Date : 20150604
Dossier : A‑457‑14
Référence : 2015 CAF 139
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LE JUGE RYER
LE JUGE RENNIE
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ENTRE :
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DEEPAN BUDLAKOTI
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appelant
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et
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MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION
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intimé
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Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 26 mai 2015.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 juin 2015.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE STRATAS
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE RYER
LE JUGE RENNIE
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Date : 20150604
Dossier : A‑457‑14
Référence : 2015 CAF 139
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LE JUGE RYER
LE JUGE RENNIE
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ENTRE :
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DEEPAN BUDLAKOTI
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appelant
|
et
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MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION
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intimé
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE STRATAS
[1] Est porté en appel le jugement rendu le 9 septembre 2014 par le juge Phelan de la Cour fédérale, répertorié sous la référence 2014 CF 855. La Cour fédérale a débouté l’appelant de sa demande de contrôle judiciaire et a refusé de prononcer un jugement déclarant que l’appelant était citoyen canadien.
[2] Par les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel.
A. Les faits essentiels
[3] L’appelant est né au Canada, en 1989. Ses parents, originaires de l’Inde, ne détenaient pas la citoyenneté canadienne.
[4] En 1992, les parents de l’appelant ont présenté une demande de résidence permanente, dans laquelle l’appelant était nommé comme enfant à charge. L’appelant et ses parents ont, par la suite, obtenu le statut de résidents permanents.
[5] En 1995, les parents de l’appelant ont déposé une demande de citoyenneté. On ne sait pas vraiment pourquoi l’appelant n’a pas présenté de demande à son tour ou pourquoi ses parents n’ont pas fait de demande en son nom. Quoi qu’il en soit, ses parents ont obtenu la citoyenneté canadienne.
[6] Des années plus tard, en 2009, alors qu’il était toujours résident permanent, l’appelant a été déclaré coupable d’entrée par effraction et condamné à quatre mois de prison. En 2010, il a été déclaré coupable de trafic d’armes, de possession d’arme à feu prohibée et de trafic de stupéfiants. En janvier 2010, il a été condamné à purger trois ans de prison.
[7] En 2011, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a fait enquête sur le statut de l’appelant et a conclu que ce dernier avait qualité de résident permanent et non de citoyen canadien. Le ministre a déclaré l’appelant interdit de territoire au Canada pour les infractions commises, lesquelles constituaient des faits de « grande criminalité »
, au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Le ministre a demandé à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) de prendre une mesure de renvoi de l’appelant du Canada : alinéa 45d) de la LIPR.
[8] L’appelant a contesté la demande du ministre, en alléguant qu’il était citoyen canadien et qu’il ne pouvait donc pas faire l’objet d’une mesure de renvoi. L’appelant a fait valoir qu’il était né au Canada après le 14 février 1977 et qu’il était ainsi devenu citoyen canadien au titre de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C‑29.
[9] Le ministre n’était pas de cet avis. Il a relevé qu’au moment de sa naissance, ses parents, des ressortissants indiens, étaient au service des représentants du haut‑commissariat de l’Inde et que l’appelant ne pouvait pas obtenir dans ce cas la citoyenneté canadienne : alinéa 3(2)a) de la Loi sur la citoyenneté. L’appelant a contesté cette conclusion, affirmant qu’il était né après que l’emploi de ses parents pour les représentants du haut‑commissariat de l’Inde eut pris fin.
[10] Vu les arguments qui lui avaient été présentés, la Commission était appelée à trancher strictement une question de fait portant sur le moment où avait pris fin l’emploi des parents. Si c’était avant la naissance de l’appelant, celui‑ci était citoyen canadien aux termes de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté et la Commission ne pouvait pas prendre la mesure de renvoi. Dans le cas contraire, l’appelant n’avait pas qualité de citoyen aux termes dudit alinéa et la Commission pouvait prendre la mesure de renvoi. Les parties ont pleinement eu la possibilité de présenter des éléments de preuve et des observations à cet égard. Dans les présents motifs, j’y ferai renvoi en parlant de la « question relative à l’emploi ».
[11] La Commission a débouté l’appelant sur cette question, concluant que l’emploi de ses parents avait pris fin après la naissance de l’appelant et que celui‑ci n’était pas un citoyen aux termes de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté. Par conséquent, la mesure de renvoi devenait exécutoire : Ministre de la Sécurité publique et de Protection civile c. Budlakoti, 8 décembre 2011, dossier no 018‑B0‑00674 (Commission de l’immigration et du statut de réfugié); alinéa 45d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
[12] L’appelant a demandé à la Cour fédérale l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Le 24 mai 2012, la Cour fédérale a rejeté la demande.
[13] À ce stade, la question relative à l’emploi faisait l’objet d’une décision définitive : l’appelant n’était pas un citoyen canadien aux termes de l’alinéa 3(1)a). La question de savoir si l’appelant était ou pouvait être citoyen canadien pour d’autres motifs au titre de la Loi sur la citoyenneté reste toujours sans réponse, l’appelant n’ayant jamais envisagé cette possibilité, ni présenté de demande au ministre à cet égard, sous le régime de la Loi sur la citoyenneté.
