Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151209


Dossier : A-50-15

Référence : 2015 CAF 282

CORAM:

LE JUGE NADON

LE JUGE SCOTT

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

LEO OCEAN S.A.

appelante

et

WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP par sa commanditée WESTSHORE TERMINALS LTD., WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION, WESTAR MANAGEMENT LTD. et l'ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER‑FRASER

intimées

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 17 novembre 2015.

Jugement rendu à Vancouver (Colombie-Britannique), le 9 décembre 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20151209


Dossier : A-50-15

Référence : 2015 CAF 282

CORAM:

LE JUGE NADON

LE JUGE SCOTT

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

LEO OCEAN S.A.

appelante

et

WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP par sa commanditée WESTSHORE TERMINALS LTD., WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION, WESTAR MANAGEMENT LTD. et l'ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER‑FRASER

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.                   Introduction et faits essentiels

[1]               Le 7 décembre 2012, le navire Cape Apricot, dont l'appelante, Leo Ocean S.A. (Leo), est propriétaire, est entré en collision avec le chevalet sur lequel étaient le convoyeur, la voie routière, l'alimentation électrique et l'eau au poste d'amarrage no 1 des terminaux de Westshore, au port de Vancouver, et en a détruit à peu près 450 pi.

[2]               Pendant toute la période pertinente pour la présente affaire, les terminaux de Westshore étaient exploités par la société en commandite Westshore Terminals Limited Partnership (Westshore) conformément à un bail modifié du 1er janvier 2012 (le bail), aux termes duquel la propriétaire du bien‑fonds sur lequel les terminaux de Westshore ont été construits, l'Administration portuaire Vancouver‑Fraser (l'Autorité portuaire), intimée, louait certains terrains et certains plans d'eau d'une superficie totale approximative de 972 799 m2 à Westshore pour une période se terminant en 2051, renouvellements inclus.

[3]               En conséquence de ce qui s'est produit le 7 décembre 2012, Westshore a déposé une déclaration en Cour fédérale afin de recouvrer des dommages-intérêts généraux et spéciaux ainsi que les intérêts et les dépens de Leo et d'un certain nombre des navires de Leo, dont le Cape Apricot.

[4]               La poursuite de Westshore a amené Leo à avoir recours, le 9 avril 2013, à la procédure en limitation de responsabilité visée par la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, qui est incorporée par renvoi au paragraphe 26(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6.

[5]               Lors de la procédure en limitation de responsabilité de Leo, la Cour fédérale a rendu, le 17 septembre 2013, une ordonnance que toutes les réclamations à l'égard du fonds de limitation devant être constitué par Leo devaient être déposées au plus tard le 8 novembre 2013. Westshore et l'Autorité portuaire sont parmi les demandeurs qui ont déposé des réclamations conformément à l'ordonnance de la Cour fédérale.

[6]               L'Autorité portuaire a déposé sa réclamation le 5 novembre 2013 afin de recouvrer approximativement 1 027 166 $, ce qui correspond à la perte du [TRADUCTION] « loyer participatif » prévu dans le bail. Quant à Westshore, elle a aussi déposé sa réclamation dans les délais prévus et a demandé 49 685 584,43 $.

[7]               Le 9 juin 2014, Westshore a présenté une requête en procès sommaire conformément aux articles 213 et 216 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Westshore souhaitait par cette requête obtenir le rejet de la réclamation de l'Autorité portuaire au motif qu'il s'agissait d'une réclamation pour une perte purement économique qui ne pouvait donc pas être recouvrée. Leo a appuyé Westshore lors de sa requête devant la Cour fédérale.

[8]               La requête a été entendue par la juge Heneghan (la juge) qui, le 2 février 2015, a rejeté la requête de Westshore avec dépens à l'Autorité portuaire. La juge était d'avis que la question ne se prêtait pas à la tenue d'un procès sommaire. C'est cette décision (2015 FC 130) qui est maintenant portée en appel devant nous.

[9]               Avant d'aborder les questions soulevées par le présent appel, je dois faire remarquer qu'à l'audience, l'avocat de Leo nous a avisés que la réclamation de Westshore avait été réglée et que, par conséquent, Westshore n'était plus partie à la présente procédure.

[10]           Pour les motifs qui suivent, je conclus que l'appel de Leo devrait être accueilli.

