Date : 20010612
Dossier : A-354-00
Référence neutre : 2001 CAF 193
CORAM : LE JUGE DESJARDINS
ENTRE :
1185740 ONTARIO LIMITED
appelante
- et -
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
intimés
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le mardi 15 mai 2001.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le mardi 12 juin 2001.
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR PAR : LE JUGE DESJARDINS
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE LINDEN
LE JUGE MALONE
Date : 20010612
Dossier : A-354-00
Référence neutre : 2001 CAF 193
CORAM : LE JUGE DESJARDINS
LE JUGE LINDEN
LE JUGE MALONE
ENTRE :
1185740 ONTARIO LIMITED
appelante
- et -
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
intimés
[1] Il s'agit de l'appel d'un jugement par lequel un juge des requêtes ([2000] A.C.F. no 541 (C.A.) (Q.L.), juge Reed) a rejeté la demande de l'appelante visant le contrôle judiciaire d'une décision rendue par le ministre du Revenu national (le ministre ) le 5 février 1998. Le ministre a fixé une restriction dans l'agrément d'abord octroyé au prédécesseur de l'appelante, M. R.W. Ianni, président de l'Université de Windsor, relativement à l'exploitation d'un emplacement comme boutique hors taxes à l'Ambassador Bridge de Windsor, en Ontario.
[2] Les questions qui sont soulevées à l'égard du jugement prononcé par le juge des requêtes se rapportent à l'obligation d'équité procédurale à laquelle le ministre était censé être tenu envers l'appelante en rendant sa décision, de même qu'à la validité des dispositions législatives et réglementaires sur lesquelles le ministre a fondé cette décision, soit le paragraphe 7(1) du Règlement concernant les boutiques hors taxes (le Règlement) lu en corrélation avec les articles 24 et 30 de la Loi sur les douanes (la Loi) (L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.)).
1. Les faits
[3] Les faits ne sont pas contestés.
[4] L'appelante, dont l'existence remonte à 1995, est une société de portefeuille titulaire de l'agrément d'exploiter la boutique hors taxes située à l'Ambassador Bridge de Windsor, en Ontario. L'agrément a initialement été octroyé à M. Ianni, personnellement, le 6 juillet 1995. Son intention était de transférer ses droits dans ledit agrément à la société lorsqu'elle serait créée. Une lettre demandant ce transfert a été signée par M. Ianni le 7 juin 1997. Le 22 septembre 1998, l'agrément qui avait été octroyé à M. Ianni a été annulé, et un agrément modifié a été octroyé à l'appelante.
[5] Le pont Ambassador, qui franchit la rivière Détroit pour relier le Canada et les États-Unis, appartient à une société américaine, la Detroit International Bridge Company (DIBC). Cette dernière est propriétaire des terrains situés sur les deux rives que relie le pont. Les travaux d'aménagement sur la rive canadienne d'une boutique hors taxes et d'installations destinées à recevoir un réservoir de combustible ont été exécutés par la Canadian Transit Company (CTC), une société canadienne qui est une filiale en propriété exclusive de DIBC. Ces aménagements ont été payés par CTC, qui en est toujours propriétaire. CTC loue les terrains sur lesquels se trouve la boutique hors taxes, de même que la boutique hors taxes elle-même et les installations du réservoir de combustible, à l'Ambassador Duty Free Management Services (ADFMS), société canadienne et filiale de CTC, qui est elle-même, comme mentionné précédemment, une filiale de DIBC. Bien que l'appelante tire certains profits de l'exploitation de la boutique hors taxes, la grande majorité de ces profits sont dévolus à ADFMS.
[6] Le 14 mai 1994, le sous-ministre adjoint du Revenu national a rencontré entre autres M. Dan Stamper, président-directeur général de DIBC, M. Remo Mancini, directeur général de CTC et M. Ianni pour discuter de leur projet de construire et d'exploiter une boutique hors taxes à l'Ambassador Bridge, ainsi que des réservoirs de stockage de combustibles et des aires de service pour la vente d'essence de voiture. Au mois de juin 1995, les travaux de construction étaient terminés.
