Date : 20151218
Dossier : A-560-14
Référence : 2015 CAF 293
CORAM : |
LA JUGE GAUTHIER LE JUGE WEBB LA JUGE GLEASON |
ENTRE: |
DR. PATRICK LUM et DR. P.K. LUM (2009) INC. |
appelants |
Et |
DR. COBY CRAGG INC. |
intimée |
Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 29 octobre 2015.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2015.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE GAUTHIER |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE WEBB LA JUGE GLEASON |
Date : 20151218
Dossier : A-560-14
Référence : 2015 CAF 293
CORAM : |
LA JUGE GAUTHIER LE JUGE WEBB LA JUGE GLEASON |
ENTRE : |
DR. PATRICK LUM et DR. P.K. LUM (2009) INC. |
appelants |
Et |
DR. COBY CRAGG INC. |
intimée |
MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE GAUTHIER
[1] Le 24 mars 2014, le Dr Patrick Lum et DR. P.K. Lum (2009) Inc. (les appelants) ont introduit une instance devant la Cour fédérale afin de faire déclarer invalide et faire radier du registre l’enregistrement de la marque de commerce OCEAN PARK (la marque de commerce) conformément aux articles 57 et 58 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13 (la Loi). En septembre 2014, les appelants ont déposé une requête en procès sommaire. Ils alléguaient que la marque de commerce n’était pas enregistrable parce qu’elle était descriptive du lieu d’origine des services de l’intimée (alinéa 12(1)b) de la Loi) et était donc invalide au terme de l’alinéa 18(1)a) de la Loi. Les appelants invoquaient également l’alinéa 18(1)b) de la Loi : ils soutenaient que la marque de commerce n’était pas distinctive le 24 mars 2014 et qu’elle était donc également invalide pour ce motif.
[2] Le juge Campbell (le juge) a rejeté l’action avec dépens après avoir donné gain de cause à l’intimée sur la base des deux motifs. Cette décision (2014 CF 1171) est visée par le présent appel.
[3] Par les motifs exposés ci-après, je crois que l’appel devrait être accueilli.
I. Contexte
[4] Les Drs Patrick Lum et Colby Cragg sont des dentistes qui exploitent, dans une région de South Surrey (Colombie-Britannique) communément appelée « Ocean Park », leurs cabinets respectifs par l’entremise des sociétés professionnelles qui sont parties au présent appel. Le Dr Cragg fait affaire à Ocean Park sous le nom commercial d’« Ocean Park Dental Centre », que son père avait commencé à utiliser avant lui dès 1974.
[5] Après avoir acheté un cabinet dentaire existant situé à moins d’une rue du cabinet du Dr Cragg en mars 2012, le Dr Lum a remplacé le nom commercial de son cabinet, « Kosmetiks », par le nom « Ocean Park Dental Group ». Plusieurs mois plus tard, lorsqu’il a déménagé son cabinet à quelques pâtés de maisons de son emplacement initial, le Dr Lum a changé le nom de son cabinet à « Ocean Park Village Dental ». Afin d’éviter tout conflit ultérieur, le nom commercial de « Village Dental in Ocean Park » est utilisé depuis juillet 2013 dans la publicité et l’affichage des appelants.
[6] Le 3 octobre 2012, l’intimée a déposé une demande d’enregistrement de la marque de commerce OCEAN PARK relativement à des services dentaires et basée sur un emploi dès 2000. La marque de commerce a été octroyée en vue de son emploi en liaison avec des « cliniques dentaires » le 28 novembre 2013.
[7] Le 5 février 2014, l’intimée a intenté une action pour violation de la marque de commerce contre les appelants devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. En réponse à cette procédure, les appelants ont intenté leur propre action devant la Cour fédérale.
[8] Il ressort notamment du dossier, et cela n’est pas controversé, que de nombreuses entreprises situées dans le quartier Ocean Park emploient les mots « Ocean Park » dans leur nom commercial, dont les entreprises suivantes :
a. Ocean Park Automotive;
b. Ocean Park Natural Therapy;
c. Ocean Park Fine Meats;
d. Ocean Park Flowers;
e. Ocean Park Healthfood;
f. Ocean Park Shopping Centre.