[14] En 2012, alors qu’il purgeait encore sa peine, l’appelant a fait l’objet d’un examen défavorable des risques avant renvoi en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. À la fin de la même année, il avait fini de purger sa peine et avait été transféré à l’Agence des services frontaliers en vue de sa détention avant le renvoi.
[15] En mars 2013, le haut‑commissariat de l’Inde a avisé le ministre qu’il ne délivrerait pas de titre de voyage à l’appelant parce que l’Inde ne reconnaissait pas celui‑ci comme ressortissant de ce pays. Cela paraît logique. L’appelant n’a jamais demandé la citoyenneté indienne, donc il ne figure pas dans les dossiers des autorités et n’est pas nécessairement enregistré à titre de ressortissant de ce pays.
[16] En avril 2013, l’appelant a été relâché sous caution et sous conditions. Il demeure toujours au Canada et est assujetti aux conditions imposées.
B. L’appelant introduit une nouvelle instance devant la Cour fédérale
[17] Le 23 septembre 2013, l’appelant a introduit une demande de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. C’est ce jugement qui est attaqué en l’espèce.
[18] L’appelant demandait à la Cour fédérale de prononcer un jugement le déclarant citoyen canadien. Il invoquait à l’appui deux moyens que la Cour a rejetés :
La question relative à l’emploi. L’appelant a soulevé cette question que la Commission avait tranchée en sa défaveur. Après avoir appliqué la doctrine de la préclusion, la Cour fédérale a conclu que l’appelant ne pouvait pas débattre de nouveau cette question. La Cour fédérale s’est toutefois penchée sur le fond de la question relative à l’emploi. Après avoir examiné les éléments de preuve dont elle disposait—essentiellement les mêmes éléments que ceux présentés à la Commission—la Cour fédérale a débouté l’appelant, concluant qu’au moment de sa naissance, ses parents étaient au service des représentants du haut‑commissariat de l’Inde (aux paragraphes 34 à 38).
Les questions constitutionnelles. L’appelant invoque sa qualité d’apatride faisant valoir qu’il a droit à la citoyenneté canadienne en vertu des articles 6 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Devant la Cour fédérale ainsi que devant notre Cour, l’appelant a souligné l’importance de la citoyenneté pour l’identité d’une personne et pour son sentiment d’appartenance et de bien‑être. L’appelant a également insisté sur les difficultés qu’il a vécues en raison des mesures que le gouvernement canadien aurait prises à son égard. Au début de ses motifs sur ce point, la Cour fédérale a exprimé
« de forts doutes »
quant à son pouvoir de prononcer le jugement demandé en l’absence« de toute autre réparation ou d’autres procédures »
(aux paragraphes 29 et 30), mais elle a tout de même tranché les questions constitutionnelles sur le fond (aux paragraphes 39 à 49).
C. Les observations de l’appelant et quelques précisions nécessaires
[19] L’appelant interjette appel devant notre Cour, faisant valoir que la Cour fédérale a commis des erreurs à l’égard de toutes les questions, à savoir que la doctrine de la préclusion ne joue pas, que la conclusion sur la question relative à l’emploi est entachée d’une erreur susceptible de contrôle et que la Cour fédérale aurait dû trancher les questions constitutionnelles en faveur de l’appelant.
[20] Par ses écritures et lors des débats, l’appelant a fait valoir certains faits et certaines thèses qui influencent l’issue de l’appel dont nous sommes saisis et qu’il convient donc de préciser.
[21] Premièrement, l’appelant soutient, par son avis d’appel et dans son affidavit, que le gouvernement canadien a révoqué sa citoyenneté. Tel n’est pas le cas. L’appelant n’a jamais vu sa citoyenneté révoquée par le gouvernement canadien. Au contraire, il s’agissait plutôt de savoir si l’appelant était citoyen canadien et s’il devait se voir reconnaître ce statut ou, dans la négative, s’il devait se voir accorder la citoyenneté canadienne.
[22] Deuxièmement, devant la Cour fédérale et devant notre Cour, l’appelant accorde beaucoup d’importance au fait qu’il a obtenu un passeport canadien pendant de nombreuses années. Ce fait est sans importance : Pavicevic c. Canada (Procureur général), 2013 CF 997, 20 Imm. L.R. (4th) 37. S’il n’était pas citoyen canadien, l’appelant n’aurait jamais dû obtenir un passeport. L’erreur du bureau des passeports n’emporte pas attribution de la citoyenneté.
[23] Troisièmement, l’appelant fait valoir dans son mémoire qu’il est « apatride »
. Certes, en raison des faits susmentionnés, l’appelant n’est reconnu comme citoyen d’aucun pays à présent, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il est apatride au sens du droit international. Suivant l’article premier de la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie (signée par le Canada le 17 juillet 1978), a qualité d’apatride seule la personne qui n’a pas la nationalité ou la citoyenneté canadienne et qui « autrement, serait apatride »
—c’est‑à‑dire que, légalement ou en pratique, l’intéressé ne peut obtenir la citoyenneté ni la nationalité d’un autre pays. L’article premier de la Convention est libellé comme suit :
1. Tout État contractant accorde sa nationalité à l’individu né sur son territoire et qui, autrement, serait apatride. Cette nationalité sera accordée,
a) De plein droit, à la naissance, ou
b) Sur demande souscrite, suivant les modalités prévues par la législation de l’État en cause, auprès de l’autorité compétente par l’intéressé ou en son nom; sous réserve des dispositions du paragraphe 2 du présent article, la demande ne peut être rejetée.
