Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20150504


Dossier : A‑508‑14

Référence : 2015 CAF 117

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

STEPHANIE DELIOS

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 29 avril 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 mai 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20150504


Dossier : A‑508‑14

Référence : 2015 CAF 117

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

STEPHANIE DELIOS

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]               Mme Delios interjette appel du jugement rendu le 5 novembre 2014 sous la référence 2014 CF 1042 par lequel le juge Brown, de la Cour fédérale, a conclu que l’ordonnance d’un arbitre du travail était déraisonnable et l’a annulée.

[2]               L’arbitre (David P. Olsen) avait fait droit au grief de Mme Delios, retenant ainsi son interprétation d’une disposition d’une convention collective, et avait ordonné que Mme Delios soit rémunérée pour la journée en cause : 2013 CRTFP 133. Le procureur général a déposé une demande de contrôle judiciaire pour faire annuler l’ordonnance de l’arbitre.

[3]               Accueillant la demande du procureur général, la Cour fédérale n’a pas retenu l’interprétation de la convention collective donnée par l’arbitre. Mme Delios interjette aujourd’hui appel devant notre Cour.

[4]               À mon avis, la Cour fédérale n’a pas fait preuve de retenue suffisante lorsqu’elle a recherché si était raisonnable l’ordonnance de l’arbitre. Elle n’aurait pas dû annuler l’ordonnance, qui était raisonnable. J’accueillerais donc l’appel de Mme Delios et je rétablirais l’ordonnance de l’arbitre, avec dépens.

A.        Les faits essentiels

[5]               À tous les moments pertinents, Mme Delios était au service de l’Agence du revenu du Canada. Bon nombre d’employés qui y travaillent sont syndiqués. Environ 28 000 appartiennent à une unité de négociation représentée par l’Alliance de la fonction publique du Canada et sont régis par une convention collective, et environ 12 000 appartiennent à une unité de négociation représentée par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada et sont régis par une autre convention collective.

[6]               Les deux conventions collectives permettent aux employés de prendre chaque année financière un congé personnel de 7,5 heures, ce qui équivaut à une journée de travail.

[7]               Les faits qui ont abouti au présent appel se sont produits au début de 2008. À cette époque, Mme Delios occupait un poste relevant de la convention collective de l’AFPC. En janvier 2008, elle a pris un jour de congé personnel, épuisant ainsi, aux termes de la convention collective de l’AFPC, son droit à un jour de congé personnel.

[8]               À la fin janvier, elle a accepté un nouveau poste au sein de l’Agence. Ce poste relevait de la convention collective de l’IPFPC, non de celle de l’AFPC. Quelques mois plus tard, au cours de la même année financière, elle a demandé un jour de congé personnel aux termes de la convention collective de l’IPFPC, que son directeur a refusé. Elle a donc déposé un grief.

[9]               Selon Mme Delios, après avoir changé de poste, elle était régie, s’agissant des congés personnels, par la disposition pertinente de la convention collective de l’IPFPC. Comme elle n’avait pas pris ce congé aux termes de cette disposition au cours de l’année financière, sa demande de congé personnel fondée sur la convention collective de l’IPFPC aurait dû être acceptée.

[10]           Selon l’Agence, comme Mme Delios avait déjà pris son congé personnel aux termes de la convention collective de l’AFPC cette année financière‑là, elle ne pouvait pas prendre un congé semblable aux termes de la convention collective de l’IPFPC.

