Date : 20150416
Dossier : A‑138‑14
Référence : 2015 CAF 99
CORAM : |
LA JUGE DAWSON LE JUGE WEBB LE JUGE NEAR |
ENTRE : |
DAVINDER KHAPER |
appelant |
et |
AIR CANADA |
intimée |
Audience tenue à Toronto (Ontario), le 10 décembre 2014
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 avril 2015
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE WEBB |
Y ONT SOUSCRIT : |
LA JUGE DAWSON LE JUGE NEAR
|
Date : 20150416
Dossier : A‑138‑14
Référence : 2015 CAF 99
CORAM : |
LA JUGE DAWSON LE JUGE WEBB LE JUGE NEAR |
ENTRE : |
DAVINDER KHAPER |
appelant |
et |
AIR CANADA |
intimée |
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE WEBB
[1] Davinder Khaper a interjeté appel de la décision prononcée par la juge Kane de la Cour fédérale (répertoriée sous la référence 2014 CF 138). La juge de la Cour fédérale a rejeté sa demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 6 février 2013 (et envoyée à M. Khaper le 20 février 2013) par la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP). La CCDP avait rejeté la plainte de M. Khaper, déposée aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985 ch. H‑6 (la LCDP), par laquelle il alléguait que son ancien employeur, Air Canada, avait commis envers lui un acte discriminatoire fondé sur sa déficience mentale, sa race et son origine nationale ou ethnique lorsqu’il avait mis fin à son emploi. Par les motifs exposés ci‑après, je rejetterais le présent appel.
Faits et procédures
[2] Monsieur Khaper est entré au service d’Air Canada le 24 novembre 1997. Durant la période de son emploi, M. Khaper a reçu plusieurs lettres d’attentes et lettres disciplinaires concernant sa conduite au travail. Elles avaient pour objet soit le temps volé à son employeur ou son insubordination. Monsieur Khaper volait du temps en pointant avant de commencer à travailler, en quittant le travail sans pointer, ou en prenant des pauses non autorisées alors qu’il aurait dû être au travail. Le 22 février 2008, il a reçu une lettre disciplinaire correspondant à [traduction] « l’étape 5 », qui l’informait que s’il volait de nouveau du temps, il serait congédié. Monsieur Khaper a également fait l’objet d’une suspension de 20 jours. Toutefois, l’affaire a donné lieu à une procédure de grief au terme de laquelle la suspension a été annulée.
[3] Lors de l’audition du grief relatif à la lettre disciplinaire correspondant à « l’étape 5 », l’arbitre a averti M. Khaper que, si celui‑ci volait de nouveau du temps, il serait congédié.
[4] Près d’un an plus tard, le 22 janvier 2009, M. Khaper a pointé lors de son arrivée au travail à 13 h 28, puis, sans aviser son superviseur, il a quitté le travail pour aller comparaître en cour sans pointer. Il est revenu au travail vers 15 h 40. À la suite de cet incident, Air Canada a mis fin à son emploi le 22 janvier 2009.
[5] Monsieur Khaper a déposé un grief relativement à son congédiement. L’audition du grief a eu lieu en mars 2009, et l’arbitre a confirmé le congédiement de M. Khaper. Lors de l’audition du grief, M. Khaper n’a pas allégué avoir été victime de discrimination.
[6] Suivant le rejet de son grief, M. Khaper a retenu les services d’un avocat en avril 2009. Environ quatre mois après avoir engagé un avocat, M. Khaper a obtenu un rapport psychiatrique lequel, pour la première fois, signalait que M. Khaper souffrait d’un trouble affectif bipolaire. Rien n’indiquait que M. Khaper ou Air Canada savait que M. Khaper souffrait de ce trouble avant de recevoir le diagnostic en août 2009.
[7] Le 12 novembre 2009, le syndicat de M. Khaper a écrit à Air Canada pour demander que M. Khaper soit réintégré dans son emploi à la lumière de ce rapport psychiatrique. Cette demande a été refusée par lettre datée du 23 novembre 2009.