L’État contractant dont la législation prévoit l’octroi de sa nationalité à l’individu né sur son territoire conformément au littera b du présent paragraphe peut également accorder sa nationalité de plein droit à l’âge et dans les conditions fixées par sa loi.
Comme nous le verrons, d’après le dossier dont nous disposons, l’appelant peut demander la citoyenneté indienne et la citoyenneté canadienne. Il n’a pas encore qualité d’apatride.
[24] Quatrièmement, l’appelant affirme que sa situation actuelle est attribuable au gouvernement canadien et qu’il incombe donc à ce dernier, avec ou sans ordonnance prononcée par notre Cour, de corriger cette situation. Je ne puis retenir cette thèse. La situation de l’appelant est attribuable à une convergence regrettable de facteurs, résultant de ses faits et gestes et de facteurs indépendants de sa volonté. À une certaine époque, l’appelant, qui était alors résident permanent, aurait pu demander la citoyenneté canadienne, mais il ne l’a pas fait. À présent, en raison de sa conduite criminelle, l’appelant a perdu son statut de résident permanent et ne peut plus devenir citoyen canadien par cette voie. Depuis quelque temps déjà, l’appelant est au courant que les autorités indiennes ne le considèrent pas comme un ressortissant de ce pays. Or, il n’a pas tenté de demander la citoyenneté indienne sous le régime des lois qui y sont en vigueur. L’appelant est également au courant que le ministre ne le considère pas un citoyen canadien du fait qu’il est né au Canada, position maintenant confirmée par la Commission. Pourtant, l’appelant n’a pas cherché à savoir s’il pouvait invoquer un autre motif sous le régime de la Loi sur la citoyenneté pour obtenir la citoyenneté canadienne. Comme nous le verrons, un tel motif existe, mais l’appelant ne l’a pas encore invoqué. Enfin, il convient de répéter que le gouvernement canadien n’a pas révoqué la citoyenneté de l’appelant, ni n’a empêché celui‑ci de demander la citoyenneté ou la nationalité indienne ou canadienne.
[25] Enfin, l’appelant a indiqué qu’il n’était pas en mesure de bénéficier des soins de santé dans le cadre du Régime d’assurance‑maladie de l’Ontario en raison de sa qualité d’apatride. Or, tel n’est pas le cas. L’appelant avait obtenu la protection de ce régime comme résident permanent, au titre de l’article 1.4 du Règlement 552 de la Loi sur l’assurance‑santé, R.R.O. 1990, mais a cessé de bénéficier de cette protection lorsqu’il a perdu son statut de résident permanent, pour « grande criminalité »
,
du fait des déclarations de culpabilité pour entrée par effraction, trafic d’armes, possession d’arme à feu et trafic de stupéfiants : voir alinéas 45d) et 46(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
[26] Après avoir apporté ces précisions et présenté les faits objectivement, je passe maintenant à l’analyse des questions soulevées.
D. Analyse
(1) Considérations préliminaires : les étapes à suivre
[27] La présente procédure en contrôle judiciaire qui soulève un ramassis de questions. Il y a les procédures administratives devant la Commission (qui ont été tranchées de manière définitive), deux administrations internationales en cause, de nombreux arguments sur plusieurs questions invoqués par les deux parties, des solutions possibles offertes à l’appelant, des difficultés éprouvées par l’appelant dans le cadre d’une situation résultant de ses faits et gestes et de facteurs indépendants de sa volonté, certaines conclusions de droit et de fait formulées par la Cour fédérale et les forts doutes exprimés par la même Cour quant à son pouvoir de prononcer le jugement demandé en l’absence de toute autre mesure ou d’autres procédures. Quelles sont alors les questions qu’il convient d’examiner? Dans quel ordre et de quelle façon procéder?
[28] Pour répondre à ces questions, il convient de tenir compte des trois étapes analytiques distinctes à suivre dans le cadre de toute procédure en contrôle judiciaire :
(1) Objections préliminaires. Existe‑t‑il des raisons reconnues faisant obstacle à l’exercice du recours en contrôle judiciaire ou à l’audition des questions en litige? Par exemple, l’affaire est éventuellement devenue théorique, sa nature n’est pas suffisamment publique pour faire l’objet d’un examen, la Cour n’a peut‑être pas compétence pour statuer sur l’affaire ou la mesure demandée, la question invoquée n’a pas été soulevée devant les instances inférieures, le recours serait prématuré, il peut y avoir d’autres fors pouvant accorder au demandeur une mesure utile et efficace, ou le demandeur remet en cause, de manière inacceptable, une question qui a déjà été tranchée. Cette liste n’est pas exhaustive.