[7] Un peu plus d'un an plus tard, dans une lettre datée du 16 juin 1995, M. Ianni a été informé de ce qui suit par un représentant de Revenu Canada (voir le dossier d'appel à la page 289) :
[TRADUCTION] Le Ministère a reçu des demandes de renseignements du milieu des affaires qui a exprimé son inquiétude à l'égard du fait que de l'essence sera vendue en franchise de droits de douane à la boutique hors taxes que vous entendez exploiter à l'Ambassador Bridge.
[TRADUCTION] Comme vous le savez, la politique actuelle de Revenu Canada ne permet pas la vente d'essence en franchise de taxes et de droits de douane dans les boutiques hors taxes. À ce sujet, vous trouverez ci-joint, à titre d'information, copie d'une lettre envoyée par le sous-ministre à l'Association frontière hors taxes exposant les raisons qui sous-tendent cette politique.
[TRADUCTION] Il a été porté à mon attention par MM. Dan Stamper et Remo Mancini que l'Université de Windsor et la Canadian Transit Company souhaitent explorer différentes avenues qui pourraient mener à la vente d'essence à l'Ambassador Bridge. À cet égard, vous m'obligeriez en me donnant des nouvelles par écrit, tout en gardant à l'esprit la politique bien établie que le sous-ministre a exposée dans la lettre ci-jointe. [Non souligné dans l'original.]
[8] À cette lettre était jointe une autre lettre, datée du 24 octobre 1994, signée par M. Pierre Gravelle, sous-ministre du Revenu national, et adressée au président de l'Association frontière hors taxes, l'association corporative des propriétaires de boutiques hors taxes situées aux postes frontaliers terrestres canadiens. Dans cette lettre, le sous-ministre insistait sur les questions-clés de politique publique soulevées par la vente d'essence en franchise de droits de douane dans les boutiques hors taxes. L'une de ces questions se rapportait à la difficulté de faire respecter la loi, surtout dans les cas de « ventes aller-retour » , cette expression faisant référence aux ventes dans le cadre desquelles les personnes achètent de l'essence hors taxes et retournent immédiatement au Canada. Le risque d'importantes pertes de revenu figurait également parmi ces questions, de même que le fait que les ventes d'essence en franchise de taxes et de droits de douane auraient une incidence néfaste sur la collectivité environnante. Pour toutes ces raisons, il y était indiqué que Revenu Canada n'était pas en faveur de la vente d'essence dans les boutiques hors taxes.
[9] L'appelante, ou plutôt CTC, n'étant pas membre de l'Association frontière hors taxes en 1994, a allégué ne pas avoir été mise au courant de cette politique gouvernementale avant que les réservoirs d'entreposage souterrains soient construits. Le juge des requêtes a conclu, au paragraphe 26 de ses motifs, que la preuve n'étayait pas cette allégation.
[10] Le 6 juillet 1995, un agrément d'exploiter la boutique hors taxes a été octroyé à M. Ianni. La boutique a été ouverte au public le 10 juillet 1995.
[11] En novembre1995, les parties se sont rencontrées à Ottawa pour discuter du projet de vente d'essence en franchise de taxes et de droits de douane. Lors de cette rencontre, les fonctionnaires de Revenu Canada ont soulevé les trois principales questions-clés de politique publique exposées plus haut, à savoir l'incidence de la vente d'essence hors taxes sur les détaillants d'essence locaux et sur les recettes de l'État, de même que les difficultés à imposer les droits.
[12] Par lettre datée du 4 mars 1996 adressée à M. Ianni, le sous-ministre du Revenu national a indiqué que le gouvernement du Canada n'était pas en faveur de la vente d'essence en franchise de taxes et de droits de douane, et a confirmé les inquiétudes du ministère concernant le projet en question. Il s'est alors exprimé en ces termes (pièce G, voir le dossier d'appel, onglet 4) :
[TRADUCTION] Je comprends qu'une proposition en bonne et due forme sera bientôt présentée au Ministère. À ce propos, je vous assure que toute proposition qui sera soumise à Revenu Canada relativement à la vente d'essence en franchise de taxes et de droits de douane sera examinée minutieusement, et qu'aucune décision ne sera prise sans que toutes les parties intéressées aient été consultées. [Non souligné dans l'original.]
