Date : 20030828
Dossier : A-709-01
Référence : 2003 CAF 323
CORAM : LE JUGE DÉCARY
ENTRE :
JOHN N. JEDDORE
appelant
et
SA MAJESTÉ LA REINE
intimée
Audience tenue à Saint-Jean (Terre-Neuve), les 10 et 11 juin 2003.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 août 2003.
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE SHARLOW
Y A SOUSCRIT : LE JUGE DÉCARY
MOTIFS CONCORDANTS : LE JUGE EVANS
Date : 20030828
Dossier : A-709-01
Référence : 2003 CAF 323
CORAM : LE JUGE DÉCARY
LE JUGE EVANS
LE JUGE SHARLOW
ENTRE :
JOHN N. JEDDORE
appelant
et
SA MAJESTÉ LA REINE
intimée
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE SHARLOW
[1] Je partage l'avis du juge Evans, pour qui l'appel devrait être rejeté. Je reconnais aussi que l'argument de M. Jeddore en ce qui concerne le point n ° 1 devrait être rejeté, mais je le rejetterais pour un motif différent.
[2] L'argument principal de M. Jeddore est que, si le gouvernement colonial de Terre-Neuve avait mis de côté ou réservé, à l'usage et au profit du peuple mi'kmaq de la colonie de Conne River, la région qui longe la Conne River entre les deux poteaux plantés par M. Murray, jusqu'à une distance de 33 chaînes, ce territoire devrait être reconnu comme réserve aux fins de la Loi sur les Indiens (et donc de la Loi de l'impôt sur le revenu), malgré les limites que l'on sait aujourd'hui implicites dans la définition officielle du mot « réserve » .
[3] Sous le point n ° 1, la prémisse théorique de cet argument est que, selon le droit colonial de Terre-Neuve tel qu'il existait en 1872, il était peut-être logique pour le gouvernement colonial de mettre de côté la prétendue réserve, à l'usage et au profit du peuple mi'kmaq de Conne River, tout en conférant aussi des droits conditionnels, limités dans le temps, à certaines personnes pour l'acquisition de la pleine propriété de certaines parcelles de la même région (les permis d'occupation).
[4] Que serait-il advenu de la réserve si les permis d'occupation octroyés en 1872 s'étaient transformés finalement en droits de pleine propriété? C'est là une question intéressante, mais hypothétique. Toute réponse serait une supposition. Il vaut cependant la peine de noter que les parcelles représentées par les permis d'occupation n'avaient semble-t-il aucune signification fonctionnelle pour quiconque aurait vécu dans la colonie de Conne River en 1872 ou plus tard. Assurément elles ne correspondent pas aux maisons de la colonie, ni au territoire utilisable. Peut-être les droits représentés par les permis d'occupation n'ont-ils jamais été exercés parce qu'ils n'avaient pas de valeur pratique. Peut-être n'y a-t-il jamais eu la moindre probabilité que les droits représentés par les permis d'occupation viendraient à être exercés. Mais il s'agit là encore de conjectures.
[5] Vu les circonstances de cette affaire, je puis admettre qu'il soit théoriquement possible que les lois coloniales de Terre-Neuve en 1872 eussent envisagé la constitution d'une réserve pour une collectivité indienne identifiable, dotée de caractéristiques juridiques qui ne sont pas les mêmes que les caractéristiques juridiques des réserves correspondant à la définition donnée dans la Loi sur les Indiens. Après tout, il n'y avait en 1872 aucune théorie juridique propre aux réserves indiennes, et notre compréhension actuelle de la définition officielle a nécessité plusieurs décennies pour se développer. D'ailleurs, si le gouvernement colonial de Terre-Neuve avait établi une réserve selon ses propres termes pour le peuple mi'kmaq de la colonie de Conne River en 1872 ou plus tard, j'hésiterais à conclure que le gouvernement du Canada puisse nier que le territoire de la colonie de Conne River était une réserve lorsque Terre-Neuve s'est jointe à la Confédération, quand bien même la terre posséderait, ou aurait déjà possédé, une caractéristique juridique l'excluant de la définition de « réserve » dans la Loi sur les Indiens.
[6] Cependant, je ne crois pas nécessaire de me prononcer sur la validité de cette théorie, parce qu'elle n'est pas appuyée par une preuve tendant à montrer que la Terre-Neuve coloniale ait jamais adopté une loi régissant la mise de côté d'une terre pour l'usage exclusif d'une population indienne, ou que le gouvernement colonial ait jamais songé à une théorie juridique propre aux réserves indiennes. Ainsi, sans exprimer aucune opinion sur la validité de la théorie sur laquelle repose l'argument de M. Jeddore à propos du point n ° 1, je dois conclure que l'argument n'est pas recevable, pour absence de preuve du contexte juridique nécessaire. Je partage l'avis du juge Evans selon lequel M. Jeddore n'a pas droit à la tenue d'un nouveau procès qui lui permettrait de combler les lacunes de la preuve.
_ K. Sharlow _
Juge
« Je souscris aux présents motifs
Robert Décary, juge »
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
LE JUGE EVANS (motifs concordants)
A. INTRODUCTION
[7] Bien qu'il ne soit pas indigène de Terre-Neuve, le peuple mi'kmaq semble y avoir été présent depuis la fin du dix-septième siècle. À partir du début du dix-neuvième siècle, il y a toujours eu, sur la rive sud de la Conne River, au sud-ouest de Terre-Neuve, un peuplement mi'kmaq, qui a été le centre culturel et spirituel de la vie mi'kmaq dans la province.
[8] En 1987, la province de Terre-Neuve transférait à la Couronne du chef du Canada une terre de Conne River que les Mi'kmaq ont toujours considérée comme réservée à leur usage et à leur profit. La même année, un décret déclarait que la terre était une réserve, dont le nom officiel est réserve indienne Samiajij Miawpukek. En 1993, un décret fut également adopté en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11. Ce décret conférait à la réserve, à compter de 1985, l'avantage des dispositions fiscales relatives aux réserves.
[9] L'appelant, John N. Jeddore, un Mi'kmaq et un ancien de la bande Miawpukek, a toute sa vie habité à Conne River, dans ce que l'on appelle aujourd'hui la réserve indienne Samiajij Miawpukek. Il affirme que les terres de Conne River constituaient une réserve en 1984 et que le revenu produit cette année-là par son entreprise sur la réserve est soustrait à l'impôt sur le revenu en tant que « biens meubles d'un Indien situés sur une réserve » , en application de l'alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.
[10] Selon le ministre du Revenu national, le revenu de 1984 de M. Jeddore est sujet à l'impôt sur le revenu parce que ce revenu n'était pas situé sur une réserve. Le ministre dit que, avant 1985, les terres de Conne River n'avaient pas été mises de côté, en tant que réserve détenue par la Couronne, à l'usage et au profit des Mi'kmaq de Conne River, en accord avec la définition de « réserve » , au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens. Des parcelles avaient plutôt été désignées pour certains Mi'kmaq à titre de colonisateurs ayant le droit d'en acquérir la pleine propriété. La Couronne n'entendait pas établir une réserve dans laquelle les Mi'kmaq de Conne River eussent le droit à l'occupation et à la jouissance collectives de la terre.
[11] M. Jeddore a fait appel de la nouvelle cotisation du ministre établissant son assujettissement à l'impôt. La Cour canadienne de l'impôt a rejeté l'appel : Jeddore c. La Reine, 2001 D.T.C. 1058.
[12] Dans leur appel à la Cour d'appel fédérale, les avocats de M. Jeddore soutiennent que, en 1870 ou 1872, le gouvernement de Terre-Neuve avait mis de côté les terres de Conne River pour l'usage exclusif du peuple mi'kmaq qui y vivait. Ils disent qu'une réserve a donc été validement établie selon les lois de Terre-Neuve antérieures à l'entrée de Terre-Neuve dans la Confédération et que le statut de la terre en question aurait dû être reconnu après que Terre-Neuve se fut jointe à la Confédération en 1949, quand bien même, la concession eût-elle été faite dans le Canada, la terre n'aurait pas constitué une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens. Subsidiairement, disent-ils, la concession de 1870 ou 1872 était conforme aux exigences du droit canadien relatives à l'établissement d'une réserve au sens de la Loi sur les Indiens.
