Date : 20150505
Dossier : A‑226‑14
Référence : 2015 CAF 119
CORAM : |
LA JUGE GAUTHIER LE JUGE RYER LE JUGE WEBB
|
ENTRE : |
ANNE COLE |
appelante |
et |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
intimé |
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 25 février 2015.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 mai 2015.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE RYER |
Y A SOUSCRIT : |
LE JUGE WEBB |
MOTIFS CONCOURANTS : |
LA JUGE GAUTHIER |
Date : 20150505
Dossier : A‑226‑14
Référence : 2015 CAF 119
CORAM : |
LA JUGE GAUTHIER LE JUGE RYER LE JUGE WEBB
|
ENTRE : |
ANNE COLE |
appelante |
et |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
intimé |
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE RYER
[1] Notre Cour est saisie d’un appel visant une décision (2014 CF 310) rendue par le juge de Montigny de la Cour fédérale (le juge de la Cour fédérale), par laquelle celui‑ci a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Anne Cole (Mme Cole). La décision attaquée avait été rendue par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal), en vertu de l’article 29 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants, L.C. 1995, c. 18 (la Loi sur le TACRA), le 10 septembre 2012. Aux termes de cette décision, le Tribunal avait rejeté la demande de pension d’invalidité relative à une affection alléguée de dépression majeure présentée par Mme Cole, conformément à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, c. P‑6 (la Loi sur les pensions).
[2] La carrière militaire de 21 ans de la capitaine Cole a pris fin le 1er février 2007, lorsqu’elle fut libérée pour raisons médicales parce qu’elle souffrait de quatre affections, dont une dépression majeure et une dysthymie chronique à caractère obsessionnel compulsif.
[3] Après sa libération, Mme Cole a déposé une demande auprès du ministère des Anciens Combattants (le MAC) en vue d’obtenir une pension d’invalidité en ce qui concernait son service militaire fondée sur sa dépression majeure. Le MAC a conclu que la demande de Mme Cole était faite en vertu de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, qui est ainsi rédigé :
(2) En ce qui concerne le service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l’armée de réserve pendant la Seconde Guerre mondiale ou le service militaire en temps de paix : a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l’annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d’invalidité causée par une blessure ou maladie — ou son aggravation — consécutive ou rattachée directement au service militaire;
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(2) In respect of military service rendered in the non‑permanent active militia or in the reserve army during World War II and in respect of military service in peace time, (a) where a member of the forces suffers disability resulting from an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall, on application, be awarded to or in respect of the member in accordance with the rates for basic and additional pension set out in Schedule I;
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[4] Une pension d’invalidité en ce qui concerne le service militaire en temps de paix ne peut être accordée sous le régime de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, à moins que la blessure ou la maladie du demandeur (l’affection alléguée) – ou son aggravation – soit « consécutive ou rattachée directement » au service militaire du demandeur. Ce texte exige que le demandeur établisse un lien de causalité entre l’affection alléguée et son service militaire.
[5] Le dossier dont disposait le Tribunal comportait des éléments de preuve selon lesquels la dépression de Mme Cole pouvait être rattachée à des facteurs découlant de son service militaire (facteurs militaires) et à des facteurs découlant de sa vie personnelle (facteurs personnels).
[6] Le Tribunal a rejeté la demande de pension d’invalidité de Mme Cole, au motif qu’elle n’avait pas réussi à établir que les facteurs militaires avaient causé ou aggravé son affection alléguée.
[7] Le juge de la Cour fédérale, qui a examiné la décision du Tribunal a conclu que celui-ci avait exigé que Mme Cole établisse que les facteurs militaires étaient la « cause principale » de l’affection alléguée. Le juge a confirmé la décision du Tribunal, en concluant que ce dernier n’avait commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’il avait utilisé le critère de la « cause principale » comme degré de causalité exigé par les mots « consécutive à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions.
[8] Par les motifs qui suivent, je suis d’avis que le Tribunal et le juge de la Cour fédérale ont tous deux commis une erreur dans leur interprétation du degré de causalité exigé par les mots « consécutive ou rattachée directement à » relativement à la demande de pension de Mme Cole.
[9] Étant donné que l’affection alléguée de Mme Cole était directement rattachée aux facteurs militaires et aux facteurs personnels, la question déterminante dans le présent appel est le degré ou l’étendue de causalité qui est requis pour établir que l’affection alléguée de Mme Cole était « rattachée directement à » son service militaire.
[10] À mon avis, il sera satisfait à cette exigence de causalité s’il est établi que les facteurs militaires ont été une cause importante de l’affection alléguée de Mme Cole. Il s’agit d’un degré de causalité moindre que celui de la cause principale.
[11] Étant donné que le Tribunal a omis d’appliquer ce degré moindre de causalité lorsqu’il a apprécié la question de savoir si l’affection alléguée de Mme Cole était « rattachée directement à » son service militaire, je renverrais la présente affaire au Tribunal pour que celui‑ci rende une nouvelle décision en utilisant ce degré moins strict quant au lien de causalité.
Les faits
[12] Étant donné que j’ai conclu que l’issue du présent appel tenait principalement à une question d’interprétation des lois, il n’est pas nécessaire de procéder à un examen détaillé des faits.
[13] À toutes les époques pertinentes en l’espèce, Mme Cole était mariée à un autre militaire. À plusieurs occasions au cours de sa carrière militaire, son époux a dû séjourner à l’extérieur. Ces absences étaient une source de stress pour Mme Cole, parce qu’elle devait s’occuper des enfants du mariage sans l’aide de son époux.
[14] Il est constant qu’au moment de sa libération, Mme Cole souffrait d’une dépression majeure, sur laquelle était fondée sa demande de pension d’invalidité en 2007 (dossier d’appel, à la page 32).
[15] Il est également constant qu’à tous les stades de la procédure d’examen de sa demande, jusqu’à l’intervention du Tribunal inclusivement, il y avait une preuve convaincante que la dépression de Mme Cole avait été causée par des facteurs militaires et par des facteurs personnels.
[16] Les facteurs militaires comprenaient plusieurs facteurs de stress et de déceptions découlant du travail. Trois incidents liés au travail avaient donné lieu à une déception particulière chez Mme Cole; à savoir, le défaut d’obtenir un déploiement en ex-Yougoslavie au milieu des années 1990, un rapport d’appréciation du personnel plutôt ordinaire en 1999, et la révocation de son approbation aux fins d’un déploiement à Washington en mars 2000. De plus, elle avait été stressée par le fait de devoir recourir à la procédure de règlement des griefs en vue de faire retirer de son dossier le rapport d’appréciation du personnel de 1999.
[17] Les facteurs personnels comprenaient une enfance difficile et des traits de personnalité. Pour ce qui concerne les traits de personnalité, il ressortait des preuves que Mme Cole avait des difficultés à composer avec des déceptions relativement mineures, qu’elle souffrait d’un trouble dysthymique, et qu’elle avait une personnalité mal adaptée, ce qui la prédisposait à la dépression.
Procédures
[18] Par correspondance datée du 10 juillet 2007, le MAC a refusé la demande de pension d’invalidité que Mme Cole avait faite aux termes de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions. Dans cette correspondance, le MAC a affirmé :
[traduction]
L’examen de vos dossiers médicaux relatifs au service indique qu’on vous a diagnostiqué une dépression majeure, pour laquelle vous avez été traitée, pendant votre période de service. Toutefois, il manque d’éléments de preuve documentés et objectifs démontrant que les fonctions afférentes à votre service militaire ou d’autres facteurs liés à votre service ont causé le développement de l’affection alléguée et/ou son aggravation (permanente) ou y ont contribué.
[Non souligné dans l’original.]