[11]           La disposition relative au congé personnel dans la convention collective de l’IPFPC ne vise pas explicitement le cas des employés se trouvant dans la situation de Mme Delios, c’est‑à‑dire des employés qui passent de l’unité de négociation régie par la convention collective de l’AFPC – ou d’une unité de négociation régie par une convention collective applicable à un autre secteur de la fonction publique – à l’unité de négociation régie par la convention collective de l’IPFPC. Dans la convention collective de l’IPFPC, la disposition relative au congé personnel est ainsi formulée :

17.21   Congé personnel

a)         Sous réserve des nécessités du service déterminées par l’employeur et sur préavis d’au moins cinq (5) jours ouvrables, l’employé se voit accorder, au cours de chaque année financière, une seule période d’au plus sept virgule cinq (7,5) heures de congé payé pour des raisons de nature personnelle.

b)         Ce congé est pris à une date qui convient à la fois à l’employé et à l’employeur. Cependant, l’employeur fait tout son possible pour accorder le congé à la date demandée par l’employé.

[12]           Après le rejet du grief de Mme Delios par l’Agence à divers niveaux, le grief a été renvoyé à l’arbitrage aux termes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22.

[13]           L’arbitre a fait droit au grief. Après avoir interprété la clause 17.21 de la convention collective de l’IPFPC, il a conclu qu’elle allait dans le sens de la thèse de Mme Delios. Il a ordonné à l’Agence de payer à Mme Delios un jour de salaire au taux en vigueur à la date de son grief. J’examinerai plus loin le raisonnement de l’arbitre plus en détail.

[14]           Le procureur général a déposé devant la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance de l’arbitre. La Cour fédérale a dit vouloir examiner l’ordonnance selon la norme de la décision raisonnable et a jugé l’ordonnance déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, elle n’a pas retenu l’interprétation de la convention collective de l’arbitre. Deuxièmement, elle a jugé recevable un nouvel affidavit produit par l’Agence et s’est fondée en partie sur cet affidavit pour conclure que l’interprétation donnée à la convention collective par l’arbitre entraînerait des coûts additionnels importants et qu’elle était donc déraisonnable. La Cour fédérale a donc annulé l’ordonnance de l’arbitre et a renvoyé l’affaire à un autre arbitre pour nouvelle décision. J’examinerai plus loin le raisonnement de la Cour fédérale de façon plus détaillée.

[15]           Mme Delios interjette appel devant notre Cour en vue d’obtenir le rétablissement de l’ordonnance de l’arbitre.

B.        Analyse

[16]           Dans un appel formé contre une décision consécutive à une demande de contrôle judiciaire, notre mission consiste à rechercher, dans un premier temps, si la Cour fédérale a correctement choisi la norme de contrôle devant s’appliquer et, dans un deuxième temps, si elle a bien appliqué cette norme de contrôle : Agraira c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47.

[17]           Il n’est pas controversé entre les parties que la Cour fédérale a eu raison de retenir la norme de la décision raisonnable. Toutefois, l’absence de controverse entre les parties sur la norme de contrôle ne lie pas la Cour : Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), 2004 CSC 54, [2004] 3 R.C.S. 152, au paragraphe 6. C’est à nous qu’il revient de se prononcer.

[18]           En l’espèce, je retiens l’avis des parties. Pour déterminer la norme de contrôle pertinente, il faut d’abord rechercher ce qui est véritablement en cause dans le contrôle judiciaire. En l’espèce, il est question d’une interprétation par un arbitre de la clause 17.21 de la convention collective de l’IPFPC.

[19]           Depuis des décennies déjà, la norme de contrôle applicable aux interprétations arbitrales de dispositions de conventions collectives est la norme empreinte de déférence de la décision raisonnable ou, selon le droit antérieur, la norme déférente de la décision manifestement déraisonnable : voir Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, 102 D.L.R. (4th) 402; British Columbia Teachers’ Federation c. British Columbia Public School Employees’ Association, 2014 CSC 70, [2014] 3 R.C.S. 492; Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503 c. Compagnie Wal‑Mart du Canada, 2014 CSC 45, [2014] 2 R.C.S. 323; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes et papiers Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458; la jurisprudence est par ailleurs abondante. Avant même que nous disposions de la norme de la décision manifestement déraisonnable, les juges réformateurs étaient vivement encouragés à faire preuve de retenue à l’égard des interprétations des dispositions de conventions collectives données par les arbitres : voir par exemple Douglas Aircraft Co. of Canada c. McConnell, [1980] 1 R.C.S. 245, à la page 275, 99 D.L.R. (3d) 385.