(2) Fond du recours en contrôle judiciaire. Compte tenu de la norme de contrôle, existe‑t‑il des points de fond ou de procédure qui donnent lieu à l’examen d’une décision administrative? Dans le cas d’une affaire faisant à juste titre l’objet du recours en contrôle judiciaire en application des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, est‑il justifié d’accorder une mesure, par exemple, un jugement déclaratoire, une ordonnance d’interdiction, de mandamus ou par voie de procedendo?
(3) Les sanctions. Quelles sanctions sont possibles dans les circonstances de l’affaire? Il convient de rappeler que les mesures dont est assorti le recours en contrôle judiciaire sont de nature discrétionnaire. Par conséquent la Cour doit décider si elle exercera son pouvoir discrétionnaire et accordera une mesure et déterminer, le cas échéant, la nature de celle‑ci et les conditions dont elle sera assortie.
(Voir, de façon générale, Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 C.F 557.)
[29] Les objections préliminaires sont « d’une efficacité assez radicale »
: JP Morgan, précité, au paragraphe 47. Lorsque ces objections sont bien fondées et que la cour réformatrice ne peut connaître de certaines ou de l’ensemble des questions dont elle est saisie, celle‑ci n’a pas à se prononcer à leur sujet.
[30] Selon la nature des objections préliminaires, il peut être judicieux que la cour réformatrice ne se prononce pas sur les questions soulevées. Par exemple, dans le cas d’une objection préliminaire bien fondée concernant l’existence d’un autre tribunal administratif pouvant accorder une mesure appropriée et efficace, le demandeur s’adresse habituellement à celui‑ci. Ce tribunal examine le fond de l’affaire, tire des conclusions de fait et de droit et, le cas échéant, formule dans le cadre de son analyse des appréciations générales qui relèvent de son expertise. Sauf raison valable, la cour réformatrice ne doit pas se prononcer préalablement sur ces questions. Il faut respecter, dans la mesure du possible, les missions distinctes de la cour réformatrice et du décideur administratif : Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, aux paragraphes 41 et 42; Connolly c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, 466 N.R. 44, au paragraphe 7; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297, au paragraphe 17.
[31] En l’espèce, la Cour fédérale a‑t‑elle procédé de la manière exposée ci‑dessus? C’est ce qu’elle a fait en grande partie.
[32] Comme il a déjà été mentionné, la Cour fédérale a conclu que l’appelant ne pouvait pas invoquer la question relative à l’emploi en raison de l’objection préliminaire concernant la remise en cause d’une question déjà tranchée ou, plus précisément, la question de la préclusion. La Cour fédérale a eu raison de peaufiner cette objection préliminaire et de la trancher.
[33] Après avoir examiné la question relative à l’emploi, la Cour fédérale aurait pu en rester là. Les doctrines de la préclusion et de la chose jugée, ou de manière plus générale, les doctrines interdisant la remise en cause d’une question déjà tranchée constituent des objections préliminaires. Dès qu’elle conclut à leur application, la cour de révision n’a pas à se prononcer à ce sujet : Shaju c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 97 F.T.R. 313 (1re inst.), le juge Nadon (maintenant juge de notre Cour); Donald J.M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, édition à feuilles mobiles (consultée le 27 mai 2015) (Toronto : Carswell, 2014), chapitre 3.
[34] Or, en l’espèce, la Cour fédérale s’est penchée sur le fond de la question relative à l’emploi, probablement par courtoisie envers l’appelant ou pour confirmer qu’elle avait raison de refuser à celui‑ci le jugement déclaratoire recherché. Dans un cas comme celui qui nous occupe, surtout lorsque la cour de révision n’avait pas renvoyé l’affaire au décideur administratif, la démarche de la Cour fédérale est très logique.
[35] Dans ses motifs, la Cour fédérale a estimé qu’il existait une autre objection préliminaire. Elle a exprimé « de forts doutes »
quant à sa compétence de prononcer le jugement demandé en l’absence « de toute autre réparation ou d’autres procédures »
(aux paragraphes 29 et 30), mais elle n’en a pas dit davantage sur ce point.
[36] Devant notre Cour, les parties ont déclaré avoir une idée des raisons pour lesquelles la Cour fédérale avait exprimé de forts doutes. Dans son mémoire des faits et du droit (aux paragraphes 24 et 25), l’appelant a discuté brièvement la question de savoir s’il avait pu remédier à son apatridie en poursuivant un « autre processus »
, par exemple présenter une demande au ministre au titre de la Loi sur la citoyenneté. L’intimé a lié l’instance sur ce point dans son mémoire (aux paragraphes 45 à 51) et a ajouté lors des débats que les services indiens et canadiens de citoyenneté représentaient un autre for approprié et efficace auprès de laquelle l’appelant pouvait obtenir une mesure pour l’apatridie alléguée. Pendant l’audience devant la Cour, de nombreuses questions ont été posées et de nombreuses d’observations ont été formulées sur cette question. Par conséquent, une deuxième objection préliminaire concernant l’existence d’un autre for pouvant accorder une mesure appropriée et efficace entre en jeu devant notre Cour.
