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Date : 20151110

Dossier : A-557-14

Référence : 2015 CAF 250

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LAURA MARIE FLATT

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2015.

Jugement prononcé à Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20151110


Dossier : A-557-14

Référence : 2015 CAF 250

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LAURA MARIE FLATT

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE TRUDEL

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (la Commission), a rejeté le grief de Laura Marie Flatt (la demanderesse) contre son employeur, le Conseil du Trésor du Canada (l’employeur).

[2]               La décision de la Commission, rendue par le commissaire Augustus Richardson, est datée du 13 novembre 2014 et porte le numéro de référence 2014 CRTEFP 02.

[3]               Au terme d’un congé de maternité d’un an, la demanderesse a demandé l’autorisation de faire du télétravail pour pouvoir continuer d’allaiter son troisième enfant. Les parties ont eu différents échanges mais ne sont pas parvenues à établir un horaire de travail convenable qui aurait répondu à leurs besoins respectifs. De ce fait, la demanderesse a déposé un grief alléguant que le défaut de l’accommoder constituait un acte discriminatoire fondé sur le sexe et la situation familiale, en violation des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, ainsi que de la convention collective (voir l’exposé du grief individuel de la demanderesse, dossier de la demanderesse, onglet B‑5, à la page 145). Le grief a été rejeté à tous les paliers jusqu’à celui de notre Cour.

[4]               Après avoir examiné avec soin la décision de la Commission ainsi que les arguments écrits et verbaux des parties, je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire. On ne m’a pas convaincue que la Commission a commis des erreurs de droit ou d’autres erreurs justifiant notre intervention.

II.                Faits pertinents

[5]               La Commission a bien résumé les faits de l’espèce. Il s’agit de faits non contestés qui sont bien documentés. Pour nos fins, il suffira de savoir que la demanderesse est une gestionnaire du spectre. Elle travaille à temps plein à la Direction générale des opérations de la gestion du spectre d’Industrie Canada, qui supervise et gère le spectre des radiofréquences au Canada. Elle est devenue enceinte en avril 2007 et est partie en congé de maternité en septembre 2007. Son congé de maternité a pris fin en septembre 2008. En janvier 2009, elle a déposé une demande de télétravail à domicile les jeudis. Sa demande a été acceptée, et elle a suivi ce régime de travail jusqu’en septembre 2009.

[6]               En septembre 2009, la demanderesse est partie de nouveau en congé de maternité. Elle est retournée au travail en septembre 2010. Son régime de travail était différent, mais elle a encore une fois obtenu de son employeur l’autorisation de faire du télétravail à domicile, tout au moins d’avril 2011 à mars 2012.

[7]               La demanderesse a commencé son congé de maternité pour son troisième enfant en mars 2012. Elle allaitait son enfant. Au cours de l’année, elle a décidé qu’elle continuerait de l’allaiter pendant une autre année, c’est‑à-dire jusqu’en mars 2014. Elle a donc communiqué avec son employeur en novembre 2012 pour demander l’autorisation de faire du télétravail à temps plein à domicile, de 6 heures à 14 heures. L’employeur a refusé cette demande, entre autres choses parce que ce n’était pas [TRADUCTION] « convenable sur le plan opérationnel » (courriel du 25 janvier 2013, dossier de la demanderesse, onglet C‑4, à la page 207).

[8]               La demanderesse a fini par demander un congé prolongé sans solde pour la période allant du 4 mars 2013 au 28 juin 2013, avec retour au travail le 1er juillet (courriel du 27 janvier 2013, ibidem, à la page 212). Sa demande a été acceptée.

[9]               Malgré cela, la demanderesse a maintenu sa demande de régime de télétravail. Au début de mars 2013, les parties ont échangé plusieurs courriels. La demanderesse a étudié la possibilité de chercher une garderie à proximité de son lieu de travail. Cela lui aurait permis de continuer à allaiter son enfant tout en étant présente au bureau pour travailler. Elle a proposé un horaire prévoyant deux jours de télétravail par semaine. Les trois autres jours, elle travaillerait au bureau, prenant deux pauses de 45 minutes pour aller allaiter son enfant à la garderie. Il faut savoir qu’aux termes de cette proposition, la demanderesse voulait que les périodes d’allaitement soient incluses dans ses heures rémunérées et qu’elle ne voulait pas renoncer à ses pauses repas. Elle accepterait uniquement de compter ses deux pauses-café rémunérées de 15 minutes dans les périodes consacrées à l’allaitement.