[20]           C’est logique. D’une part, les décisions des arbitres du travail sont souvent protégées par des clauses privatives. Il y en a une en l’espèce, la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, précitée, article 233, qui reprend les paragraphes 34(1) et (3) de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2013, ch. 40. D’autre part, les interprétations de dispositions de conventions collectives comportent des facteurs d’appréciation des faits, de spécialisation et d’expertise concernant les conventions collectives, les différends auxquels elles donnent lieu, les négociations qui précèdent leur conclusion et, de façon plus générale, la manière dont la cohabitation patronale‑syndicale qui les entoure se manifeste dans une variété de circonstances. Tous ces éléments militent en faveur de la norme de la décision raisonnable, et non celle de la décision correcte : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 52 à 55.

[21]           Ces facteurs d’appréciation des faits, de spécialisation et d’expertise touchent aussi la manière dont le juge réformateur doit, en appliquant la norme de la décision raisonnable, contrôler la décision d’un arbitre du travail. Lorsqu’il applique la norme de la décision raisonnable, le juge réformateur recherche si l’interprétation donnée par l’arbitre à la convention collective appartient à l’éventail d’issues acceptables qui peuvent se justifier ou, en d’autres termes, si la décision attaquée relève de la marge d’appréciation du décideur : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47. Mais cet éventail ou marge peut être étroit ou étendu, selon la nature de la question et selon les circonstances : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 37 à 41. Dans un cas comme celui qui nous occupe, les facteurs qui influent sur l’interprétation de dispositions de conventions collectives – les questions d’appréciation des faits et les questions relatives aux connaissances spécialisées que n’ont pas les juges – confèrent aux arbitres du travail une marge étendue d’appréciation : Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, 455 N.R. 157, aux paragraphes 90 à 99.

[22]           Mme Delios soutient que, même si la Cour fédérale a déclaré qu’elle examinait la décision de l’arbitre d’après la norme de la décision raisonnable, ce n’est pas ce qu’elle a fait. D’après elle, la Cour fédérale a substitué sa propre interprétation de la clause 17.21 de la convention collective de l’IPFPC à celle de l’arbitre.

[23]           Mme Delios signale diverses choses qu’a faites la Cour fédérale, qui a notamment formulé et imposé un critère d’interprétation « correct » (aux paragraphes 48 et 52), présenté sa propre interprétation des dispositions de la convention collective (aux paragraphes 49, 53 et 70), reproché à l’arbitre d’avoir exclu des mots de la convention collective ou de l’avoir remaniée alors qu’il n’avait rien fait de semblable (aux paragraphes 51, 54 et 55), renvoyé aux intentions des parties sans tenir compte des mots qu’elles avaient employés dans la convention collective (aux paragraphes 54 et 62), employé des mots attestant un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte (par exemple, le titre B, « La véritable interprétation des termes de la convention collective » [non souligné dans l’original]), évalué par elle‑même si le résultat sur le plan des relations de travail était « absurde » (au paragraphe 62), admis une preuve nouvelle pour démontrer pourquoi sa propre interprétation de la convention collective était préférable à celle de l’arbitre (aux paragraphes 63 à 66), conclu que le texte de la clause 17.21 était clair alors que l’Agence elle‑même affirmait le contraire (aux paragraphes 47 et 50), conclu que la décision d’un autre arbitre était tout à fait claire et directement à propos alors que l’Agence elle‑même trouvait qu’elle était seulement similaire (au paragraphe 69) et, enfin, invoqué ladite décision (qui ne liait pas l’arbitre) pour conclure que l’arbitre s’était fourvoyé (au paragraphe 69).