(2) La norme de contrôle applicable devant notre Cour
[37] La norme de contrôle d’une décision par laquelle la Cour fédérale rejette une demande en contrôle judiciaire sur une objection préliminaire est celle qui joue habituellement en appel :
À ce propos, il convient de signaler que nous sommes chargés d’examiner une décision qui a été rendue, non pas par l’arbitre, mais par la Cour fédérale et qui a trait à la question de savoir si une objection préliminaire portant sur le caractère prématuré s’applique à une demande de contrôle judiciaire introduite devant la Cour fédérale. Par conséquent, sur cette question, la norme de contrôle applicable est la norme de contrôle en matière d’appel et non celle qui s’applique en cas de contrôle judiciaire de décisions administratives. C’est l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 qui s’applique, et non l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47.
Selon la norme de contrôle en matière d’appel énoncée dans l’arrêt Housen, précité, nous devons examiner les questions juridiques isolables selon la norme de la décision correcte. Pour toutes les autres questions, la Cour n’intervient que si une erreur manifeste et dominante a été commise.
(Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, 467 N.R. 201, aux paragraphes 25 et 26.)
[38] Par conséquent, pour que la Cour puisse écarter en l’espèce la conclusion sur la préclusion, l’appelant doit nous convaincre que la Cour fédérale a commis soit une erreur sur une question de droit isolable soit une erreur manifeste et dominante sur une autre question : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.
[39] Le critère de l’erreur manifeste et dominante est exigeant :
Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.
(Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286, au paragraphe 46.).
[40] Pour ce qui est de la deuxième objection préliminaire, quant à l’existence d’un autre for pouvant accorder une mesure appropriée et efficace, la Cour fédérale n’a pas effectué un examen approfondi et n’a pas tiré une conclusion définitive sur ce point. Dans un tel cas, nous n’avons qu’à nous en remettre au dossier dont nous disposons : Canada (Procureur général) c. Larkman, 2012 CAF 204, 433 N.R. 184, au paragraphe 60; Infonet Services Corp. c. Matrox Electronic Systems Ltd., 2004 CAF 162, au paragraphe 6.
(3) La première objection préliminaire concernant la préclusion
[41] Tel qu’il a été mentionné plus haut, la Cour fédérale a conclu que l’appelant ne pouvait soulever la question relative à l’emploi parce que la Commission avait tranché de manière définitive cette question et la Cour fédérale avait rejeté la demande d’autorisation. La Cour fédérale a appliqué la doctrine de la préclusion.
[42] La Cour fédérale a appliqué le bon critère juridique en matière de préclusion et n’a pas commis d’erreur sur un principe juridique isolable ni d’erreur manifeste et dominante. La Cour a conclu que l’instance déroulée devant la Commission, réglée de manière définitive, portait sur les mêmes parties et sur la même question. La Commission avait tranché la question relative à l’emploi en défaveur de l’appelant. La Cour fédérale a donc conclu que, vu la doctrine de la préclusion, l’appelant ne pouvait remettre en cause la question relative à l’emploi. Je ne relève à cet égard aucune erreur susceptible de contrôle. En fait, sur ce point, je souscris aux motifs et aux conclusions de la Cour fédérale.
[43] L’appelant soutient que la préclusion comporte une interdiction discrétionnaire et que la Cour fédérale aurait dû ainsi l’autoriser à remettre en cause sur le fond la question relative à l’emploi. En l’espèce, l’appelant fait état d’éléments de preuve qu’il avait présentés devant la Cour fédérale et qui ne figuraient pas au dossier dont disposait la Commission.
[44] Je retiens la thèse de l’appelant portant que la doctrine de la préclusion comporte une interdiction discrétionnaire. La Cour suprême l’a d’ailleurs confirmé et a énoncé les principes juridiques régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la cour : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460.
[45] Or, selon la Cour fédérale, les nouveaux éléments de preuve qui lui avaient été présentés ne permettaient pas de voir les faits sous un nouvel angle. Par conséquent, la Cour a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’instruire à nouveau la question relative à l’emploi. L’appelant n’a pas démontré que cette analyse fondée sur les faits était entachée d’une erreur manifeste et dominante.
(4) La deuxième objection préliminaire concernant l’existence d’autres tribunes appropriées et efficaces pouvant accorder une réparation
[46] Le moyen constitutionnel repose essentiellement sur le fait qu’en l’absence d’une mesure, l’appelant continuera d’être apatride, ce qui est contraire à la Charte et à la Convention, et d’éprouver de nombreuses difficultés, dont certaines concernent, selon l’appelant, des droits protégés par la Constitution. Par exemple, l’appelant soutient que sa qualité d’apatride l’empêche de bénéficier de la protection du Régime d’assurance‑maladie de l’Ontario. Il souligne également les conditions restrictives de sa remise en liberté.
[47] Or, le ministre nous invite à conclure que ces questions ne peuvent être soulevées par voie de recours en contrôle judiciaire. Il dit que l’appelant dispose de recours administratifs pour remédier à la qualité d’apatride, à savoir qu’il peut tenter d’obtenir la citoyenneté indienne ou canadienne. Selon le ministre, l’appelant s’est abstenu d’exercer ces recours qui ont préséance dans ses démarches.
[48] Je retiens la thèse du ministre. L’appelant dispose d’autres fors appropriés et efficaces pour obtenir une mesure, auxquelles il doit tout d’abord recourir dans ces circonstances et sur le plan juridique.