[10]           L’employeur, quoique généralement favorable à cette proposition, voyait deux problèmes : (1) la durée du travail devrait totaliser 37,5 heures par semaine, à l’exclusion des pauses repas et du temps consacré à l’allaitement, et (2) l’entente devrait être en vigueur pour un an (courriel du 4 mars 2013, ibidem, à la page 220).

[11]           Plutôt que d’essayer de répondre aux préoccupations de l’employeur, la demanderesse a laissé tomber cette possible entente pour en proposer une nouvelle suivant laquelle elle ferait du télétravail à domicile deux jours entiers par semaine et travaillerait au bureau les trois autres jours de 10 h à 14 h 30, faisant du télétravail à domicile de 6 h à 8 h 30 ces jours‑là.

[12]           Après avoir examiné cette nouvelle demande à la lumière de la Politique sur l’obligation de prendre des mesures d’adaptation en vigueur, l’employeur a offert à la demanderesse trois options :

[TRADUCTION]

a)   que la [demanderesse] travaille à domicile une journée par semaine et au bureau à Burlington quatre jours par semaine, en travaillant au moins 7,5 heures par jour lorsqu’elle est au bureau de Burlington;

b)   que la [demanderesse] travaille à temps partiel;

c)    que la [demanderesse] continue à prendre son congé non payé jusqu’à ce qu’elle estime terminé l’allaitement maternel.

(motifs de la Commission, au paragraphe 53, avec omission du renvoi aux Pièces).

[13]           Les parties ne sont pas parvenues à s’entendre, et la demanderesse est revenue à sa demande initiale portant sur le télétravail à domicile à temps plein (courriel du 16 avril 2013, dossier de la demanderesse, à la page 235). Cette demande constitue le fondement de son grief daté du 22 mars 2013, dans lequel elle soutient avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe et la situation familiale, en violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et réclame les mesures correctives suivantes :

[TRADUCTION]

Que la direction respecte les droits que confère la Loi canadienne sur les droits de la personne relativement au « sexe et à la situation de famille », et que la direction s’acquitte de ses obligations prescrites par la Politique sur l’obligation de prendre des mesures d’adaptation de la Commission canadienne des droits de la personne.

Que je sois traitée en conformité avec la convention collective s’appliquant à la section locale 2228 de la FIOE.

Que je sois autorisée à travailler à domicile à plein temps, du lundi au vendredi, de 7 h à 15 h pour me permettre d’allaiter mon fils jusqu’en mars 2014.

Qu’à compter du 4 mars 2013 [date initiale de mon retour au travail], je bénéficie d’une compensation pour toute perte de salaire et d’avantages sociaux découlant du refus de ma demande et du fait que j’ai dû accepter de prendre un congé non payé pendant une période où une mesure d’adaptation acceptable aurait pu être adoptée.

Qu’on m’accorde réparation pour toute perte subie.

(ibidem, à la page 146)

[14]           Au bout du compte, les faits révèlent que la demanderesse a sevré son fils plus tôt qu’elle ne l’avait prévu et est retournée au travail le 1er octobre 2013.

III.             Décision de la Commission

[15]           Après avoir pris en considération le grief et l’état actuel de la jurisprudence, la Commission a conclu à la nécessité de trancher quatre questions :

a)         La discrimination fondée sur l’allaitement maternel constitue‑t-elle une discrimination fondée sur le sexe ou sur la situation de famille ou sur les deux?

b)        Quel est le critère nécessaire pour établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur l’allaitement maternel? La fonctionnaire y a‑t-elle répondu en l’espèce?

c)         Si la fonctionnaire a établi une preuve prima facie de discrimination, l’employeur a‑t-il pris des mesures d’adaptation au point d’une contrainte excessive?

d)        Dans la négative, quelle est la réparation?

[16]           Compte tenu de la conclusion que je mets de l’avant, mon analyse sera centrée sur les deux premières questions. Cela étant dit, je reviens sur la décision de la Commission.

[17]           Je commencerai par dire quelques mots au sujet de la portée du grief. La demanderesse soutient que la première erreur de la Commission a consisté à déterminer que, du fait de la portée du grief, elle ne pouvait tenir compte d’événements survenus après le dépôt du grief, c’est‑à-dire le 22 mars 2013, à savoir essentiellement les discussions qui se sont poursuivies entre les parties en vue d’arriver à une entente acceptable qui aurait permis à la demanderesse de continuer à allaiter son enfant pendant une autre année.