[8] Monsieur Khaper a dit qu’il avait déposé une plainte auprès de la CCDP le 22 janvier 2010, par laquelle il alléguait qu’Air Canada, lorsqu’elle avait mis fin à son emploi un an plus tôt, le 22 janvier 2009, et lorsqu’elle avait refusé de le réintégrer en novembre 2009, avait commis envers lui un acte discriminatoire fondé sur sa race, son origine ethnique, sa couleur et sa déficience. La CCDP a reçu cette plainte le 10 février 2010.
[9] Le 26 mai 2010, la CCDP a avisé M. Khaper que sa plainte était rejetée parce qu’il ne semblait y avoir aucun lien entre les actes discriminatoires allégués et l’un quelconque des motifs de distinction illicite.
[10] Monsieur Khaper a également demandé que l’arbitre réexamine la question de savoir si son congédiement d’Air Canada était approprié compte tenu du nouveau rapport médical. L’arbitre a d’abord refusé de réexaminer l’affaire au motif qu’il en était dessaisi, mais, par la suite, il a accepté de le faire à condition que M. Khaper fasse l’objet d’un examen médical indépendant. C’est le Dr Cashman qui a effectué cet examen. L’audience de réexamen, au cours de laquelle, entre autres choses, a été présenté le rapport du Dr Cashman, a eu lieu en janvier 2012. L’arbitre a confirmé le congédiement de M. Khaper au motif qu’il ne ressortait pas des preuves que M. Khaper était atteint de cette déficience à l’époque pertinente. Aucun recours en contrôle judiciaire visant cette décision n’a été engagé.
[11] Par lettre datée du 30 mai 2012, l’avocat de M. Khaper a demandé à la CCDP de rouvrir la plainte de M. Khaper. Sa plainte a été rouverte, et les parties ont été invitées à présenter des observations. Un rapport d’enquête a été établi et envoyé aux parties. L’auteur du rapport recommandait le rejet de la plainte parce que celle‑ci n’avait pas été déposée dans le délai prescrit par la LCDP pour le dépôt de plaintes et parce qu’elle était vexatoire. Les parties ont été invitées à répondre au rapport. Par lettre datée du 6 décembre 2012, Air Canada a simplement déclaré qu’elle souscrivait au rapport. Monsieur Khaper a présenté une réponse datée du 21 décembre 2012. Les réponses ont été communiquées à chaque partie, et les parties ont de nouveau été invitées à présenter des observations. Par lettre datée du 10 janvier 2013, Air Canada a présenté des observations relativement à la réponse de M. Khaper datée du 21 décembre 2012, mais M. Khaper n’a formulé aucune observation relativement à la réponse d’Air Canada datée du 6 décembre 2012. Après avoir reçu les observations d’Air Canada datées du 10 janvier 2013, M. Khaper a demandé la permission de présenter des observations additionnelles, mais cette demande a été refusée.
[12] Par décision datée du 6 février 2013, la CCDP a avisé M. Khaper que sa plainte était rejetée au motif qu’elle n’avait pas été déposée dans le délai prescrit en matière de dépôt de plainte énoncé à l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. La CCDP a également informé M. Khaper qu’elle n’exercerait pas son pouvoir discrétionnaire afin de proroger le délai pour déposer une plainte. En outre, la CCDP a conclu que la plainte de M. Khaper était une plainte vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.
[13] Monsieur Khaper a déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Dans cette demande, il a soulevé une question d’équité procédurale relativement au refus de la CCDP de lui permettre de répondre aux observations formulées par Air Canada le 10 janvier 2013. Selon la juge de la Cour fédérale, il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale envers M. Khaper. Dans son avis d’appel et dans son mémoire des faits et du droit, M. Khaper a avancé des moyens concernant cette question d’équité procédurale, mais, lors de l’instruction de l’appel, il a affirmé qu’il ne les faisait plus valoir.