[19] Insatisfaite de cette décision, Mme Cole en a demandé le réexamen par un comité de révision des décisions relatives à l’admissibilité, comme le permet la Loi sur le TACRA. Le comité de révision a confirmé le rejet de sa demande de pension d’invalidité le 17 juin 2008, en affirmant :
[traduction]
Après avoir examiné tous les éléments de preuve, le Tribunal ne peut pas conclure que des facteurs liés au service ont causé l’affection alléguée et ne peut pas constater d’aggravation permanente causée par ces facteurs. Le Tribunal ne peut pas conclure qu’un droit à pension est indiqué.
[Non souligné dans l’original.]
[20] En juillet 2012, Mme Cole a interjeté appel de la décision du comité de révision des décisions relatives à l’admissibilité auprès du Tribunal. Le Tribunal a rejeté l’appel, en tirant les conclusions suivantes :
[traduction]
Le fardeau incombe à l’appelante de démontrer au Tribunal que des facteurs militaires ont causé et/ou aggravé l’affection alléguée. […]
Toutefois, le Tribunal n’a pas été convaincu que ces problèmes liés au travail avaient été la source de sa dépression. […]
Bien que des facteurs de stress liés au travail soient notés, ils ne semblent pas jouer un rôle prépondérant lors des séances de traitement. […]
Toutefois, sans la preuve permettant d’établir que des facteurs liés au service ont causé ou aggravé l’affection alléguée, le Tribunal ne peut malheureusement pas donner une réponse plus favorable à ce stade.
[Non souligné dans l’original.]
[21] Mme Cole a demandé à la Cour fédérale d’examiner la décision du Tribunal. Le juge de la Cour fédérale a rejeté la demande au motif que les éléments de preuve dont disposait le Tribunal allaient dans le sens de sa conclusion selon laquelle « l’affection médicale de [Mme Cole] ne découlait pas de son service militaire ».
[22] Au paragraphe 25 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a formulé ainsi la question dont il était saisi :
[…] La seule question que devait trancher le comité d’appel était de savoir si la demanderesse avait établi que son invalidité était consécutive à son service militaire ou y était rattachée directement. Pour trancher cette question, il faut interpréter la loi habilitante du comité d’appel et appliquer le droit aux faits. Notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont confirmé à de nombreuses reprises que l’appréciation des éléments de preuve par le comité d’appel et l’interprétation qu’il fait de sa loi habilitante sont assujetties à la norme de la décision raisonnable.
[23] Bien que le juge de la Cour fédérale ait reconnu que la question dont il était saisi concernait notamment l’interprétation de la Loi sur les pensions, il ressort de l’extrait précité de ses motifs que, lorsqu’il a déterminé la norme de contrôle qu’il devait appliquer, il a qualifié la question dont il était saisi de question mélangée de fait et de droit qui ne soulevait aucune question d’interprétation des lois facilement isolable.
[24] Le juge de la Cour fédérale a discuté la thèse de Mme Cole selon laquelle le Tribunal avait commis une erreur en omettant d’expliquer comment il avait conclu quelle norme de causalité correspondait à l’expression « consécutive ou rattachée directement à » et comment cette norme s’appliquait à la situation de Mme Cole. Le juge de la Cour fédérale a ainsi reconnu que l’article 2 de la Loi sur les pensions et de l’article 3 de la Loi sur le TACRA (reproduits ci-dessous) appelaient une interprétation libérale et générale de l’alinéa 21(2)a).
[25] Aux paragraphes 34 à 36 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a observé :
[34] Il est clair que la maladie ou la blessure (ou leur aggravation) doit être directement liée au service militaire, comme en témoigne la conjonction « ou » à l’alinéa 21(2)a) qui vient lier l’expression « rattachée directement » à « consécutive ». En même temps, il va de soi qu’un demandeur ne pourrait se contenter de démontrer qu’il servait dans les Forces armées durant la période pertinente, ce qui est implicite si la demande est présentée au titre de l’alinéa 21(1)a). C’est précisément la conclusion à laquelle la Cour d’appel fédérale est parvenue dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Frye, 2005 CAF 264. Dans cette affaire, la Cour a estimé que « […] même s’il ne suffit pas de prouver que la personne servait dans les Forces armées à l’époque, il n’est pas nécessaire que le demandeur établisse un lien de causalité direct ou immédiat entre le décès ou la blessure et le service militaire » (au paragraphe 29). Voir également Bradley c Canada (Procureur général), 2011 CF 309; Hall c Canada (Procureur général), 2011 CF 1431.
[35] En d’autres termes, je conviens avec la demanderesse que l’alinéa 21(2)a) n’exige pas de prouver un lien direct, mais je ne pense pas qu’il suffise d’établir une certaine forme de lien de causalité ou que le service militaire ait été l’une des causes qui ont contribué à son invalidité. Il me semble, que le terme « consécutive » et le contexte général de la loi exigent qu’il soit démontré davantage qu’un certain lien ou rapport causal, et que le service militaire doit être la cause principale ou prédominante de la maladie ou de la blessure, ou à tout le moins avoir joué un rôle significatif. On pourrait sans doute tout aussi bien dire qu’il doit être établi que la blessure ou la maladie ne serait pas survenue n’eût été le service militaire.
[36] C’est exactement la norme que le comité d’appel a appliquée dans sa décision. Bien qu’il n’ait pas explicitement énoncé le concept de causalité qu’il a retenu, il ressort de son analyse (et notamment des deux extraits reproduits au paragraphe 22 des présents motifs) qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse ne souffrirait pas de toute façon de dépression majeure si elle n’avait pas été exposée aux facteurs de stress liés à son travail et les difficultés professionnelles rencontrées tout au long de sa carrière militaire. L’interprétation de l’alinéa 21(2)a) était manifestement raisonnable et conforme à la jurisprudence applicable en cette matière. Contrairement à ce qu’elle affirme, le comité d’appel n’attendait pas d’elle qu’elle établisse un lien causal unique ou direct, mais qu’elle prouve que les facteurs militaires avaient joué un rôle principal ou majeur dans l’aggravation ou l’apparition de l’affection alléguée. Ce faisant, le comité d’appel n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.
[Italiques ajoutés.]
[26] Il ressort clairement de ces passages que le juge de la Cour fédérale examinait seulement les exigences relatives au lien de causalité au regard des mots « consécutive à », et non celles au regard des mots « rattachée directement à », toutes deux employées à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions. Au paragraphe 35 de ses motifs, il semble conclure que « consécutive à » exigeait que le service militaire soit « la cause principale ou prédominante » ou « à tout le moins [qu’il ait] joué un rôle significatif ». Toutefois, au paragraphe 36, il conclut que le Tribunal a interprété « consécutive à » comme exigeant que le service militaire de Mme Cole soit la « cause principale ou majeure » de sa dépression, puis il conclut qu’en retenant cette interprétation, le Tribunal n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.
[27] Lorsqu’il a rejeté la demande de Mme Cole au motif que le Tribunal disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir conclure que l’affection alléguée de Mme Cole – sa dépression – n’avait pas été causée par son service militaire, le juge de la Cour fédérale a réitéré sa conclusion selon laquelle l’expression « consécutive ou rattachée directement à » exige un degré ou niveau de causalité correspondant à une « cause principale ».
QUESTIONS EN LITIGE
[28] La Cour, lorsqu’elle examine une décision de la Cour fédérale par laquelle cette dernière statue sur une décision d’un tribunal administratif, doit rechercher si la cour réformatrice a retenu la norme de contrôle appropriée à l’égard de la décision du tribunal administratif (voir Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47). Dans l’affirmative, la Cour doit alors rechercher si la cour réformatrice a appliqué correctement la norme appropriée. À cet égard, on dit souvent que la cour d’appel « se met à la place » de la cour réformatrice (voir Attaran c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 37, [2015] A.C.F. no 100, au paragraphe 9).