[24]           Le procureur général appuie la décision de la Cour fédérale. Il fait valoir nombre des mêmes points énoncés dans le paragraphe précédent.

[25]           Je me range aux arguments de Mme Delios. La Cour fédérale a bien conclu que la norme de contrôle de la décision raisonnable devait s’appliquer, mais elle a en fait suivi la norme de la décision correcte.

[26]           La Cour suprême enseigne que l’examen fondé sur la norme de la décision raisonnable suppose notamment que l’on porte une attention respectueuse à la décision et aux motifs du décideur administratif : Dunsmuir, précité, aux paragraphes 48 et 56. Il s’ensuit que nous devons commencer par circonscrire la question précise déférée au décideur administratif, en prenant note des méthodes législatives ou des dispositions habilitantes qui doivent être suivies. Dans la mesure où l’administrateur a interprété ces méthodes ou ces dispositions, il convient aussi de rechercher si ses interprétations sont ou non raisonnables. Nous passons ensuite à la question essentielle, celle de savoir si sa décision est raisonnable. Gardant à l’esprit la marge d’appréciation qui doit être reconnue à l’administrateur – marge qui peut être étroite, modérée ou étendue selon les circonstances – nous examinons enfin la décision de l’administrateur à la lumière des preuves et du droit, pour savoir si la décision qu’il a rendue est acceptable et justifiable au regard des faits et du droit.

[27]           Les preuves, la législation et la jurisprudence pertinente, ainsi que l’enseignement de la jurisprudence concernant la primauté du droit et les normes constitutionnelles, nous aident à rechercher si la décision est acceptable et justifiable. En l’espèce, certains indicateurs, parfois appelés « traits distinctifs du caractère déraisonnable », peuvent être utiles : Farwaha, précité, au paragraphe 100. Par exemple, une décision dont les effets semblent aller à l’encontre de l’objectif de la disposition en vertu de laquelle agit l’administrateur pourrait bien soulever une crainte de décision déraisonnable : Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, aux paragraphes 42 et 47. Dans ce genre de cas, la qualité des explications données par l’administrateur dans ses motifs sur ce point peut sans doute avoir une grande importance. Un autre trait distinctif d’une décision déraisonnable est le fait qu’elle comporte d’importantes conclusions de fait dépourvues de fondement rationnel ou en totale opposition avec les preuves. Il faut toutefois veiller à ce que le caractère acceptable et justifiable d’une décision au sens du droit administratif ne se réduise pas à l’application de règles fondées sur des traits distinctifs. Le caractère acceptable et justifiable d’une décision est une notion subtile qui est circonscrite en fonction des problèmes et solutions de la vie réelle rapportés dans la jurisprudence administrative, et non d’un ramassis de règles rudimentaires et rigides.

[28]           Lorsqu’il applique la norme de la décision raisonnable, le juge n’élabore pas sa propre opinion sur la question pour la substituer ensuite à la décision de l’administrateur, en déclarant déraisonnable tout ce qui est incompatible avec cette opinion. Autrement dit, le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur et déclarer déraisonnable tout ce qui est contraire à ce critère. Ce faire équivaudrait, de la part du juge, à élaborer, affirmer et imposer son propre point de vue sur la question, soit un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte.

[29]           En l’espèce, si l’on effectue le contrôle approprié au regard de la norme du caractère raisonnable, la décision de l’arbitre doit être jugée raisonnable.

[30]           L’arbitre a commencé par circonscrire la question précise qui lui avait été déférée : la clause 17.21 de la convention collective de l’IPFPC réglait‑elle le cas d’employés comme Mme Delios? L’arbitre a recherché si la disposition intégrait « la notion qu’elle s’applique à [traduction] “l’ensemble de la fonction publique” comme l’affirme [l’Agence] » (au paragraphe 16).