[49] D’après les preuves dont nous disposons, l’Inde constitue un autre for approprié et efficace duquel l’appelant pouvait obtenir une mesure. Les liens de celui‑ci avec l’Inde sont très forts. La Commission a conclu que l’appelant était né de l’union de deux ressortissants indiens alors que ceux‑ci étaient au service des représentants du haut‑commissariat de l’Inde; l’appelant pouvait donc éventuellement avoir la nationalité indienne par naissance et il pouvait solliciter la citoyenneté ou la nationalité indienne. Bon nombre de pays accordent la nationalité ou la citoyenneté dans un cas comme celui‑ci. Si les autorités indiennes procédaient ainsi, le problème d’apatridie alléguée de l’appelant serait réglé.
[50] Suivant le dossier dont nous disposons, l’appelant n’a pas démontré l’existence d’un quelconque obstacle juridique ou pratique à l’obtention de la nationalité ou de la citoyenneté indienne. Aucun élément de preuve ne nous a été produit dont il ressort que la personne née au Canada de l’union de deux ressortissants indiens qui étaient au service des représentants du haut‑commissariat de l’Inde ne pouvait demander la nationalité ou la citoyenneté indienne ou que, sur le plan juridique, l’Inde refuserait d’accorder à l’appelant la nationalité ou la citoyenneté du pays.
[51] Pour établir son apatridie aux fins des procédures administratives ou judiciaires ultérieures, l’appelant a admis, lors de l’instruction de l’appel, que la meilleure preuve du refus de l’Inde de lui accorder la nationalité ou la citoyenneté du pays serait de présenter une demande aux autorités indiennes et d’être débouté. Or, l’appelant n’a jamais présenté une telle demande.
[52] De plus, rien d’empêche l’appelant de demander la citoyenneté canadienne au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté. En effet, depuis quelque temps déjà, l’appelant est en mesure d’invoquer l’existence d’une « situation particulière et inhabituelle de détresse »
prévue par cette disposition et demander au ministre de lui délivrer un certificat de citoyenneté en vertu de l’article 12 de la Loi sur la citoyenneté : voir aussi l’article 10 du Règlement sur la citoyenneté, D.O.R.S./93‑246, pour la procédure à suivre. Lors des débats devant la Cour, les parties ont admis que le paragraphe 5(4) constitue un recours éventuellement ouvert à l’appelant.
[53] Suivant le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, le ministre attribue la citoyenneté à l’appelant si celui‑ci peut démontrer l’existence d’« une situation particulière et inhabituelle de détresse »
. Voici le libellé de cette disposition :
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[54] En ce qui concerne l’existence d’une « situation particulière et inhabituelle de détresse »
, l’
appelant peut présenter des éléments de preuve sur l’échec des démarches pour obtenir la nationalité ou la citoyenneté indienne, les problèmes de santé, la qualité d’apatride, les difficultés causées par l’apatridie et sur d’autres questions connexes. L’appelant peut également invoquer la Convention comme éléments dont le ministre devrait tenir compte : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193. Il appartiendra au ministre d’évaluer la pertinence et la valeur probante de tous ces éléments et à la Cour fédérale, si l’autorisation et demandée et accordée aux termes de la partie V.1 de la Loi sur la citoyenneté, d’examiner la décision du ministre.
[55] Par conséquent, d’après le dossier dont nous disposons, l’appelant peut, tant sur le plan juridique que pratique, demander la nationalité ou la citoyenneté indienne et canadienne, mais il a refusé de le faire.
[56] En règle générale, les parties ne peuvent s’adresser à une cour réformatrice qu’après avoir épuisé tous les recours appropriés et efficaces du régime administratif. Notre Cour a exposé comme suit la règle générale :
La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.
(Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 C.F. 332, au paragraphe 30; Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, 96 D.L.R. (3d) 14; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, 125 D.L.R. (4th) 583; voir aussi l’analyse approfondie dans l’arrêt JP Morgan, précité, aux paragraphes 84 à 91, et dans l’arrêt Wilson, précité, aux paragraphes 24 à 41.)
[57] Selon cette règle générale, la cour réformatrice doit demeurer un recours de dernier ressort, lorsque les autres voies appropriées et efficaces pour obtenir une mesure sont épuisées : voir, p. ex., JP Morgan, précité, au paragraphe 81; Froom c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 352, [2005] 2 C.F. 195; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, 465 N.R. 152. En l’espèce, l’appelant s’est adressé à la cour réformatrice, soit la Cour fédérale, non en tant que voie de recours de dernier ressort, mais comme la première voie de recours. Les observations formulées par notre Cour aux paragraphes 100 et 101 de l’arrêt JP Morgan sont contraires à cette démarche :
[…] [pour l’avocat] la question n’est pas de savoir si les droits [des parties] peuvent être dûment défendus. Ils peuvent l’être. Il doit se demander comment le faire en se conformant aux pratiques et aux procédures appropriées, quand le faire, devant quelle instance et par quels moyens.