(Dossier d’appel (DA), onglet 4, au paragraphe 11)
[9] Il ressort aussi clairement du dossier que les activités de marketing et de publicité de l’intimée sont toutes menées dans la collectivité de la ville de Surrey. Les principales sources de publicité de l’intimée sont l’affichage à la clinique dentaire, la publicité dans un journal local, le Peace Arch News, et la distribution de matériel de marketing comme des chèques-cadeaux, des brosses à dents, des t-shirts, des aimants pour la cuisine, de la soie dentaire et des stylos arborant le logo d’une baleine souriante et le nom commercial « Ocean Park Dental Centre ». Plus récemment, c’est-à-dire à un certain moment en 2012, l’intimée a modifié son affichage sur l’édifice du cabinet pour qu’on y lise « Ocean Park Dental ». Selon le témoignage du Dr Colby Cragg, cette modification a été apportée afin qu’il soit tenu compte du fait que ses amis de l’école locale et leurs parents employaient ce nom simplifié pour désigner les services de l’intimée (DA, onglet 6, au paragraphe 7).
[10] Les parties n’ont produit aucun élément de preuve émanant directement de consommateurs de leurs services. Mis à part la déclaration susmentionnée figurant dans l’affidavit du Dr Colby Cragg, le seul élément de preuve disponible concernant ce que les mots « Ocean Park » évoquent chez le consommateur moyen se trouve au paragraphe 25 de l’affidavit du Dr Lum. Le Dr Patrick Lum a affirmé qu’il n’avait [TRADUCTION] « connaissance d’aucune personne dans la collectivité pour qui les mots “Ocean Park” utilisés seuls auraient évoqué une entreprise précise, et cela vaut notamment pour le cabinet dentaire [de l’intimée] » (DA, onglet 4, au paragraphe 6).
[11] Il a également été admis devant nous à l’audience que la marque de commerce telle qu’elle a été enregistrée par l’intimée n’avait jamais été employée seule, ce qu’a confirmé l’examen des éléments de preuve versés au dossier.
II. Le jugement de la Cour fédérale
[12] Le juge a rejeté la requête et l’action des appelants au motif que ceux-ci n’avaient pas satisfait au critère à deux volets applicable pour décider si la marque de commerce donne une description du lieu d’origine des services de l’intimée au sens de l’alinéa 12(1)b) de la Loi.
[13] Cette disposition et le paragraphe 12(2), qui est aussi pertinent, se lisent comme suit :
Marque de commerce enregistrable |
When trade-mark registrable |
12. (1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants : |
12. (1) Subject to section 13, a trade-mark is registrable if it is not |
[…] |
[…] |
b) qu’elle soit sous forme graphique, écrite ou sonore, elle donne une description claire ou donne une description fausse et trompeuse, en langue française ou anglaise, de la nature ou de la qualité des produits ou services en liaison avec lesquels elle est employée, ou en liaison avec lesquels on projette de l’employer, ou des conditions de leur production, ou des personnes qui les produisent, ou de leur lieu d’origine; |
(b) whether depicted, written or sounded, either clearly descriptive or deceptively misdescriptive in the English or French language of the character or quality of the goods or services in association with which it is used or proposed to be used or of the conditions of or the persons employed in their production or of their place of origin; |
[…] |
[…] |
Idem |
Idem |
(2) Une marque de commerce qui n’est pas enregistrable en raison de l’alinéa (1)a) ou b) peut être enregistrée si elle a été employée au Canada par le requérant ou son prédécesseur en titre de façon à être devenue distinctive à la date de la production d’une demande d’enregistrement la concernant. |
(2) A trade-mark that is not registrable by reason of paragraph (1)(a) or (b) is registrable if it has been so used in Canada by the applicant or his predecessor in title as to have become distinctive at the date of filing an application for its registration. |
[14] Selon le juge, en plus d’établir que la marque de commerce désigne un lieu, les appelants devaient démontrer que ce lieu était indissociable des services en question, c’est-à-dire qu’une personne raisonnable associerait le lieu « Ocean Park » à des services dentaires. Pour illustrer sa compréhension des choses, le juge a donné l’exemple suivant : « Si quelqu’un disait [traduction] “Je suis allé à Ocean Park aujourd’hui”, une personne raisonnable se dirait naturellement [traduction] “Il doit y être allé pour faire nettoyer ses dents” » (motifs du juge, aux paragraphes 15 et 16). Étant donné qu’il n’y avait aucun élément de preuve allant dans ce sens en l’espèce, le juge a rejeté le premier motif d’appel fondé sur les alinéas 12(1)b) et 18(1)a) de la Loi.