B. LES FAITS
[13] Les documents produits dans le présent appel sont volumineux, et la preuve concerne des événements qui sont survenus entre la fin des années 1860 et les premières années du siècle dernier. Dans l'intérêt de la simplicité, je m'en tiendrai aux faits cruciaux pour le différend juridique tels qu'ils ont été présentés dans l'appel. Un compte rendu plus complet de la preuve apparaît dans les motifs du jugement de la Cour canadienne de l'impôt. Il n'y a pas véritablement de désaccord sur les faits primaires, mais les parties divergent énormément sur les conclusions qu'il convient d'en tirer.
[14] Les Beothuk étaient l'unique peuple autochtone indigène de Terre-Neuve. Les Mi'kmaq, quant à eux, seraient arrivés à Terre-Neuve depuis la Nouvelle-Écosse. À Terre-Neuve, les Mi'kmaq étaient, pour l'essentiel, des trappeurs et des chasseurs. Ils étaient aussi engagés comme guides dans l'intérieur du pays par les explorateurs, les géologues et les chasseurs. À l'exception de la colonie de Conne River, les Mi'kmaq de Terre-Neuve vivaient parmi les Européens et non dans des collectivités mi'kmaq séparées.
[15] Le 12 septembre 1869, Alexander Murray, le premier directeur de la Commission géologique de Terre-Neuve, arrivait à Conne River afin d'engager des guides mi'kmaq qui l'aideraient à dresser la carte de l'intérieur de l'île, un territoire à peu près désert et inexploré. Durant son séjour à Conne River, il a tracé la carte du littoral, sans doute dans le dessein de recommander la concession de terres aux Mi'kmaq, qui lui avaient demandé de les aider à obtenir des droits territoriaux.
[16] Probablement avec un projet de peuplement à l'esprit, Murray planta un poteau, connu sous le nom de « poteau de Murray » , pour marquer la limite ouest du territoire qui allait constituer le plan de 1872 du peuplement indien. La tradition orale des Mi'kmaq fait aussi état d'un deuxième poteau planté par Murray à l'extrémité est du territoire, à deux milles et un quart du poteau ouest, le long du littoral. Ainsi que l'avait sans doute appris Murray à la faveur de ses travaux antérieurs d'arpentage menés dans le Haut-Canada et le Bas-Canada, les réserves du Canada à l'époque étaient souvent marquées par des poteaux. Les deux poteaux de Conne River figurent sur une carte de 1900, qui montre aussi que le territoire s'étend depuis la rivière sur une distance de 33 chaînes, soit 725 yards.
[17] Murray a consigné dans son carnet de campagne les noms des chefs des 25 principales familles mi'kmaq qui vivaient alors à Conne River, et il a inscrit des numéros en regard de chacun. Murray a passé la deuxième moitié de 1869 et la première moitié de 1870 à Saint-Jean, où il avait adressé une pétition au Conseil exécutif pour qu'il concède un territoire aux Mi'kmaq de Conne River. Malheureusement, sa requête et sa lettre au Conseil n'ont pas été découvertes, et les termes précis de sa demande ne sont donc pas connus.
[18] Cependant, un procès-verbal du Conseil exécutif daté de 1870 et intitulé « Concession de terres aux Indiens de Conne River » contenait ce qui suit :
[traduction] Son Excellence le gouverneur a déposé devant le Conseil une lettre de M. Murray, le géologue, à propos d'une demande adressée par lui au gouvernement en 1869, et aussi en 1870, pour que soit concédée une terre aux Indiens de Conne River, à Baie d'Espoir, - le Conseil a reconnu l'à-propos de la demande et a renvoyé l'affaire à l'arpenteur général pour qu'il donne suite à ses objets.
[19] En l'absence d'une preuve directe des « objets » de la pétition de Murray pour que le Conseil donne l'ordre à l'arpenteur général d'y donner suite, les parties ont dû s'en remettre à des déductions tirées de la preuve documentaire et de la preuve orale pour établir l'intention du Conseil d'approuver les requêtes de Murray.
[20] La preuve documentaire la plus importante de l'intention à l'origine du procès-verbal de 1870 est l'attribution, en 1872, par Henry Renouf, l'arpenteur général, de 17 permis d'occupation, qui englobaient une bonne partie du territoire formant aujourd'hui la réserve indienne Samiajij Miawpukek de Conne River. La même année, la terre fut arpentée et divisée en 25 parcelles. Les permis d'occupation étaient numérotés consécutivement, sauf qu'aucun permis ne fut délivré pour les parcelles 3 et 6. Douze des noms figurant sur les 17 permis comptent parmi les 25 noms de chefs de famille consignés dans le carnet de campagne de Murray en 1869. De plus, les numéros que Murray a inscrits en regard des noms de famille correspondent étroitement aux numéros des diverses parcelles attribuées aux Mi'kmaq en vertu des permis d'occupation.
[21] Les conditions des 17 permis d'occupation, délivrés en vertu du Crown Lands Act de 1860, étaient semblables à celles des permis délivrés, à Terre-Neuve, aux colons non autochtones. Chaque permis était valide pendant cinq ans et prévoyait que, si la terre à laquelle il se rapportait était occupée et qu'une portion définie de cette terre était cultivée à la fin des cinq années, le titulaire du permis pouvait prier la Couronne de lui en transférer la propriété absolue. En fait, les droits de propriété des terres de Conne River n'ont jamais été concédés aux Mi'kmaq. Il n'y avait pas non plus une forte concordance entre l'endroit où vivaient effectivement les familles mi'kmaq et les frontières des parcelles; il semble que la plupart de leurs maisons se trouvaient sur la parcelle n ° 3.
[22] Des notes figurant dans le carnet de campagne de 1869 de Murray parlent aussi d'un certain « Geo. Erskins » (corrigé plus tard en « Hoskins » ), un non-Autochtone, dont le nom n'apparaît pas sur la liste des 25 chefs de famille. Hoskins avait un édifice sur la parcelle n ° 6 (incidemment, le lieu de l'entreprise de M. Jeddore) des terres de Conne River, mais il semble qu'il n'y a pas vécu. Lorsque Murray est retourné à Conne River en 1870, il a arpenté la parcelle de Hoskins, et aucune autre. Un permis d'occupation n'a pas été délivré pour le lot n ° 6 en 1872, et l'on ne sait pas si un tel permis a été délivré par la suite.
[23] Vers le tournant du siècle, un plan des parcelles (le plan 360), dont on situe l'origine au temps de Murray, fut collé dans le Livre des concessions spéciales tenu au bureau d'enregistrement des terres de la Couronne de Terre-Neuve. Cependant, il fut par la suite enlevé et inséré dans le Livre des permis d'occupation.
[24] Divers plans et cartes datant de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle désignent les terres de Conne River comme une « réserve indienne » . Des sources secondaires emploient des expressions semblables. Par exemple, dans un article publié en 1913, l'archevêque Howley parlait de la « colonie considérable des Indiens Mic-Mac » de Conne River, où ils avaient « une réserve concédée par le gouvernement » .
[25] Par ailleurs, lorsque Terre-Neuve s'est jointe à la Confédération en 1949, les Conditions de l'Union ne faisaient aucune mention de l'existence de réserves indiennes à Terre-Neuve. Terre-Neuve n'a transféré aucune partie de son territoire à la Couronne fédérale en tant que territoire détenu comme réserve indienne et donc relevant de la compétence législative exclusive du Parlement en application du paragraphe 91(24) de la Loi de 1867 sur l'Amérique du Nord britannique. Contrairement, par exemple, aux Provinces maritimes, Terre-Neuve n'avait jamais adopté une loi sur les terres autochtones. Le gouvernement de Terre-Neuve était clairement d'avis à l'époque de l'Union qu'il n'avait pas de réserves indiennes.
[26] Néanmoins, M. Jeddore et un chef mi'kmaq de Conne River, Saqamaw Misel Joe, ont témoigné, à l'audience tenue devant la Cour de l'impôt, que, selon la tradition orale de la bande, Murray leur avait dit que la terre de Conne River serait mise de côté pour eux. Cela était confirmé, ont-ils dit, par le fait que, après 1870, les fonctionnaires gouvernementaux désignaient couramment la terre comme une « réserve indienne » .