[13] CTC a chargé la firme KPMG Consulting d'établir deux rapports pour répondre aux préoccupations du gouvernement. Le premier rapport a été présenté au sous-ministre du Revenu national et discuté avec lui le 27 août 1996. Une deuxième rencontre avec des représentants de Revenu Canada a eu lieu le 6 décembre 1996, à la suite de laquelle un rapport plus complet a été soumis au gouvernement au mois de janvier 1997.
[14] Auparavant, soit le 22 juillet 1996, M. Ianni a écrit à la ministre du Revenu National de l'époque, l'Honorable Jane Stewart, sollicitant un entretien pour discuter du projet de vendre de l'essence hors taxes à l'Ambassador Bridge. La ministre a répondu ce qui suit par lettre datée du 18 octobre 1996 (voir le dossier d'appel à la page 156) :
[TRADUCTION] On m'a informée qu'à la suite de votre rencontre du 27 août 1996 avec le sous-ministre Pierre Gravelle, il avait été recommandé que vous consultiez tous les intéressés.
[TRADUCTION] Il me fera grand plaisir de vous rencontrer lorsque vous aurez complété ces consultations. [Non souligné dans l'original.]
[15] Pendant ce temps, la Windsor-Detroit Tunnel Duty Free Shop a retenu les services de M. A.A. Kubursi pour étudier le premier rapport rédigé par KPMG. Lors d'une réunion du Conseil municipal de la ville de Windsor tenue le 20 janvier 1997, M. Kubursi a présenté un exposé qui allait à l'encontre du projet de l'appelante. Des représentants de cette dernière étaient présents à cette réunion.
[16] Le 19 novembre 1997, les dirigeants de ADFMS ont appris des fonctionnaires de Revenu Canada qu'une décision allait bientôt être rendue relativement au projet de l'appelante. Ils ont exprimé leur inquiétude à l'égard du fait que le ministre n'avait pas tenu compte du deuxième rapport rédigé par KPMG.
[17] Le sous-ministre a fait parvenir deux notes de service au nouveau ministre du Revenu national, l'Honorable Herb Dhaliwal. La première était datée du 29 octobre 1997, et la seconde du 2 février 1998. La deuxième note de service faisait référence à une rencontre qui avait eu lieu le 15 novembre 1997. Elle résumait les trois questions-clés qui avaient été soulevées au cours d'entretiens avec des représentants de deux autres ministères intéressés, soit ceux de l'Industrie et des Finances. La note de service indiquait que des consultations avaient été tenues entre des fonctionnaires et des représentants de CTC. Elle précisait également que des représentants supérieurs du gouvernement avaient examiné le premier rapport rédigé par KPMG, de même que sa version améliorée subséquente, et qu'ils avaient considéré « le rapport comme imparfait, et ses conclusions comme peu fiables » (voir le dossier d'appel à la page 321). La note de service recommandait au ministre de fixer une restriction à l'agrément déjà octroyé à M. Ianni. Le ministre a paraphé la note de service du 2 février1998, indiquant par là qu'il était d'accord avec la solution proposée.
[18] Le 22 septembre 1998, l'agrément octroyé à M. Ianni était annulé, et un agrément interdisant la vente d'essence en franchise de taxes et de droits de douane était octroyé à l'appelante. Toutes les autres boutiques hors taxes situées au Canada étaient désormais soumises à la même règle.
2. Le jugement du juge des requêtes
[19] Le juge des requêtes a conclu que le paragraphe 7(1) du Règlement avait été valablement édicté, tant en vertu de l'alinéa 30c) que de l'alinéa 30n) de la Loi, et que le pouvoir du ministre d'octroyer et de modifier des agréments ne découlait pas uniquement du paragraphe 7(1) du Règlement. Ce pouvoir de modifier l'agrément, a-t-elle affirmé, émanait aussi directement de l'article 24 de la Loi. Elle n'a pas retenu non plus l'argument de l'appelante portant que le ministre avait peut-être le pouvoir, en vertu du sous-alinéa 7(1)a)(i) du Règlement, de modifier des agréments pour fixer des restrictions quant aux catégories de marchandises qui peuvent être reçues dans une boutique hors taxes, mais qu'il n'avait pas ce pouvoir quant aux catégories de marchandises qui peuvent être vendues dans une telle boutique. Elle a expliqué que, même si la lettre datée du 5 février 1998, par laquelle l'appelante était avisée de la décision du ministre, indiquait que [TRADUCTION] « [...] l'agrément d'exploiter votre boutique hors taxes est modifié pour préciser une limite quant à la vente [...] » , le fait d'avoir utilisé le terme « vente » plutôt que le terme « réception » ne tirait pas à conséquence.