[29] Si notre Cour conclut que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur dans le choix de la norme de contrôle ou dans son application, elle doit intervenir et procéder au contrôle nécessaire.
[30] Lorsqu’il a effectué son contrôle, le juge de la Cour fédérale a conclu que le Tribunal avait été saisi de deux questions, que l’on peut résumer ainsi :
(a) le Tribunal a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a interprété les mots « consécutive ou rattachée directement à », à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, comme exigeant que le demandeur d’une pension d’invalidité établisse que son service militaire a été la cause principale de l’affection alléguée (la question d’interprétation)?
(b) le Tribunal a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a apprécié les éléments de preuve et a conclu que Mme Cole n’avait pas droit à une pension sous le régime de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions (la question relative à l’application de la loi aux éléments de preuve)?
[31] En conséquence, les questions à trancher dans le présent appel sont les suivantes :
(a) Le juge de la Cour fédérale a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que la norme de contrôle applicable à la question d’interprétation était la norme de la décision raisonnable?
(b) Si la norme de contrôle applicable à la question d’interprétation est la norme de la décision correcte, quelle est l’interprétation correcte de l’exigence de causalité correspondant aux mots « rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions?
(c) Si la norme de contrôle applicable à la question d’interprétation est la norme de la décision raisonnable, l’interprétation des mots « rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions comme exigeant une causalité correspondant au critère de la cause principale était‑elle raisonnable?
(d) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur dans son application de la loi aux éléments de preuve?
ANALYSE
A. Le juge de la Cour fédérale a‑t‑il retenu la norme de contrôle correcte relativement à la question d’interprétation?
Les textes législatifs pertinents
[32] Les paragraphes 21(1) et (2) de la Loi sur les pensions permettent d’accorder des pensions pour le service militaire. Les parties pertinentes de ces dispositions disposent :
21.(1) Pour le service accompli pendant la Première Guerre mondiale ou la Seconde Guerre mondiale, sauf dans la milice active non permanente ou dans l’armée de réserve, le service accompli pendant la guerre de Corée, le service accompli à titre de membre du contingent spécial et le service spécial : a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l’annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d’invalidité causée par une blessure ou maladie — ou son aggravation — survenue au cours du service militaire ou attribuable à celui‑ci; b) des pensions sont accordées à l’égard des membres des forces, conformément aux taux prévus à l’annexe II, en cas de décès causé par une blessure ou maladie — ou son aggravation — survenue au cours du service militaire ou attribuable à celui‑ci;
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21.(1) In respect of service rendered during World War I, service rendered during World War II other than in the non‑permanent active militia or the reserve army, service in the Korean War, service as a member of the special force, and special duty service, (a) where a member of the forces suffers disability resulting from an injury or disease or an aggravation thereof that was attributable to or was incurred during such military service, a pension shall, on application, be awarded to or in respect of the member in accordance with the rates for basic and additional pension set out in Schedule I; (b) where a member of the forces dies as a result of an injury or disease or an aggravation thereof that was attributable to or was incurred during such military service, a pension shall be awarded in respect of the member in accordance with the rates set out in Schedule II;
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(2) En ce qui concerne le service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l’armée de réserve pendant la Seconde Guerre mondiale ou le service militaire en temps de paix : a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l’annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d’invalidité causée par une blessure ou maladie — ou son aggravation — consécutive ou rattachée directement au service militaire;
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(2) In respect of military service rendered in the non‑permanent active militia or in the reserve army during World War II and in respect of military service in peace time, (a) where a member of the forces suffers disability resulting from an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall, on application, be awarded to or in respect of the member in accordance with the rates for basic and additional pension set out in Schedule I;
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b) des pensions sont accordées à l’égard des membres des forces, conformément aux taux prévus à l’annexe II, en cas de décès causé par une blessure ou maladie — ou son aggravation — consécutive ou rattachée directement au service militaire; |
(b) where a member of the forces dies as a result of an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall be awarded in respect of the member in accordance with the rates set out in Schedule II; |
[33] Lorsque l’on interprète ces dispositions et toutes les autres dispositions de la Loi sur les pensions, il importe de prendre en compte et d’appliquer la directive d’interprétation énoncée à l’article 2 de la Loi sur les pensions, qui est ainsi rédigé :
2. Les dispositions de la présente loi s’interprètent d’une façon libérale afin de donner effet à l’obligation reconnue du peuple canadien et du gouvernement du Canada d’indemniser les membres des forces qui sont devenus invalides ou sont décédés par suite de leur service militaire, ainsi que les personnes à leur charge. |
2. The provisions of this Act shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to provide compensation to those members of the forces who have been disabled or have died as a result of military service, and to their dependants, may be fulfilled. |
[34] Une directive d’interprétation similaire est énoncée à l’article 3 de la Loi sur le TACRA, qui dispose :
3. Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge. |
3. The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled. |
[35] Le paragraphe 21(1) de la Loi sur les pensions vise le service accompli durant la guerre et au service spécial. Les dispositions du paragraphe 21(1) de la Loi sur les pensions exigent que la blessure, la maladie ou le décès d’un militaire et son service militaire accompli durant la guerre ou en service spécial soient « survenu[s] au cours » de ce service militaire ou soient « attribuable[s] à celui‑ci ». Ce degré de causalité a été désigné comme le [traduction] « principe de l’assurance », traduisant le désir du législateur d’assurer, en fait de protection par voie de prestations, une [traduction] « couverture complète » aux hommes et aux femmes qui ont été exposés à des risques alors qu’ils servaient leur pays pendant la guerre ou en service spécial (voir le Hansard, page 3167, 27 mai 1941). Ainsi, les mots « attribuable à » évoquent un degré de causalité entre, d’une part, le décès, la blessure ou la maladie, et d’autre part, le service pendant la guerre ou le service spécial, tandis que les mots « survenue au cours » évoquent seulement un lien temporel.
[36] Le paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions s’applique relativement au service dans la milice ou dans l’armée de réserve en temps de paix. Au paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions, le lien entre la blessure, la maladie ou le décès d’un militaire et son service militaire en temps de paix est évoqué par l’expression « consécutive ou rattachée directement à » ce service militaire. La disposition comportant cette expression a été promulguée en 1941, et elle traduit l’intention du législateur d’assurer, en fait de protection au moyen de prestations, moins qu’une [traduction] « couverture complète » relativement aux risques auxquels des hommes et des femmes peuvent être exposés alors qu’ils servent leur pays en temps de paix. Ainsi, il appert que les mots « consécutive ou rattachée directement à » exigent un degré plus élevé de causalité entre, d’une part, le décès, la blessure ou la maladie, et d’autre part, le service militaire en temps de paix, que ce qu’exigent les mots « survenue au cours […] ou attribuable à » au paragraphe 21(1) de la Loi sur les pensions.
Les exigences de l’alinéa 21(1)a)
[37] L’établissement du droit à une pension d’invalidité en vertu de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions est un processus comportant quatre étapes :
a) La première étape exige que le demandeur démontre qu’il a une affection alléguée – une blessure ou une maladie ou une aggravation de celle‑ci.
b) La deuxième étape exige que le demandeur démontre que l’affection alléguée est « consécutive ou rattachée directement à » son service en tant que membre des forces.
c) La troisième étape exige que le demandeur établisse qu’il souffre d’une invalidité.
d) La quatrième étape exige que le demandeur établisse que son invalidité découle d’une affection alléguée reliée au service militaire.
[38] La loi n’exige pas que la recherche soit menée selon cette séquence, mais il me paraît logique, dans les circonstances particulières de l’espèce, que l’établissement de l’existence de l’affection alléguée précède l’établissement de l’existence de l’invalidité. D’ailleurs, le Tribunal semble avoir adopté cette démarche en l’espèce.