II.                Dispositions légales

[11]           Les paragraphes 213(1) et 216(5) et (6) des Règles des Cours fédérales s'appliquent au présent appel. Ils disposent ce qui suit :

213. (1) Une partie peut présenter une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire à l'égard de toutes ou d'une partie des questions que soulèvent les actes de procédure. Le cas échéant, elle la présente après le dépôt de la défense du défendeur et avant que les heure, date et lieu de l'instruction soient fixés.

213. (1) A party may bring a motion for summary judgment or summary trial on all or some of the issues raised in the pleadings at any time after the defendant has filed a defence but before the time and place for trial have been fixed.

216. (5) La Cour rejette la requête si, selon le cas :

216. (5) The Court shall dismiss the motion if

a) les questions soulevées ne se prêtent pas à la tenue d'un procès sommaire;

(a) the issues raised are not suitable for summary trial; or

b) un procès sommaire n'est pas susceptible de contribuer efficacement au règlement de l'action.

(b) a summary trial would not assist in the efficient resolution of the action.

(6) Si la Cour est convaincue de la suffisance de la preuve pour trancher l'affaire, indépendamment des sommes en cause, de la complexité des questions en litige et de l'existence d'une preuve contradictoire, elle peut rendre un jugement sur l'ensemble des questions ou sur une question en particulier à moins qu'elle ne soit d'avis qu'il serait injuste de trancher les questions en litige dans le cadre de la requête.

(6) If the Court is satisfied that there is sufficient evidence for adjudication, regardless of the amounts involved, the complexities of the issues and the existence of conflicting evidence, the Court may grant judgment either generally or on an issue, unless the Court is of the opinion that it would be unjust to decide the issues on the motion.

 

III.             La décision de la Cour fédérale

A.                Observations des parties à l'audience

[12]           À l'audience de la Cour fédérale, Westshore et Leo ont allégué que, puisque l'Autorité portuaire n'était ni propriétaire ni locataire du chevalet le 7 décembre 2012, la règle d'exclusion relative à la perte purement économique faisait obstacle à sa réclamation. La réclamation de l'Autorité portuaire devrait par conséquent être radiée.

[13]           Pour sa part, l'Autorité portuaire a allégué que la règle relative à la perte économique ne faisait pas obstacle à sa réclamation. Elle a dit, premièrement, que le bien qu'elle loue à Westshore a subi des dommages matériels réels et qu'il est par conséquent incorrect d'affirmer qu'elle n'a subi qu'une perte économique. Elle a dit, en deuxième lieu, que même si elle n'avait subi qu'une perte économique, elle a tout de même droit au recouvrement de sa perte. Plus précisément, l'Autorité portuaire a fait valoir que, puisqu'elle avait un droit de propriété ou de possession, y compris un droit de possession futur, sur le bien endommagé par le Cape Apricot, sa réclamation était visée par une des exceptions à la règle d'exclusion relative à la perte purement économique. L'Autorité portuaire désirait donc obtenir une ordonnance rejetant la requête de Westshore avec dépens à être versés sans délai.

[14]           Il est important de faire remarquer que ni Westshore ni Leo, pas plus que l'Autorité portuaire, n'ont soutenu devant la juge que la question en litige ne se prêtait pas à un procès sommaire. Plus précisément, les parties n'ont pas présenté d'observations selon lesquelles des éléments de preuve ou des documents supplémentaires étaient nécessaires pour trancher la question soulevée par la requête de Westshore. Le fait que l'Autorité portuaire ait affirmé à l'audience qu'elle avait droit, sur le fond, à une décision voulant que la règle relative à la perte économique ne fasse pas obstacle à sa réclamation est pertinent ici.

B.                 La décision

[15]           Je passe maintenant aux raisons données par la juge pour refuser de trancher la question dont elle était saisie par voie de procès sommaire.

[16]           Après avoir énoncé les faits pertinents, la juge a examiné le bail conclu entre Westshore et l'Autorité portuaire le 30 avril 1969, qui a ensuite été renouvelé jusqu'au 31 décembre 2051. Elle a commencé en faisant observer que Westshore, à titre de locataire en vertu du bail, pouvait construire des accessoires fixes appelés [TRADUCTION] « améliorations du locataire » dans le bail, accessoires que l'Autorité portuaire pouvait acheter une fois le bail arrivé à échéance. Elle a également fait remarquer que le chevalet du poste d'amarrage no 1 des terminaux de Westshore était une amélioration réalisée par Westshore en tant que locataire.