[20] Elle a rejeté l'allégation de l'appelante portant que le ministre n'avait pas exercé correctement le pouvoir discrétionnaire dont il était investi en se conformant aveuglément à la politique gouvernementale existante, sans tenir compte du rapport rédigé par KPMG. Elle a retenu de la preuve que de nombreuses consultations avaient eu lieu entre les parties, que les craintes du gouvernement avaient été exposées et que l'appelante avait eu l'occasion de dissiper ces craintes. Elle s'est appuyée sur les arrêts Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat, [1980] 2 R.C.S. 735, à la page 753 et La Reine c. Harrison, [1977] 1 R.C.S. 238, à la page 245, pour affirmer que le ministre avait le droit de demander des avis et conseils à ses fonctionnaires avant de prendre une décision.
3. Analyse
[21] L'argument de l'appelante comporte deux volets.
[22] Premièrement, l'appelante allègue qu'aucune disposition législative n'habilitait le ministre à rendre la décision qu'il a rendue, puisque ni le Règlement ni la Loi ne lui permettent de modifier un agrément de la façon dont il l'a fait.
[23] L'analyse que le juge des requêtes a faite de la Loi et du Règlement réfute entièrement la première allégation de l'appelante. Son raisonnement se trouve aux paragraphes 4 à 12 de la décision publiée, où elle a également reproduit les dispositions de la Loi et du Règlement pertinentes à la question en litige. Je n'ai rien à ajouter à son examen de la question.
[24] Deuxièmement, l'appelante prétend que le juge des requêtes a eu tort de ne pas reconnaître qu'il y avait eu manquement à l'obligation d'équité procédurale et que la doctrine de l'attente légitime s'appliquait en l'espèce (voir les décisions Bendahmane c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 3 C.F. 16 (C.A.F.); Travailleurs des pâtes, des papiers et du bois du Canada, section locale 8 c. Canada (ministre de l'Agriculture, Direction des pesticides), [1994] A.C.F. no 1067, (1994), 174 N.R. 37 (C.A.F.) pour une analyse de la doctrine de l'attente légitime). Le sous-ministre Pierre Gravelle, dit-elle, a promis une « consultation complète » aux représentants de l'appelante dans sa lettre du 4 mars 1996. La ministre Jane Stewart a par la suite déclaré, dans sa lettre datée du 8 octobre 1996, qu'elle rencontrerait ces derniers lorsqu'ils auraient complété leurs consultations. Ces promesses, affirme l'appelante, n'ont toutefois pas été tenues.
[25] En relation avec cette deuxième allégation, l'appelante ajoute que le juge des requêtes a erré en droit et a commis une erreur manifeste et dominante, qui a faussé son appréciation de la preuve, en concluant que le fait que l'appelante ait eu connaissance de l'exposé présenté par M. Kubursi à une réunion du Conseil municipal de la ville de Windsor en opposition à son projet signifiait qu'elle était au courant de l'existence du rapport rédigé par ce dernier. Elle a également eu tort, affirme l'appelante, de tirer une conclusion négative du fait que le Pr Charles James, souscripteur de l'affidavit de l'appelante, n'avait pas vérifié si KPMG avait obtenu une copie du rapport Kubursi avant que le ministre ne rende sa décision.
[26] L'argument de l'appelante relatif à l'obligation d'équité procédurale nécessite une détermination de la nature de cette obligation.
[27] Dans l'arrêt Baker c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 817, aux pages 837 et suiv., le juge L'Heureux-Dubé énonce les facteurs ayant une incidence sur la nature de l'obligation d'équité procédurale de la façon suivante :
Bien que l'obligation d'équité soit souple et variable et qu'elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d'examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l'obligation d'équité dans des circonstances données. Je souligne que l'idée sous-jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l'obligation d'équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d'une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu'ils soient considérés par le décideur.