[27] À titre de preuve additionnelle montrant que les Mi'kmaq et le gouvernement de Terre-Neuve considéraient la terre comme une réserve, les avocats de M. Jeddore ont invoqué une plainte que certains des Mi'kmaq de Conne River avaient faite en août 1899 au premier ministre et au gouverneur, plainte selon laquelle un certain M. Lake, un non-Autochtone, exploitait une scierie « sur ce qu'ils considéraient être leur réserve » , selon les mots du gouverneur. À la suite de la plainte, une carte fut dressée par un arpenteur du ministère de l'Agriculture et des Mines (le « plan Balfour » ), intitulé « Plan de la colonie indienne de Conne River à Baie d'Espoir » . Le plan, probablement dressé en 1900 à partir d'une ancienne version, montre la terre répartie en 25 parcelles et situe la scierie de Lake sur le littoral de l'une des parcelles. Une loi fut par la suite adoptée pour interdire aux exploitants de scieries de Terre-Neuve de couper du bois sur des terres de la Couronne non concédées.
C. JUGEMENT DE LA COUR DE L'IMPÔT
[28] Dans ses motifs de jugement, qui s'étalent sur 240 paragraphes, le juge en chef Bell de la Cour de l'impôt expose dans le détail la preuve produite par les deux parties. Cependant, ses conclusions sont relativement brèves, et je m'attarderai sur les passages qui intéressent particulièrement la manière dont l'appel de M. Jeddore a été plaidé devant nous.
[29] L'essentiel de la conclusion du juge se trouve au paragraphe 225 de ses motifs, où il dit que le procès-verbal du Conseil exécutif de 1870 [traduction] « évidemment, ... ne créait pas une réserve » et que, puisque « chaque titulaire [d'un permis d'occupation] avait droit, à certaines conditions, à un titre de pleine propriété, la délivrance de tels permis ne constituait pas une réserve » .
[30] Le juge en chef Bell faisait observer que le fait que l'une des parcelles de 1872 à l'intérieur de la réserve revendiquée, à savoir la parcelle n ° 6 de Hoskins, fût occupée par un non-Autochtone justifiait aussi la conclusion selon laquelle le gouvernement entendait faire des concessions individuelles, et non pas établir une réserve à l'usage et au profit des Mi'kmaq de Conne River.
[31] Le juge a adopté l'explication d'événements ultérieurs donnée par un témoin expert de la Couronne, le docteur Alexander von Gernet. Ainsi, par exemple, le juge en chef Bell a conclu que les protestations contre les activités de la scierie de Lake, au tournant du siècle, et la réponse du législateur à telles protestations, avaient probablement davantage de rapport avec des droits de coupe qu'avec une volonté du gouvernement de protéger une réserve indienne. De plus, le juge a retenu que, en 1907, le chef Reuben Leuis avait adressé une pétition au gouvernement pour que soient concédées 363 acres (parcelles 1-7) de la terre comprise dans la colonie de Conne River, et il a trouvé que cela ne concordait pas avec une opinion répandue selon laquelle la colonie tout entière indiquée sur le plan constituait une réserve.
[32] S'agissant de la preuve d'une tradition orale produite par M. Jeddore et Saqamaw Misel Joe, d'après laquelle les Mi'kmaq avaient toujours considéré les terres de Conne River comme leurs terres communes, des terres qui leur avaient été concédées par le représentant de la reine Victoria, à l'invitation de Murray, pour qu'elles constituent la base économique qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins et de conserver leur mode de vie, le juge en chef Bell s'est exprimé ainsi (au paragraphe 234) :
[traduction] Je ne doute aucunement de leur sincérité et de leur conviction selon laquelle une réserve a effectivement existé à Conne River. Cependant, la mention constante de cette croyance, quand bien même comprendrait-elle les expressions « colonie indienne » , « réserve indienne » et « terres indiennes » , ne prouve pas, à mon avis, l'existence juridique d'une réserve comme le voudrait l'appelant.
[33] De même, le juge a conclu que l'emploi, par les fonctionnaires de Terre-Neuve, au fil des ans, des expressions « réserve indienne » et « colonie indienne » , en particulier sur les cartes et les plans, ne suffisait pas à établir que les terres de Conne River constituaient une réserve. Il s'est exprimé ainsi (au paragraphe 235) :
[traduction] Il semble s'agir d'un mode de désignation, plutôt que d'expressions sanctionnées par une décision officielle.
D. CADRE LÉGISLATIF
[34] Les dispositions législatives qui intéressent d'emblée le présent appel sont peu nombreuses. Les plus importantes figurent dans la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5. Le paragraphe 2(1) donne la définition suivante.
« réserve » Parcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu'elle a mise de côté à l'usage et au profit d'une bande; ... |
"reserve" (a) means a tract of land, the legal title to which is vested in Her Majesty, that has been set apart by Her Majesty for the use and benefit of a band,...
|
[35] L'article 36 énonce une exception à la règle selon laquelle, pour entrer dans la définition de « réserve » , la terre en question doit appartenir à Sa Majesté.
36. La présente loi s'applique aux terres qui ont été mises de côté à l'usage et au profit d'une bande et qui n'appartiennent pas à Sa Majesté comme si elles étaient une réserve, au sens de la présente loi.
|
36. Where lands have been set apart for the use and benefit of a band and legal title thereto is not vested in Her Majesty, this Act applies as though the lands were a reserve within the meaning of this Act.
|
[36] Également utiles sont les Conditions de l'Union de Terre-Neuve et du Canada, qui figurent dans l'annexe de la Loi sur Terre-Neuve, 12 & 13 Geo. VI, ch. 22 (R.-U.). La condition 18, paragraphe 2, prévoit que, à la date désignée par la Loi ou par proclamation du gouverneur en conseil, les lois du Parlement du Canada alors en vigueur s'appliqueront à Terre-Neuve. Une proclamation a été dûment lancée le 28 mai 1952 et, en conséquence, la Loi sur les Indiens s'applique à Terre-Neuve depuis le 1er juillet 1952.
[37] Les Conditions de l'Union ne parlent pas d'Indiens ou de réserves indiennes, ni de terres mises de côté et détenues par Terre-Neuve à l'usage et au profit exclusif des Indiens, sans doute parce que le gouvernement de Terre-Neuve pensait qu'il n'y avait pas de réserves à Terre-Neuve. La condition 37 prévoit que toutes les terres appartenant à Terre-Neuve à la date de l'Union continueront d'appartenir à la province de Terre-Neuve. Aucune exception n'est faite pour des terres mises de côté et détenues par Terre-Neuve à l'usage et au profit exclusif d'Indiens.
[38] L'exonération fiscale revendiquée par M. Jeddore est prévue par l'alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens.
87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l'article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation : ... |
87. (1) Notwithstanding any other Act of Parliament or any Act of the legislature of a province, but subject to section 83, the following property is exempt from taxation, namely, ... |
b) les biens meubles d'un Indien ou d'une bande situés sur une réserve.
|
(b) the personal property of an Indian or a band situated on a reserve.
|
[39] L'article 81 de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, renforce l'alinéa 87(1)b) en soustrayant du calcul du revenu d'un contribuable une somme exonérée de l'impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale.
81. (1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d'un contribuable pour une année d'imposition : a) une somme exonérée de l'impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale, ...
|
81. (1) There shall not be included in computing the income of a taxpayer for a taxation year, (a) an amount that is declared to be exempt from income tax by any other enactment of Parliament, ...
|
E. POINTS EN LITIGE ET ANALYSE
Point n ° 1 : Le juge de la Cour de l'impôt a-t-il commis une erreur de droit parce qu'il ne s'est pas demandé si une réserve avait été validement établie à Conne River en conformité avec les lois de Terre-Neuve avant son entrée dans la Confédération?