[18]           La demanderesse est en fait d’avis que la Commission a confondu le fond du grief avec les mesures correctives qu’elle a réclamées. Plus précisément, la demanderesse écrit ce qui suit aux paragraphes 60 à 63 de son Exposé des faits et du droit:

[TRADUCTION]

60.       Qui plus est, contrairement à l’affirmation de la formation de la Commission selon laquelle la demande initiale faite par la demanderesse en novembre 2012 concernant le télétravail cinq jours par semaine limitait dans une certaine mesure la portée du grief déposé en mars 2013, la demanderesse soutient que la teneur des discussions survenues entre les parties avant le dépôt de tout grief ne peut être invoquée pour restreindre la portée de tout grief déposé par la suite. Une partie qui dépose un grief ne subit simplement pas une telle contrainte.

61.       De plus, comme il est ressorti des discussions survenues avant et, en fait, pendant toute la procédure de grief, la demanderesse a fait savoir à l’employeur que, même si elle demandait une modification de son régime de travail pour que l’horaire d’allaitement de son fils puisse être respecté, elle était plus que disposée à proposer et à prendre en considération différentes façons d’arriver à un accommodement satisfaisant. Le grief avait pour fondement la discrimination et l’omission de prendre des mesures d’adaptation de la part de l’employeur.

62.       Le devoir d’accommodement prévu par la Loi est un devoir continu. Il ne cesse pas d’exister quand un grief est déposé. Des arbitres ont soutenu qu’on ne peut affirmer que les obligations éventuelles d’un employeur en matière d’accommodement en vertu de la législation sur les droits de la personne se cristallisent de manière définitive lorsqu’un grief est déposé. En fait, lorsqu’une des questions qui entrent en jeu dans un grief concerne les mesures d’adaptation que doit consentir la direction aux termes de la législation sur les droits de la personne, il en résulte une exception au privilège normalement associé aux discussions survenant dans le cadre de la procédure de grief. Dans ce contexte, il est approprié de prendre en considération les éléments de preuve liés aux discussions qui ont pu survenir après le dépôt du grief ou pendant la procédure de grief.

63.       La demanderesse fait valoir qu’il n’aurait pu y avoir de réel examen des efforts de l’employeur pour prendre des mesures d’adaptation, ou de l’absence de tels efforts, si on n’avait pas pris en considération les événements survenus après le 22 mars 2013. La demanderesse a continué de proposer des solutions de rechange, lesquelles ont toutes été refusées par l’employeur. Compte tenu du devoir continu d’accommodement qui est fait à l’employeur, la formation de la Commission aurait dû tenir compte des événements survenus après le 28 mars 2013.

[19]           À mon avis, ce motif de plainte est mal fondé, et je statuerai sur celui-ci sur-le-champ. Premièrement, la Commission a entendu l’ensemble des éléments de preuve, y compris ceux qui avaient trait aux négociations survenues entre les parties avant et après le dépôt du grief. Elle a en outre constaté l’opposition de l’employeur à la présentation de cette preuve, au motif qu’elle était de nature confidentielle. La Commission a accepté que la preuve soit présentée de façon provisoire parce qu’elle « pourrait être pertinente » (motifs de la Commission, au paragraphe 63). Au bout du compte, cependant, « [a]près avoir examiné toutes les questions en litige et les éléments de preuve, [la Commission était convaincue] que la preuve [soumise] après le dépôt du grief n’[était] pas pertinente» (motifs de la Commission, au paragraphe 64), surtout parce que la demande faite initialement par la demanderesse en novembre 2012 concernait le télétravail cinq jours par semaine. C’est là la demande qui au bout du compte était à l’origine du grief déposé en mars 2013. Au paragraphe 100 de ses motifs, la Commission indiquait ce qui suit :

Il est vrai qu’entre ces dates, la fonctionnaire a suggéré qu’elle serait disposée à faire du télétravail pendant un nombre inférieur de jours, pourvu que certaines autres modifications soient apportées à son horaire de travail. Toutefois, il demeure qu’en fin de compte elle a refusé ces autres propositions et qu’elle est revenue à sa demande initiale selon sa forme originale. Si son grief avait porté simplement sur le fait qu’une mesure d’adaptation n’avait pas été prise à son égard, elle n’aurait pas écarté la possibilité d’une autre forme de mesure d’adaptation, autre que le télétravail de cinq jours. Toutefois, ce n’est pas ce qu’elle a fait. Son grief portait sur le fait que l’allaitement maternel exige une mesure d’adaptation axée sur une forme précise et particulière de travail.