La jurisprudence reconnaît plusieurs facteurs pertinents en ce qui a trait aux exigences de l'obligation d'équité procédurale en common law dans des circonstances données. Un facteur important est la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir. Dans l'arrêt Knight, précité, à la p. 683, on a conclu que « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire est de nature à indiquer jusqu'à quel point ces principes directeurs devraient s'appliquer dans le domaine de la prise de décisions administratives » . Plus le processus prévu, la fonction du tribunal, la nature de l'organisme rendant la décision et la démarche à suivre pour parvenir à la décision ressemblent à une prise de décision judiciaire, plus il est probable que l'obligation d'agir équitablement exigera des protections procédurales proches du modèle du procès. [...]
Le deuxième facteur est la nature du régime législatif et les « termes de la loi en vertu de laquelle agit l'organisme en question » : Vieux St-Boniface, précité, à la p. 1191. Le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, et d'autres indications qui s'y rapportent dans la loi, aident à définir la nature de l'obligation d'équité dans le cadre d'une décision administrative précise. Par exemple, des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d'appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu'il n'est plus possible de présenter d'autres demandes : voir D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), aux pp. 7-66 et 7-67.
Le troisième facteur permettant de définir la nature et l'étendue de l'obligation d'équité est l'importance de la décision pour les personnes visées. Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses. [...]
[...]
Quatrièmement, les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision peuvent également servir à déterminer quelles procédures l'obligation d'équité exige dans des circonstances données.Notre Cour a dit que, au Canada, l'attente légitime fait partie de la doctrine de l'équité ou de la justice naturelle, et qu'elle ne crée pas de droits matériels : Vieux St-Boniface, précité, à la p. 1204; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la p. 557. Au Canada, la reconnaissance qu'une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l'obligation d'équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s'attend légitimement à ce qu'une certaine procédure soit suivie, l'obligation d'équité exigera cette procédure. [...]
Cinquièmement, l'analyse des procédures requises par l'obligation d'équité devrait également prendre en considération et respecter les choix de procédure que l'organisme fait lui-même,particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l'organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances : Brown et Evans, op. cit., aux pp. 7-66 à 7-70. Bien que, de toute évidence, cela ne soit pas déterminant, il faut accorder une grande importance au choix de procédures par l'organisme lui-même et à ses contraintes institutionnelles : IWA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, le juge Gonthier.
Je dois mentionner que cette liste de facteurs n'est pas exhaustive. Tous ces principes aident le tribunal à déterminer si les procédures suivies respectent l'obligation d'équité. D'autres facteurs peuvent également être importants, notamment dans l'examen des aspects de l'obligation d'agir équitablement non reliés aux droits de participation. Les valeurs qui sous-tendent l'obligation d'équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d'un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision. [Non souligné dans l'original.]
[28] Lorsqu'appliqués en l'espèce, la majorité des facteurs énoncés dans l'arrêt Baker c. Canada, qui ont une incidence sur la nature de l'obligation d'équité procédurale, militent fortement en faveur d'un assouplissement des exigences de ladite obligation. La décision en litige consistait en une décision stratégique qui comportait l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire étendu et la considération de plusieurs facteurs. Le processus de prise de décision ne ressemblait pas à une prise de décision judiciaire - il s'agissait tout au plus d'un processus de consultation auquel le ministre avait invité l'appelante afin de lui permettre de produire des documents à l'appui de sa position sur l'initiative proposée. L'incidence de la décision sur la vie des personnes visées était strictement économique, donc d'une importance moyenne, puisqu'elle se limitait à la perte d'une source de revenu additionnelle. Le processus de consultation, qui prévoyait que le ministre accepterait tout document produit par l'appelante et en tiendrait compte, était généreux. L'appelante n'a pas été empêchée de présenter de la documentation au bureau du ministre. Revenu Canada a tenu compte de cette documentation dans son appréciation de l'initiative projetée. L'appelante a pu rencontrer des représentants supérieurs de Revenu Canada pour discuter de son projet, et elle était tout à fait consciente des préoccupations du ministre à cet égard. Le ministre avait promis qu'aucune décision ne serait prise « sans que toutes les parties intéressées aient été consultées » . Rien ne permet d'affirmer que l'appelante était dans l'attente légitime de recevoir copie de tous les documents produits dans le cadre de l'étude dudit projet.