[17]           La juge a ensuite examiné certaines dispositions du bail. Son attention s'est d'abord portée sur celles qui définissent certains des concepts de base dont il est question dans le bail, à savoir le [TRADUCTION] « loyer de base », le [TRADUCTION] « loyer supplémentaire » et le [TRADUCTION] « loyer participatif ». Elle a expliqué que selon la section V de l'annexe A du bail, le « loyer participatif » était calculé selon le tonnage annuel minimal des marchandises expédiées chaque année des terminaux de Westshore. En cas de force majeure, le tonnage annuel minimal devait être rajusté proportionnellement à la durée de la période de force majeure, c.‑à‑d. aux jours pendant lesquels Westshore n'a pu expédier de marchandises à son terminal ou depuis celui‑ci.

[18]           Après avoir souligné que, conformément à la clause 9.1(4) du bail, Westshore était tenue de payer le loyer à l'Autorité portuaire malgré les dommages aux locaux loués ou aux améliorations du locataire, la juge est passée à la clause 19.5 du bail, selon laquelle toutes les améliorations apportées par Westshore seront dévolues à l'Autorité portuaire à la fin du bail, à moins que celle‑ci ne choisisse de les faire enlever aux frais de Westshore.

[19]           La juge a également pris note de la clause 15 du bail, aux termes de laquelle Westshore est tenue de souscrire, à ses frais, l'assurance ou les polices d'assurance dont il est question à l'annexe B du bail couvrant les risques mentionnés à cette annexe, et de conserver cette assurance pendant toute la durée du bail.

[20]           La juge a ensuite fait remarquer qu'en raison des dommages causés au chevalet le 7 décembre 2012, les terminaux de Westshore ont été fermés jusqu'au 7 février 2013, date à laquelle les réparations ont été terminées. Elle a finalement ajouté que la collision avait entraîné le dépôt de charbon et de restes de charbon sur le fond marin. Elle est ensuite passée aux observations des parties, que j'ai déjà énoncées ci‑dessus, quoique brièvement.

[21]           Faisant remarquer que la réclamation de l'Autorité portuaire ne portait que sur le loyer participatif, elle a commencé son analyse en disant que l'objet de la requête de Westshore était d'empêcher l'Autorité portuaire de réclamer une part du fonds de limitation que Leo pourrait établir.

[22]           Elle a ensuite fait référence, au paragraphe 28 de ses motifs, à la décision du juge Hughes dans Teva Canada Ltée c. Wyeth LLC, 2011 CF 1169 (Teva), dans laquelle le savant juge a indiqué quand, d'après lui, un procès sommaire est approprié. Il a écrit ce qui suit :

34.       Dans la présente affaire, je suis d'avis que la tenue d'un procès sommaire et le prononcé d'un jugement sommaire constituent une bonne façon de procéder de manière à apporter aux questions en litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. J'en arrive à cette conclusion pour les raisons suivantes :

a.         les questions en litige sont bien définies et, même si la réponse qui leur est donnée ne tranchera peut-être pas tous les points litigieux dans l'action, il s'agit de questions importantes dont la solution permettra d'accélérer le déroulement ou le règlement de l'action ou de ce qui en reste entre les parties agissant de bonne foi;

b.         les faits nécessaires pour répondre aux questions ressortent clairement de la preuve;

c.         la preuve n'est pas controversée et la crédibilité n'est pas en jeu;

d.         bien qu'elles soient nouvelles, les questions de droit peuvent être réglées aussi facilement maintenant qu'elles le seraient par ailleurs à l'issue du procès complet.

[23]           La juge a ensuite renvoyé au paragraphe 35 de la décision du juge Hughes dans Teva, précité, où il est dit qu'il incombe à la partie voulant obtenir un procès sommaire de démontrer que cette procédure est appropriée dans une affaire donnée. Le fardeau en l'espèce incombe donc à Westshore et à Leo, selon la juge.

[24]           La juge s'est ensuite penchée sur les observations que les parties ont mises de l'avant pour appuyer leurs thèses sur la question à trancher, c.‑à‑d. celle de savoir si la réclamation de l'Autorité portuaire devrait être radiée.

[25]           Elle a d'abord examiné les observations de Leo en ce qui concerne l'application du droit des assurances à la requête dont elle était saisie. D'après elle, les décisions auxquelles Leo avait renvoyé ne s'appliquaient pas à la principale question soulevée par la requête de Westshore, laquelle, à son avis, était de savoir s'il était possible de démontrer que l'Autorité portuaire avait le droit de recouvrer une perte économique découlant d'un contrat.