(motifs de la Commission, au paragraphe 100).

[20]           Il relevait de la compétence de la Commission d’évaluer la portée du grief ainsi que d’évaluer les éléments de preuve et de leur attribuer le poids qui leur revenait. Sauf conclusion déraisonnable de la part de la Commission, notre Cour s’abstiendra d’intervenir.

[21]           Un examen minutieux des documents figurant au dossier ne m’a pas convaincue que le commissaire a commis une erreur quand il a conclu que « le grief dont je suis saisi est celui qui a été déposé, lequel indiquait que l’employeur avait omis de prendre une mesure d’adaptation en vue de permettre à la [demanderesse] d’allaiter son enfant, tel qu’elle le [souhaitait], en lui permettant de faire du télétravail cinq jours par semaine » (ibidem). L’information au dossier étaye largement l’opinion de la Commission selon laquelle l’essence du grief réside dans le fait que l’employeur n’a pas accepté de prendre des mesures d’adaptation qui auraient permis à la demanderesse de travailler à domicile 37,5 heures par semaine.

[22]           Je reviens maintenant à l’analyse de la première question faite par la Commission, notant sa conclusion selon laquelle « … la discrimination fondée sur l’allaitement maternel, s’il s’agit d’une discrimination, constitue une discrimination fondée sur la situation de famille plutôt que sur le sexe » (ibidem, au paragraphe 157).

[23]           La Commission reconnaît que la capacité d’allaiter un enfant constitue une condition physique qui est une caractéristique immuable, mais elle est d’avis que le fait d’allaiter est différent. « Il s’agit d’un sous-groupe et d’une expression de facteurs complexes plus importants découlant de la relation entre un parent et un nourrisson » (ibidem, au paragraphe 150).

[24]           En ce qui concerne la deuxième question, la Commission s’est demandée quel était le critère nécessaire pour établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation familiale. Elle s’est fondée en cela sur le critère énoncé par notre Cour au paragraphe 93 de la décision Canada (procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, [2015] 2 R.C.F. 595 [Johnstone]. Le paragraphe 93 se lit comme suit :

[93] Je conclus de cette analyse que, pour établir la preuve de prime abord de discrimination en milieu de travail fondée sur un motif illicite, en l’occurrence la situation de famille en raison des obligations liées à la garde des enfants, la personne qui soutient être victime de discrimination doit démontrer i) qu’elle assume l’entretien et la surveillance d’un enfant; ii) que l’obligation en cause relative à la garde des enfants fait jouer sa responsabilité légale envers cet enfant et qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel; iii) que la personne en question a déployé les efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est raisonnablement réalisable; et iv) que les règles attaquées régissant le milieu de travail entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants.

[25]           Ayant tiré cette conclusion, la Commission a déterminé que les éléments de preuve soumis par la demanderesse ne satisfaisaient pas aux deuxième et troisième conditions énoncées à l’égard du critère établi dans l’arrêt Johnstone (motifs de la Commission, aux paragraphes 182 et 183). En conséquence, la Commission aurait pu arrêter là son analyse. Cependant, au cas où elle aurait commis une erreur quand elle a décidé que la demanderesse n’avait pas établi une preuve prima facie de discrimination, elle a poursuivi l’analyse en se demandant si l’employeur avait pris des mesures d’adaptation à l’égard de la demanderesse au point de subir une contrainte excessive. En quelques mots, elle a répondu par l’affirmative. Comme il a déjà été indiqué, compte tenu de la conclusion à laquelle je suis arrivée, il ne sera pas nécessaire de se pencher sur cette question particulière.

IV.             Analyse

[26]           Que les motifs de discrimination invoqués soient liés au sexe ou à la situation familiale, les plaignants doivent d’abord soumettre une preuve prima facie qu’ils présentent une caractéristique justifiant une protection contre la discrimination, qu’ils ont été lésés dans le cadre de leur emploi et que la caractéristique protégée est l’un des facteurs pour lesquels ils ont été lésés. S’ils réussissent à faire cette preuve, l’employeur doit, pour réfuter l’allégation, démontrer que la pratique ou la politique en cause découle d’une exigence professionnelle justifiée et qu’il n’aurait pu prendre des mesures d’adaptation à l’égard des personnes concernées sans subir une contrainte excessive (arrêt Johnstone, au paragraphe 76).