[29] Les deux notes de services expédiées au ministre démontrent qu'il s'est agi d'un vaste processus de consultation. La première, datée du 20 octobre 1997, informait le ministre des discussions qui étaient en cours relativement au projet de l'appelante et lui suggérait une ligne de conduite. Elle relevait les trois questions-clés qui sous-tendaient la politique gouvernementale et les nombreuses rencontres qui avaient eu lieu entre des représentants du gouvernement et ceux de l'appelante. Elle soulignait que le Conseil municipal de la ville de Windsor s'était opposé au projet le 20 janvier 1997, par un vote majoritaire de six voix contre quatre. Elle faisait état de l'opposition exprimée par les maires des villes de Windsor, Sarnia et Sault Ste-Marie, de même que par le député de la circonscription Sarnia-Lambton. Elle signalait que M. Kubursi de l'Université McMaster concluait à la suite d'une analyse qu'on ne pouvait se fonder sur le rapport KPMG pour autoriser la vente d'essence en franchise de taxes et de droits de douane à l'Ambassador Bridge. Elle avisait le ministre que son prédécesseur, l'Honorable Jane Stewart, avait consulté des députés et un ministre, et que deux députés étaient en faveur du projet tandis que les deux autres, dont le ministre, étaient contre. Elle indiquait de plus que, le 7 février 1997, le sous-ministre adjoint à la Direction générale des douanes et de l'administration des politiques commerciales avait rencontré le sous-ministre adjoint à la Direction de la politique de l'impôt du ministère des Finances, ainsi qu'un représentant du ministère de l'Industrie pour discuter du projet en question. Ils ont considéré le premier rapport rédigé par KPMG et sa version améliorée subséquente comme « imparfaits, et leurs conclusions comme peu fiables » . Ils ont jugé que rien dans ces deux rapports ne permettait de penser que les principales craintes du gouvernement avaient été dissipées en aucune façon. En conséquence, ils ont réaffirmé par écrit leur opposition au projet. La deuxième note de service, datée du 2 février 1998 et à laquelle le ministre a souscrit, allait essentiellement dans le même sens, si ce n'est qu'elle se présentait sous une forme plus concise.
[30] Le juge des requêtes a estimé que l'appelante aurait dû être au courant des préoccupations de M. Kubursi au sujet du projet, au moins à partir du moment où ce dernier a fait sa présentation à la réunion du Conseil municipal de la ville de Windsor tenue le 20 janvier 1997. Contrairement aux allégations de l'appelante, cependant, le juge des requêtes n'a pas conclu que l'appelante connaissait l'existence du rapport Kubursi (voir le mémoire des faits et du droit de l'appelante, au paragraphe 45).
[31] Elle a tiré une conclusion négative de la déclaration suivante du souscripteur de l'affidavit de l'appelante, le Pr James (voir le dossier d'appel à la page 172) :
[TRADUCTION] [...] [n]i la demanderesse ni aucun individu associé au projet de vendre de l'essence en franchise de taxes et de droits de douane à la boutique hors taxes n'a obtenu copie du rapport Kubursi avant qu'une telle copie ne leur soit expédiée par le conseiller du ministre du Revenu national, le 31 mars 1998.
[32] En contre-interrogatoire, le Pr James a expliqué qu'en employant les mots « aucun individu associé au projet de vendre de l'essence en franchise de taxes et de droits de douane » , il ne visait pas KPMG (voir le dossier d'appel à la page 246). Il a d'abord reconnu cependant (voir le dossier d'appel aux pages 191 s.) que MM. Dan Stamper et Pierre Richard, de même que le Pr Ed Ratushny et M. R.W. Ianni avaient joué un plus grand rôle que lui dans les négociations avec Revenu Canada et [TRADUCTION] « qu'il était possible que d'autres individus ayant participé au rapport KPMG aient eu de plus amples discussions avec Revenu Canada » (voir le dossier d'appel à la page 192).
[33] Le juge des requêtes a statué que, parce que le Pr James avait déclaré que KPMG avait joué un plus grand rôle que lui dans les négociations avec Revenu Canada au sujet du projet, la meilleure preuve n'avait pas été fournie par l'appelante à l'appui de la déclaration portant qu' « aucun individu associé au projet de vendre de l'essence en franchise de taxes et de droits de douane n'avait obtenu copie du rapport [Kubursi] » (voir le paragraphe 24 de ses motifs).