[39] Le paragraphe 3(1) de la Loi sur les pensions définit ainsi le mot « invalidité » :
« invalidité » La perte ou l’amoindrissement de la faculté de vouloir et de faire normalement des actes d’ordre physique ou mental.
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“disability” means the loss or lessening of the power to will and to do any normal mental or physical act;
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Cette définition de l’invalidité est importante, car il s’agit d’un élément distinct qui doit être établi à la troisième étape et qui ne doit pas être confondu avec l’affection alléguée que le demandeur doit établir à la première étape.
[40] Les première et troisième étapes exigent des déterminations de faits quant à l’existence de l’affection alléguée et de l’invalidité. En l’espèce, il est constant que Mme Cole souffre d’une dépression majeure – l’affection alléguée – puisqu’il s’agissait de l’une des raisons pour lesquelles elle avait été libérée des forces. Toutefois, il n’y a eu aucune conclusion relativement à la troisième étape, parce que le Tribunal a conclu qu’il n’avait pas été satisfait aux exigences de la deuxième étape.
[41] Les deuxième et quatrième étapes exigent toutes deux un lien de causalité. À la quatrième étape, le demandeur doit démontrer un lien de causalité entre l’affection alléguée reliée au service militaire, établie aux première et deuxième étapes, et l’invalidité du demandeur qui est établie à la troisième étape. La nature et la portée de cette exigence de causalité ne sont pas en cause dans le présent appel. Le Tribunal n’est pas parvenu à la troisième étape parce qu’il a conclu que Mme Cole n’avait pas établi le lien de causalité exigé à la deuxième étape.
Quelle norme de contrôle le juge de la Cour fédérale a‑t‑il retenue : la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable?
[42] Au paragraphe 25 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a conclu que la question dont le Tribunal avait été saisi « […] était de savoir si la demanderesse avait établi que son invalidité était consécutive à son service militaire ou y était rattachée directement » [non souligné dans l’original]. Avec égards, cette formulation de la question confondait la « blessure ou maladie » – l’affection alléguée qui doit être établie à la première étape du processus d’établissement du droit à une pension d’invalidité – avec l’« invalidité », laquelle doit être établie à la troisième étape de ce processus.
[43] Le juge de la Cour fédérale a ensuite observé que, pour résoudre la question qu’il avait formulée, il fallait interpréter la Loi sur les pensions et appliquer cette interprétation aux faits. En évoquant l’interprétation et l’application du critère légal comme faisant partie d’une seule et même question, je crois que le juge de la Cour fédérale a conclu que la question dont le Tribunal avait été saisi était une question mélangée de fait et de droit, qui commande généralement un examen selon la norme de la raisonnabilité.
[44] Il est habituellement approprié d’appliquer la norme de la décision raisonnable aux questions mélangées de fait et de droit, mais il peut en aller autrement lorsque l’interprétation de la disposition législative applicable est controversée et que cette interprétation constitue une question assez distincte pour pouvoir être analysée séparément.
[45] L’interprétation des mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions est une question de droit qui était controversée devant le Tribunal. À mon avis, il s’agissait d’une question de droit distincte susceptible d’être examinée séparément. De fait, le juge de la Cour fédérale a discuté de l’interprétation de cette expression aux paragraphes 28 à 36 de ses motifs lorsqu’il a examiné la question du degré de causalité qui était exigé aux termes de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions. Toutefois, ce faisant, le juge de la Cour fédérale a appliqué la norme de la décision raisonnable, et non celle de la décision correcte, dans le cadre de son examen de l’interprétation que le Tribunal avait faite de ce membre de phrase.
La norme de contrôle applicable : la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable?
[46] Devant la Cour, l’appelante a soutenu que cette question d’interprétation devait être examinée selon la norme de la décision correcte. L’intimé a convenu qu’à l’égard des pures questions de droit, y compris celles qui peuvent être facilement isolées des questions mélangées de fait et de droit, c’est généralement la norme de la décision correcte qui s’applique.
[47] Bien que la jurisprudence récente tende à préconiser la retenue à l’égard des tribunaux expérimentés lorsqu’ils interprètent leur « loi constitutive », il ne s’agit pas d’une règle d’application universelle. L’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, rendu par la Cour suprême du Canada, enseigne que, si la jurisprudence détermine déjà de manière satisfaisante quelle est la norme de contrôle applicable relativement à une catégorie de questions en particulier, il n’est pas nécessaire de pousser plus loin l’analyse de la norme de contrôle.
[48] En particulier, au paragraphe 62 de l’arrêt Dunsmuir, les juges Bastarache et LeBel, s’exprimant au nom de la majorité, ont observé :
Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle. [Non souligné dans l’original.]
[49] La Cour suprême a reconfirmé que cette démarche était encore d’actualité à l’occasion de l’affaire Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 49.
[50] À l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Frye, 2005 CAF 264, [2005] A.C.F. no 1316, notre Cour a examiné la question de la norme de causalité exigée par les mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)b) de la Loi sur les pensions. La Cour a conclu que l’interprétation de ces mots était une question de droit qui devait être examinée selon la norme de la décision correcte.
[51] À mon avis, l’enseignement de notre Cour par la jurisprudence Frye selon lequel il faut appliquer la norme de la décision correcte lors de l’examen de l’interprétation des mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)b) de la Loi sur les pensions peut être considéré comme une conclusion saine quant à l’applicabilité de la norme de la décision correcte à l’interprétation de ces mêmes mots à l’alinéa 21(2)a), soit la mission qui incombe à la Cour dans le présent appel.
[52] En outre, je suis d’avis que la détermination de la norme de causalité que le législateur a voulu établir en promulguant les mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions est une question d’importance qui déborde le cadre de la Loi sur les pensions. Les questions de causalité se posent souvent dans de nombreux domaines du droit, notamment en matière d’assurance, de responsabilité civile délictuelle et d’indemnisation des accidentés du travail. De plus, je suis d’avis que le Tribunal n’est pas régulièrement appelé à discerner des degrés de causalité – par contraste marqué avec l’application de ces degrés de causalité, une fois discernés. Je suis d’avis que le juge judiciaire est mieux à même de remplir cette mission.
[53] La compétence spécialisée du Tribunal à l’égard de ce type de question d’interprétation se démarque nettement de la compétence spécialisée que bon nombre de tribunaux acquièrent relativement à l’interprétation de dispositions techniques de leur loi constitutive. Par exemple, lorsqu’il fixe les tarifs de fret relativement au grain de l’Ouest, l’Office des transports du Canada doit interpréter des mots ésotériques comme « indice des prix composite afférent au volume ». Il y a évidemment lieu de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de cet office lorsqu’il interprète cette disposition de sa loi constitutive.
[54] Dans le même ordre d’idées, la partie V de la Loi sur les pensions prévoit des ajustements annuels des pensions et des allocations en fonction de différents facteurs prévus dans cette partie de la Loi. Lorsque le Tribunal interprète et applique les facteurs sur lesquels se fondent ces ajustements annuels, il y a lieu de faire preuve d’une grande retenue.
[55] De plus, par l’arrêt récent Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] A.C.F. no 44, le juge Stratas a conclu que la norme de la décision correcte avait été appliquée à juste titre lors de l’examen de la décision d’un arbitre du travail concernant une interprétation de certaines dispositions du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L‑2.
[56] À l’occasion de cette affaire, la Cour a conclu qu’un « désaccord persistant » entre arbitres du travail concernant l’interprétation d’une certaine disposition de cette loi exigeait que la Cour examine et réponde à la question d’interprétation en fonction de la norme de la décision correcte.