[26]           Elle a ensuite examiné les observations mises de l'avant par Westshore pour soutenir que la réclamation de l'Autorité portuaire pour sa perte économique devrait être rejetée. Elle a d'abord dit que l'observation de Westshore selon laquelle le bail ne donnait pas de droit de propriété ou de possession à l'Autorité portuaire ne lui semblait pas convaincante. Cela l'a amenée à faire référence à la clause 19.5 du bail et à dire qu'elle estimait, en se fondant sur cette clause, que la thèse de l'Autorité portuaire au sujet de l'existence d'un droit de propriété ou de possession sur les améliorations apportées par Westshore, dont le chevalet qui avait été endommagé par le Cape Apricot, n'était pas manifestement mal fondée. Elle a ajouté que, bien que l'Autorité portuaire ne puisse pas exercer les droits qui découleraient d'un éventuel droit de propriété ou de possession avant que le bail ne fût arrivé à échéance, cela n'autorise pas à conclure que la thèse de l'Autorité portuaire était manifestement mal fondée.

[27]           Ces observations de la juge l'ont conduite à examiner la jurisprudence ayant trait au recouvrement d'une perte économique. Elle a notamment examiné les arrêts Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, [1992] A.C.S. no 40 (QL) (Norsk), Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, [1997] A.C.S. no 111 (QL), et D'Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071, [1996] A.C.S. no 84 (QL), dans lesquels la Cour suprême du Canada a conclu qu'en règle générale, le recouvrement de pertes économiques n'est pas autorisé et que certaines exceptions à la règle ont été reconnues jusqu'à maintenant, à savoir les cas où le demandeur a un droit de possession ou de propriété sur le bien endommagé, les cas d'avarie commune maritime et les cas où le lien entre le demandeur et le bien endommagé est une coentreprise ou une entreprise commune. La juge a également examiné l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council, [1977] 2 All E.R. 492 (Ch. des lords), dans lequel la Chambre des lords a examiné les questions de lien et de devoir de diligence et de savoir si, même si le lien entre les parties a été établi, il existe des considérations de principe qui annulent l'imposition d'un devoir de diligence.

[28]           L'examen de ces arrêts par la juge l'a amenée à conclure ce qui suit au paragraphe 51 de ses motifs :

[TRADUCTION]

[51]      En bref, la jurisprudence montre que le recouvrement d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat est présumé exclu, sous réserve des trois catégories reconnues dont il est fait mention dans l'arrêt Norsk, précité, et de toute autre nouvelle catégorie qui pourrait apparaître lors de l'évolution de la common law : voir l'arrêt Martel, précité, aux paragraphes 41 et 42.

[29]           Passant aux faits dont elle était saisie, la juge a indiqué que la réclamation de l'Autorité portuaire découlait d'un bail conclu entre elle-même et Westshore, et que le Cape Apricot avait endommagé les installations du terminal portuaire que Westshore dirigeait.

[30]           Cela a amené la juge à dire, au paragraphe 54 de ses motifs, que le bail [TRADUCTION] « soulève une véritable question en litige, qui consiste à savoir si l'Autorité portuaire avait un droit de propriété ou un droit de possession éventuel sur le bien qui a été endommagé par Leo Ocean » et que [TRADUCTION] « la portée de ce droit dépend de l'interprétation de toutes les dispositions pertinentes du contrat, notamment les nombreuses clauses du bail qui portent sur le loyer ».

[31]           Au paragraphe 56 de ses motifs, la juge a dit qu'au vu de la preuve dont elle est saisie, il ne faisait aucun doute que le différend portait sur la question de savoir si l'Autorité portuaire avait un droit de propriété ou de possession sur les locaux loués, et elle a ajouté que l'existence de ce droit dépendait de l'interprétation du bail.