Pour certains, le recours en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale est la première voie de recours privilégiée. Ils ont tort. C’est une voie de dernier recours, ouverte uniquement lorsqu’une action recevable en droit administratif existe, lorsque toutes les autres voies de recours actuelles ou éventuelles sont épuisées, inefficaces ou inappropriées, et lorsque la Cour fédérale est habilitée à accorder la réparation demandée.
[58] La règle générale voulant que que s’adresser à la juridiction réformatrice demeure la voie de recours de dernier ressort repose sur des principes importants : Wilson, précité, aux paragraphes 30 à 33; Forest Ethics Advocacy Association, précité, aux paragraphes 40 à 45. Selon l’un de ces principes, pertinent en l’espèce, lorsque le législateur établit un régime exclusif dans le cadre duquel un fonctionnaire administratif particulier, en l’occurrence le ministre, accorde la citoyenneté conformément aux normes et aux procédures prescrites par la loi, le demandeur de citoyenneté ne peut passer outre ce régime et s’adresser directement à une cour de révision.
[59] La juridiction réformatrice a le pouvoir discrétionnaire d’assouplir la règle générale. À l’instar des autres pouvoirs discrétionnaires dont jouissent les juridictions réformatrices, ce pouvoir « doit être exercé judiciairement et en conformité avec les principes applicables »
: Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 40; Guy Régimbald, Canadian Administrative Law, 2e éd. (Markham, ON : LexisNexis, 2015), à la page 542.
[60] Notre Cour enseigne que les exceptions à la règle générale sont rares en raison des principes solides de fond :Wilson, précité, au paragraphe 33; C.B. Powell, précité, au paragraphe 33; voir aussi Spidel c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1028, au paragraphe 16. Il ressort de cette jurisprudence qu’il est possible d’assouplir la règle générale lorsque le juge est amené à s’interroger sur le respect du principe de la primauté du droit ou lorsque les valeurs du droit public qui ressortent des circonstances d’une affaire favorisent le droit de s’adresser immédiatement à la juridiction réformatrice : Wilson, précité, au paragraphe 30 (exemples de valeurs issues du droit public) et au paragraphe 33; voir aussi l’analyse dans Boogaard c. Canada (Procureur général), 2013 CF 267, aux paragraphes 23 à 35. La présence des questions constitutionnelles ne permet pas à elle seule de justifier le droit de s’adresser immédiatement à la juridiction réformatrice lorsqu’il existe d’autres recours appropriés et efficaces pour obtenir une mesure : Forest Ethics Advocacy Association, précité. Les exceptions à la règle générale demeurent possibles dans des cas particuliers, par exemple, dans certaines situations urgentes : Okwuobi c. Commission scolaire Lester B. Pearson; Casimir c. Québec (Procureur général); Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257, aux paragraphes 51 à 53.
[61] L’application de ces principes aux circonstances de l’appelant, m’amène à conclure que les autorités administratives indiennes et canadiennes chargées d’accorder la nationalité ou la citoyenneté constituent des fors appropriés et efficaces auprès desquels l’appelant pouvait obtenir une mesure : voir l’analyse ci‑dessus, aux paragraphes 46 à 55. La règle générale faisant obstacle au droit de s’adresser immédiatement à la juridiction réformatrice joue en l’espèce. En outre, il n’existe aucun motif d’assouplir cette règle générale.
[62] L’appelant avance trois thèses contre ces conclusions.
[63] Tout d’abord, l’appelant soutient, dans son mémoire des faits et du droit, que le fait de s’adresser au ministre ne constitue pas un recours approprié et efficace parce que celui‑ci n’a pas compétence pour examiner des questions fondées sur la Charte dans l’exercice des pouvoirs conférés par la Loi sur la citoyenneté.
[64] Je rejette cette thèse. S’il présente une demande au ministre au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, l’appelant peut invoquer la Charte en tant que valeur dont le ministre doit tenir compte pour décider si l’appelant a droit à un certificat de citoyenneté : voir, p. ex., Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395. Or, l’appelant peut faire valoir que toute atteinte aux droits et aux valeurs protégés par la Charte se rapporte à la norme prévue par la loi quant à l’existence d’une « situation particulière et inhabituelle de détresse »
dont le ministre doit tenir compte. En d’autres termes, s’il fait abstraction des valeurs consacrées par la Charte et des droits de l’appelant garantis par la Charte lors de l’examen d’une « situation particulière et inhabituelle de détresse »
, le ministre pourrait commettre une erreur susceptible de contrôle, soit en interprétant la norme prévue par la loi de manière déraisonnable, soit en arrivant à une décision qui porte atteinte en soi à la Charte : voir, p. ex., École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, 79 Admin. L.R. (5th) 177. En réponse à des questions posées lors des débats, l’appelant a admis qu’il pourrait invoquer ainsi la Charte devant le ministre. Je tiens à ajouter que mes observations à cet égard ne portent pas sur la pertinence de la Charte quant à une demande présentée au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté.