[27]           Lors de l’audition de la présente demande, les deux parties se sont entendues sur la façon d’appliquer ce critère. La question de la preuve prima facie de discrimination devrait être tranchée à la lumière des facteurs énoncés dans l’arrêt Johnstone, peu importe le fondement sur lequel repose l’examen de la discrimination alléguée, c’est‑à-dire le sexe ou la situation familiale. Je suis d’accord.

[28]           Cela étant dit, il faut s’abstenir d’appliquer ces facteurs de manière aveugle, sans tenir compte des circonstances particulières de la demanderesse, dont la situation diffère sensiblement de celle de Mme Johnstone. Le résultat de l’examen des faits à la lumière de ce critère est déterminant quant à l’issue du grief. À cet égard, il faut se rappeler que le critère relatif à la preuve prima facie de discrimination « est nécessairement souple et dépend des circonstances parce qu’il est appliqué dans des affaires présentant des variations factuelles diverses et impliquant des motifs de discrimination variés » (arrêt Johnstone, au paragraphe 83). Les facteurs énoncés dans l’arrêt Johnstone devraient également être appliqués en tenant compte du contexte.

[29]           Dans les faits, Mme Johnstone s’est plainte du fait que son employeur a fait preuve de discrimination à son endroit en raison de sa situation familiale quand il a refusé d’accorder les mesures d’accommodement dont elle avait besoin en matière de garde en concluant une entente quant à son horaire de travail. L’horaire de travail de Mme Johnstone, de même que celui de son mari, reposaient sur un régime de quarts rotatifs sans cycle prévisible, de sorte que ni l’un ni l’autre ne pouvait assurer la garde requise de manière fiable. En d’autres termes, Mme Johnstone ne pouvait s’acquitter de son obligation légale de prendre soin de son enfant et de le protéger. Dans ces circonstances, la demanderesse répondait aisément aux deux premiers facteurs liés au critère énoncé dans l’arrêt Johnstone : (a) elle assumait effectivement le soin et la surveillance de l’enfant, et (b) elle avait une obligation qui engageait sa responsabilité légale envers l’enfant. Il ne s’agissait pas d’un choix personnel.

[30]           Elle répondait également aux deux derniers facteurs liés au critère énoncé dans l’arrêt Johnstone : (c) elle avait déployé des efforts raisonnables pour s’acquitter de son obligation légale en explorant des solutions de rechange raisonnables, et (d) son horaire de travail entravait d’une manière plus que négligeable sa capacité de s’acquitter de cette obligation.

[31]           Dans l’affaire qui nous occupe, il ne fait pas de doute que la demanderesse assumait l’entretien et la surveillance de son jeune fils. Cependant, on ne m’a pas convaincue que la demanderesse s’est acquittée du fardeau qui lui incombait en ce qui a trait aux deuxième et troisième facteurs. La demanderesse a soutenu que, dans son cas, l’équivalent de l’obligation légale de Mme Johnstone de prendre soin de son enfant est son [TRADUCTION] « obligation légale de nourrir son fils en l’allaitant » (Exposé des faits et du droit de la demanderesse, au paragraphe 96).

[32]           Ici, la comparaison ne tient pas. Je reconnais qu’il puisse y avoir des cas où l’allaitement est considéré comme faisant partie de l’obligation légale d’une mère de prendre soin de son enfant, et plus précisément de le nourrir. Je fais donc droit à l’argument de la demanderesse selon lequel l’allaitement peut être associé aux deux motifs de distinction illicite. Dans le cas présent, et sans souscrire à l’ensemble de son raisonnement, je ne peux conclure que la Commission a commis une erreur en concluant au bout du compte que Mme Flatt allaitait son enfant par choix personnel et que la discrimination invoquée à cet égard, s’il y avait discrimination, était de la discrimination fondée sur la situation familiale. Je ne partage pas le point de vue de la demanderesse selon lequel la Commission a mal interprété l’arrêt Johnstone et mal appliqué les facteurs énoncés dans ce même arrêt. Je n’ai pas besoin de m’étendre davantage sur l’analyse de la jurisprudence faite par la Commission concernant la question de savoir si les exigences d’un emploi qui ont des répercussions sur l’horaire d’allaitement d’une employée constituent de la discrimination fondée sur le sexe ou la situation familiale.