[32]           Puis, au paragraphe 57 de ses motifs, la juge a dit que, parce qu'il existait un différend entre les parties sur la question de savoir si l'Autorité portuaire avait ou non un droit de propriété ou de possession sur les locaux loués, la requête en procès sommaire ne pouvait être accueillie, parce qu'elle ne satisfaisait pas à la première partie du critère établi par le juge Hughes dans la décision Teva, précitée. Le raisonnement qu'a fait la juge pour en arriver à la conclusion que la requête en procès sommaire de Westshore et de Leo ne pouvait être accueillie apparaît clairement aux paragraphes 58 à 61 de ses motifs, que je reproduis maintenant :

[TRADUCTION]

[58]      La question soulevée par la présente requête, bien qu'il ne s'agisse pas de crédibilité, est complexe et la décision devrait être rendue après examen du dossier complet, non à l'issue d'un procès sommaire. Je constate que même Westshore, dans son premier mémoire en réplique du 15 juillet 2014, reconnaissait que si l'Autorité portuaire avait sur les biens endommagés un droit de possession qui donnait lieu à sa réclamation, il pouvait s'agir d'une exception à la règle empêchant le recouvrement d'une perte purement économique.

[59]      Le recouvrement par l'Autorité portuaire de sa réclamation pour une perte économique relationnelle découlant d'un contrat repose sur la capacité de prouver que Leo Ocean, l'auteur du délit, avait envers elle un devoir de diligence.

[60]      Pour rendre une conclusion à ce sujet, il faudra interpréter le bail afin de déterminer si l'Autorité portuaire avait un droit de propriété ou de possession.

[61]      La question reposera alors sur la portée du droit de propriété ou de possession et sur le fait que ce droit soit suffisant ou non pour justifier qu'un devoir de diligence soit imposé à Leo Ocean, et que des considérations de principe n'annulent pas ce devoir de diligence.

[33]           Dans les paragraphes précités, la juge dit clairement qu'il n'y a pas de question de crédibilité à trancher. Ce que la juge devait par conséquent décider lors d'un procès sommaire, c'était d'abord si l'Autorité portuaire avait un droit de propriété ou de possession sur les biens endommagés par le Cape Apricot. Si c'était le cas, la question était alors de savoir si la réclamation de l'Autorité portuaire était visée par les exceptions à la règle qui empêche le recouvrement d'une perte purement économique. En d'autres mots, l'Autorité portuaire pouvait‑elle démontrer, vu l'ensemble des circonstances, qu'en raison de son droit de propriété ou de possession sur les biens endommagés, Leo avait envers elle un devoir de diligence? La juge dit clairement dans ses motifs qu'il est essentiel d'interpréter les dispositions du bail pour tirer ces conclusions.

[34]           Selon moi, il ne fait pas de doute, d'après les motifs de la juge, que la principale question à trancher était l'interprétation du bail. En d'autres mots, l'interprétation du bail fournira la réponse à la question de savoir si l'Autorité portuaire a un droit de propriété ou un droit de possession éventuel sur les locaux loués.

[35]           Devant nous, à l'audience, les parties ont dit à nouveau qu'il n'y avait pas de question de crédibilité à trancher. Elles n'ont pas non plus allégué ou laissé entendre que l'examen préalable pourrait mener à l'introduction d'éléments de preuve supplémentaires qui seraient pertinents pour l'interprétation du bail. Un autre facteur qui a de l'importance, bien qu'il ne soit pas déterminant, est que l'Autorité portuaire n'a pas soutenu devant la juge que la question ne pouvait être tranchée par voie de procès sommaire. Bien que l'avocat de l'Autorité portuaire ait tenté de défendre la décision de la juge, il n'a pas soutenu que le critère pour la tenue d'un procès sommaire n'était pas respecté en l'espèce.

[36]           Malgré tout le respect que je dois à la juge, je suis d'avis que ses motifs appuient le point de vue selon lequel la tenue d'un procès sommaire était un moyen approprié de trancher les questions dont elle était saisie. En d'autres mots, les motifs de la juge démontrent que la principale tâche qui lui incomberait dans un procès sommaire serait d'interpréter le bail et de déterminer quelles conséquences juridiques découleraient de cette interprétation. Il est important de faire remarquer qu'aucune des parties, pas plus que la juge, n'a affirmé que des éléments de preuve qui n'étaient pas déjà au dossier étaient nécessaires pour que la juge puisse s'acquitter de sa tâche.