[15] En ce qui concerne l’alinéa 18(1)b) de la Loi, lequel dispose qu’une marque de commerce est invalide si elle « n’est pas distinctive à l’époque où sont entamées les procédures contestant la validité de l’enregistrement », le juge a conclu que les appelants n’avaient pas établi que la marque de commerce ne distinguait pas à première vue les services de l’intimée de ceux d’autres dentistes à Ocean Park. Le juge a conclu qu’aucun élément de preuve au dossier n’appuyait cette allégation. Il a ajouté que « [l]’absence de caractère distinctif nécessite une preuve : il n’y en a aucune » (motifs du juge, au paragraphe 19).
III. Analyse
[16] Les appelants soutiennent que la décision du juge est erronée à l’égard de l’un et l’autre motif. À leur avis, le juge a mal interprété le critère applicable au titre de l’alinéa 12(1)b) de la Loi. En ce qui concerne l’absence de caractère distinctif de la marque de commerce, ils soutiennent que le juge n’a tout simplement pas tenu compte des éléments de preuve qui lui avaient été présentés.
[17] Les normes de contrôle qui jouent quant à ces questions sont celles consacrées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Pour ce qui est des erreurs de droit, elles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. En ce qui concerne les questions mixtes de fait et de droit ou les pures questions de fait, les appelants doivent établir l’existence d’une erreur manifeste et dominante pour justifier notre intervention.
[18] Comme il a été stipulé, il n’est pas controversé entre les parties qu’Ocean Park est un lieu géographique connu comme tel depuis le début des années 1900. Les services dentaires de l’intimée sont fournis à Ocean Park. Lorsque l’on considère le type de services en cause et les consommateurs moyens à qui ces services sont offerts et auprès desquels ils sont commercialisés, ainsi que le fait que le quartier est connu sous le nom d’Ocean Park depuis très longtemps, une personne raisonnable ne pourrait que conclure que les mots « Ocean Park » décrivent à première vue le lieu géographique (lieu d’origine) où les services de l’intimée sont concrètement fournis.
[19] L’intérêt public n’est pas étranger à la règle énoncée à l’alinéa 12(1)b). En règle générale, le commerçant ou le prestataire de services n’a pas le droit de monopoliser le nom d’un lieu géographique de manière à empêcher d’autres commerçants ou prestataires de services locaux d’employer ce mot pour décrire le lieu où ses propres services sont fournis. La seule exception est prévue au paragraphe 12(2) de la Loi.
[20] À mon avis, la marque de commerce telle qu’enregistrée est descriptive d’un lieu d’origine au sens de l’alinéa 12(1)b) de la Loi. La question devient donc celle de savoir si les mots « Ocean Park » avaient acquis une notoriété propre, de manière à devenir distinctifs des services de l’intimée, au moment où la demande d’enregistrement a été déposée en octobre 2012. Je conclus que, contrairement à ce qui a été affirmé dans la demande d’enregistrement de l’intimée, la marque de commerce telle qu’elle a été enregistrée n’a jamais été employée. Par conséquent, les mots « Ocean Park », seuls, ne pouvaient pas être devenus distinctifs des services de l’intimée, ce qui ne veut pas dire qu’« Ocean Park Dental Center » ou « Ocean Park Dental », qui sont également descriptifs (mais pas quand ils sont associés au logo de la baleine souriante), n’auraient pas pu acquérir le caractère distinctif requis après plusieurs années d’emploi. Toutefois, telle n’est pas la question dont nous sommes saisis.
[21] Je retiens la thèse des appelants voulant que le juge a mal compris le sens de l’alinéa 12(1)b) de la Loi et qu’il a commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’il a appliqué cette disposition. Celle-ci vise un vaste éventail de cas. Par exemple, elle pourrait empêcher l’enregistrement de « Silicon Valley » pour un emploi en liaison avec des services de développement de logiciels offerts en dehors de ce lieu géographique, si le consommateur moyen interprétait cette marque comme signifiant que les services en question provenaient de Silicon Valley, région célèbre pour de tels services. L’alinéa 12(1)b) ne vise toutefois pas uniquement ce type de cas.