[33]           Selon moi, pour faire la preuve d’une discrimination fondée sur le sexe ou la situation familiale en rapport avec l’allaitement, une demanderesse devrait soumettre une preuve adéquate, ce qui l’obligerait probablement à communiquer de l’information confidentielle. Par exemple, l’information pourrait porter sur les besoins particuliers d’un enfant ou sur un état pathologique particulier nécessitant l’allaitement, sur la nécessité pour une demanderesse de poursuivre l’allaitement sans tirer son lait, ou encore sur les raisons pour lesquelles l’enfant ne pourrait pas continuer de profiter des bienfaits du lait maternel s’il était nourri au biberon. Cette liste d’exemples n’est bien sûr pas exhaustive. Une telle preuve aurait pour objet de démontrer qu’un retour au travail dans le milieu de travail serait incompatible avec l’allaitement.

[34]           Dans le cas présent, le dossier ne contient pas d’information de ce type concernant le nourrisson, exception faite d’une note du Dr Josephine Smith indiquant qu’elle appuie la demanderesse dans son choix de poursuivre l’allaitement de son enfant pour une deuxième année (dossier de la demanderesse, onglet 10, à la page 167, note du 18 décembre 2012). Une deuxième note indique qu’en raison de l’incapacité pour la demanderesse de tirer son lait au moyen d’une pompe, l’allaitement devrait avoir lieu deux fois au cours d’une période de huit heures pour assurer le maintien de l’apport en lait (ibidem, onglet 18, à la page 191, note du 28 mai 2013). En outre, la demanderesse a écrit dans un de ses courriels qu’elle voulait continuer d’allaiter l’enfant après son congé de maternité d’un an parce que son deuxième enfant avait eu des problèmes de santé et qu’elle pensait que le système immunitaire de son jeune fils bénéficierait de l’allaitement (ibidem, onglet 11, à la page 168, courriel du 25 janvier 2013).

[35]           Ayant examiné le dossier avec soin, j’arrive à la conclusion que la preuve soumise par la demanderesse ne répond pas au deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Johnstone. Dans sa situation particulière, le fait d’allaiter pendant les heures de travail ne correspond pas à une obligation légale à l’endroit de l’enfant dont elle s’occupe. C’est un choix personnel.

[36]           Qui plus est, la demanderesse n’a pas déployé d’efforts raisonnables pour trouver une solution acceptable. Comme il a déjà été indiqué, elle n’a jamais répondu aux préoccupations raisonnables exprimées par son employeur concernant sa proposition de quitter le bureau deux fois par jour, pendant 45 minutes, pour allaiter son enfant au cours des heures de travail rémunéré, choisissant plutôt de revenir simplement à sa position initiale. Elle ne répond pas au troisième facteur énoncé dans l’arrêt Johnstone.

[37]           Je conclus donc, comme l’a fait la Commission, que la demanderesse n’a pas établi une preuve prima facie de discrimination et que la Commission s’est montrée raisonnable dans l’analyse des faits à la lumière des facteurs énoncés dans l’arrêt Johnstone. Il n’est pas nécessaire que j’aborde le deuxième volet du critère de discrimination, qui a trait à la réponse de l’employeur.

[38]           Avant de conclure, j’aimerais faire une dernière observation. Je ne voudrais pas que les présents motifs soient perçus comme banalisant l’allaitement. La profession médicale et de nombreux organismes du milieu de la santé encouragent les mères à allaiter leurs nourrissons, vantant entre autres choses les bienfaits du lait maternel pour le système immunitaire des jeunes enfants. La demanderesse a choisi d’allaiter ses enfants, et nous devons respecter sa décision. La présente affaire ne concerne pas ce choix, mais plutôt les difficultés que présente la recherche d’un équilibre entre la maternité et la carrière. Il s’agit de trouver un équilibre entre les droits des mères et ceux des employeurs en ce qui a trait au principe élémentaire selon lequel il faut se présenter au travail pour être payé. Le critère approprié pour démontrer l’existence à première vue d’une discrimination est bien établi dans la jurisprudence canadienne. Dans le cas de l’allaitement, il incombe aux mères qui travaillent hors du domicile de faire une preuve prima facie de discrimination. Malheureusement, dans le cas présent, la demanderesse n’y est pas parvenue.

V.                Décision proposée

[39]           En conséquence, je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire avec dépens s’élevant à 4 600 $, débours et taxes compris.

« Johanne Trudel »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

A.F. Scott, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

A-557-14

 

INTITULÉ :

LAURA MARIE FLATT c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

6 OCTOBRE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

10 NOVEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Jennifer M. Duff

James L. Shields

 

POUR LA DEMANDERESSE

LAURA MARIE FLATT

 

Richard E. Fader

 

POUR L’INTIMÉ

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SHIELDS & HUNT

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

LAURA MARIE FLATT

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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