[40] Si je comprends bien, la position avancée au nom de M. Jeddore par Me O'Flaherty est que la définition d'une réserve, selon le droit colonial applicable à Terre-Neuve avant l'Union, n'était pas aussi étroite que la définition d'une réserve établie selon les lois du Canada. Il concède que, si un particulier obtient des droits patrimoniaux sur une terre, notamment le droit de pleine propriété, cette terre n'a pas été « mise de côté par Sa Majesté à l'usage et au profit d'Indiens » , au point de constituer une réserve selon la définition du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, telle qu'elle a été interprétée à ce jour. Cependant, la définition d'une réserve, telle qu'elle figure dans la version actuelle de la Loi sur les Indiens, ne s'appliquait pas à Terre-Neuve avant son entrée dans la Confédération. Par conséquent, la définition de « réserve » , dans la Loi sur les Indiens, devrait également comprendre une terre qui, avant que Terre-Neuve ne se joigne à la Confédération, était considérée comme une réserve selon les lois coloniales, quand bien même cette réserve n'aurait pas répondu à la définition donnée par la Loi sur les Indiens si elle avait été constituée selon le droit canadien.
[41] Puisque les lois de Terre-Neuve antérieures à l'Union sont des « lois étrangères » , ces lois doivent être prouvées. Les avocats de M. Jeddore ont concédé, avec franchise, que la preuve offerte à la Cour sur cette question était mince. Il n'y a évidemment aucune preuve directe. Par exemple, contrairement aux Provinces maritimes, Terre-Neuve, avant de se joindre à la Confédération, n'avait aucune loi concernant les terres réservées aux Indiens. Les motifs du juge de la Cour de l'impôt n'abordent pas la question.
[42] Selon les avocats de M. Jeddore, s'il est nécessaire d'établir ce qu'était le droit colonial de Terre-Neuve afin de savoir si le revenu de 1984 de M. Jeddore était situé sur « une réserve » aux fins de l'alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens, mais que la Cour ne croit pas que le dossier renferme une preuve suffisante du droit en vigueur à Terre-Neuve avant qu'elle se joigne à la Confédération, alors l'appel devrait être accueilli et l'affaire renvoyée pour un nouveau procès.
[43] Je ne suis pas de cet avis. Il appartient au contribuable d'établir son droit à exonération fiscale. Si une partie n'apporte pas la preuve de certains faits sur un aspect essentiel de sa revendication, cela ne veut pas dire en principe qu'un nouveau procès est justifié. Partant, l'affirmation de M. Jeddore selon laquelle son revenu de 1984 était exonéré d'impôt subsiste ou échoue en fonction de la preuve versée dans le dossier. Néanmoins, je suis disposé à juger le présent appel en me fondant, s'agissant des lois de Terre-Neuve antérieures à son entrée dans la Confédération, sur la preuve circonstancielle qui sera la plus favorable à la position avancée au nom de M. Jeddore. Par conséquent, j'examinerai l'argument qui préconise une interprétation libérale du mot « réserve » , dans la Loi sur les Indiens, interprétation à laquelle ses avocats nous exhortent à adhérer, et je présumerai que la preuve présentée au juge de la Cour de l'impôt et se rapportant à la concession aux Mi'kmaq d'une terre située à Conne River établit, selon la prépondérance des probabilités, que, d'après les lois coloniales, une réserve pouvait être créée par la délivrance d'un bloc de permis d'occupation aux Indiens pour une terre sur laquelle une bande avait installé sa population.
[44] Cette manière de voir les lois coloniales, soutiennent les avocats, est également appuyée par le fait que, au fil du temps, divers fonctionnaires ont désigné la terre comme une réserve indienne, ainsi que par l'interprétation traditionnelle des Mi'kmaq, pour qui les terres leur avaient été réservées à la suite des activités d'Alexander Murray à Conne River en 1869, et de la requête qu'il avait ensuite adressée en leur nom au Conseil exécutif. Ainsi, affirment-ils, le fait que la forme de la concession ait donné aux titulaires de permis le droit d'acquérir l'absolue propriété de leurs parcelles, non plus que le fait qu'une parcelle ait été occupée par un non-Autochtone, n'étaient pas nécessairement incompatibles avec la création d'une réserve en application des lois coloniales en vigueur à Terre-Neuve avant son entrée dans la Confédération.
[45] À mon avis, l'interprétation que donnent les tribunaux de l'expression « mises de côté à l'usage et au profit d'une bande » , au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, ne se limite pas aux terres concédées en vertu du droit canadien. Elle est applicable chaque fois qu'une personne revendique un avantage ou une immunité que la Loi sur les Indiens ou, peut-être, une autre loi fédérale, attache au statut de réserve que revêt une terre, sans égard à l'époque ou à l'endroit où les terres ont été concédées à l'origine, sous réserve évidemment des dispositions spéciales se rapportant à une terre en particulier.
[46] Donc, puisque M. Jeddore revendique l'exonération fiscale de son revenu de 1984, le seul point à régler est de savoir si son revenu était situé sur une terre qui, cette année-là, répondait à la définition de « réserve » , dans la Loi sur les Indiens, selon le sens donné à ce mot. Je ne puis donc admettre que les terres sur lesquelles les membres d'une première nation, à Terre-Neuve d'avant les Conditions de l'Union, s'étaient établis en tant que collectivité constituent une réserve selon la Loi sur les Indiens et donnent lieu aux exonérations fiscales prévues par la Loi, du seul fait que les terres en question ont pu être considérées comme une réserve par les lois coloniales aux termes desquelles elles ont été concédées. Les textes constitutionnels, les textes réglementaires, non plus que les interprétations des gouvernements concernés, ne permettent nullement d'affirmer que, après l'Union, la définition de « réserve » , dans la Loi sur les Indiens, devait être interprétée d'une manière plus libérale de sorte à englober des terres qui constituaient une réserve selon les lois de Terre-Neuve antérieures à son entrée dans la Confédération.
[47] Malgré les divers points de droit et de fait qui ont été, avec imagination, examinés par les avocats dans le présent appel, il importe de ne pas perdre de vue que le point ultime à décider concerne l'assujettissement de M. Jeddore à l'impôt pour l'année 1984, un point qui dépend de l'interprétation du paragraphe 2(1) et de l'alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens.
[48] La Cour suprême du Canada a souvent mis en garde les tribunaux contre la tentation, dans les affaires de droit fiscal, « d'innover et d'établir des règles » : Ludco Enterprises Ltd. c. Canada, [2001] 2 R.C.S. 1082, 2001 CSC 62, au paragraphe 53. Sans doute ce dictum s'adressait-il surtout à l'interprétation des lois fiscales, mais à mon avis il ne cesse pas d'être pertinent lorsque la question d'interprétation concerne une disposition fiscale insérée dans une loi, telle la Loi sur les Indiens, qui régit principalement des matières autres que la fiscalité.
[49] Vu l'ensemble des circonstances de cette affaire, je ne vois aucune raison de m'écarter de l'interprétation bien établie de la définition du mot « réserve » , au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, une interprétation qui est incompatible avec l'existence de droits immobiliers individuels susceptibles d'aliénation. Par conséquent, je me refuse à en élargir la portée de manière à étendre l'avantage de l'alinéa 87(1)b) à des terres concédées aux Mi'kmaq de Conne River avant l'union de Terre-Neuve et du Canada, qui n'auraient pas constitué une réserve si la concession s'était faite au Canada, et cela parce que la concession établissait des droits immobiliers individuels.
[50] Je suis donc arrivé à la conclusion qu'il n'importe pas, pour disposer du présent appel, de savoir si une réserve a été établie à Conne River en vertu des lois de Terre-Neuve antérieures à 1985. Il m'est alors inutile de tirer des conclusions sur les lois de Terre-Neuve, antérieures à son entrée dans la Confédération, relatives à la création, à la définition ou aux incidents juridiques d'une réserve, ou de me demander si une « réserve coloniale » a été établie à Conne River.
[51] Pour réussir dans cet appel, M. Jeddore doit donc établir que son revenu de 1984 relevait de l'alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens parce qu'il était situé sur une « réserve » , telle que la définition de ce mot, au paragraphe 2(1), a été interprétée par les tribunaux.
Point n ° 2 : Le juge de la Cour de l'impôt a-t-il commis une erreur parce qu'il a conclu, d'après les pièces qu'il avait devant lui, qu'une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens n'existait pas à Conne River en 1984?
(i) Est-il rédhibitoire pour l'appel de M. Jeddore que les terres en question ne fussent pas dévolues à la Couronne fédérale en 1984?