[34] Le juge des requêtes a déformé les propos du Pr James en affirmant qu'il reconnaissait que KPMG avait joué un plus grand rôle que lui dans les négociations avec Revenu Canada (voir le paragraphe 24 de ses motifs). Le Pr James a seulement déclaré que certains avaient eu plus de contacts que lui avec Revenu Canada et « qu'il était possible que d'autres individus ayant participé au rapport KPMG aient eu de plus amples discussions avec Revenu Canada » (non souligné dans l'original - voir dossier d'appel à la page 192). La déclaration du Pr James est toutefois demeurée vague et imprécise quant à la possibilité que KPMG ait eu connaissance de l'existence du rapport Kubursi avant que le ministre ne rende sa décision. Pour cette raison, elle était en droit de tirer la conclusion négative en litige.
[35] Le rapport Kubursi ne constituait qu'un des éléments d'appréciation qui ont été portés à l'attention du ministre. Les autres éléments qui ont été considérés sont les suivants : les questions-clés qui préoccupaient le gouvernement depuis des années, leur examen par les ministères, la division observée parmi les collègues politiques du ministre et l'opposition exprimée par le Conseil municipal de la ville de Windsor et par plusieurs maires. Le ministre avait promis que toute proposition qui serait soumise par l'appelante à Revenu Canada serait examinée minutieusement et qu'aucune décision ne serait prise « sans que toutes les parties intéressées aient été consultées » . L'appelante n'a pas été désavantagée par rapport à ceux qui s'opposaient au projet. Elle a eu l'opportunité de communiquer avec Revenu Canada pour débattre les positions opposées à son projet, les préoccupations principales du gouvernement ayant été rendues publiques. Elle aurait pu, par exemple, écrire au gouvernement pour faire connaître son point de vue à l'égard des craintes exposées par les membres du Conseil municipal de Windsor ou par M. Kubursi, ou par d'autres. Aucune promesse n'a été faite que les lettres et documents produits par une partie intéressée seraient transmis aux autres parties intéressées pour qu'elles puissent les commenter avant qu'une décision ne soit rendue, ni que les rapports rédigés par KPMG, ou tout autre rapport, seraient distribués à toutes les parties intéressées. Il est douteux que l'Honorable Jane Stewart ait pu, par sa lettre datée du 18 octobre 1998, engager son collègue, l'Honorable Herb Dhaliwal, dans le processus de consultation qui y est décrit.
[36] En définitive, la décision prise par le ministre était de nature hautement discrétionnaire et comportait l'examen de plusieurs éléments et de lourdes conséquences. Le juge des requêtes était fondé à conclure qu'il n'y avait pas eu manquement à l'obligation d'équité procédurale dans les circonstances.
[37] Je rejetterais cet appel avec dépens.
« Alice Desjardins »
J.C.A.
« Je suis du même avis
A.M. Linden, J.C.A. »
« Je suis du même avis
B. Malone, J.C.A. »
Traduction certifiée conforme
Diane Provencher, LL.B., D.D.N.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
No DE DOSSIER : A-354-00
INTITULÉ DE LA CAUSE : 1185740 ONTARIO LIMITED
et
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE: Ottawa (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE: 15 mai 2001
MOTIFS DU JUGEMENT RENDUS PAR LE JUGE DESJARDINS
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE LINDEN
LE JUGE MALONE
EN DATE DU : 12 juin 2001
ONT COMPARU:
David M. Attwater POUR L'APPELANTE
Christopher Rupar POUR LES INTIMÉS
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Lang Michener
Ottawa (Ontario) POUR L'APPELANTE
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario) POUR LES INTIMÉS
Date : 20010612
Dossier : A-354-00
OTTAWA (ONTARIO), LE MARDI 12 JUIN 2001
CORAM : LE JUGE DESJARDINS
LE JUGE LINDEN
LE JUGE MALONE
ENTRE :
1185740 ONTARIO LIMITED
appelante
- et -
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
intimés
JUGEMENT
Le présent appel est rejeté avec dépens.
« Alice Desjardins »
J.C.A.