[57] Comme je le discuterai plus en détail ultérieurement dans les présents motifs, il y a une controverse, en particulier au sein de la Cour fédérale, quant à savoir quelles exigences de causalité précises correspondent aux mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions. J’en conclus donc que le raisonnement appliqué par la Cour à l’occasion de l’affaire Énergie atomique du Canada limitée va d’autant dans le sens de ma décision de retenir la norme de la décision correcte relativement à la question d’interprétation.
[58] Dans l’arrêt McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, le juge Moldaver observe, au paragraphe 33 :
[33] Comme l’a maintes fois rappelé notre Cour depuis l’arrêt Dunsmuir, mieux vaut généralement laisser au décideur administratif le soin de clarifier le texte ambigu de sa loi constitutive. La raison en est que le choix d’une interprétation parmi plusieurs qui sont raisonnables tient souvent à des considérations de politique générale dont on présume que le législateur a voulu confier la prise en compte au décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire d’interprétation relève en effet de l’« expertise » du décideur administratif.
[Non souligné dans l’original.]
[59] Il ressort de ce passage qu’il peut y avoir des cas où la norme de la décision correcte est appliquée à juste titre relativement à l’interprétation de la « loi constitutive » d’un tribunal administratif. Et, par les motifs que j’ai exposés, je conclus que tel est le cas en l’espèce. En conséquence, soit dit avec déférence, je suis d’avis que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la norme de contrôle applicable relativement à la question d’interprétation était celle de la décision raisonnable et non celle de la décision correcte.
[60] Néanmoins, je reconnais que la « [n]orme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer lorsqu’un tribunal administratif interprète sa loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (Front des artistes canadiens c. Musée des beaux‑arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197 au paragraphe 13). En conséquence, j’examinerai aussi la question d’interprétation selon la norme de la décision raisonnable, dans l’éventualité où j’aurais commis une erreur en concluant que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte.
B. Quelle est l’interprétation correcte de l’exigence de causalité correspondant aux mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions?
[61] Puisque j’ai conclu que la norme de contrôle qui doit être appliquée à la question d’interprétation est celle de la décision correcte, et non celle de la décision raisonnable comme l’avait conclu le juge de la Cour fédérale, je vais me « mettre à la place » de ce dernier et entreprendre l’examen de la question de savoir si l’interprétation que le Tribunal a faite des mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions était correcte.
[62] Comme je l’ai signalé précédemment, le Tribunal a interprété ces mots comme exigeant que l’auteur de la demande de pension d’invalidité faite en vertu de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions établisse que son service militaire avait été la cause principale de son affection alléguée.
Les thèses des parties
[63] L’appelante affirme qu’en raison de la jurisprudence Frye de notre Cour, les mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions doivent être interprétés comme exigeant seulement, en fait de degré de causalité, que le demandeur établisse que son service militaire a été une des causes contributives de l’affection alléguée dont il est question. Aussi, l’appelante soutient que l’interprétation du Tribunal aboutissant au critère de la « cause principale » est incorrecte.
[64] L’intimé semblait affirmer qu’il doit être établi que le service militaire de la personne qui présente la demande est la cause principale de l’affection alléguée, et que le Tribunal n’a donc commis aucune erreur d’interprétation.
La jurisprudence de la Cour fédérale
[65] Il y a désaccord au sein de la Cour fédérale, particulièrement depuis que la Cour a rendu l’arrêt Frye, quant à savoir si les mots « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions exigent un degré de causalité correspondant au critère de la « cause principale » (voir Untel c. Canada (Procureur général), 2004 CF 451, [2004] A.C.F. no 555; Boisvert c. Canada (Procureur général), 2009 CF 735, [2009] A.C.F. no 1377; et Hall c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1431, [2011] A.C.F. no 1806). Et, puisque la Cour fédérale examine les décisions du Tribunal relativement à cette question d’interprétation, la divergence d’opinions au sein de la Cour fédérale a des répercussions sur des décisions du Tribunal.
L’arrêt Frye
[66] L’arrêt Frye est le seul arrêt de la Cour qu’on nous a cité qui donne une interprétation des mots « consécutive ou rattachée directement à ». Il est donc utile d’examiner les faits de cette affaire.
[67] Mme Frye était l’épouse du caporal Lee Arnold Berger, militaire de carrière, qui était déployé dans le cadre d’activités de lutte contre les incendies, ce qui l’obligeait à être [traduction] « de service » 24 heures par jour. Le jour de son décès, il avait combattu des feux pendant 16 heures. Ce soir‑là, il est décédé des suites de blessures subies lorsqu’il a été frappé par un gros véhicule alors qu’il revenait à pied à son camp à la suite d’une baignade nocturne dans un lac situé non loin du camp. Mme Frye a demandé une pension, en vertu de l’alinéa 21(2)b) de la Loi sur les pensions, au motif que le décès de son époux résultait d’une blessure mortelle « consécutive ou rattachée directement à » son service militaire.
[68] Le Tribunal a interprété les mots « consécutive ou rattachée directement à » comme exigeant l’établissement d’une causalité directe ou immédiate entre la blessure mortelle du caporal Berger et son service militaire. Il a conclu que la blessure mortelle du caporal Berger avait été causée directement par le camion qui l’avait frappé et que ses activités récréatives ne faisaient pas partie de son service militaire.
[69] Aux termes de la procédure en contrôle judiciaire, le juge de la Cour fédérale a retenu l’interprétation que le Tribunal avait faite des mots « consécutive ou rattachée directement à », mais il a conclu, compte tenu des faits, que la blessure fatale du caporal Berger était rattachée directement à son service militaire.
[70] Notre Cour a rejeté l’interprétation que le Tribunal et le juge de la Cour fédérale avaient donnée aux mots « consécutive ou rattachée directement à ». Elle a conclu que l’expression visait deux types distincts de causalité, et que l’établissement de l’une ou de l’autre répondait à l’exigence de causalité entre la blessure mortelle du défunt et son service militaire.
[71] La Cour a retenu l’idée que le type de rattachement envisagé par les mots « rattachée directement à » était celui du lien direct entre la blessure mortelle et le service militaire du défunt. Dans les circonstances, le fait d’avoir été frappé par le camion constituait la cause directe de la blessure mortelle du caporal Berger, et cet événement malheureux n’était pas rattaché directement à son service militaire. Aussi, la Cour a convenu avec le Tribunal qu’il n’avait pas été satisfait au critère correspondant aux mots « rattachée directement à ».
[72] La Cour a ensuite conclu que les mots « consécutive à » évoquaient un type différent de causalité entre la blessure mortelle et le service militaire du défunt. Autrement dit, une certaine sorte de lien autre que direct ou immédiat serait suffisant. La Cour n’a pas proposé de formulation précise de ce type de causalité non directe acceptable, mais elle a observé qu’une causalité acceptable n’irait pas jusqu’à inclure un simple lien temporel, comme le simple fait d’être au service des forces armées au moment de la blessure mortelle.
[73] La Cour a ensuite conclu que la nage récréative du caporal Berger était, d’une certaine façon, requise par une politique militaire qui exigeait que le caporal Berger soit détendu, reposé et apte à reprendre ses activités de lutte contre les incendies. Il s’ensuivait donc que la participation du caporal Berger à cette forme d’activité récréative répondant à une exigence militaire faisait partie de son service militaire. Aussi, bien que cette activité ne puisse pas être considérée comme ayant eu une causalité directe avec la blessure mortelle du caporal Berger (qui avait été causée directement par le camion), la Cour a néanmoins conclu que cette activité avait une causalité indirecte avec ses blessures mortelles qui était suffisante pour que la Cour conclue que ces blessures étaient « consécutives à » son service militaire. Autrement dit, les activités de natation du caporal Berger répondant à une exigence militaire avaient été la cause indirecte de ses blessures mortelles.
[74] À mon avis, la jurisprudence Frye enseigne qu’une causalité indirecte entre une blessure mortelle et le service militaire du défunt peut satisfaire à l’exigence de causalité qui correspond aux mots « consécutive à » à l’alinéa 21(2)b) de la Loi sur les pensions.
L’affaire Frye peut être distinguée de la présente affaire
[75] La jurisprudence Frye enseigne qu’il y a deux types de causalité qui peuvent satisfaire aux exigences de causalité correspondant aux mots « consécutive ou rattachée directement à » : la causalité directe ou la causalité indirecte. Pour parvenir à sa décision, à mon avis, la Cour a conclu que les activités de natation du caporal Berger répondant à une exigence militaire avaient été la cause indirecte de sa blessure mortelle, et sa blessure mortelle avait donc été « consécutive à » son service militaire.
[76] Dans la présente affaire, il ressort du dossier que les facteurs militaires et les facteurs personnels ont une causalité directe avec l’affection alléguée de Mme Cole. Ainsi, à la différence de l’affaire Frye, où il était question d’un seul lien de causalité indirect entre la blessure mortelle et le service militaire du défunt, la question en litige en l’espèce tient à l’interprétation des mots « rattachée directement à » dans un contexte où il y a deux ensembles de facteurs causaux distincts et rattachés directement.
Lien direct, mais causes multiples
[77] Il faut rappeler que le demandeur d’une pension d’invalidité en vertu de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions est tenu d’établir l’existence d’un lien de causalité entre son service militaire et l’affection alléguée.
[78] Aussi, lorsque l’affection alléguée peut être rattachée à deux causes directes, la question d’interprétation est celle de savoir si les mots « rattachée directement à » exigent que le demandeur établisse que son service militaire est la cause principale de cette affection. Dans les circonstances du présent appel, la question qui se pose est celle de savoir si Mme Cole doit établir que les facteurs militaires ont joué un rôle plus important que les facteurs personnels dans le développement de sa dépression majeure.
[79] Dans les présentes circonstances, il faut simplement rechercher si les facteurs militaires ont une causalité plus importante avec l’affection alléguée que les facteurs personnels. Si la réponse est affirmative, alors le lien de causalité direct a été établi. Si la réponse est négative, alors un tel lien n’est pas établi.
[80] Posée différemment, dans les circonstances du présent appel, où l’ensemble de facteurs militaires et l’ensemble de facteurs personnels présentent tous deux une causalité directe avec l’affection alléguée, la question est celle de savoir s’il peut être satisfait à l’exigence de causalité correspondant aux mots « rattachée directement à » seulement si l’ensemble de facteurs militaires constitue la plus importante de ces deux causes. À mon avis, la réponse à cette question est négative. Par conséquent, je suis d’avis que l’interprétation de l’exigence de causalité correspondant aux mots « rattachée directement à » qui conduit au critère de la cause principale est incorrecte.
Analyse interprétative textuelle, contextuelle et téléologique
[81] Les affaires d’impôt sur le revenu soulèvent régulièrement des questions d’interprétation des lois. À l’occasion de l’affaire Mathew c. Canada, 2005 CSC 55, [2005] 2 R.C.S. 643, aux paragraphes 42 et 43, la Cour suprême a donné les orientations suivantes concernant l’interprétation des lois :
[42] Il existe un principe d’interprétation constant : il faut dégager l’intention du législateur en tenant compte du libellé, du contexte et de l’objet des dispositions en cause. Ce principe s’applique autant à la Loi de l’impôt sur le revenu et à la RGAÉ qu’à toute autre mesure législative.
[43] Nous tenons à ajouter que, bien qu’il soit utile d’examiner séparément les trois éléments d’interprétation législative de manière à ce que chacun reçoive l’attention qu’il mérite, force est de constater que ces éléments sont inextricablement liés. Par exemple, en analysant le contexte législatif, il faut tenir compte des objets et de la politique générale des dispositions examinées. Et bien qu’il soit utile d’examiner individuellement les facteurs indiquant un objectif législatif, cet objectif législatif représente en même temps la question à laquelle il faut répondre en définitive, à savoir ce qu’a voulu le législateur.
[Non souligné dans l’original.]
Examen textuel
[82] Les mots « rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions exigent clairement un lien de causalité concret entre le service militaire du demandeur et son affection alléguée. Toutefois, ces mots n’évoquent aucun niveau ou degré de causalité en particulier. En conséquence, l’analyse textuelle ne valide pas, en elle‑même, l’interprétation de ces mots qui conduit au critère de la cause principale.
Examen contextuel
[83] Selon les paragraphes 21(1) et (2) de la Loi sur les pensions, le juge peut accorder une pension à l’égard des décès, des blessures ou des maladies qui sont consécutifs ou rattachés directement au service militaire.
[84] Comme je l’ai signalé précédemment, les alinéas 21(1)a) et b) de la Loi sur les pensions joue relativement au service en temps de guerre ou au service spécial, et ils donnent corps au « principe de l’assurance » signalé précédemment. À cet égard, un certain lien de causalité ou de lien temporel est requis entre l’affection et le service militaire pour que soit établi un droit à pension.
[85] Par contre, entrent dans les prévisions des alinéas 21(2)a) et b) de la Loi sur les pensions les affections qui se manifestent durant le service militaire en temps de paix, lesquels ne suivent pas pleinement le principe de l’assurance. Dans ces circonstances, un degré plus élevé de causalité entre l’affection et le service militaire est requis pour établir un droit à pension.
[86] Ainsi, l’on peut raisonnablement conclure que, d’après l’examen contextuel, les mots « rattachée directement à » sont censés exiger un degré plus élevé de causalité entre l’affection alléguée et le service militaire en temps de paix que ce qu’exige le paragraphe 21(1) de la Loi sur les pensions. Toutefois, cette comparaison contextuelle n’établit pas que le niveau de causalité requis est nécessairement celui de la cause principale.
Examen téléologique
[87] Dans bien des cas, les juges judiciaires ont peu de repères lorsqu’ils tentent de cerner l’intention qui animait le législateur au moment de promulguer un texte législatif donné. Toutefois, en l’espèce, des instructions précises sont données à la Cour par l’article 2 de la Loi sur les pensions et par l’article 3 de la Loi sur le TACRA, sur la manière dont le Tribunal et toute cour réformatrice doivent interpréter les dispositions de la Loi sur les pensions.
[88] À mon avis, ces dispositions appellent une interprétation du degré de causalité exigé par les mots « rattachée directement à » qui élargit, au lieu de restreindre, le droit à une pension des membres des forces armées qui sont devenus invalides ou qui sont décédés par suite de leur service militaire.
[89] Le critère de la cause principale, et le critère du facteur déterminant [aussi désigné par l’expression « n’eût été »] évoqué par le juge de la Cour fédérale au paragraphe 29 de ses motifs, correspondent peut‑être bien au degré de causalité qui est généralement appliqué dans les affaires de responsabilité civile délictuelle. Toutefois, l’adoption de cette norme civile ordinaire en ce qui a trait à la causalité me paraît incompatible avec les directives que le législateur nous donne à l’article 2 de la Loi sur les pensions et à l’article 3 de la Loi sur le TACRA.
[90] À mon avis, les mots « rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions exigent un degré de causalité inférieur à celui du critère du facteur déterminant. Autrement, l’appel à une interprétation libérale n’auraient aucun sens dans les circonstances de l’espèce. Il s’ensuit, à mon avis, que l’interprétation des mots « rattachée directement à » qui exige que le service militaire d’un demandeur de pension ait été la cause principale de son affection alléguée est non seulement incorrecte, mais aussi déraisonnable. L’exemple suivant illustre à la fois qu’est incorrect et déraisonnable l’interprétation prônant le critère de la cause principale.
[91] Tout en reconnaissant qu’une affection comme une dépression majeure est complexe et que ses causes sont difficiles à apprécier - il n’est surtout pas question de précision mathématique - si l’on devait conclure que les facteurs personnels de Mme Cole avaient contribué à 51 % de sa dépression majeure, il s’ensuivrait que ses facteurs militaires auraient dû y contribuer à 49 %. Ainsi, la « cause principale » de son affection alléguée ne serait pas son service militaire, et sa demande serait rejetée.
[92] À mon avis, cette solution ne peut pas être considérée comme compatible avec l’objet de la Loi sur les pensions, qui est d’assurer que notre pays honore ses obligations envers les femmes et les hommes qui ont servi au sein de nos forces armées et qui ont subi une blessure ou contracté une maladie ou sont décédés par suite de ce service.
Quel degré de causalité est exigé pour établir une causalité directe?
[93] À l’audience, l’avocat de Mme Cole a affirmé que n’importe quel niveau ou degré de causalité entre l’affection alléguée de Mme Cole et son service militaire serait suffisant. Ainsi, on nous a exhortés à admettre que s’il pouvait être démontré que les facteurs militaires avaient contribué à 1 % de cette affection alléguée, il existerait une causalité suffisante pour établir un droit à pension.
[94] À mon avis, un degré aussi faible de causalité entre une affection alléguée et le service militaire d’un demandeur ne serait pas suffisant.
[95] Dans ce cas, quel degré de causalité supérieur à une simple possibilité, mais inférieur à la cause principale serait suffisant, eu égard à l’objet que la Loi sur les pensions est censée réaliser?
[96] Au paragraphe 35 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a observé :
[...] Il me semble, que le terme « consécutive » et le contexte général de la loi exigent qu’il soit démontré davantage qu’un certain lien ou rapport causal, et que le service militaire doit être la cause principale ou prédominante de la maladie ou de la blessure, ou à tout le moins avoir joué un rôle significatif. On pourrait sans doute tout aussi bien dire qu’il doit être établi que la blessure ou la maladie ne serait pas survenue n’eût été le service militaire.
[Non souligné dans l’original.]
Il ressort de la partie soulignée de ce passage que le juge de la Cour fédérale a à tout le moins envisagé une interprétation suivant laquelle le degré requis de causalité pourrait être inférieur à celui de la cause principale.
Facteur important
[97] Je conclus, en reconnaissant qu’il n’y a aucune jurisprudence déterminante sur cette question, et en ayant à l’esprit les directives énoncées à l’article 2 de la Loi sur les pensions et à l’article 3 de la Loi sur le TACRA selon lesquelles les dispositions de la Loi sur les pensions doivent s’interpréter de façon libérale, que, pour établir le droit à une pension d’invalidité en vertu de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions au motif que l’affection alléguée était « rattachée directement au » service militaire du demandeur, le demandeur doit seulement établir une causalité importante entre son affection alléguée et son service militaire. Autrement dit, une causalité qui est importante, mais moins que principale, sera suffisante. Ainsi, le service militaire du demandeur présentera une causalité suffisante avec son affection alléguée pour que l’on puisse considérer que celle‑ci est « rattachée directement à » ce service militaire lorsque le demandeur établit que son service militaire a été un facteur important dans le déclenchement de l’affection alléguée.
[98] Pour revenir à l’hypothèse que j’ai formulée précédemment, si l’on pouvait démontrer que les facteurs militaires avaient contribué à 49 % de l’affection alléguée de Mme Cole, ces facteurs constitueraient clairement, à mon avis, une causalité importante entre son affection alléguée et son service militaire, laquelle serait suffisante pour répondre au degré exigé par les mots « rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions. Cela dit, je ne dis pas qu’un pourcentage de près de 49 % sera nécessaire pour établir une causalité importante entre l’affection alléguée et le service militaire du demandeur. D’ailleurs, il n’est pas très réaliste de tenter de quantifier des degrés de causalité factuelle avec une précision mathématique.
[99] L’existence d’une causalité importante en matière de demande de pension d’invalidité aux termes de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions est une question de fait. À mon avis, ceux qui possèdent des compétences spécialisées en matière de recherche des faits sauront certainement reconnaître un facteur important lorsqu’ils le constateront. De fait, il serait possible de reconnaître un rapport causal important tout simplement comme celui qui n’est pas négligeable. En outre, je ne suis pas du tout certain qu’il est sensiblement plus difficile pour les personnes compétentes chargées d’enquêter sur les faits de déterminer l’existence d’un facteur causal important qu’il ne l’a été pour eux de déterminer l’existence du facteur causal principal.
C. L’interprétation par le Tribunal de l’expression « consécutive ou rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions comme exigeant une causalité correspondant au critère de la cause principale était‑elle déraisonnable?
[100] Comme je l’ai signalé précédemment, je suis d’avis que la question d’interprétation doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte, et c’est ce que j’ai fait.
[101] Dans l’éventualité où j’aurais commis une erreur et que la norme de contrôle soit celle de la décision raisonnable, je suis d’avis que l’interprétation par le Tribunal des mots « rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) comme exigeant une causalité correspondant au critère de la cause principale est déraisonnable.
[102] Le Tribunal et le juge de la Cour fédérale n’ont entrepris aucune analyse au soutien de leur conclusion selon laquelle les mots « rattachée directement à » exigeaient une causalité correspondant au critère de la cause principale. À la Cour fédérale, le juge a conclu que la question avait été tranchée par sa propre jurisprudence Boisvert, qu’il avait lui-même rendue.
[103] Par l’arrêt McLean, le juge Moldaver enseigne que, lorsque des questions d’interprétation des lois sont examinées selon la norme de la raisonnabilité, la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de toute interprétation raisonnable de la disposition adoptée par le décideur administratif, et elle doit confirmer cette interprétation, et ce, même s’il existe d’autres interprétations raisonnables.
[104] Ainsi, la question est celle de savoir si l’interprétation du Tribunal qui aboutit au critère de la cause principale est raisonnable. Je conclus, avec égards, que tel n’est pas le cas.
[105] Pour répondre à cette question, la jurisprudence McLean enseigne que la disposition en cause doit être interprétée au moyen de l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique qui est prescrite s’impose lorsqu’il faut interpréter une loi. Aussi, en l’espèce, l’interprétation du Tribunal qui aboutit au critère de la cause principale sera retenue, à moins qu’il ne soit démontré qu’elle est déraisonnable, selon l’analyse susmentionnée.
Examen textuel
[106] Comme je l’ai mentionné précédemment, les mots « rattachée directement à » évoquent une causalité entre le service militaire du demandeur et son affection alléguée. Toutefois, ces mots n’évoquent aucun degré précis de causalité. Ainsi, l’analyse textuelle de ces mots n’établit pas que le critère de la cause principale est déraisonnable.
Examen contextuel
[107] Il ressort de l’examen contextuel de ces mots qui apparaît au paragraphe 86 des présents motifs que le législateur entendait exiger un degré de causalité plus élevé pour les pensions visées au paragraphe 21(2) que pour les pensions visées au paragraphe 21(1). Toutefois, cette comparaison contextuelle ne fait ressortir aucun degré de causalité précis à l’égard des mots « rattachée directement à ». Ainsi, il ne ressort pas de l’examen contextuel de ces mots que le critère de la cause principale est déraisonnable.
Examen téléologique
[108] Comme il a été exposé précédemment, le législateur exige que la Loi sur les pensions soit interprétée de façon libérale, afin d’assurer que notre pays honore ses obligations envers les membres des forces armées qui sont devenus invalides ou sont décédés par suite de leur service militaire. À mon avis, il s’ensuit que le législateur envisageait un degré de causalité inférieur à celui de la norme civile ordinaire du critère du facteur déterminant lorsqu’il a promulgué les mots « rattachée directement à ». Il s’ensuit, à mon avis, qu’en retenant le degré de causalité correspondant au critère de la cause principale, le Tribunal a interprété de manière déraisonnable les mots « rattachée directement à ».