[37]           La juge a par conséquent fait erreur en concluant, comme elle l'a fait, que la question dont elle était saisie ne pouvait être tranchée par voie de procès sommaire. J'estime que les critères établis par le juge Hughes dans la décision Teva, précitée, sont respectés dans la présente affaire. Plus précisément, pour reprendre ce que le juge Hughes a dit, les questions en litige sont bien définies et le fait de les trancher permettra vraisemblablement de résoudre, d'une façon ou d'une autre, la réclamation de l'Autorité portuaire. Les faits nécessaires pour trancher les questions font déjà partie de la preuve, cette preuve ne prête pas à controverse et il n'y a pas de question de crédibilité en jeu. Les questions de droit, bien qu'elles soient loin d'être simples, peuvent être résolues aussi facilement maintenant qu'elles le seraient après un procès complet.

[38]           Dans le mémoire des faits et du droit qu'il a déposé dans le présent appel, l'avocat de Leo nous a invités à trancher la question que, selon lui, la juge aurait dû trancher. Autrement dit, l'avocat nous a invités à interpréter les dispositions du bail en cause et à établir si la réclamation de l'Autorité portuaire était visée par une des exceptions à la règle interdisant le recouvrement des pertes purement économiques. À ce sujet, l'avocat de l'Autorité portuaire était d'accord avec l'avocat de Leo.

[39]           À mon avis, nous ne devrions pas accéder à cette demande. Nous devrions plutôt renvoyer l'affaire à la Cour fédérale afin de lui permettre d'interpréter les dispositions pertinentes du bail et, le cas échéant, les conséquences qui en découlent.

[40]           J'en arrive à cette conclusion pour deux motifs. Le premier est que, dans la plupart des affaires, et celle‑ci ne fait pas exception, la Cour bénéficie grandement du point de vue du juge de première instance. Le second, c'est que je ne suis pas convaincu que les questions de fond que les parties désirent nous voir trancher ont été traitées aussi complètement qu'elles auraient dû l'être. D'un côté, les mémoires des faits et du droit de Leo et de l'Autorité portuaire ne portent pas sur les questions de fond que, selon les parties, la juge aurait dû trancher et que ces parties nous demandent maintenant de trancher. Lorsque nous lui avons demandé à l'audience pourquoi ces observations ne se trouvaient pas dans son mémoire, l'avocat de Leo nous a répondu qu'il croyait que ses observations étaient nécessairement limitées à celles qui avaient été présentées à la juge de première instance. L'avocat de l'Autorité portuaire était du même avis.

[41]           Nous avons ensuite invité les avocats à traiter les questions de fond, mais ils se sont, en fait, contentés d'une vue d'ensemble de leurs arguments. En d'autres mots, ils ont sommairement expliqué leur thèse respective, préférant toutefois, en grande partie, nous renvoyer aux observations écrites déposées à la Cour fédérale. En disant cela, je ne veux pas donner à penser que je blâme les avocats, qui semblaient croire, quoiqu'à tort à mon avis, qu'il ne leur était pas loisible, soit dans leur mémoire écrit ou de vive voix devant nous, de présenter des observations différentes de quelque manière que ce soit de celles qu'ils avaient présentées à la Cour fédérale. Cela explique sans aucun doute pourquoi, en fin de compte, ils ont préféré nous renvoyer aux arguments qu'ils avaient déjà formulés.

[42]           Dans ces circonstances, il serait donc préférable, à mon avis, de renvoyer l'affaire à la Cour fédérale pour que les questions en litige soient tranchées par voie de procès sommaire.

IV.             Conclusion

[43]           J'accueillerais par conséquent l'appel avec dépens, j'annulerais la décision de la Cour fédérale et je renverrais la question au juge en chef de la Cour fédérale pour qu'une décision soit rendue de nouveau, par lui-même ou par un des juges de la Cour, sur la question de savoir s'il y a lieu de radier la réclamation de l'Autorité portuaire ou si cette dernière devrait être autorisée à poursuivre sa réclamation à l'égard du fonds de limitation que Leo pourrait constituer.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

A.F. Scott, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

Donald J. Rennie, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-50-15

(APPEL D'UN JUGEMENT OU D'UNE ORDONNANCE DE LA JUGE HENEGHAN DU 2 FÉVRIER 2015, DOSSIER NO T-605-13)

INTITULÉ :

LEO OCEAN S.A. c. WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP par sa commanditée WESTSHORE TERMINALS LTD., WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION, WESTAR MANAGEMENT LTD. et l'ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER‑FRASER

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 17 NOVEMBRE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 DÉCEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

W. Gary Wharton

 

POUR L'APPELANTE

 

Douglas B. Fox

 

POUR LES INTIMÉES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR L'APPELANTE

 

Cozen O'Connor

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉES

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.