[31]           L’arbitre a conclu ensuite que le droit de Mme Delios au congé personnel était tiré de la clause 17.21 de la convention collective de l’IPFPC et non d’un autre texte (au paragraphe 18). Il devait donc interpréter la clause (aux paragraphes 16 et 18). Les mots « au cours de chaque année financière » ne permettaient pas à eux seuls de répondre à la question (au paragraphe 18).

[32]           L’arbitre s’est reporté ensuite à d’autres dispositions de la convention collective pour l’aider à interpréter la clause 17.21. C’est le genre de chose que font les arbitres qui interprètent habituellement les conventions collectives : D.J.M. Brown et D.M. Beatty, Canadian Labour Arbitration, 4e édition, feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2006), au chapitre 4. L’arbitre a relevé que, lorsqu’il existe des limites aux congés, la convention collective en fait état dans d’autres dispositions (aux paragraphes 19 à 21). Il a conclu de l’existence de ces autres dispositions que « dans les cas où les parties […] ont convenu d’imposer une limite temporelle ou autre au droit à un congé prévu par une convention collective, elles l’ont fait explicitement » (au paragraphe 22).

[33]           Dans ses observations formulées devant l’arbitre, l’Agence avait demandé à l’arbitre de suivre une autre jurisprudence arbitrale. L’arbitre l’a examinée et conclu que « l’issue dans ce cas reposait sur l’examen, par l’arbitre de grief, de facteurs qui sont absents du cas présent » (au paragraphe 23). En plus d’opérer la distinction d’avec la jurisprudence invoquée, l’arbitre aurait pu ajouter qu’il n’était pas lié par cette décision, mais il ne l’a pas fait.

[34]           Obéissant à l’interdiction énoncée à l’article 229 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, l’arbitre a refusé de modifier le libellé de la clause 17.21.

[35]           Finalement, l’arbitre a discuté une question particulière qui lui avait été déférée. Dans ses observations présentées à l’arbitre, Mme Delios affirmait que son interprétation de la clause 17.21 ne poserait pas problème parce que relativement peu d’employés passent d’une unité de négociation à une autre. L’Agence a rétorqué que, en réalité, les coûts seraient [traduction« très importants » et « élevés », mais elle n’a pas fait état de faits ou de chiffres à l’appui de son affirmation. Se fondant sur la preuve, l’arbitre a refusé de tirer une quelconque conclusion de fait à cet égard. Il a plutôt conclu que « toute injustice ou iniquité apparente qui découle de l’application de la convention collective [telle qu’il l’avait interprétée] devrait être réglée à la table de négociation » (au paragraphe 24).

[36]           Cette conclusion participe de la spécialisation de l’arbitre, qui le conduit à voir que, dans toute convention collective – souvent un document d’une longueur et d’une complexité extrêmes – il y aura des questions laissées en suspens, des questions non résolues. La négociation collective peut être ardue, chacune des parties devant consentir à des compromis difficiles, et il y a donc toujours, dans l’accord final, un certain nombre de choses qui peuvent sembler injustes ou inéquitables pour les parties. Comme l’observait l’arbitre, il ne lui appartenait pas de modifier le libellé de la convention pour régler ces questions. En effet, celles‑ci peuvent être débattues à la prochaine ronde de négociations.

[37]           Globalement, toutes les observations et conclusions susmentionnées de l’arbitre trouvent leurs racines dans son appréciation des faits et sa connaissance spécialisée dans le domaine des relations de travail. Pour reprendre la formulation utilisée dans le cadre des examens fondés sur la norme de la décision raisonnable, il était loisible à l’arbitre de formuler ces observations et conclusions. Dans la mesure où il y a injustice, iniquité ou coûts additionnels par suite de son interprétation de la convention collective, il s’agit d’un épiphénomène du processus de négociation collective. La solution globale retenue par l’arbitre est acceptable et justifiable au regard des faits et du droit, et sa décision est donc raisonnable.

