donc l’appel.

[52]           À l’audience, les parties ont convenu que la partie qui aurait gain de cause se verrait accorder la somme globale de 1 500 $ à titre de dépens.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

C. Michael Ryer, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

A.F. Scott, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-196-14

 

 

INTITULÉ :

JONATHAN BRADFORD c. SYNDICAT NATIONAL DE L’AUTOMOBILE, DE L’AÉROSPATIALE, DU TRANSPORT ET DES AUTRES TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES DU CANADA (TCA-CANADA)

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MARS 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 MaRS 2015

 

COMPARUTIONS :

Albertos Polizogopoulos

 

POUR LE demandeur

 

Piper Henderson

 

POUR LES défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vincent Dagenais Gibson LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Unifor Legal Department

Toronto (Ontario)

 

POUR LES défendeurs

 

 

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