[22] En fait, notre Cour a été saisie d’une affaire, General Motors du Canada c. Moteurs Décarie Inc., [2001] 1 C.F. 665, 264 N.R. 69 (Moteurs Décarie), qui s’apparente beaucoup à celle qui nous occupe en l’espèce. Dans cette affaire, les marques de commerce « Décarie » et « Décarie Logo Design » avaient été enregistrées en liaison avec la vente, la location et l’entretien d’automobiles neuves et d’occasion. Il a été établi que le mot « Décarie » désignait dans la collectivité un boulevard bien connu de Montréal, et qu’il était utilisé par plusieurs commerçants faisant affaire sur ce boulevard ou dans son voisinage, dont le propriétaire de la marque de commerce « Décarie ». Comme en l’espèce, la demanderesse avait demandé la radiation de la marque « Décarie » en vertu des alinéas 18(1)a) et b) de la Loi. Le juge de première instance a conclu que la marque avait acquis un caractère distinctif du fait de son emploi depuis 1971. Cette décision a été infirmée en appel, et la marque « Décarie » a été jugée invalide et a été radiée.
[23] S’exprimant au nom de notre Cour, la juge Alice Desjardins a fait observer, au paragraphe 28, qu’il était raisonnable de dire que « prima facie la marque DECARIE n’était pas enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1)b) de la Loi du fait qu’elle est descriptive d’un endroit (“lieu d’origine”) ».
[24] Comme la marque aurait tout de même pu être enregistrable si elle était devenue distinctive soit à la date du dépôt de la demande d’enregistrement (en vertu du paragraphe 12(2)), soit au moment où sa validité avait été contestée (en vertu de l’alinéa 18(1)b)), la juge Desjardins a examiné les éléments de preuve documentaire à cet égard. Elle a conclu que la faiblesse inhérente de la marque et son emploi limité en tant que marque autonome (par opposition à l’emploi de « Moteurs Décarie ») établissaient sans l’ombre d’un doute que cette marque n’avait jamais acquis une notoriété propre (Moteurs Décarie, au paragraphe 39).
[25] Tel que nous l’avons vu, dans la présente affaire, la marque de commerce n’a jamais été employée en tant que marque autonome. L’intimée ne nous a fait état d’aucun motif qui puisse justifier de distinguer les faits de l’affaire Moteurs Décarie avec ceux du présent appel. À mon avis, cette jurisprudence est une analogie parfaite en l’espèce, et elle doit donc être suivie (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 2002 CarswellNat 2647).
[26] Enfin, je conclu que le juge a également commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’il a apprécié la validité de la marque de commerce au regard de l’alinéa 18(1)b) de la Loi. Comme dans l’affaire Moteurs Décarie, le juge disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que la marque de commerce n’était pas distinctive des services de l’intimée le 24 mars 2014.
[27] Puisque les éléments de preuve ont été présentés exclusivement par écrit et qu’aucune question de crédibilité ne se pose, la Cour est en mesure de rendre le jugement que le juge aurait dû rendre. C’est d’ailleurs ce que les parties nous ont demandé de faire à l’audience.
[28] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’appel devrait être accueilli et le jugement de la Cour fédérale, annulé. Je déclarerais que l’enregistrement canadien de marque de commerce LMC866224 (OCEAN PARK) est invalide et devrait être radié du registre des marques de commerce, les dépens étant adjugés en appel et en première instance.
« Johanne Gauthier »
j.c.a.
« Je suis d’accord |
Wyman W. Webb j.c.a. » |
« Je suis d’accord |
Mary J. L. Gleason j.c.a. » |
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
APPEL D’UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE DATÉE DU 4 DÉCEMBRE 2014, DOSSIER NUMÉRO T-737-14 (2014 CF 1171)
DOSSIER : |
A-560-14 |
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INTITULÉ : |
DR PATRICK LUM et DR P.K. LUM (2009) INC. c. DR COBY CRAGG INC. |
|
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE) |
||
DATE DE L’aUDIENCE : |
LE 29 OCTOBRE 2015 |
||
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE GAUTHIER |
||
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE WEBB LA JUGE GLEASON |
||
DATE DES MOTIFS : |
LE 18 DÉCEMBRE 2015 |
||
COMPARUTIONS :
Edward G. Wong |
pour les appelants |
Christopher D. Martin Jon Fung |
pour l’intimée |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Edward G. Wong Law Corporation Vancouver (Colombie-Britannique) |
pour les appelants |
Lindsay Kenney LLP Langley (Colombie-Britannique) |
pour l’intimée |