[52] Une réponse commode à cette question pourrait être que, puisque le titre sur les terres de Conne River était, à toutes les dates pertinentes antérieures à 1987, dévolu soit à Terre-Neuve soit à la province de Terre-Neuve, elles ne pouvaient constituer une réserve selon la définition du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, qui prévoit qu'une « réserve » doit appartenir à Sa Majesté, laquelle, puisque nous avons affaire à une loi fédérale, est en principe Sa Majesté du chef du Canada.
[53] Les avocats de M. Jeddore ont répondu en désignant l'exception énoncée dans l'article 36 de la Loi sur les Indiens, selon lequel la Loi s'applique aux terres qui ont été mises de côté à l'usage et au profit d'une bande et qui n'appartiennent pas à Sa Majesté comme si elles étaient une réserve au sens de la Loi. La Couronne réplique en disant que cette disposition ne s'applique que dans des cas très restreints, à savoir lorsque le titre foncier est détenu par un organe non gouvernemental, par exemple un organisme religieux ou autre organisme de bienfaisance.
[54] Un doute considérable entoure la portée précise de l'article 36 : voir en particulier le jugement Musqueam Holdings Ltd. v. British Columbia (Assessor of Area No. 09 - Vancouver) (1998), 62 B.C.L.R. (3d) 93 (C.S. C.-B.), confirmé par (2000), 187 D.L.R. (4th) 510, 2000 CA C-B 299. Cependant, puisque les avocats n'ont pas totalement plaidé cet aspect, je suis disposé à présumer, aux fins du présent appel, que, bien que Sa Majesté du chef du Canada ne fût pas propriétaire des terres de Conne River en 1951, les terres en question pouvaient néanmoins être une réserve en 1984.
(ii) Norme de contrôle
[55] Les avocats de M. Jeddore ont concédé que le juge en chef Bell avait appliqué le bon critère juridique pour savoir si une réserve selon la Loi sur les Indiens avait été établie à Conne River avant 1985. On s'est accordé pour dire que l'énoncé le plus persuasif en la matière apparaît aujourd'hui dans l'arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, 2002 CSC 54 (l'arrêt Ross River). Cet arrêt de la Cour suprême est postérieur au jugement rendu par le juge de la Cour de l'impôt dans la présente affaire. Cependant, le juge de la Cour de l'impôt s'est appuyé sur les motifs exposés dans l'affaire Ross River par la Cour d'appel du Yukon, dont la décision fut confirmée par la Cour suprême.
[56] Il s'agit dans le présent appel de savoir si le juge de la Cour de l'impôt a appliqué correctement aux faits le bon critère juridique. Peut-on notamment déduire de la preuve que le gouvernement de Terre-Neuve entendait créer une réserve, selon le sens donné à ce mot dans le contexte de la Loi sur les Indiens, lorsque, en 1870, le Conseil exécutif avait décidé de donner suite à la pétition de Murray en concédant des terres à Conne River, ou lorsque, en 1872, Terre-Neuve avait octroyé 17 permis d'occupation aux Mi'kmaq vivant à Conne River? Ainsi que l'ont fait observer à juste titre les avocats de M. Jeddore, la réponse à cette question dépend essentiellement des faits. Le droit applicable est relativement clair.
[57] Puisque nous avons affaire à un appel à l'encontre d'un jugement de première instance, la norme de contrôle à appliquer est celle de l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33. Dans la mesure où les conclusions du juge en chef Bell intéressent soit des déductions factuelles soit l'application des bonnes règles aux faits, alors, en l'absence d'une erreur de droit, la norme de contrôle est celle de l'erreur manifeste et dominante : Housen, aux paragraphes 25 et 36.
(iii) Les critères juridiques permettant de dire si une réserve au sens de la Loi sur les Indiens a été établie
[58] Les avocats de M. Jeddore ne contestent pas que le juge de la Cour de l'impôt a appliqué les bons critères juridiques pour savoir si une réserve au sens de la Loi sur les Indiens a été établie, mais il est néanmoins utile de définir à ce stade les aspects des critères juridiques dont l'application est contestée dans le présent appel.
[59] L'arrêt Ross River confirme que, en l'absence d'un texte législatif, les réserves sont établies par acte de la prérogative royale mettant de côté une terre à l'usage et au profit d'une bande indienne. La prérogative peut être exercée de plusieurs manières. Un décret est sans doute « la meilleure et la plus claire des procédures » permettant de créer une réserve (paragraphe 67), mais la déclaration d'un représentant de la Couronne selon laquelle une terre a été mise de côté pour une première nation peut également suffire, dans la mesure où le représentant avait le pouvoir de lier la Couronne ou était raisonnablement vu par la première nation comme investi de ce pouvoir (paragraphe 69). Cependant, le juge LeBel écrivait aussi (au paragraphe 58) que la prérogative est limitée par la Loi sur les Indiens, qui empêche la création d'une réserve par « cession du titre à une première nation ou à certains de ses membres au moyen d'une vente, d'une concession ou d'un don » .
[60] Ainsi, d'après les circonstances de la présente affaire, si le procès-verbal de 1870, ou la concession de permis d'occupation en 1872, a mis de côté une terre devant être détenue par la Couronne à l'usage et au profit des Mi'kmaq de Conne River, une réserve a été établie par un acte de la prérogative royale. Pour déterminer l'intention de la Couronne dont fait état le procès-verbal, il est nécessaire d'examiner l'ensemble de la preuve orale et documentaire. Cependant, si M. Jeddore ne peut prouver que la Couronne a mis de côté, en 1870 ou 1872, une terre à titre de réserve, il pourrait faire fond sur la preuve, notamment celle de la tradition orale, tendant à établir que la prérogative de création d'une réserve a été exercée sous la forme des déclarations de fonctionnaires qui avaient en cette matière le pouvoir effectif ou apparent de lier la Couronne.
[61] Le juge en chef Bell a bien défini les critères juridiques applicables. Ainsi, tout en estimant que le procès-verbal de 1870 n'instituait pas une réserve, il a fondé sa conclusion sur l'intégralité de la preuve se rapportant à l'intention de la Couronne exprimée dans le procès-verbal. Il n'était pas d'avis qu'une réserve ne pouvait pas en droit être créée par un procès-verbal du Conseil exécutif, instrument qui, aux fins qui nous concernent, est reconnu comme l'équivalent d'un décret, en ce sens qu'il atteste péremptoirement un acte de la prérogative royale.
[62] Le juge de la Cour de l'impôt a aussi admis d'une part la preuve de la croyance de longue date des Mi'kmaq selon laquelle la terre de Conne River avait été mise de côté pour eux, et d'autre part la preuve attestant cette croyance. On ne sait pas exactement si la preuve d'une tradition orale a été admise au soutien de l'argument des avocats sur l'intention exprimée dans le procès-verbal de 1870, ou si elle a été admise comme le signe que, même si le procès-verbal de 1870 n'établissait pas une réserve, la prérogative de création d'une réserve avait été exercée par des fonctionnaires, investis des pouvoirs requis, qui ont signifié aux Mi'kmaq qu'une terre avait été mise de côté à Conne River à leur usage et à leur profit exclusif, et que cette terre constituait donc une réserve.
[63] Dans les deux cas, le juge a considéré à juste titre que la tradition orale était apte à établir qu'une réserve avait été créée, mais il a estimé que, eu égard aux autres éléments de preuve, il ne suffisait pas à M. Jeddore d'invoquer la tradition orale pour s'acquitter du fardeau de la preuve.
[64] Je ferais observer que, durant l'instruction de l'appel, j'ai cru comprendre que les avocats de M. Jeddore affirmaient qu'une réserve avait été créée par le procès-verbal de 1870 ou, peut-être, par la délivrance des permis d'occupation donnant effet à l'ordonnance du Conseil exécutif qui mettait de côté à Conne River des terres pour les Mi'kmaq. Ainsi, la preuve d'une tradition orale n'était pertinente que pour confirmer le sens qui, selon les avocats, devrait être attribué au procès-verbal de 1870. Ils n'ont pas soutenu que, si une réserve n'avait pas été créée par le procès-verbal de 1870 ou, peut-être, par les permis d'occupation de 1872, elle l'avait été à une autre époque par l'effet de déclarations faites par les fonctionnaires aux Mi'kmaq. Cependant, dans des conclusions écrites portant sur la preuve d'une tradition orale et déposées en réponse à une demande de la Cour à la fin de l'audience, les avocats ont dit que la preuve d'une tradition orale était nécessaire pour établir la création d'une réserve coloniale à Conne River avant 1949.