[14] Monsieur Khaper a également soutenu devant la Cour fédérale que la décision de la CCDP de rejeter sa plainte ne devait pas être confirmée. La juge de la Cour fédérale a conclu que la décision de rejeter la plainte de M. Khaper devait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Elle a jugé que les conclusions et décisions suivantes de la CCDP étaient raisonnables :
a) le refus d’Air Canada de réintégrer M. Khaper en novembre 2009 ne pouvait être un acte discriminatoire entrant dans les prévisions de la LCDP;
b) la plainte de M. Khaper n’avait pas été déposée dans le délai d’un an prévu par la LCDP, et il n’y avait pas lieu de proroger le délai;
c) la plainte de M. Khaper devait être rejetée parce qu’elle était vexatoire.
La norme de contrôle
[15] Notre Cour a pour mission de rechercher si la juge de la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47, approuvant l’approche consacrée par la jurisprudence Canada (Agence du revenu) c Telfer, 2009 CAF 23, 386 N.R. 212, au paragraphe 18). Notre Cour doit donc se mettre à la place de la juge de la Cour fédérale et se concentrer sur la décision de la CCDP (Merck Frosst Canada Ltée. c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247).
[16] La norme de contrôle applicable à la décision de la CCDP de rejeter une plainte en vertu de l’alinéa 41(1)d) ou de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP est celle de la décision raisonnable (Exeter c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 119, [2012] A.C.F. no 489 (QL), aux paragraphes 1 et 6, et Richard c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 292, A.C.F. no 1370 (QL), au paragraphe 9).
[17] S’agissant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de proroger le délai pour déposer une plainte, ainsi que l’a souligné le juge McDougall à l’occasion de l’affaire Islam c. Nova Scotia (Human Rights Commission), 2012 NSSC 67, [2012] N.S.J. no 78, au paragraphe 10, [traduction] « la décision d’accorder, ou non, une prorogation de délai est, tout comme la décision de faire passer l’enquête à l’étape de la commission d’enquête, une décision discrétionnaire qui relève "bien clairement du mandat de la Commission", à l’égard de laquelle la cour de révision doit faire preuve de retenue ». Le juge McDougall a tiré cette conclusion en s’appuyant sur une jurisprudence de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, Nova Scotia (Human Rights Commission) v. Halifax (Regional Municipality), 2010 NSCA 8, au paragraphe 14. Ainsi que l’a fait observer la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Halifax Regional Municipality c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, au paragraphe 24, les dispositions de la LCDP relatives à la fonction d’examen préalable de la CCDP sont analogues aux dispositions de la loi de la Nouvelle‑Écosse à cet égard.
Questions en litige
[18] Lors de l’instruction de l’appel, M. Khaper a dit que la déficience était le seul motif de discrimination qu’il invoquait dans le cadre du présent appel.
[19] En conséquence, voici les questions à trancher dans le cadre du présent appel :
a) La conclusion de la CCDP selon laquelle Air Canada n’a commis aucun acte discriminatoire lorsqu’elle a refusé de réintégrer M. Khaper dans son emploi en novembre 2009 était‑elle raisonnable?
b) Si le dernier acte discriminatoire éventuel s’est produit le 22 janvier 2009, date du congédiement de M. Khaper, la décision de la CCDP de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai pour déposer la plainte était‑elle raisonnable?
c) La décision de rejeter la plainte au motif qu’elle était vexatoire était‑elle raisonnable?