[38]           Un dernier point subsiste. À l’appui de sa demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, le procureur général avait déposé un affidavit contenant la preuve des coûts auxquels allait donner lieu l’interprétation de l’arbitre. La Cour fédérale s’est fondée sur les paragraphes 20 et 21 de cet affidavit pour conclure que l’interprétation donnée par l’arbitre à la clause 17.21 de la convention collective de l’IPFPC coûterait à l’Agence environ un million de dollars supplémentaires par année. La Cour fédérale a jugé ce résultat « absurde » d’un strict point de vue opérationnel et a donc conclu que l’interprétation retenue par l’arbitre était déraisonnable.

[39]           Comme nous l’avons déjà expliqué, la Cour fédérale a en fait appliqué dans la présente affaire la norme de la décision correcte, non pas celle de la décision raisonnable. En droit, lorsqu’elle procède à un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable et recherche si une décision administrative sort ou non de la marge d’appréciation reconnue à l’administrateur, la Cour examine les preuves, la législation et la jurisprudence pertinentes, la jurisprudence portant sur la primauté du droit et les normes constitutionnelles – sans s’arrêter à d’autres considérations. Nous avons tous nos propres opinions, mais la procédure de contrôle judiciaire appelle l’application de normes juridiques et ne s’intéresse pas aux opinions.

[40]           D’ailleurs, la Cour fédérale aurait dû écarter les paragraphes 20 et 21 de l’affidavit qui lui avait été présenté, car ils n’étaient pas recevables.

[41]           Dans les régimes administratifs comme celui qui nous occupe, le législateur a confié au décideur administratif, et non au juge réformateur, la mission de dégager les faits. En raison de cette répartition des rôles, le juge réformateur ne peut s’autoriser à devenir une tribune de recherche des faits qui intéresse le fond de l’affaire. Voir, de manière générale, Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297, au paragraphe 17.

[42]           Par conséquent, en règle générale, les preuves produites devant la Cour fédérale lors d’une procédure en contrôle judiciaire se limite aux éléments qui ont été présentés au décideur administratif. Autrement dit, en règle générale, les preuves qui n’ont pas été produites au décideur administratif et qui intéresse le fond de l’affaire dont a été saisie la Commission n’est pas recevable lors d’une procédure de contrôle judiciaire. C’est pourquoi, à raison, la plupart des affidavits déposés dans une procédure de contrôle judiciaire ne portent que sur le dossier qui a été présenté au décideur administratif, sans plus. Voir de façon générale, Connolly c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, 466 N.R. 44, au paragraphe 7, citant Access Copyright, précité, aux paragraphes 19 et 20.

[43]           Il existe des exceptions restreintes et raisonnées à la règle générale proscrivant le dépôt, dans une procédure de contrôle judiciaire, de preuves qui n’ont pas été présentées au décideur administratif : Access Copyright, précité, au paragraphe 20. Dans l’affaire dont nous sommes saisis, la Cour fédérale a invoqué l’une des exceptions, celle des « renseignements généraux ». Les observations qui suivent se limitent à cette exception.

[44]           Selon cette exception, une partie peut déposer un affidavit contenant « des informations générales qui sont susceptibles d’aider [la cour de révision] à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[45]           L’exception des « renseignements généraux » vise les observations purs et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l’administrateur. Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position – rôle de l’exposé des faits et du droit –, il est recevable à titre d’exception à la règle générale.

[46]           Toutefois, « [o]n doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[47]           En l’espèce, les 18 premiers paragraphes de l’affidavit de l’Agence déposé devant la Cour fédérale sont utiles et propres à orienter notre Cour. Dans le dossier relativement simple qui nous occupe en l’espèce, il n’était pas nécessaire que l’affidavit joue ce rôle, mais aucune objection ne peut être élevée à ce titre. Ces paragraphes sont admissibles au terme de l’exception des renseignements généraux.