(iv) Application des critères
[65] Le fond de la présente affaire tient à une seule question. Lorsqu'elle a concédé une terre de Conne River, la Couronne entendait-elle mettre de côté et détenir la terre à l'usage et au profit des Mi'kmaq? Ou entendait-elle créer des droits immobiliers individuels sur des parcelles déterminées? En d'autres termes, les terres de Conne River concédées aux Mi'kmaq leur ont-elles été concédées en tant qu'Indiens ou en tant que colons qui se trouvaient être des Indiens?
[66] L'intention d'une personne est essentiellement un point de fait. Cependant, dans la mesure où l'issue du présent appel dépend de l'intention qui avait motivé le procès-verbal de 1870 du Conseil exécutif, elle peut également constituer un point de droit. Néanmoins, en l'absence d'un principe juridique général pouvant être déduit de la conclusion du juge relative à l'intention de la Couronne, et puisque les principes d'interprétation des lois seraient un moyen indûment réducteur de déterminer le sens du procès-verbal, je suis d'avis que nous sommes dans le domaine des déductions factuelles ou, peut-être, dans celui des questions mixtes de droit et de fait, mais à fort contenu factuel.
[67] Par conséquent, en tant que juridiction d'appel, nous ne pourrons accueillir l'appel que si nous sommes persuadés que le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur manifeste et dominante au moment de tirer ses conclusions, ou qu'il a commis une erreur de droit dans sa manière d'apprécier la preuve.
a) le procès-verbal de 1870 et les permis d'occupation
[68] En appel, les avocats de M. Jeddore ont indiqué que le procès-verbal de 1870 du Conseil exécutif était la preuve capitale de l'intention de la Couronne de créer une réserve. Selon eux, il est manifeste que le procès-verbal mettait de côté la terre de Conne River à l'usage et au profit des Mi'kmaq qui y vivaient, et qu'il créait ainsi une réserve. La fonction d'arpenteur général était simplement de donner effet à l'intention de la Couronne telle qu'elle était exprimée dans le procès-verbal.
[69] Selon les avocats, le juge a commis une erreur rédhibitoire dans sa manière d'apprécier la preuve. Au lieu de voir dans le procès-verbal l'équivalent d'un acte de la prérogative royale dont l'effet était de créer une réserve, le juge semble avoir considéré les permis d'occupation comme les documents clés. Puisque les permis conféraient à des individus le droit d'acquérir la pleine propriété des parcelles qui leur étaient assignées s'ils les occupaient et en cultivaient une partie, alors, selon le juge, le procès-verbal voulait certainement dire aussi que la concession devait se faire par la création de droits immobiliers individuels sur les parcelles en lesquelles la terre était divisée.
[70] Je reconnais que le procès-verbal de 1870 est le document crucial dans cette affaire, parce qu'il fait autorité en tant qu'exposé de l'intention de la Couronne. Cependant, même si le procès-verbal fait état d'une intention générale de la Couronne de concéder une terre aux Mi'kmaq de Conne River, il n'indique par la forme projetée de la concession. Comme je l'ai déjà noté, la lettre et les requêtes de Murray, qui disposaient peut-être de la question, n'ont pas été découvertes. Dans ces conditions, il était tout à fait légitime pour le juge de la Cour de l'impôt de considérer les autres preuves produites, dont les permis d'occupation, pour voir quelle lumière elles jetaient sur l'intention de la Couronne exprimée dans le procès-verbal de 1870.
[71] À mon avis, la preuve dont disposait le juge de la Cour de l'impôt l'autorisait amplement à conclure que, selon la prépondérance des probabilités, le procès-verbal de 1870 n'était pas l'expression d'une intention de la Couronne de créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, d'après l'interprétation qui a été donnée de ce mot. Il n'appartient pas à l'instance d'appel de se demander si la preuve pouvait autoriser d'autres déductions, mais de se demander si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante dans les déductions qu'il a cru devoir tirer de la preuve. Ainsi que le disaient les juges Iacobucci et Major dans l'arrêt Housen (au paragraphe 22) :
Pour tirer une inférence factuelle, le juge de première instance doit passer les faits pertinents au crible, en apprécier la valeur probante et tirer une conclusion factuelle. En conséquence, lorsque cette conclusion est étayée par des éléments de preuve, modifier cette conclusion équivaut à modifier le poids accordé à ces éléments par le juge de première instance.
[72] À mon avis, la délivrance des 17 permis d'une durée de cinq ans autorisant l'occupation de la majeure partie de la terre revendiquée comme réserve, deux ans après le procès-verbal de 1870, donne à penser que la Couronne n'avait pas l'intention de créer une réserve en 1870, parce que les permis conféraient des droits immobiliers individuels sur des parcelles définies. J'ajouterais qu'il est sans importance, aux fins qui nous concernent, que le gouvernement de Terre-Neuve n'ait pu à l'époque prévoir les conséquences juridiques qui s'attacheraient ultérieurement à la forme particulière dans laquelle il avait donné effet à son intention générale de concéder les terres de Conne River aux Mi'kmaq.
[73] Les permis d'occupation ont été délivrés par l'arpenteur général, et les faits connus permettent raisonnablement d'affirmer qu'il les a délivrés conformément à la directive du Conseil exécutif qui lui ordonnait d'accomplir les objets des requêtes de Murray. Le Conseil exécutif n'avait pas l'intention en 1870 de créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, et cela est également confirmé par le fait que les permis contiennent les signatures de trois des membres du Conseil exécutif qui étaient présents à la réunion du Conseil le 27 avril 1870, à laquelle se rapportait le procès-verbal. Il est improbable qu'ils auraient consenti à la délivrance des permis d'occupation (la forme habituelle des concessions de terres aux colons) si, en 1870, le Conseil exécutif avait voulu que la concession prenne la forme inusitée de droits collectifs sur l'ensemble de la terre, plutôt que la forme de droits immobiliers individuels portant sur des parcelles déterminées.
[74] Il est révélateur aussi que, bien que nous n'ayons aucune preuve directe de la nature précise de la recommandation de Murray au Conseil exécutif, les numéros que Murray a écrits dans son carnet de campagne en regard des noms des 25 familles sont à l'évidence compatibles avec une volonté de voir la terre divisée en parcelles, et les parcelles attribuées à des familles données. Une autre page de son carnet de campagne renferme même ce qui semble être les calculs qu'il a faits de la superficie des diverses parcelles. D'ailleurs, comme je l'ai déjà noté, il y a une concordance assez surprenante entre les noms des chefs de famille que Murray avait consignés dans son carnet de campagne, et les noms figurant sur les permis, ainsi qu'entre les numéros que Murray avait écrits en regard de ces noms, et les numéros des permis d'occupation leur attribuant des parcelles. On peut raisonnablement déduire du périmètre des parcelles tracé sur le plan, ainsi que de l'attribution en 1872 de permis pour 17 d'entre elles, que l'arpenteur général donnait par là effet à la recommandation de Murray.
[75] Le fait que l'une des parcelles de la zone revendiquée comme réserve était occupée par un non-Autochtone, George Hoskins, confirme encore que le Conseil exécutif entendait concéder des terres de Conne River aux occupants à titre de colons, non à titre d'Indiens. Il est opportun aussi de se rappeler dans ce contexte que le gouvernement savait parfaitement que les Mi'kmaq n'étaient pas originaires de Terre-Neuve.
[76] Nul doute que d'autres explications du procès-verbal sont possibles. Des conclusions différentes pourraient découler de la preuve, par exemple l'absence de faits établissant que les Mi'kmaq de Conne River savaient que des permis d'occupation avaient été délivrés, le fait que leurs modèles d'occupation avaient peu de rapport avec les périmètres tracés sur la carte, et le fait que nul d'entre eux n'a exercé l'option qui lui aurait conféré la propriété absolue.