[109] Mon exemple quelque peu théorique au paragraphe 91 des présents motifs illustre également le caractère déraisonnable du critère de la cause principale. Cela est particulièrement vrai dans des situations – comme celle dont il est question en l’espèce – relatives à des maladies dont les causes sont difficiles à cerner avec le degré de précision nécessaire pour établir une cause principale.
[110] Le degré de causalité de la cause importante que j’ai retenu permet une approche souple à l’égard de l’établissement de la causalité requise entre le service militaire et une affection alléguée, et, à mon avis, s’accorde parfaitement avec les exigences d’une interprétation libérale énoncées à l’article 2 de la Loi sur les pensions et à l’article 3 de la Loi sur le TACRA. Cette souplesse démarque favorablement l’interprétation conduisant au critère de la cause importante de l’interprétation conduisant au critère de la cause principale.
[111] En conséquence, par ces motifs, je suis d’avis que l’interprétation des mots « rattachée directement à » à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions qui exige qu’un demandeur établisse que son service militaire est la cause principale de son affection alléguée est déraisonnable, ainsi qu’une décision de refuser une pension sur le fondement d’une telle interprétation, n’appartiennent pas aux issues raisonnables possibles du processus décisionnel en cause.
D. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur dans l’application de la loi aux éléments de preuve?
[112] Puisque j’ai conclu que le Tribunal avait commis une erreur dans le choix du critère de la cause principale pour établir s’il y avait un lien de causalité suffisant entre l’affection alléguée de Mme Cole et son service militaire, il est clair que la décision du Tribunal de refuser sa demande de pension d’invalidité ne peut être confirmée.
DÉCISION
[113] Par les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel, j’infirmerais le jugement du juge de la Cour fédérale daté du 31 mars 2014, et je renverrais l’affaire au Tribunal pour que celui‑ci rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs, avec dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale.
« C. Michael Ryer »
j.c.a.
« Je suis d’accord
Wyman W. Webb, j.c.a. »
LA JUGE GAUTHIER (motifs concourants)
[114] Comme mon collègue le juge Ryer, je suis d’avis que le présent appel doit être accueilli et que l’affaire devrait être renvoyée au Tribunal pour que celui‑ci rende une nouvelle décision. Toutefois, je souhaite faire de brèves observations sur certaines questions.
[115] Pour ce qui concerne la norme de contrôle, en toute déférence, je ne puis retenir l’idée que la norme de la décision correcte soit la norme applicable à l’interprétation que le Tribunal a faite de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions. Comme mon collègue le reconnaît, la Cour suprême enseigne que la norme de la raisonnabilité est présumée jouer lorsqu’un tribunal interprète sa loi constitutive ou une loi étroitement reliée à sa mission. Bien que la Cour suprême enseigne, par la jurisprudence Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, que les cours réformatrices peuvent appliquer la norme de contrôle que la jurisprudence a déjà arrêtée en appliquant les principes appropriés, notre Cour, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Frye, 2005 CAF 264, [2005] A.C.F. no 1316, où elle a appliqué la norme de la décision correcte, n’avait pas le bénéfice de l’enseignement subséquent de la Cour suprême concernant la force de la présomption d’assujettissement à la norme de la raisonnabilité. J’ajouterais que, depuis l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 48, nous n’appliquons plus l’ancienne jurisprudence portant sur la norme de contrôle, mais devons plutôt suivre les principes consacrés par l’arrêt Dunsmuir et par la jurisprudence subséquente. Compte tenu de cette jurisprudence plus récente, je ne suis pas convaincue que la présomption d’assujettissement à la norme de la décision raisonnable a été réfutée en l’espèce.
[116] Toutefois, je partage l’avis de mon collègue quant au fait que, lorsque l’on applique correctement la méthode téléologique et contextuelle d’interprétation des lois, les solutions acceptables en l’espèce sont peu nombreuses.
[117] L’interprétation de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions requise dans le présent appel est une question de droit qui peut être isolée. Comme le juge Ryer l’a expliqué, toutefois, il s’agit d’une question très précise, en ce sens qu’elle ne concerne pas la nature ou le type de rapport qui est requis entre la blessure et la maladie et le service militaire du demandeur. Il s’agit plutôt de rechercher à quel moment le rapport est suffisant pour faire jouer cette disposition lorsque des facteurs multiples ont contribué à causer ou à aggraver une blessure ou une maladie.
[118] Il n’est point besoin d’examiner en quoi sont différents, le cas échéant, les termes « consécutive à » et « rattachée directement à », ou « attribuable à » à l’alinéa 21(1)a), à moins que ces mots éclairent la question qui nous occupe en l’espèce. À mon avis, tel n’est pas le cas.
[119] Il n’est pas controversé entre les parties que le régime de la Loi vise la blessure ou la maladie qui peut être « consécutive » ou, comme en l’espèce, « rattachée directement » à des facteurs multiples qui peuvent être reliés ou pas tous reliés au service militaire. Cependant, le libellé de la disposition dont il est ici question, lu dans le contexte global de la Loi, nous donne peu d’indications quant à savoir à quel degré les facteurs qui sont bel et bien reliés au service doivent avoir contribué à causer ou à aggraver la maladie pour qu’il y ait droit à pension.
[120] L’objet de la Loi énoncé à l’article 2 de la Loi sur les pensions et à l’article 3 de la Loi sur le TACRA devient donc particulièrement important. Je conviens avec le juge Ryer que, compte tenu du nombre de maladies à causes multiples, en particulier les maladies psychologiques ou émotionnelles pour lesquelles aucune méthode scientifique raisonnable ne permet d’attribuer précisément des degrés de causalité, il n’est pas possible d’interpréter l’alinéa 21(2)a) comme disposant qu’une indemnité ne peut être accordée que si les facteurs reliés au service sont la cause principale de la maladie.
[121] L’interprétation proposée par le juge Ryer assure que le régime de la Loi n’est pas vide de sens – les facteurs négligeables reliés au service ne peuvent pas être considérés comme suffisants pour donner droit à une pension au titre du régime. En revanche, permettre au demandeur de se prévaloir du mécanisme prévu à l’alinéa 21(2)a) lorsque les facteurs reliés au service sont importants donne effet à l’intention claire du législateur selon laquelle ce régime de prestations s’interprète de façon libérale, de manière à assurer que l’obligation de ce pays envers les membres des forces est remplie.
[122] L’appelante a soulevé plusieurs autres questions relatives à l’application de cette interprétation de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions aux faits de la présente espèce. La formation du Tribunal qui rendra une nouvelle décision dans la présente affaire est la mieux placée pour instruire ces questions.
« Johanne Gauthier »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme
François Brunet, réviseur
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
A‑226‑14 |
APPEL D’UN JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY DATÉ DU 31 MARS 2014 NO T‑2006‑12
INTITULÉ : |
ANNE COLE c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’aUDIENCE : |
Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
25 FÉVRIER 2015
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MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE RYER
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Y A SOUSCRIT : |
LE JUGE WEBB
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MOTIFS CONCOURANTS : |
LA JUGE GAUTHIER
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DATE : |
LE 5 MAI 2015
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COMPARUTIONS :
Stephen B. Acker Yael Wexler
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POUR L’APPELANTE
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Craig Collins‑Williams
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POUR L’iNTIMÉ
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Faskin Martineau Ottawa (Ontario)
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POUR L’APPELANTE |
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada |
POUR L’iNTIMÉ
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