Le refus de réintégrer
[20] Monsieur Khaper soutient que lorsqu’Air Canada a refusé de le réintégrer dans son emploi en novembre 2009, elle a commis un acte discriminatoire entrant dans les prévisions de la LCDP. S’il s’agissait d’un acte discriminatoire, la plainte de M. Khaper déposée en février 2010 aurait été déposée dans le délai prescrit pour déposer une plainte conformément à l’alinéa 41(1)e) de la LCDP, lequel dispose :
41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants : […] e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances. |
41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that … (e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint. |
[21] L’argument de M. Khaper est fondé sur la prémisse qu’Air Canada avait une obligation de l’accommoder qui persistait après son congédiement et qu’Air Canada a contrevenu à cette obligation lorsqu’elle a décidé de ne pas le réintégrer en novembre 2009. Ce moyen est tiré des observations incidentes majoritaires du tribunal d’arbitrage dans Ottawa Civic Hospital v. Ontario Nurses’ Association, [1995] O.L.A.A. no 60, 48 L.A.C. (4th) 388 [Ottawa Civic Hospital] :
[traduction]
47 Concrètement, il importe sans doute peu que la connaissance d’une déficience soit traitée comme un élément essentiel d’une violation ou que la responsabilité soit plutôt reconnue sans égard à ce facteur et que la réparation soit limitée aux pertes subies après que l’employeur a appris l’existence de la déficience. Même en interprétant le Code des droits de la personne de manière à ce qu’il ne vise pas la conduite d’un employeur avant que la déficience soit connue, il viserait les mesures prises par la direction après qu’elle en soit informée. À tout le moins, l’employeur apprend l’existence de la déficience au moment où la plainte officielle de discrimination est portée. Normalement, un employé fait une telle plainte peu de temps après avoir été congédié. Même si le Code ne s’applique pas à un renvoi qui est survenu avant que la déficience soit connue, le refus de réintégrer le plaignant, à partir du moment où la déficience a été révélée, relèvera de son champ d’application.
48 En l’espèce, la plaignante a admis sa dépendance à des membres de la direction seulement après son congédiement. L’employeur soutient que la direction n’était pas au courant de la déficience de la plaignante au moment où il l’a congédiée. En supposant que cela soit vrai, advenant que des mesures d’accommodement n’aient pas été prises à l’endroit de la plaignante au point de constituer des contraintes excessives, soit nous conclurions à une violation du Code fondée sur le refus de l’employeur de réintégrer la plaignante après qu’elle a fait connaître ses dépendances, soit nous conclurions à une violation fondée sur son congédiement et nous limiterions la mesure aux pertes subies après que l’employeur est devenu au courant de son problème ou aurait raisonnablement dû en devenir au courant.
[22] Monsieur Khaper a également invoqué la jurisprudence : Vos c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2010 CF 713, [2010] A.C.F. no 867 (QL) [Vos], et Sears c. Honda of Canada Mfg., a Division of Honda Canada Inc., 2014 HRTO 45, [2014] O.H.R.T.D. no 44 [Sears]. Cependant, chacune de ces décisions, se bonne à citer la jurisprudence Ottawa Civic Hospital (au paragraphe 54 de Vos et au paragraphe 115 de Sears) sans qu’il y ait approbation spécifique des observations susmentionnées invoqués par M. Khaper en l’espèce.
[23] Lors des débats, l’avocat de M. Khaper a également invoqué à l’appui de sa thèse une jurisprudence récente de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse : Cape Breton Regional Municipality v. Canadian Union of Public Employees, Local 933, 2014 NSSC 97, 342 N.S.R. (2d) 117 [CBRM], par laquelle elle a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision d’un arbitre. Dans cette affaire, une employée avait été congédiée de son emploi pour cause d’absentéisme excessif. L’arbitre avait conclu que le congédiement était justifié compte tenu des éléments d’information qui étaient alors disponibles. Il avait toutefois permis à la plaignante de présenter des éléments de preuve relativement à son état de santé (dépression) qui étaient disponibles, mais qui n’avaient pas été communiqués à l’employeur, avant son congédiement. Compte tenu de ces éléments de preuve additionnels, l’arbitre avait ordonné à l’employeur de réintégrer l’employée, sous certaines conditions.
[24] Dans CBRM, le juge Gogan a observé :
[TRADUCTION]
67 Le raisonnement de l’arbitre concernant l’obligation d’accommodement est clair. Après avoir retenu les éléments de preuve « postérieurs » concernant la déficience de la plaignante, il était d’avis qu’aurait joué l’obligation d’accommodement si les renseignements avaient été communiqués à l’employeur avant le congédiement.
[…]
78 L’arbitre conclut ensuite à la page 27 que la jurisprudence sur ce point n’a pas privé la plaignante du droit à l’accommodement simplement parce que les renseignements faisant état du besoin d’accommodement n’avaient pas été communiqués à l’employeur, et ce même si cette absence de communication n’était pas la faute de la plaignante. D’après ce que je comprends du raisonnement de l’arbitre, la nature de la dépression empêchait la plaignante de reconnaître sa déficience et de demander un accommodement. Le défaut de reconnaître la nature particulière de la dépression a privé la plaignante des protections offertes par les lois en matière de droits de la personne.
[25] Rien n’indiquait dans l’affaire CBRM que l’employée avait demandé à être réintégrée après son congédiement. La conclusion qui a été jugée raisonnable était celle selon laquelle il peut y avoir obligation d’accommoder un employé ayant une déficience avant que celui‑ci soit congédié, même si l’employeur prend connaissance de la déficience de cet employé seulement après l’avoir congédié. Notre avis sur cette décision n’est pas nécessaire puisque la question en litige en l’espèce n’est pas celle de savoir si Air Canada avait l’obligation d’accommoder M. Khaper le 22 janvier 2009 ou avant cette date. La question en litige en l’espèce est celle de savoir si le refus d’Air Canada le 23 novembre 2009 de réintégrer M. Khaper après que sa déficience eut été découverte et signalée à Air Canada peut être assimilé à un acte discriminatoire entrant dans les prévisions de la LCDP. Cette question n’a pas été examinée à l’occasion de l’affaire BRM.
[26] On peu ajouter qu’une certaine jurisprudence arbitrale ou administrative enseigne qu’il n’existe aucune obligation d’accommodement lorsque l’employeur ne sait vraiment pas que son employé est atteint d’une déficience. À l’occasion de l’affaire Worobetz c. Société canadienne des postes, [1995] D.C.D.P. no 1, 28 C.H.R.R. 485, le Tribunal canadien des droits de la personne a observé :
Toutefois, lorsque la déficience qui sous‑tend le rendement insuffisant au travail n’est pas connue avant la fin de l’emploi et que cette lacune ne provient pas d’un aveuglement volontaire ou d’une négligence de l’employeur (et je crois que c’est le cas en l’espèce), la mise à pied n’est pas du tout fondée sur un motif discriminatoire et il n’y a pas établissement d’une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire. Parvenir à une autre conclusion conduirait à des conséquences peu réalistes et déraisonnables pour les employeurs qui ignorent de bonne foi la déficience de l’employé et pourrait entraîner la création de droits supplémentaires et non réalistes pour de tels employés.
[27] À l’occasion de l’affaire Lever c. Canada (Commission des droits de la personne), [1988] A.C.F. no 1062 (QL), 10 C.H.R.R. 6488, notre Cour a examiné la question de savoir si la confirmation d’une décision de congédier une personne constitue un acte discriminatoire distinct. Le juge MacGuigan, s’exprimant au nom de la Cour, a observé :
Le requérant a d’abord affirmé devant nous que le délai d’un an visé par cet alinéa de la Loi n’a commencé à s’écouler qu’à partir de la décision finale d’examen ministériel, c’est‑à‑dire le 1er mars 1987. Cependant, à notre avis, la question a été tranchée par cette Cour dans l’arrêt Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687, à la p. 700 (le juge Le Dain) :
Le fait que le ministère du Revenu national ait maintenu sa première décision en dépit de la conclusion et de la recommandation de la Direction anti‑discrimination ne peut être considéré, aux fins de la Loi, comme étant un acte discriminatoire distinct et nouveau. Le renvoi a été consommé à un moment déterminé. Tout ce que le Ministère a fait par la suite, c’était de continuer à insister sur le bien‑fondé de sa décision. Le maintien de cette décision n’a pas pour effet de faire du renvoi un acte discriminatoire continu.
La plainte déposée par le requérant se rapporte à son emploi; à la date du renvoi l’emploi ayant cessé, aucun autre fait ultérieur ne pourrait donner lieu à une plainte relative à cet emploi.
[28] L’affaire Lever ne concernait pas une déficience inconnue qui avait seulement été dévoilée après la cessation de l’emploi. Toutefois, le principe selon lequel les plaintes se rapportant à l’emploi doivent viser des actes commis avant qu’il soit mis fin à la relation d’emploi joue en l’espèce.
[29] Air Canada a mis fin à l’emploi de M. Khaper le 22 janvier 2009. Il s’agit du dernier acte qui se rapportait à son emploi. Même s’il s’avérait qu’Air Canada avait l’obligation de l’accommoder le 22 janvier 2009, ou avant cette date, cela ne changerait pas la date du dernier acte commis par l’employeur. Le législateur aurait‑il voulu que, dans le cas où M. Khaper aurait reçu un diagnostic de trouble affectif bipolaire deux ans après son congédiement (ou plus tard), celui‑ci puisse alléguer qu’Air Canada a commis un acte discriminatoire visé par la LCDP et demander sa réintégration (en supposant que celle‑ci lui soit refusée)?
[30] Conclure que le dernier acte aux fins de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP était le refus d’Air Canada de réintégrer M. Khaper dans son emploi en novembre 2009 ferait en sorte que M. Khaper pourrait décider à quel moment le délai d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la LCDP commence à courir en choisissant la date du dépôt de sa demande de réintégration. En outre, si Air Canada avait l’obligation continue d’accommoder M. Khaper, tout refus subséquent de le réintégrer constituerait également un acte discriminatoire, et M. Khaper pourrait continuellement renouveler le délai en déposant des demandes additionnelles de réintégration. Le législateur n’a pu aspirer à une telle application de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP.
[31] II était donc raisonnable, dans les circonstances de la présente espèce, que la CCDP décide que, pour l’application de la LCDP, le refus d’Air Canada de réintégrer M. Khaper dans son emploi ne devait pas être considéré comme un acte discriminatoire possible parce qu’il est survenu après le congédiement de l’emploi de M. Khaper.
[32] Par sa décision, la juge de la Cour fédérale a opéré une distinction entre les faits de la présente affaire et ceux des affaires Ottawa Civic Hospital et Vos. Monsieur Khaper a soutenu que la juge de la Cour fédérale n’aurait pas dû opérer ces distinctions parce que la CCDP n’avait pas avalisé la partie du rapport dans laquelle l’enquêteur discutait la thèse portant que le dernier acte discriminatoire s’était produit lorsqu’Air Canada a refusé de réintégrer M. Khaper.
[33] L’auteur du rapport fondé sur les articles 40 et 41 mentionne la thèse de M. Khaper portant que le dernier acte discriminatoire est survenu lorsqu’Air Canada a refusé de réintégrer M. Khaper dans son poste. Dans l’analyse relative au respect des délais, l’auteur du rapport observe :
[traduction]
18 Le dernier événement allégué dans la plainte serait survenu le 22 janvier 2009. La plainte ayant été reçue le 10 février 2010, elle est hors délai.
19 Le dernier acte discriminatoire serait le congédiement du plaignant le 22 janvier 2009, et non le refus de la défenderesse, communiqué dans sa lettre du 23 novembre 2009, de revenir sur sa décision. L’argument du représentant du plaignant selon lequel le dernier acte discriminatoire serait survenu le 23 novembre 2009 ne peut être retenu parce que la décision de mettre fin à l’emploi du plaignant a été prise le 22 janvier 2009.
[34] Dans sa décision, la CCDP n’a pas renvoyé expressément aux paragraphes 18 et 19 de ce rapport. Elle a toutefois cité le paragraphe du rapport qui discutait la question de la prorogation du délai pour déposer une plainte (qui serait seulement pertinente si le dernier acte discriminatoire possible était le congédiement de M. Khaper le 22 janvier 2009). La CCDP a donc forcément dû retenir la conclusion formulée dans le rapport selon laquelle le défaut d’Air Canada de réintégrer M. Khaper le 23 novembre 2009 n’était pas un acte qui pouvait faire courir un nouveau délai aux termes de la LCDP.
[35] Ainsi que l’a souligné la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, 461 N.R. 335, la juridiction réformatrice doit d’abord tenter de compléter les motifs d’un tribunal administratif avant de chercher des moyens de les contrecarrer :
110 Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, la juge Abella cite le professeur David Dyzenhaus pour expliquer que les tribunaux siégeant en révision peuvent compléter les motifs du décideur de première ligne dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable :
[traduction] Le « caractère raisonnable » s’entend ici du fait que les motifs étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Autrement dit, même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer. Car s’il est vrai que parmi les motifs pour lesquels il y a lieu de faire preuve de retenue on compte le fait que c’est le tribunal, et non la cour de justice, qui a été désigné comme décideur de première ligne, la connaissance directe qu’a le tribunal du différend, son expertise, etc., il est aussi vrai qu’on doit présumer du bien‑fondé de sa décision même si ses motifs sont lacunaires à certains égards. [Soulignement ajouté par la juge Abella; par. 12.]
(Citation de D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 304)
Par conséquent, on peut supposer que l’explication donnée par le juge Armstrong du jeu de la définition du cours et de la stipulation relative au « plafond » complète les motifs de l’arbitre.
[36] En l’espèce, la juge de la Cour fédérale a analysé la jurisprudence, Ottawa Civic Hospital et Vos, pour compléter la décision de la CCDP selon laquelle la plainte n’avait pas été déposée dans le délai prescrit par la LCDP.
[37] Je conclurais que la décision de la CCDP selon laquelle, aux fins de la LCDP, le dernier acte discriminatoire allégué n’a pas eu lieu le 23 novembre 2009, mais plutôt le 22 janvier 2009, lorsque M. Khaper a été renvoyé de son emploi, est raisonnable.
Prorogation du délai
[38] Vu que le dernier acte discriminatoire aux fins de la LCDP aurait eu lieu le 22 janvier 2009 et que la CCDP a seulement reçu la plainte de M. Khaper en février 2010, la question suivante est celle de savoir si la décision de la CCDP de ne pas proroger le délai pour que M. Khaper dépose sa plainte était raisonnable.
[39] Ainsi que l’a souligné la CCDP, M. Khaper était représenté par un avocat longtemps avant l’expiration du délai d’un an en janvier 2010. Dans les observations qu’il a présentées à la Cour, M. Khaper a concentré ses arguments sur la question de savoir si le défaut d’Air Canada de le réintégrer en novembre 2009 constituait un acte discriminatoire, mais il n’a présenté aucune observation substantielle expliquant pourquoi il serait déraisonnable que la CCDP refuse de proroger le délai pour le dépôt de sa plainte. En conséquence, rien ne permet de conclure que la décision de la LCDP de ne pas proroger le délai pour que M. Khaper dépose sa plainte était déraisonnable.
[40] Vu que M. Khaper n’a pas déposé sa plainte dans le délai prescrit par la LCDP et que la décision de la CCDP de ne pas proroger le délai était raisonnable, je rejetterais le présent appel.
La plainte était‑elle vexatoire?
[41] Comme j’ai indiqué ci‑dessus que l’appel devrait être rejeté parce qu’il est hors délai, je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si la plainte aurait dû être rejetée au motif qu’elle était vexatoire.
Conclusion
[42] Je rejetterais l’appel. Au terme de l’instruction de l’appel, les parties ont confirmé qu’elles avaient conclu une entente quant aux dépens et que la partie qui obtiendrait gain de cause aurait droit à la somme globale de 3 000 $ au titre des dépens. J’adjugerais donc à Air Canada la somme globale de 3 000 $ au titre des dépens.
« Wyman W. Webb »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
Eleanor R. Dawson, j.c.a. »
« Je suis d’accord.
D. G. Near, j.c.a. »
Traduction certifiée conforme
François Brunet, réviseur
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
A‑138‑14
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INTITULÉ : |
DAVINDER KHAPER c. AIR CANADA
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LIEU DE L’aUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 10 décembre 2014
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MOTIFS DU JUGEMENT : |
le juge WEBB
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Y ONT SOUSCRIT : |
LA JUGE DAWSON LE JUGE NEAR
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DATe des motifs : |
LE 16 avril 2015
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COMPARUTIONS :
Raj Anand Lisa Feinberg
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POUR L’APPELANT
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John Craig Rachelle Henderson
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POUR L’iNTIMÉE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
WeirFoulds LLP Avocats Toronto (Ontario)
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pour l’appelant
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Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l. Avocats Toronto (Ontario)
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POUR L’iNTIMÉE
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