[48]           Les paragraphes 19 à 21 de l’affidavit franchissent toutefois la limite de ce qui est acceptable. Le paragraphe 19 comporte des arguments, un peu comme un paragraphe d’un exposé des faits et du droit, puisqu’il recommande une solution particulière au juge réformateur. Quant aux paragraphes 20 et 21, ils portent sur les moyens de fait de l’affaire, question du ressort de l’arbitre et non de la Cour fédérale.

[49]           La Cour fédérale n’aurait pas dû tenir compte des faits et des chiffres contenus dans les paragraphes 20 et 21 de l’affidavit pour tirer une conclusion de fait sur les difficultés financières que connaîtrait l’Agence si elle retenait l’interprétation de l’arbitre concernant la clause 17.21 de la convention collective de l’IPFPC. L’arbitre, en tant que juge des faits, a refusé de tirer une telle conclusion. Il n’appartenait pas à la Cour fédérale, limitée à sa mission réformatrice, de le faire.

[50]           Même si l’arbitre avait tiré une conclusion de fait sur ce point, la Cour fédérale ne pouvait recevoir une preuve modifiant ou complétant ladite conclusion puisqu’aucune autre exception reconnue à la règle générale de l’irrecevabilité ne jouait.

[51]           La Cour fédérale a estimé que les éléments exposés aux paragraphes 20 et 21 de l’affidavit étaient connus des parties et exacts, qu’ils avaient été communiqués rapidement et qu’ils ne donnaient lieu à nul préjudice (au paragraphe 41). Tout cela est sans doute vrai, mais cela ne rend pas la preuve recevable. Dans la mesure où la jurisprudence Chopra c. Canada (Conseil du Trésor), (1999), 168 F.T.R. 273 (1re inst.), sur laquelle s’est fondée la Cour fédérale, enseigne le contraire, elle ne doit pas être suivie.

[52]           Le critère énoncé aux paragraphes 44 à 46 des présents motifs n’a pas été respecté en l’espèce. Les paragraphes 20 et 21 de l’affidavit ne contiennent pas de renseignements généraux destinés à aider le juge réformateur à comprendre les points soulevés. Ils font plutôt état d’éléments de preuve additionnels sur les faits, destinés à aider le juge réformateur à se former lui‑même une opinion sur les moyens de fait, contrairement aux rôles attribués respectivement au juge réformateur et à l’arbitre. Ces éléments auraient dû être présentés à l’arbitre pour qu’il les apprécie à titre de juge des faits, et non à la Cour fédérale dans une procédure de contrôle judiciaire.

[53]           Même si aucune requête formelle n’a été déposée à l’encontre des paragraphes 20 et 21 de l’affidavit, Mme Delios n’a pas accepté qu’ils puissent être utilisés de la manière dont la Cour fédérale les a utilisés. Dans ces conditions, la Cour fédérale aurait dû les déclarer abusifs et n’aurait pas dû en tenir compte.

[54]           De façon générale, je conclus que la décision de l’arbitre est acceptable selon la norme de la décision raisonnable.

C.        Dispositif proposé

[55]           J’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale daté du 5 novembre 2014 dans le dossier T‑1957‑13, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire et je rétablirais l’ordonnance de l’arbitre datée du 1er novembre 2013 dans le dossier 566‑34‑3487.

[56]           Si le dispositif proposé devait être retenu par la Cour, les avocats se sont utilement entendus sur la question des dépens. Conformément à leur entente, j’accorderais à Mme Delios ses dépens dans le présent appel et dans la procédure de contrôle judiciaire introduite devant la Cour fédérale, pour la somme globale de 5 000 $.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

A.F. Scott, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A‑508‑14

APPEL D’UN JUGEMENT DE M. LE JUGE BROWN, DATÉ DU 5 NOVEMBRE 2014, DOSSIER T‑1957‑13

INTITULÉ :

STEPHANIE DELIOS c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 AVril 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT BY:

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 4 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Steven Welchner

 

POUR L’AppelantE

 

Richard E. Fader

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Welchner Law Office

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’AppelantE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

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