[77] En revanche, il est utile de relever ici que, dans un rapport rédigé en 1908 pour le secrétaire d'État, le gouverneur disait que, même si les Mi'kmaq n'avaient pas rempli les conditions des permis relatives à l'attribution d'un droit de pleine propriété, ils avaient occupé la terre durant de nombreuses années et, pour cette raison,
[traduction] il est très improbable que le gouvernement de Terre-Neuve leur refuserait des concessions, à titre de faveur, s'ils venaient à les demander et s'ils étaient en mesure de montrer comment ils entendaient utiliser la terre.
Il était prévu donc en 1908 que des droits de pleine propriété seraient encore concédés à des Mi'kmaq de Conne River, et cela montre que le gouvernement ne croyait pas alors qu'il existait une réserve au sens de la Loi sur les Indiens.
[78] Quoi qu'il en soit, il n'appartient pas à la Cour de décider quelles conclusions elle aurait tirées de la preuve si elle avait été le juge des faits, mais plutôt de s'en tenir aux conclusions du juge de première instance : Dr. Q c. College of Physicians ands Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, paragraphe 41. Pour les motifs que j'ai exposés, je ne crois pas que le juge de la Cour de l'impôt ait commis une erreur manifeste et dominante dans les conclusions qu'il a tirées, des permis d'occupation et autres événements concomitants, sur l'intention à l'origine du procès-verbal de 1870.
b) événements ultérieurs
[79] Devant la Cour de l'impôt, les avocats de M. Jeddore s'étaient considérablement appuyés sur des événements survenus après 1872. En appel, cependant, ils ont indiqué qu'ils leur accordaient moins de poids. Néanmoins, je voudrais mentionner certains des événements postérieurs à 1872 auxquels ils se sont référés pour affirmer que la Couronne entendait, en 1870 ou 1872, créer une réserve. À mon avis cependant, les faits sur lesquels ils se sont fondés sont très incertains et sont loin d'établir que le juge a commis une erreur manifeste et dominante lorsqu'il a tiré des faits ses conclusions et lorsqu'il a adopté l'explication donnée de ces faits par le témoin-expert de la Couronne, le docteur von Gernet.
[80] Par exemple, les avocats de M. Jeddore ont fait état des protestations de 1900 contre l'empiétement de la scierie de M. Lake sur les terres mi'kmaq de Conne River, ainsi que de la loi adoptée par la suite pour restreindre les activités des scieries à Terre-Neuve. Cependant, il est raisonnable également de conclure que ces événements sont loin d'établir une intention de créer une réserve. Après tout, la Couronne admet que la terre de Conne River était une terre mi'kmaq, en ce sens que des permis d'occupation avaient été délivrés aux Mi'kmaq eux-mêmes. Même si une réserve au sens de la Loi sur les Indiens n'avait pas été établie, on peut fort bien imaginer que des membres de la collectivité auraient protesté contre des activités qui, d'après eux, usurpaient sur les droits immobiliers que leur conféraient les permis d'occupation, d'autant que M. Lake refusait d'embaucher les Mi'kmaq dans son entreprise d'exploitation forestière. Par ailleurs, comme je l'ai déjà noté, le docteur von Gernet, témoin-expert, a indiqué que l'intervention du gouvernement dans l'affaire Lake était sans doute motivée davantage par la protection des activités d'exploitation forestière et, peut-être, par la protection des droits ripuaires de la Couronne, que par la protection des droits des Mi'kmaq de Conne River.
[81] Les avocats de M. Jeddore ont aussi évoqué le fait que l'autorisation du chef avait été obtenue avant qu'une personne qui avait été embauchée comme instituteur pût s'installer sur la parcelle n ° 25, à l'intérieur de la zone de la prétendue réserve. Selon eux, cela montrait que la terre était détenue au profit de l'ensemble des Mi'kmaq de Conne River et que le chef avait le pouvoir de réglementer l'occupation de la terre par des personnes qui n'étaient pas membres de la collectivité, même quand la terre en question n'était pas comprise dans les 17 permis d'occupation initiaux.
[82] Cependant, la force de cette preuve est réduite par le fait que, sans consulter le chef, la Couronne avait en 1897 concédé à un non-Autochtone, un certain M. Collier, un droit de pleine propriété sur une autre terre située à l'intérieur de la prétendue réserve. Il n'est pas établi non plus que l'autorisation du chef avait été demandée avant que ne fût concédée une terre à l'Église catholique romaine sur la parcelle n ° 3. En outre, la pétition du chef Reuben Leuis en 1907 pour que lui soient concédées les terres formant les parcelles 1 à 7 est difficile à concilier avec l'idée selon laquelle les terres formant les parcelles 1 à 25 (à l'exception de celle de Hoskins) étaient déjà détenues comme réserve à l'usage et au profit de l'ensemble de la collectivité.
[83] Finalement, le Plan 360 des concessions de terres de Conne River avait à l'origine figuré dans un livre des concessions spéciales, plutôt que dans un livre des permis d'occupation, et cela tendrait à prouver que la terre n'était pas considérée comme une terre détenue en vertu de permis ordinaires d'occupation. Par ailleurs, le plan a été plus tard enlevé du livre des concessions spéciales pour figurer dans le livre des permis d'occupation, et cela donne tout lieu de penser que l'opinion qui avait cours, c'était que l'insertion initiale du plan dans le livre des concessions spéciales était erronée, parce que, comme les autres terres concédées par la Couronne aux colons de Terre-Neuve, la terre était détenue en vertu de permis d'occupation.
c) preuve d'une tradition orale
[84] L'instruction de cet appel a pris fin le jour où la Cour a rendu son arrêt dans l'affaire La Reine c. Benoit, 2003 CAF 236. S'agissant de l'approche à adopter pour la preuve d'une tradition orale, les parties s'étaient référées aux motifs exposés par le juge de première instance dans son jugement concernant l'affaire Benoit, un jugement que la Cour d'appel fédérale a infirmé. Les avocats ont donc été invités à présenter des conclusions écrites sur les effets que l'arrêt Benoit de la Cour d'appel fédérale pouvait avoir sur la question de savoir si la Cour de l'impôt avait ou non validement considéré la preuve d'une tradition orale produite par M. Jeddore et Saqamaw Misel Joe.
[85] Dans l'arrêt Benoit, la Cour a appliqué les règles établies relatives à la preuve d'une tradition orale. Tout en reconnaissant les difficultés particulières soulevées par maintes revendications autochtones au chapitre de la preuve, un tribunal ne peut ajouter foi à la preuve d'une tradition orale qui ignore les principes fondamentaux du droit de la preuve. Le tribunal doit plutôt évaluer la fiabilité et l'utilité d'une telle preuve à la lumière de l'intégralité de la preuve qu'il a devant lui.
[86] Selon les avocats de M. Jeddore, le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur sujette à révision parce qu'il a déprécié la preuve de la croyance des Mi'kmaq selon laquelle une réserve avait été créée pour eux. Les témoins s'étaient référés non seulement à ce que leur avaient dit les anciens et leurs familles, mais également à l'emploi que faisaient les fonctionnaires des expressions « réserve indienne » et « colonie indienne » sur les cartes, les plans et autres documents.
[87] Selon les avocats, en affirmant que cette preuve ne faisait qu'exprimer simplement la croyance sincère des témoins à propos du statut des terres, le juge de la Cour de l'impôt a révélé sa méconnaissance de la nature de la tradition orale. Les témoins n'expliquaient pas simplement à la Cour de l'impôt ce qu'étaient leurs croyances personnelles. Ils lui expliquaient plutôt les croyances traditionnelles de la bande, transmises par les anciens Mi'kmaq de Conne River, sur un aspect important de l'identité et de l'histoire de la bande, tout en exposant simultanément les preuves de telles croyances.
[88] J'admets qu'en qualifiant ainsi la preuve d'une tradition orale, le juge de la Cour de l'impôt a pu laisser croire qu'il sous-estimait l'importance de la tradition orale. Cependant, après examen de l'ensemble de la preuve produite dans cette affaire, il m'est impossible de dire que la preuve d'une tradition orale a été suffisamment convaincante pour qu'il soit possible d'affirmer que la conclusion générale du juge selon laquelle la Couronne n'entendait pas créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens était « manifestement erronée » ou « contraire au poids irrésistible de la preuve » , expressions qui sont synonymes d'une erreur manifeste et dominante : Rich c. Canada, 2003 D.T.C. 5115, 2003 CAF 38, au paragraphe 26 (le juge Rothstein).