[65] Ensuite, l’appelant soutient que le ministre [traduction] « s’est déjà prononcé catégoriquement au sujet de [sa] citoyenneté »
, de sorte que les recours ouverts sous le régime de la Loi sur la citoyenneté sont inutiles : voir le mémoire de l’appelant, au paragraphe 25. Selon le dossier, lors des procédures devant la Commission, le conseil du ministre a fait valoir que l’appelant n’était pas citoyen canadien. De plus, après que la Commission eut conclu que l’appelant n’était pas citoyen canadien, certains représentants du ministre ont exprimé l’avis que l’appelant n’était pas citoyen canadien. Selon l’appelant, il ressort de ces déclarations que le ministre fait preuve de partialité.
[66] Je rejette cette thèse. Si l’appelant présente une demande de citoyenneté au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, le ministre doit répondre à cette demande de façon équitable, selon les preuves présentées et les normes législatives pertinentes, le tout conformément aux normes pertinentes en matière d’équité procédurale. Les positions adoptées dans les procédures antérieures et les déclarations qui reprennent l’issue de ces procédures ne donnent pas nécessairement lieu à la crainte, réelle ou possible, que le ministre ne serait pas en mesure de s’acquitter de ses obligations. S’agissant d’une demande au titre du paragraphe 5(4), les difficultés de l’appelant, le cas échéant, seront déterminantes. Selon les preuves au dossier, ni le ministre ni ses représentants n’ont jamais formulé d’observations à cet égard.
[67] Enfin, l’appelant invoque une situation exceptionnelle au point de justifier une exception à la règle générale faisant obstacle au droit de s’adresser immédiatement à la juridiction réformatrice. Il fait valoir que, tant qu’il n’est pas déclaré citoyen, il n’est pas en mesure d’obtenir la protection du Régime d’assurance‑maladie de l’Ontario. Toutefois, eu égard aux circonstances de l’espèce, cela ne justifie pas le droit de s’adresser immédiatement à la juridiction réformatrice. Il ne ressort d’aucun élément de preuve que l’appelant a besoin en ce moment de la protection d’un régime d’assurance‑maladie ou que, faute de cette protection, il n’est pas en mesure de bénéficier de soins de santé au besoin. En outre, l’appelant peut remédier à cette situation en présentant promptement une demande de citoyenneté canadienne par la voie qui lui est ouverte depuis des années, au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté.
[68] Par conséquent, je confirme l’objection préliminaire concernant l’existence d’autres tribunes appropriées et efficaces auquel l’appelant peut d’adresser. La Cour fédérale a eu raison d’exprimer « de forts doutes »
quant à la possibilité de l’appelant de procéder par une demande de contrôle judiciaire. En effet, cette voie ne lui est pas ouverte.
[69] L’appelant doit tout d’abord tenter d’obtenir la citoyenneté des autorités indiennes et canadiennes. Ces voies lui sont ouvertes depuis des années tant concrètement que juridiquement. Or, l’appelant s’est abstenu de les emprunter. Le moment est venu pour lui de le faire.
[70] Conformément à la discussion formulée aux paragraphes 27 à 30 ci‑dessus, je n’exprimerai aucune opinion sur le fond d’une demande présentée au ministre au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté. Il appartient au ministre de se prononcer à cet égard. L’affaire pourrait faire l’objet d’un recours en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et d’un appel devant notre Cour. Par conséquent, les présents motifs ne sauraient comprendre quelque opinion sur le fond d’une demande au titre du paragraphe 5(4) présentée au ministre.
[71] Enfin, il ne faut pas interpréter les présents motifs de la Cour comme un avis sur la question de savoir s’il est généralement possible en théorie de prononcer le jugement déclaratoire sollicité par l’appelant.
[72] Je me contenterai de dire que le jugement déclaratoire que l’appelant demande en l’espèce aurait le même effet qu’une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de reconnaître que l’appelant est citoyen canadien, même si celui‑ci n’a aucunement eu l’occasion d’examiner cette question par voie de demande. Cela dépasse de loin l’enseignement de la jurisprudence.
[73] Voilà ce qui étaye la conclusion à laquelle je suis arrivé, à savoir qu’en s’adressant directement à notre Cour par un recours en contrôle judiciaire, l’appelant passe, de manière inacceptable, outre le régime administratif que le législateur a établi dans le cadre de la Loi sur la citoyenneté en matière de citoyenneté.
E. Dispositif proposé
[74] Par les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel.
« David Stratas »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
C. Michael Ryer, j.c.a. »
« Je suis d’accord.
Donald J. Rennie, j.c.a. »
Traduction certifiée conforme
François Brunet, réviseur
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DoSSIER :
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A‑457‑14
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APPEL DU JUGEMENT PRONONCÉ LE 9 SEPTEMBRE 2014 PAR MONSIEUR LE JUGE PHELAN, AU DOSSIER NO T‑1564‑13
INTITULÉ :
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DEEPAN BUDLAKOTI c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 MAI 2015
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE STRATAS
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE RYER
LE JUGE RENNIE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 4 JUIN 2015
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COMPARUTIONS :
Yavar Hameed
Paul Champ
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POUR L’Appelant
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Elizabeth Richards
Korinda McLaine
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POUR L’INTIMÉ
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Hameed & Farrokhzad
Ottawa (Ontario)
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POUR L’Appelant
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William F. Pentney
Sous‑procureur général du Canada
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POUR L’INTIMÉ
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