[89] Et, même si la manière dont le juge a qualifié la preuve d'une tradition orale constituait une erreur de droit, ce qui à mon avis n'est pas le cas, l'erreur n'était pas importante au vu de la force des autres preuves et de l'utilité relativement marginale de la preuve d'une tradition orale pour les aspects tels que les avocats nous les ont présentés dans leur argumentation. On ne saurait dire non plus, vu les circonstances de cette affaire, que le juge a erré parce qu'il n'a pas exposé en détail les motifs pour lesquels il a estimé que la preuve d'une tradition orale n'était pas persuasive.
[90] Cette affaire a été plaidée principalement d'après la preuve documentaire relative à l'intention de la Couronne exprimée dans le procès-verbal de 1870, en particulier les permis d'occupation et les circonstances qui les ont entourés, le carnet de campagne de Murray, enfin la concession unilatérale, par la Couronne, de droits immobiliers à des non-Autochtones. À mon avis, il s'agit là de preuves solides qui justifiaient les conclusions du juge.
[91] Pour que la Cour soit autorisée à intervenir au motif que le juge a commis une erreur sujette à révision en accordant si peu de poids à la preuve d'une tradition orale qu'il en résultait une erreur amendable, il faudrait à mon avis que la preuve en question soit suffisamment claire et impérieuse pour jeter véritablement le doute sur l'à-propos des conclusions du juge.
[92] Le plus souvent, la preuve d'une tradition orale est très vague sur l'identité des fonctionnaires gouvernementaux qui avaient signifié aux Mi'kmaq qu'une terre serait ou avait été mise de côté pour eux à Conne River. De l'avis du docteur von Gernet, un avis que le juge a semble-t-il accepté, la preuve en question manquait de spécificité et de profondeur temporelle.
[93] S'agissant de la preuve établissant la croyance traditionnelle mi'kmaq selon laquelle les terres de Conne River constituaient une réserve, l'emploi des mots « réserve indienne » sur les cartes, à diverses époques, ne permet pas, loin s'en faut, d'affirmer que le gouvernement reconnaissait que la Couronne détenait des terres pour l'usage et le profit de l'ensemble des Mi'kmaq. Les mots « réserve » et « colonie » ont fort bien pu être employés à Terre-Neuve à l'époque, sur des cartes et dans d'autres contextes, selon un sens plus générique, pour indiquer simplement l'emplacement de la colonie ou du village mi'kmaq, sans pour autant donner à entendre que leur titre sur la terre avait un fondement juridique.
[94] L'aspect le plus particulier de la preuve était que, selon la tradition orale des Mi'kmaq, Murray leur avait dit que la terre de Conne River serait ou avait été mise de côté pour eux et qu'il avait planté des pieux pour marquer les frontières ouest et est de cette terre. La croyance mi'kmaq selon laquelle Murray leur avait dit qu'une terre avait été ou serait mise de côté pour eux est confirmée par un rapport écrit en 1872 par Henry Camp, le gardien des pêches en eaux douces, qui disait, à propos de ceux qui vivaient à « Conn River, colonie indienne » :
[traduction] ils sont très impertinents depuis les trois ou quatre dernières années; quelqu'un leur a dit qu'ils avaient un droit exclusif à la fois sur la terre et sur l'eau de Conn River, alors qu'en réalité ils ont l'autorisation d'occuper la partie sud de Conn River, soit environ deux milles et un quart de longueur et trente-trois chaînes de profondeur.
[95] Aucun des deux témoins n'a fait remonter la source de la croyance mi'kmaq à une personne qui vivait en 1869. Ce que Murray a dit en réalité aux Mi'kmaq, nous ne pouvons évidemment pas le savoir, vu surtout que l'on ne connaît pas la teneur de ses messages au Conseil exécutif en 1869 et 1870. Cependant, les inscriptions figurant dans son carnet de campagne, et les permis de 1872, donnent tout lieu de penser qu'il envisageait le partage de la terre en parcelles, qui seraient détenues à la faveur de permis individuels d'occupation.
[96] Puisque Murray connaissait bien le mode d'établissement des réserves au Canada, on peut imaginer qu'il aurait employé le mot « réserve » pour évoquer une terre mise de côté par la Couronne et détenue pour l'usage et le profit de l'ensemble des membres d'une première nation, plutôt que de quelques-uns. Cependant, il n'existe aucun document attestant l'emploi du mot « réserve » pour les terres de Conne River, que ce soit par Murray ou par Howley, son adjoint, et finalement par son successeur à la direction de la Commission géologique de Terre-Neuve. Par ailleurs, bien que Murray ait recommandé maintes fois l'adoption, à Terre-Neuve, des modèles de régimes fonciers développés au Canada, il n'est pas établi qu'il a recommandé l'adoption d'un régime foncier prenant acte de la présence autochtone.
[97] Finalement, je voudrais aussi noter le niveau d'utilité de la preuve d'une tradition orale pour les points de droit tels qu'ils ont été présentés dans cet appel par les avocats de M. Jeddore. D'abord, dans la mesure où la preuve d'une tradition orale prétend confirmer la création d'une réserve selon les lois coloniales, elle est hors de propos. À mon avis, des contribuables n'ont droit à l'avantage de l'alinéa 87(1)b) que s'ils prouvent que leur revenu était situé sur une réserve, tel que ce mot a été interprété pour les réserves créées au Canada.
[98] Deuxièmement, dans la mesure où la preuve d'une tradition orale a été produite pour montrer l'intention à l'origine du procès-verbal de 1870, son utilité est restreinte. Contrairement, par exemple, à l'interprétation d'un traité, la tâche de déterminer ce que le gouvernement avait à l'esprit en 1870 lorsqu'il a unilatéralement concédé les terres de Conne River ne requiert pas de tirer une conclusion sur l'intention des Mi'kmaq à cette époque. La preuve de ce que Murray et d'autres fonctionnaires gouvernementaux ont dit aux Mi'kmaq a une certaine utilité si l'on veut déterminer quelle était l'intention du gouvernement en 1870 ou 1872, mais la force de la preuve documentaire réduit inévitablement le poids qu'il convient d'accorder à la preuve d'une tradition orale portant sur cet aspect.
[99] Ainsi, à mon avis, la preuve d'une tradition orale est loin de correspondre à ce qui serait requis pour montrer que, dans un cas où la preuve documentaire est considérable, les conclusions tirées de l'ensemble de la preuve par le juge de la Cour de l'impôt sont manifestement erronées ou contraires au poids irrésistible de la preuve, dont la preuve d'une tradition orale. En bref, je ne suis pas convaincu que la manière dont le juge de la Cour de l'impôt a apprécié la preuve d'une tradition orale constitue une erreur de droit ou que, d'après la preuve dont il disposait, il a commis une erreur manifeste et dominante dans les conclusions qu'il a tirées.
F. CONCLUSION
[100] Pour ces motifs, je rejetterais l'appel et adjugerais les dépens de l'appel à la Couronne.
_ John M. Evans _
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR D'APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : A-709-01
INTITULÉ : JOHN N. JEDDORE c. SA MAJESTÉ LA REINE
LIEU DE L'AUDIENCE : SAINT-JEAN (TERRE-NEUVE ET LABRADOR)
DATE DE L'AUDIENCE : LES 10 ET 11 JUIN 2003
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE SHARLOW
MOTIFS CONCORDANTS : LE JUGE EVANS
DATE DES MOTIFS : LE 28 AOÛT 2003
COMPARUTIONS :
PETER A. O'FLAHERTY POUR L'APPELANT
JUDY A. WHITE POUR L'APPELANT
TERRENCE JOYCE ET POUR L'INTIMÉE
PATRICK VEZINA
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
GOODLAND O'FLAHERTY POUR L'APPELANT
JUDY A. WHITE POUR L'APPELANT
RÉSERVE CONNE RIVER
(TERRE-NEUVE ET LABRADOR)
MORRIS ROSENBERG POUR L'INTIMÉE
SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA