OTTAWA, LE MERCREDI 20 NOVEMBRE 1996
A-578-93
CORAM :LE JUGE STONE
LE JUGE LINDEN
LE JUGE McDONALD
E n t r e :
SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le ministre des
Affaires indiennes et du Nord canadien et le procureur
général du Canada
appelante (défenderesse),
et
JOHN CORBIÈRE, CHARLOTTE SYRETTTE, CLAIRE ROBINSON
et FRANK NOLAN, en leur nom personnel et au nom
de tous les membres non-résidents de la bande de Batchewana,
intimés (demandeurs),
et
CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES,
et
NATIVE WOMEN'S ASSOCIATION OF CANADA,
et
LESSER SLAVE LAKE INDIAN REGIONAL COUNCIL,
intervenants.
JUGEMENT
L'appel est rejeté, sauf dans la mesure où le jugement rendu le 9 septembre 1993 par la Section de première instance est modifié de telle sorte que les mots « et réside ordinairement sur la réserve » contenus au paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, sont par les présentes déclarés contrevenir au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés uniquement en ce qui concerne la bande de Batchewana et, en conséquence, être inopérants uniquement en ce qui concerne la bande de Batchewana. À tous autres égards, le jugement en question est confirmé.
Les intimés ont droit aux trois-quarts des dépens du présent appel.
« A.J. Stone »
J.C.A.
Traduction certifiée conforme
C. Delon, LL.L.
A-578-93
CORAM :LE JUGE STONE
LE JUGE LINDEN
LE JUGE McDONALD
E n t r e :
SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le ministre des
Affaires indiennes et du Nord canadien et le procureur
général du Canada
appelante (défenderesse),
et
JOHN CORBIÈRE, CHARLOTTE SYRETTTE, CLAIRE ROBINSON
et FRANK NOLAN, en leur nom personnel et au nom
de tous les membres non-résidents de la bande de Batchewana,
intimés (demandeurs),
et
CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES,
et
NATIVE WOMEN'S ASSOCIATION OF CANADA,
et
LESSER SLAVE LAKE INDIAN REGIONAL COUNCIL,
intervenants.
Audience tenue à Toronto les 23, 24 et 25 septembre 1996.
Jugement rendu à Ottawa le mercredi 20 novembre 1996.
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR
A-578-93
CORAM :LE JUGE STONE
LE JUGE LINDEN
LE JUGE McDONALD
E n t r e :
SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le ministre des
Affaires indiennes et du Nord canadien et le procureur
général du Canada
appelante (défenderesse),
et
JOHN CORBIÈRE, CHARLOTTE SYRETTTE, CLAIRE ROBINSON
et FRANK NOLAN, en leur nom personnel et au nom
de tous les membres non-résidents de la bande de Batchewana,
intimés (demandeurs),
et
CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES,
et
NATIVE WOMEN'S ASSOCIATION OF CANADA,
et
LESSER SLAVE LAKE INDIAN REGIONAL COUNCIL,
intervenants.
MOTIFS DU JUGEMENT
LA COUR
La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si le paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens[1], qui exige que les membres d'une bande « réside[nt] ordinairement » dans une réserve pour être habiles à voter aux élections tenues au sein du conseil de la bande, contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui dispose :
15.(1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
La présente affaire, qui met en cause l'article 15, n'est toutefois pas une affaire habituelle, étant donné qu'elle exige que l'on analyse l'article 25 de la Charte et le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle pour déterminer si l'article 15 s'applique, eu égard aux circonstances.
Le présent appel implique l'examen de conceptions opposées de la démocratie au sein des bandes indiennes. Une de ces conceptions, la conception traditionnelle, est avancée par le gouvernement du Canada et la bande indienne de Batchewana (la bande), l'appelante, ainsi que par le Lesser Slave Lake Indian Regional Council[2] (le conseil régional), qui est intervenu à l'instance en faveur de l'appelante. L'appelante et le conseil régional appuient le critère de résidence prévu au paragraphe 77(1) au motif qu'il constitue un moyen de s'assurer que ceux qui votent lors des élections tenues au sein de la bande à titre d'électeurs de la bande ont un intérêt dans la collectivité et la culture de la bande et que celles-ci leur tiennent à coeur. Ils affirment que cet intérêt et cet attachement sont essentiels à la santé et à la survie de la bande. Selon eux, pour maintenir des liens avec la bande, il est essentiel d'y résider, et ces liens sont essentiels à l'épanouissement de la culture autochtone.
L'autre conception de la démocratie est défendue par M. John Corbière, Mme Charlotte Syrette, Mme Claire Robinson et M. Frank Nolan, les intimés dans le présent appel. Ils sont tous membres de la bande et, à l'exception de M. John Corbière, ils ne vivent pas dans les réserves de la bande. De concert avec les intervenants, le Congrès des peuples autochtones (le Congrès) et la Native Women's Association of Canada (l'Association), ils contestent le critère de résidence, au motif qu'il constitue un affront au droit de l'ensemble des membres de la bande de participer à tous les aspects de la vie de la bande à laquelle ils appartiennent. Ils ajoutent que cette participation ne peut que contribuer à l'enrichissement de la culture autochtone. Le Congrès est un organisme national qui représente environ 750 000 Indiens vivant à l'extérieur des réserves, Indiens non inscrits et Métis. L'Association est elle aussi un organisme national; elle représente depuis 1974 un regroupement d'associations provinciales, territoriales et régionales composées de femmes autochtones. Elle est constituée en majorité d'Indiennes inscrites qui vivent dans des réserves et à l'extérieur de celles-ci et dont l'admissibilité au sein des bandes indiennes de beaucoup d'entre elles a été rétablie en vertu de la Loi modifiant la Loi sur les Indiens (le projet de loi C-31)[3].
En l'espèce, le juge de première instance a statué qu'il y avait eu contravention à l'article 15. Il a accordé une réparation complexe dont il a suspendu l'exécution jusqu'au prononcé d'une décision dans le présent appel. Nous souscrivons pour l'essentiel à son dispositif, mais nous estimons qu'il convient de modifier quelque peu la réparation qu'il a accordée, compte tenu de la jurisprudence la plus récente et des nouveaux moyens qui ont été invoqués devant nous.
Le paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens dispose :
77.(1) Un membre d'une bande, qui a au moins dix-huit ans et réside ordinairement sur la réserve, a qualité pour voter en faveur d'une personne présentée comme candidat au poste de chef de la bande et, lorsque la réserve aux fins d'élection, ne comprend qu'une section électorale, pour voter en faveur de personnes présentées aux postes de conseillers.
La fonction du chef et des conseillers de la bande consiste de façon générale à administrer les affaires courantes de la réserve et à prendre des décisions au sujet des terres et de l'argent de la bande, sous réserve de l'autorisation du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre).
Le paragraphe 77(1) empêche par ailleurs les membres qui ne résident pas ordinairement dans la réserve de voter à titre d'« électeurs » lors de tout référendum ou autre scrutin direct, en raison de la définition suivante du terme « électeur » que l'on trouve au paragraphe 2(1) :
2.(1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.
[...]
« électeur » Personne qui remplit les conditions suivantes :
a) être inscrit sur une liste de bande;
b) avoir dix-huit ans;
c) ne pas avoir perdu son droit de vote aux élections de la bande.
Les membres d'une bande qui ne résident pas dans une réserve n'ont donc pas le droit de voter aux élections tenues su sein de la bande et ils ne remplissent pas non plus les conditions requises pour être considérés comme des « électeurs » dans les autres modes de scrutin démocratiques.
Dans le présent appel, les intimés ne concluent pas au prononcé d'un jugement déclarant le paragraphe 77(1) inopérant en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle. Ils demandent simplement d'être soustraits à l'application de ce paragraphe pour permettre aux membres de la bande qui vivent à l'extérieur de la réserve de voter. Cette conclusion repose sur la reconnaissance du fait que la situation factuelle et l'histoire de chacune des bandes régies par la Loi sur les Indiens sont différentes. Ils font valoir qu'en frustrant les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve du droit de participer au gouvernement de la bande, le paragraphe 77(1) viole leurs droits à l'égalité, étant donné qu'il leur refuse un bénéfice — le droit de vote — sur le fondement d'une caractéristique personnelle non pertinente, à savoir le fait de ne pas résider pas dans une réserve. Ils se plaignent du fait que, bien que tous les membres de la bande soient touchés par les décisions prises par la bande, seuls les membres qui vivent dans une réserve peuvent décider de la composition du conseil de bande et prendre part au processus de prise de décisions de la bande à titre d'« électeurs ». Ils affirment que, pour corriger cette situation discriminatoire, le tribunal doit leur accorder une réparation qui leur permette de voter lors des prochaines élections prévues pour le mois de décembre 1996 et lors des élections suivantes. L'appelante n'est pas d'accord avec ces prétentions; elle affirme que le juge de première instance a commis une erreur en accordant une réparation. Les prétentions et les moyens des parties seront exposés relativement à chaque question en litige.
Avant de passer à l'analyse fondée sur l'article 15, il est d'abord nécessaire d'exposer la situation générale de la bande pour ensuite déterminer si l'article 15 s'applique, eu égard au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle et à l'article 25 de la Charte. Il convient de signaler que ces dernières questions n'ont pas été débattues au procès.
CONTEXTE
Pour bien comprendre le présent appel, il convient d'exposer la situation actuelle de la bande. En 1991, la bande comptait 1 426 membres, dont 468 résidaient dans la réserve et 958 à l'extérieur de celle-ci[4]. La bande possède actuellement trois réserves qui sont situées sur la rive est du lac Supérieur ou dans les environs de celui-ci : la réserve de Rankin, la réserve de Goulais Bay et la réserve d'Obadjiwan. Ces réserves ont une superficie de 3 743 acres, 1 995 acres et 167 acres respectivement. La réserve de Rankin est située tout près de la ville de Sault Ste. Marie, tandis que les deux autres réserves sont situées au nord de la ville dans un milieu un peu plus rural. Les membres de la bande qui résident dans des réserves se retrouvent principalement dans la réserve de Rankin où, au moment où l'Étude d'impacts du projet de loi C-31 a été publiée, il y avait 134 unités de logement et un densité moyenne d'environ trois personnes par ménage[5]. Parmi les services qui sont offerts dans la réserve de Rankin, mentionnons une garderie, qui peut accueillir 40 enfants, et une école primaire de premier cycle, qui peut recevoir 16 enfants. Des programmes de loisirs y sont également offerts à l'intention de l'ensemble des jeunes de la bande. Les étudiants qui fréquentent les écoles élémentaires et secondaires à l'extérieur de la réserve sont transportés par un autobus d'écoliers qui appartient à la bande. La bande gère également les fonds consacrés à l'éducation qui lui sont versés à l'intention des étudiants qui fréquentent des écoles post-secondaires. La bande bénéficie des services d'une infirmière auxiliaire autorisée, qui s'occupe de la santé et du bien-être de la collectivité de Batchewana. Les services hospitaliers sont assurés par les hôpitaux de la ville de Sault Ste. Marie. D'autres services, tels que le service de protection contre les incendies et les services de maintien de l'ordre, sont également assurés par la ville de Sault Ste. Marie. L'argent que la bande reçoit provient du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le Ministère), d'organismes du gouvernement fédéral et du gouvernement provincial et des activités de la bande elle-même[6]. Entre 1985 et 1989, ce sont les activités organisées par la bande qui représentaient [TRADUCTION] « [...] la source de revenu de la bande qui connaît la croissance la plus rapide »[7]. En 1992, c'est l'éducation qui constituait le poste de dépense le plus important de la bande[8].
Historiquement, les terres de la bande étaient situées au nord de Sault Ste. Marie sur la rive est du lac Supérieur. La bande a cédé la plus grande partie de son territoire original aux termes du traité Robinson-Huron de 1850 et du traité Pennefather de 1859. Par suite de la signature de ces deux traités, la bande s'est retrouvée avec une seule réserve sur une île située sur la rivière St. Mary. À compter de 1879, la bande a essayé d'agrandir son territoire en achetant de petites réserves. En 1952, une réserve importante a été établie pour la bande à Rankin. Toutefois, avant la création de cette réserve, bon nombre de membres de la bande de Batchewana vivaient dans la réserve d'une autre bande, la réserve de Garden River. La plupart des membres de la bande ne vivaient pas dans leurs propres réserves[9]. Il a fallu attendre le lancement d'un ambitieux programme de logement dans la nouvelle réserve de Rankin pour que la proportion de membres résidant dans la réserve augmente au point où, en 1985, 69 pour 100 des membres de la bande habitaient dans des réserves de la bande.
La situation a cependant de nouveau été inversée en 1991, année où 68 pour 100 des membres de la bande vivaient une fois de plus à l'extérieur des réserves. Cette situation s'explique en grande partie par l'augmentation rapide du nombre de membres, augmentation attribuable aux modifications apportées en 1985 à la Loi sur les Indiens (ce qu'on appelle couramment le projet de loi C-31)[10]. Ces modifications visaient à corriger les effets discriminatoires des anciennes dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur les « mariages mixtes » et l'« émancipation » en rétablissant l'admissibilité au sein des bandes des Indiens qui avaient perdu leur statut en raison des dispositions en question. Les enfants de ces personnes recouvraient également le statut d'Indiens grâce à ces modifications. Ainsi que le juge de première instance l'a fait remarquer : « sur les 678 nouveaux membres enregistrés entre 1985 et 1989, 574 l'ont été en raison du projet de loi C-31 »[11].
Suivant la Loi sur les Indiens, tous les membres d'une bande, qu'ils résident dans la réserve ou à l'extérieur de celle-ci, ont droit aux avantages découlant de l'appartenance à la bande. Ainsi, les réserves servent à l'usage et au profit de l'ensemble des membres de la bande[12]. L'argent des Indiens détenu par Sa Majesté doit être utilisé au profit de la bande[13]. Tous les membres de la bande ont le droit de recevoir une quote-part du produit de la disposition des terres détenues par la bande.
Paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle
Le conseil régional intervenant fait valoir dans le présent appel que le droit de déterminer l'appartenance à la bande et les avantages y afférents, comme l'admissibilité au droit de suffrage, sont des droits ancestraux qui devraient être protégés en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle[14]. Plus précisément, l'intervenant affirme que le droit de fixer les règles d'appartenance à la bande et les avantages y afférents découlent de la nature du titre autochtone. S'ils étaient reconnus en vertu du paragraphe 35(1), ces droits bénéficieraient de la protection de l'article 25, lequel exigerait à son tour que la garantie d'égalité soit interprétée de manière à ne pas « porter atteinte » aux droits ancestraux.
Le paragraphe 35(1) dispose :
35.(1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.
(2) Dans la présente loi, « peuples autochtones du Canada » s'entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.
(3) Il est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d'accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis.
(4) Indépendamment de toute autre disposition de la présente loi, les droits — ancestraux ou issus de traités — visés au paragraphe (1) sont garantis également aux personnes des deux sexes.
L'économie générale du paragraphe 35(1) a été analysée dans l'arrêt R. c. Sparrow[15]. En premier lieu, il faut établir que le requérant agit en vertu d'un droit ancestral; deuxièmement, il faut déterminer si ce droit a été éteint; troisièmement, le tribunal doit examiner si l'atteinte à ce droit peut se justifier. Ce n'est toutefois que si l'existence d'un droit ancestral protégé par le paragraphe 35(1) est établie que le tribunal peut passer à la deuxième et à la troisième étapes de cette analyse. Dans l'arrêt Van Der Peet c. La Reine[16], la Cour suprême du Canada a récemment précisé la marche à suivre pour établir l'existence d'un droit ancestral. Les tribunaux doivent être guidés et éclairés par les objets que vise le paragraphe 35(1), qui sont de reconnaître « le fait qu'avant l'arrivée des Européens en Amérique du Nord le territoire était déjà occupé par des sociétés autochtones distinctives, et [...] de concilier cette occupation antérieure avec l'affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur le territoire canadien »[17]. Pour réaliser ces deux objets, on reconnaît les droits ancestraux qui satisfont au critère suivant : « pour constituer un droit ancestral, une activité doit être un élément d'un coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en question »[18]. Pour appliquer ce critère, il faut tenir compte de plusieurs facteurs, dont certains sont particulièrement utiles dans le cas qui nous occupe. Parmi ces facteurs, mentionnons le point de vue du peuple autochtone qui revendique le droit en question, la nature précise de la revendication, la question de savoir si le droit revendiqué revêt une importance capitale pour la collectivité autochtone qui le revendique et n'est pas simplement accessoire, la question de savoir si le droit revendiqué marque la continuité avec les coutumes qui existaient avant le contact avec les Européens, l'existence d'éléments de preuve propres au groupe autochtone qui, bien que n'étant pas nécessairement concluants, sont suffisants pour démontrer l'existence du droit et, finalement, la question de savoir si le droit reflète le caractère distinctif de la culture autochtone[19].
Si l'on passe à la thèse qui est soutenue en l'espèce, à savoir qu'il existe un droit historique de décider de l'appartenance aux effectifs de la bande et de ses avantages accessoires, et que ce droit découle de la nature du titre autochtone, la jurisprudence canadienne portant sur le titre autochtone reconnaît le fait que les droits ancestraux [TRADUCTION] « se rattachent au territoire que les peuples autochtones occupaient et utilisaient comme terres traditionnelles avant l'affirmation de la souveraineté »[20]. Cette façon de voir supposerait implicitement une conception de la collectivité et de l'appartenance à la bande qui implique nécessairement la capacité de décider de l'appartenance aux effectifs de la bande. Cette idée aurait été formulée explicitement dans le jugement Mabo v. Queensland, dans lequel la Haute Cour de l'Australie a déclaré : [TRADUCTION] « à condition que le peuple demeure une collectivité identifiable, dont les membres se reconnaissent mutuellement comme appartenant à cette collectivité et comme étant régis par les lois et les coutumes de celle-ci, le titre autochtone commun demeure et les membres de la collectivité peuvent en jouir suivant les droits et les intérêts auxquels ils ont respectivement droit selon les lois et les coutumes traditionnelles, telles qu'elles sont actuellement reconnues et observées »[21]. Un corollaire nécessaire de la capacité de la collectivité de fixer les règles d'appartenance à ses effectifs serait son aptitude à définir les droits de participation des membres en question. L'idée de l'existence d'une collectivité identifiable fondée sur une reconnaissance mutuelle de ses membres aurait par ailleurs été exprimée de façon constante et continue dans l'histoire législative canadienne de la réglementation administrative des bandes[22].
Pour pouvoir apprécier la preuve afin de déterminer si elle permet de reconnaître l'existence d'un droit ancestral garanti par le paragraphe 35(1), il faut d'abord, ainsi qu'il a été précisé dans l'arrêt Van Der Peet, « déterminer la nature du droit revendiqué »[23]. En l'espèce, le droit qui est revendiqué au nom de la bande est le droit d'exclure des membres non-résidents du processus décisionnel démocratique. Pour réussir à établir que ce droit est protégé, il faut présenter des éléments de preuve qui démontrent que le droit de refuser le droit de vote aux non-résidents est une pratique, une coutume ou une tradition qui fait partie intégrante de la culture distinctive de la bande. Pour juger si un droit satisfaisait au « critère de la partie intégrante de la culture distinctive », la Cour suprême a notamment déclaré, dans l'arrêt Van Der Peet, que « [l]'existence d'un droit ancestral dépend entièrement des coutumes, pratiques et traditions de la collectivité autochtone qui revendique le droit »[24]. Cette exigence se justifie logiquement par le fait que « même si les droits ancestraux sont des droits constitutionnels, cela n'enlève rien au fait capital que les intérêts que les droits ancestraux sont censés protéger se rapportent à l'histoire spécifique du groupe qui revendique le droit. Les droits ancestraux n'ont pas un caractère général et universel. Leur portée et leur contenu doivent être déterminés au cas par cas »[25].
Le rapport que les collectivités autochtones ont traditionnellement entretenu avec la terre se situe au coeur de la reconnaissance du titre autochtone et des droits ancestraux. Aucun élément de preuve n'a cependant été présenté pour démontrer de quelle manière ce rapport se traduisait par une pratique consistant à refuser le droit de vote aux non-résidents, pratique qui ferait partie intégrante de la bande et qui aurait existé avant le contact entre la société autochtone et la société européenne. Avant 1902, la bande était gouvernée par un chef héréditaire nommé à vie[26]. Comme aucun mécanisme électoral n'était prévu à l'époque, il ne pouvait exister de pratique consistant à assujettir les électeurs à un critère de résidence. Par la suite, des élections ont eu lieu assez régulièrement en conformité avec les modifications apportées à la Loi sur les Indiens, mais même si celle-ci prévoyait un critère de résidence, on installait souvent des bureaux de scrutin dans la réserve de Garden River et au village de Batchewana pour la commodité des membres de la bande qui résidaient à l'extérieur de la réserve. Or, ni l'un ni l'autre de ces deux endroits n'était une réserve de la bande[27], mais un nombre important de membres de la bande y vivaient.
En 1951, la Loi sur les Indiens a été modifiée de façon à ne reconnaître la qualité pour voter aux élections qu'aux membres de la bande qui « réside[nt] ordinairement sur la réserve »[28]. Aux termes d'un décret, les élections tenues au sein de la bande étaient régies par cet article[29]. Malgré cela, suivant la preuve, lors des élections, on a continué à installer des bureaux de scrutin dans la réserve de Garden River, où un certain nombre de membres de la bande résidaient toujours. Une lettre écrite au directeur régional du ministère des Affaires indiennes le 26 novembre 1968[30], nous fournit certains éléments d'information au sujet du processus électoral qui était suivi au sein de la bande à l'époque. On y laisse entendre qu'un décret soustrayant la bande au régime électoral en vigueur et lui permettant de revenir à la coutume de la bande correspondrait mieux à la pratique de la bande de permettre aux non-résidents vivant dans la réserve de Garden River de voter.
En réponse aux mesures prises depuis environ 1962 par le Ministère pour faire respecter rigoureusement le critère de résidence, plus d'une centaine de membres de la bande ont signé une pétition pour demander au Ministère de permettre aux non-résidents de voter. Le texte de cette pétition est éloquent :
[TRADUCTION]
NOUS, LES MEMBRES SOUSSIGNÉS DE LA BANDE DE BATCHEWANA, IMPLORONS PAR LA PRÉSENTE AU MINISTÈRE FÉDÉRAL DES AFFAIRES INDIENNES DE RÉTABLIR LE DROIT DE VOTE DES MEMBRES NON-RÉSIDENTS DE LA BANDE AFIN DE LEUR PERMETTRE DE PARTICIPER AUX ÉLECTIONS TENUES AU SEIN DE LA BANDE À TITRE DE MEMBRES ÉGAUX À PART ENTIÈRE DE LA BANDE DE BATCHEWANA CONFORMÉMENT AUX COUTUMES SUIVIES PAR LES MEMBRES DE LA BANDE DEPUIS LA SIGNATURE DES TRAITÉS CONCLUS PAR LA BANDE ENTRE 1850 ET LES ANNÉES 1962-1964 APPROXIMATIVEMENT[31].
La pétition précisait également que [TRADUCTION] « le ministère des Affaires indiennes a aboli cette coutume de la bande sans le consentement des effectifs de la bande »[32]. Le Ministère a répondu à la pétition en reconnaissant le fait que [TRADUCTION] « avant 1951, il se peut que la coutume de la bande ait été de permettre à tous les membres de la bande de voter, indépendamment de leur lieu de résidence. Toutefois, comme la bande tient ses élections sous le régime des dispositions de la Loi sur les Indiens qui concernent la tenue de scrutin, la résidence dans la réserve est une des conditions prévues à l'article 77 de la Loi »[33]. Le débat sur le critère de résidence n'a donc pas été vidé à l'époque et perdure jusqu'à nos jours.
À notre avis, d'après les faits sur lesquels les parties s'entendent, il n'y pas suffisamment d'éléments de preuve pour établir que l'inhabilité à voter qui frappe les membres non-résidents constitue un droit ancestral qui devrait être protégé en vertu du paragraphe 35(1). Il ressort plutôt de la preuve qu'avant 1902, le choix du chef de la bande n'était pas régi par un mécanisme électoral qui prévoyait un critère de résidence. Qui plus est, la preuve ne satisfait pas à la condition suivant laquelle il faut démontrer que le droit revendiqué existait avant le contact avec les sociétés européennes. Dans l'arrêt Van Der Peet, la Cour suprême précise bien que « [...] la période que doit prendre en considération le tribunal pour décider si le droit revendiqué satisfait au critère de la partie intégrante de la culture distinctive de la collectivité autochtone qui revendique le droit en cause est la période qui a précédé le contact entre les sociétés autochtones et européennes »[34]. Faute de preuve quant à l'existence de la pratique suivie avant le contact avec les Européens, l'existence du droit à la protection du paragraphe 35(1), lequel reconnaît l'occupation antérieure du territoire par les peuples autochtones, n'est pas établie. Toutefois, conformément à la méthode du « cas par cas » que le juge en chef Lamer a fait sienne dans l'arrêt Van Der Peet, nous ne voulons pas laisser entendre que d'autres groupes autochtones ne pourraient pas établir qu'ils possèdent un tel droit, si la preuve relative à leurs pratiques et à leur histoire particulières le justifiait.
Le Congrès des peuples autochtones intervenant soulève un moyen contradictoire qu'il tire du paragraphe 35(1). Il soutient que l'on ne devrait pas frustrer l'ensemble des membres de la bande de leur droit de participer au gouvernement de la bande, mais que ce droit devrait plutôt être protégé en tant que droit ancestral garanti par le paragraphe 35(1) de la Charte. Aucun élément de preuve n'a toutefois été présenté pour établir que ce droit existait avant le contact avec les sociétés européennes dans le cas de la bande. Le Congrès a plutôt fait porter l'essentiel de sa thèse sur la norme à appliquer pour déterminer si la violation de ce droit par le paragraphe 77(1) pouvait se justifier par application du critère posé dans l'arrêt Sparrow. Faute d'établir d'abord l'existence d'un droit ancestral conformément au critère posé dans l'arrêt Van Der Peet, celui qui revendique le droit ne peut passer aux deuxième et troisième volets du critère de l'arrêt Sparrow, à savoir la violation du droit en question et la justification de cette violation.
Article 25 de la Charte
On a également soutenu lors du présent appel que l'article 25 de la Charte devait protéger le critère de résidence contenu au paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens contre l'application de la garantie d'égalité. L'article 25 porte :
25. Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada, notamment :
a) aux droits et libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763;
b) aux droits ou libertés existants issus d'accords sur les revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis.
L'article 25 joue un rôle différent de celui du paragraphe 35(1) parce qu'il ne peut être appliqué de façon indépendante. Il joue plutôt le rôle d'un [TRADUCTION] « mécanisme de protection qui fait en sorte que les autres droits garantis par la Charte ne portent pas atteinte aux droits — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones »[35]. Si le droit de limiter le droit de vote aux seuls membres de la bande qui vivent dans une réserve était reconnu comme un droit ancestral au sens du paragraphe 35(1), l'article 25 aurait pour effet de garantir que ce droit n'est pas affaibli par application du paragraphe 15(1)[36]. Nous en sommes toutefois arrivés à la conclusion que l'existence d'un tel droit n'avait pas été établie.
Il a néanmoins été affirmé que la capacité d'assujettir le droit de voter aux élections tenues au sein des bandes à un critère de résidence pourrait être considérée comme un des autres « droits ou libertés [...] des peuples autochtones du Canada [...] » qui sont visés à l'article 25 et qu'il s'agit d'un droit qui devrait bénéficier de la protection de l'article 25 en tout état de cause. Bien que certains auteurs laissent entendre que l'article 25 devrait être invoqué lorsqu'une loi comme la Loi sur les Indiens essaie de tenir compte de la différence autochtone[37], nous ne sommes pas persuadés que le critère de résidence prévu par la Loi sur les Indiens puisse bénéficier de cette protection. L'article 25 a pour objet de protéger les droits qui appartiennent aux peuples autochtones en tant que peuples autochtones. Ainsi que notre analyse du critère de résidence prévu au paragraphe 35(1) le révèle, on n'a pas présenté suffisamment d'éléments de preuve dans le présent appel pour établir que l'exclusion des membres non-résidents de la bande du processus de prise de décisions reflète le caractère distinctif de la culture autochtone de la bande. Bien que l'objet essentiel de la Loi sur les Indiens soit de tenir compte de la spécificité des peuples autochtones et d'affirmer cette spécificité, ce ne sont pas toutes les dispositions de cette loi qui visent à atteindre cet objectif. Un auteur fait remarquer que [TRADUCTION] « la protection que l'article 25 accorde aux droits ancestraux peut être particulièrement importante en ce qui concerne les formes traditionnelles de gouvernement autochtone qui ne répondent pas nécessairement à la définition occidentale actuelle de la "démocratie". La légitimité de certaines formes traditionnelles de gouvernements autochtones repose sur la présence de chefs héréditaires ou de gouvernements fondés sur le consensus, et non pas nécessairement sur la tenue d'élections démocratiques »[38]. Il se peut fort bien que certaines des dispositions de la Loi sur les Indiens qui ont été édictées pour faciliter la prise en compte et la réalisation de ces objectifs se prêtent à la protection prévue à l'article 25. Toutefois, en l'espèce, la Loi sur les Indiens impose un système d'élections démocratiques. Ce système ne vise pas à protéger et à affirmer la spécificité autochtone. Qui plus est, malgré le plaidoyer éloquent de Me Twinn, l'avocate du conseil régional, la preuve qui a été produite dans le cadre du présent appel ne démontre pas que le critère de résidence auquel la tenue d'élections démocratiques est assujettie fait partie intégrante du maintien d'une forme distinctive de gouvernement autochtone.
En conséquence, nous sommes d'avis que les éléments de preuve présentés en l'espèce ne sauraient appuyer la conclusion que le droit d'exclure des personnes qui ne résident pas dans une réserve constitue l'un des « droits ou libertés [...] des peuples autochtones du Canada » auxquels l'article 25 devrait s'appliquer.
Analyse fondée sur le paragraphe 15(1)
La question suivante à examiner est celle de savoir si, eu égard aux faits de la présente affaire, on a contrevenu au paragraphe 15(1) en privant les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve du droit de voter aux élections tenues au sein de la bande et de se prononcer sur les autres questions relatives au gouvernement de la bande. Le critère du paragraphe 15(1) à suivre est celui qui a été originalement posé dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia par le juge McIntyre et qui a été résumé par le juge Lamer [maintenant juge en chef] dans l'arrêt R. c. Swain[39] :
La cour doit d'abord déterminer si le plaignant a démontré que l'un des quatre droits fondamentaux à l'égalité a été violé (i.e. l'égalité devant la loi, l'égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d'autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une « discrimination ». Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a eu pour effet d'imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres. De plus, pour déterminer s'il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s'assurer que la plainte correspond à l'objectif général de l'art. 15, c'est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne.
Le critère comporte deux étapes[40] : premièrement, la personne qui fait valoir le droit en question doit démontrer qu'il y a eu négation de son droit à la « même protection » ou au « même bénéfice » de la loi qu'une autre personne. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette négation constitue une discrimination. À cette seconde étape, pour établir qu'il y a eu discrimination, « [...] le demandeur doit prouver que la négation repose sur l'un des motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue et que le traitement inégal et fondé sur l'application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe »[41]. Si le demandeur réussit à franchir ces deux étapes, la violation du paragraphe 15(1) est établie et il y a alors déplacement de la charge de la preuve sur la partie qui défend la validité de la loi, qui doit alors établir qu'il s'agit d'une limite dont « la justification [peut] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique » au sens de l'article premier de la Charte.
a) Négation d'un bénéfice
Le paragraphe 15(1) ne s'applique que si l'on peut démontrer qu'un bénéfice a été nié au demandeur. Pour déterminer si un bénéfice avait été nié en l'espèce, le juge de première instance a statué que « [...] le refus d'accorder le droit de vote aux élections au conseil de bande ou à des fins telle que l'approbation de la cession d'un intérêt dans la réserve a des répercussions négatives importantes sur ceux qui ne résident pas ordinairement sur la réserve »[42]. Nous souscrivons à cette conclusion. Lorsqu'un processus décisionnel démocratique est adopté, le droit de vote est un droit fondamental[43]. Le droit de suffrage légitime le régime représentatif. La caractéristique essentielle de tout système démocratique, y compris celui qui régit la bande, n'est pas l'aptitude à obtenir un résultat politique déterminé, mais plutôt la capacité de participer au processus décisionnel. Reconnaissant l'importance de ce droit, l'article 3 de la Charte garantit à tout citoyen canadien le droit de voter aux élections législatives fédérales ou provinciales[44]. Lorsque le droit de vote est refusé à certains membres de la collectivité pour laquelle l'organe gouvernemental agit, les membres de cette collectivité perdent le bénéfice de la participation qui légitime leur régime de démocratie représentative. Étant donné que les élections au conseil de la bande sont, suivant la Loi sur les Indiens, régies par un processus électoral démocratique, il est évident que les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve se voient ainsi frustrés d'un bénéfice important.
Pour mieux comprendre la mesure dans laquelle les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve se sont vus refuser le droit de participer à la gestion et au gouvernement de la bande, il est utile d'examiner, comme le juge de première instance l'a fait, l'effet du paragraphe 77(1) sur d'autres articles de la Loi sur les Indiens. Pour ce qui est d'abord des incidences de la limite apportée au droit de vote sur la capacité des membres non-résidents de la bande de participer aux décisions concernant l'aliénation des terres, rappelons que le paragraphe 39(1) prévoit que des terres de réserve ne peuvent être cédées à Sa Majesté (ce qui se produirait normalement en cas de location ou de vente de terres par la Couronne à des tiers) à moins que cette cession [...] soit approuvée par « une "majorité des électeurs" de la bande à une assemblée ou par référendum »[45]. Le juge de première instance a expliqué que les incidences du paragraphe 77(1) sur le paragraphe 39(1) étaient telles que « les "électeurs" pouvant approuver l'aliénation des terres de réserve ne comprennent pas les membres de la bande vivant à l'extérieur de la réserve, même si les terres sont détenues à l'usage et au profit de tous les membres de la bande »[46]. En outre, en vertu du paragraphe 64(1), le ministre peut notamment, avec le consentement du conseil d'une bande, autoriser la distribution per capita de l'argent provenant de la vente de terres cédées et la dépense de sommes d'argent pour construire des maisons destinées à des membres de la bande. Là encore, les membres de la bande qui ne résident pas dans la réserve ne peuvent participer au choix des membres du conseil de la bande qui conseillent le ministre relativement à ces décisions.
De plus, sous la rubrique « Administration de l'argent des Indiens », le paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens prévoit que « [l]'argent des Indiens ne peut être dépensé qu'au bénéfice des Indiens ou des bandes à l'usage et au profit communs desquels il est reçu ou détenu, et, sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des clauses de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si les fins auxquelles l'argent des Indiens est employé ou doit l'être, est à l'usage et au profit de la bande ». Le paragraphe 66(1) dispose, quant à lui, que « [a]vec le consentement du conseil d'une bande, le ministre peut autoriser et ordonner la dépense de sommes d'argent du compte de revenu à toute fin qui, d'après lui, favorisera le progrès général et le bien-être de la bande ou d'un de ses membres ». Là encore, le conseil de la bande se voit confier la tâche de prendre des décisions en ce qui concerne la dépense de sommes d'argent du compte de revenu qui ont une incidence sur tous les membres de la bande, qu'ils aient ou non le droit de participer au choix des membres de ce conseil. Le « résultat net » de ces dispositions est, comme le juge de première instance l'a reconnu, que, dans certains cas, la dépense de sommes d'argent des Indiens autorisée par le ministre avec le consentement du conseil de bande élu « touche directement » des membres de la bande qui ne sont pas habilités à participer aux élections au conseil de la bande[47].
Par ailleurs, le paragraphe 81(1) de la Loi sur les Indiens confère au conseil de bande le pouvoir de prendre des règlements administratifs à plusieurs fins. Ce paragraphe permet au conseil de bande de prendre des règlements qui touchent la réserve. Parmi ces fins, mentionnons la réglementation de la circulation, la réglementation de la construction et des ouvrages locaux, le zonage, l'arpentage des terres de la réserve et leur répartition entre les membres de la bande, la réglementation ou l'interdiction de sports ou autres amusements et la conservation du poisson et du gibier dans la réserve[48]. Elles comprennent également la santé dans la réserve, l'observation de la loi et le maintien de l'ordre, la répression de l'inconduite et des incommodités, l'expulsion et la punition des personnes qui pénètrent sans droit ni autorisation dans la réserve ou la fréquentent pour des fins interdites, la résidence des membres de la bande, le droit des conjoints ou des enfants qui résident avec des membres de la bande dans une réserve pour toute matière au sujet de laquelle le conseil peut établir des règlements administratifs et, finalement, toute question qui découle de l'exercice des pouvoirs prévus par les pouvoirs de réglementation en question[49]. Finalement, le conseil de la bande a le pouvoir d'infliger une amende maximale de mille dollars ou une peine d'emprisonnement de trente jours en cas de violation d'un des règlements administratifs pris en application de cet article. Bien que le juge de première instance ait conclu que les pouvoirs de réglementation n'avaient pas d'incidences directes sur les membres de la bande qui résident à l'extérieur de la réserve, bon nombre des pouvoirs prévus au paragraphe 81(1), s'ils étaient exercés, pourraient avoir des répercussions importantes et directes tant sur la vie des résidents que sur celle des non-résidents qui sont membres de la bande. La Native Women's Association of Canada intervenante affirme que, par le biais du paragraphe 81(1), les conseils de bande ont le pouvoir d'influencer les conditions de vie sur la réserve des femmes et de leurs enfants sur le plan de la sécurité, des soins de santé, de l'éducation et du logement et que ces aspects qui peuvent jouer un rôle déterminant en ce qui concerne leur capacité et leur désir de vivre dans la réserve. Il est important pour les femmes qui vivent présentement à l'extérieur de la réserve d'être en mesure de participer au choix des membres du conseil de la bande de qui dépend en grande partie la question de savoir si la réserve sera un milieu sûr où elles peuvent vivre sans peur.
Il ressort de cet examen des fonctions que joue le conseil de la bande à l'égard de l'ensemble de ses membres qu'en empêchant les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve de participer au choix de la composition de la bande et en leur refusant toute participation à titre d'électeurs de la bande, le paragraphe 77(1) frustre les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve d'un bénéfice important de la loi.
Reconnaissant toutefois le fait que ce ne sont pas toutes les négations de bénéfice qui sont discriminatoires, nous passons maintenant à l'analyse de la question de savoir si « [...] le traitement différent a pour effet d'imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres »[50].
b) La négation est-elle discriminatoire?
(i) la non-résidence dans une réserve constitue-t-elle un motif analogue?
L'analyse des « motifs énumérés et analogues » permet maintenant de répondre en grande partie à la question de savoir si une distinction déterminée est discriminatoire au sens du paragraphe 15(1). Cette méthode a été exposée par la Cour suprême, dans l'arrêt Andrews, dans lequel le juge McIntyre a expliqué de quelle manière l'analyse relative aux motifs analogues s'inscrit dans le cadre plus large de l'analyse de la discrimination[51] :
Le [...] point de vue [...] des « motifs énumérés et analogues » correspond davantage aux fins de l'art. 15 et à la définition de la discrimination exposée auparavant et renvoie à l'article premier les questions de justification. Cependant, pour vérifier s'il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, il ne suffit pas de se concentrer uniquement sur le motif allégué de discrimination et de décider s'il s'agit d'un motif énuméré ou analogue. L'examen doit également porter sur l'effet de la distinction ou de la classification attaquée sur le plaignant.
Dans ce passage, la Cour suprême fait allusion à la distinction qui existe entre le motif analogue en litige et le groupe qui revendique la protection de ce motif. L'importance de cette distinction a été analysée plus en détail dans l'arrêt Schachtschneider c. Canada[52] :
Tant le motif de discrimination que le groupe contre lequel s'exerce la discrimination sont importants au regard du paragraphe 15(1). Il importe de déterminer le motif de discrimination pour savoir si la prétention tombe sous le coup du paragraphe 15(1). Il est également nécessaire de prendre en considération le groupe qui dit être victime de discrimination car les circonstances historiques, sociales et politiques de ce dernier ont une incidence sur la question de savoir si une distinction défavorable est discriminatoire ou non[53].
En l'espèce, bien que le motif analogue soit le lieu de résidence des membres de la bande indienne, le groupe qui, selon ce qu'on affirme, a besoin de la protection de l'article 15, est constitué de tous les membres de la bande qui vivent à l'extérieur des réserves.
Le juge Wilson a précisé davantage la méthode à suivre pour déceler la présence de motifs analogues lorsqu'elle a écrit que « [...] il s'agit là d'une conclusion qui ne peut pas être tirée seulement dans le contexte de la loi qui est contestée mais plutôt en fonction de la place occupée par le groupe dans les contextes social, politique et juridique de notre société »[54]. Plus récemment, le juge McLachlin a expliqué que les motifs énumérés et les motifs analogues peuvent servir d'« [...] indices de discrimination facilement décelables parce que les distinctions fondées sur ces motifs sont habituellement stéréotypées, reposant sur des caractéristiques présumées plutôt que réelles »[55]. Le juge McLachlin a également écrit que, même si, pour conclure à l'existence d'un motif analogue, les tribunaux se fondaient traditionnellement sur certains indices — existence d'un désavantage historique, caractérisation du groupe visé comme minorité discrète et isolée, fait que la distinction soit fondée sur une caractéristique personnelle, immuabilité de la caractéristique et comparaison avec les motifs énumérés —, ces facteurs ne devaient pas devenir des éléments d'une formule rigide. Elle a plutôt estimé que les critères comme l'immuabilité « [...] peuvent être des indices valides au sens où leur présence peut constituer un signe de l'existence d'un motif analogue. Cependant, n'est pas valide la proposition contraire — selon laquelle un ou l'ensemble de ces éléments doivent être présents si l'on veut conclure à l'existence d'un motif analogue »[56]. L'analyse fondée sur le paragraphe 15(1) devrait plutôt être fondée sur la reconnaissance de la raison d'être de la garantie d'égalité, en l'occurrence la question de savoir si le motif de distinction peut avoir pour effet de porter atteinte à la dignité humaine fondamentale de la personne qui invoque la Charte[57]. La méthode qui est maintenant suivie est donc souple et non limitative. De fait, on pourrait désormais affirmer que les catégories de motifs analogues, comme les catégories relatives à la négligence[58], ne sont jamais limitatives.
Le juge de première instance a estimé qu'il était possible de caractériser les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve comme « [...] formant, de façon générale, un groupe qui a été historiquement défavorisé du fait de son incapacité à s'établir dans les réserves »[59]. À l'appui de cette conclusion, le juge s'est fondé sur deux traits historiques propres à la situation des membre de la bande résidant à l'extérieur des réserves. Tout d'abord, le juge a conclu que la cession de territoire effectuée en 1850 aux termes du traité Robinson-Huron avait entraîné une pénurie de terres adéquates. Cette pénurie a eu pour effet d'empêcher bon nombre des membres de la bande de s'installer dans les réserves malgré le fait qu'ils souhaitaient le faire. Pour en arriver à cette conclusion, le juge de première instance s'est fondé sur le fait que, dans les années qui ont suivi la création de la réserve de Rankin et grâce à un « programme énergique de logement », « la proportion de membres vivant dans les réserves a plus que doublé, passant de quelque 34 à 69 % »[60]. En second lieu, il s'est dit d'avis que le projet de loi C-31 était un autre facteur qui permettait de qualifier les membres de la bande qui ne résidaient pas dans les réserves de groupe qui avait besoin de protection. L'augmentation soudaine du nombre de membres de la bande provoquée par l'adoption du projet de loi C-31 a créé une situation dans laquelle la majorité des membres de la bande vivaient à l'extérieur des réserves de la bande. Le juge de première instance a examiné cette situation dans le contexte de la raison pour laquelle le projet de loi C-31 avait été adopté. Il a fait observer que les nouveaux membres qui étaient venus grossir les effectifs de la bande par suite de l'adoption du projet de loi C-31 étaient pour la plupart des femmes qui, en raison de l'ancien alinéa 12(1)b) de la Loi sur les Indiens, avaient perdu leur statut en raison de leur mariage avec un non-Indien, et les enfants de ces femmes. Or, comme le juge de première instance l'a fait remarquer, l'alinéa 12(1)b) a été abrogé le jour même où l'article 15 de la Charte est entré en vigueur[61]. Le projet de loi C-31 a également rétabli dans leurs droits les personnes qui, de leur propre chef ou du chef de leurs parents, avaient été « émancipées » en tant que citoyens canadiens en vertu de l'alinéa 12(1)a). Leur émancipation s'est traduite par la perte de leur statut d'Indien. Par conséquent, le juge de première instance a conclu que les membres de la bande qui avaient recouvré leur statut d'Indien grâce au projet de loi C-31 « [...] s'étaient vu historiquement priver de leur appartenance à la bande (et donc du droit de vivre dans une réserve) du fait de leur sexe ou de leur race, leur mère ayant épousé un homme d'une autre race ou leurs parents ayant été obligés de renoncer à leur statut d'Indiens afin de jouir des mêmes droits et d'assumer les mêmes obligations que les Canadiens d'autres races »[62]. Le juge de première instance a conclu que, bien que l'objet du projet de loi C-31 fût de corriger les effets discriminatoires de la Loi sur les Indiens, les Indiens ainsi visés par ce projet de loi ont dû faire face à une nouvelle difficulté : « Une fois recouvré le statut qu'ils avaient perdu en raison de dispositions fondées sur le sexe ou la race, ils constatent maintenant que la possibilité de résider dans une réserve leur est limitée »[63]. On pourrait dire qu'ils sont passés de l'état de parias à celui de semi-parias.
Selon le juge de première instance, les incidences de ces deux facteurs sont telles que, bien qu'il puisse exister certains membres du groupe visé qui n'ont « [...] aucun désir de s'établir dans les réserves et qui, selon les critères normaux, vivent mieux à l'extérieur des réserves [...] nombreux doivent être ceux qui, parmi les membres au nom de qui la présente instance est engagée, ne peuvent changer de lieu de résidence pour aller s'établir dans la réserve, pas plus facilement à tout le moins qu'une personne peut changer de citoyenneté — caractéristique qu'on a jugée, dans l'arrêt Andrews, analogue aux motifs expressément énumérés au paragraphe 15(1) »[64]. L'appelante conteste les conclusions du juge de première instance selon lesquelles les terres de la bande ont, historiquement, été inadéquates, qu'il n'y a pas suffisamment de logements pour les personnes qui vivent présentement à l'extérieur de la réserve, et que la plupart des personnes qui ont été réintégrées comme membres de la bande en vertu du projet de loi C-31 sont des femmes qui avaient perdu leur statut par suite de leur mariage à des non-Indiens, et leurs enfants. Suivant également l'interprétation que l'appelante en fait, la preuve des demandeurs nommément désignés démontre bien que, dans chaque cas, l'intéressé a fait le « choix » de ne pas vivre dans la réserve pour une raison ou pour une autre. Elle conteste donc la conclusion du juge de première instance suivant laquelle bon nombre des membres de la bande qui vivent présentement à l'extérieur de la réserve sont empêchés de s'installer dans la réserve pour des raisons de pénurie de logement et d'insuffisance de subventions.
Nous sommes d'avis que la preuve présentée au procès justifiait la conclusion du juge de première instance suivant laquelle la résidence dans la réserve ou à l'extérieur de celle-ci ne pouvait être changée qu'« au prix de difficultés considérables ». Malgré le fait que, depuis la création de la réserve de Goulais Bay en 1885, la bande possède au moins 1 595 acres de terres, la plus grande partie de ces terres étaient, suivant la preuve, « inadéquates ». La création de la réserve de Rankin en 1952 et l'augmentation considérable de la population de la bande vivant dans la réserve le démontrent bien. Deuxièmement, dans une note de service rédigée en 1939, qui a par la suite conduit à la création de la réserve de Rankin, il a été reconnu que la bande avait besoin de terres de réserve supplémentaires parce que [TRADUCTION] « la réserve de Goulais Bay n'offre plus de bonnes perspectives d'emploi et que la production de la pêche commerciale dans les eaux voisines connaît une baisse marquée »[65]. Troisièmement, la situation qui existe actuellement dans les réserves de la bande est telle que, bien que des lots aménagés et des lots non aménagés soient disponibles, la demande de subventions nécessaires pour construire des logements sur les lots en question dépasse de beaucoup l'offre, ce qui rend tout à fait légitime la conclusion du juge de première instance selon laquelle bon nombre des « [...] membres non-résidents au nom desquels la présente action est intentée [...] n'auront pas accès avant longtemps à un logement dans la réserve »[66]. Les auteurs de l'Étude d'impacts du projet de loi C-31 qui a été effectuée au sujet de la bande ont conclu que [TRADUCTION] « au taux actuel de financement, la demande de maisons subventionnées dépasse largement l'offre et se traduit par un excédent de demande de 28 unités de logement pour 1989 »[67]. Finalement, bien qu'on n'ait soumis au juge de première instance aucun élément de preuve directe portant sur le nombre de membres de la bande qui avaient recouvré leur statut par suite du projet de loi C-31 et qui étaient des femmes ou des enfants de ces femmes qui avaient perdu leur statut en raison de l'alinéa 12(1)b), le juge pouvait raisonnablement conclure que ce groupe représentait une proportion importante des personnes qui avaient été réintégrées comme membres de la bande. L'objet fondamental de l'adoption du projet de loi C-31 était de remédier à la discrimination dont étaient victimes les femmes qui avaient épousé un homme « à l'extérieur » de la collectivité indienne. Dans l'étude menée par le Ministère au sujet des incidences du projet de loi C-31, cette volonté est exprimée dans les termes les plus nets :
[TRADUCTION]
Les modifications visent à rendre la Loi compatible avec la Charte canadienne des droits et libertés. Le projet de loi C-31 a pour objet de supprimer de la Loi toute discrimination fondée sur le sexe, de redonner le statut d'Indien aux personnes admissibles et de les réintégrer dans leurs droits en tant que membres de la bande (particulièrement les femmes qui ont perdu leur statut par suite de leur mariage à un non-Indien) et de permettre aux bandes de fixer les règles d'appartenance à leurs effectifs[68].
Bien que l'étude du Ministère, qui a été versée au dossier de consentement dans le présent appel, n'ait pas été portée à la connaissance du juge de première instance, elle démontre qu'un des buts manifestes du projet de loi C-31 était de corriger la situation des femmes et de leurs enfants qui avaient été victimes de discrimination par le passé du fait qu'elles avaient perdu leur statut de membres de la bande.
Malgré le fait que les conclusions que le juge de première instance a tirées au sujet de l'état du droit à l'époque soient suffisantes, il n'est plus nécessaire de faire la preuve de quelque chose qui ressemble à de l'« immuabilité » comme on aurait pu le faire au moment où le procès a été entendu. Il s'est avéré que les avocats ont consacré inutilement trop d'énergie à examiner la disponibilité de logements dans les réserves de la bande. La présente affaire ne porte pas sur le logement, mais bien sur le droit de vote. En s'attardant à ce point sur la situation du logement, les avocats ont essayé de détourner l'attention du tribunal de la raison pour laquelle le paragraphe 15(1) est contesté en l'espèce, à savoir l'inhabilité à voter fondée sur la non-résidence dans les réserves. Nous bénéficions maintenant de l'arrêt Miron, précité, dans lequel la Cour suprême a déclaré dans les termes les plus nets que les indices dont on se sert pour déterminer l'existence d'un motif analogue, dont l'immuabilité, ne sont qu'« un moyen analytique utilisé pour déterminer une question »[69].
Compte tenu de ce qui précède, nous sommes maintenant en mesure d'examiner d'une façon qui tienne davantage compte des buts visés en quoi le lieu de résidence des membres de la bande constitue un motif analogue qui mérite la protection de la Charte. En premier lieu, le droit de voter aux élections tenues au sein de la bande a été refusé sur le fondement d'une caractéristique — le fait de résider à l'extérieur d'une réserve — à laquelle un stéréotype est accolé. Sa Majesté a laissé entendre, dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier, que le critère de résidence constitue un limite rationnelle et raisonnable imposée au droit de voter lors des élections tenues au sein de la bande, parce qu'il permet uniquement aux personnes qui ont un attachement et un intérêt directs face à la collectivité de voter. Elle ajoute que la réserve est nécessaire à la survie de la bande, qui doit être soigneusement protégée par l'électorat et ne pas faire l'objet d'un commerce lucratif. Il s'ensuit qu'on ne peut être sûr que les membres de la bande qui ne vivent pas dans la réserve se serviront de leur pouvoir électoral d'une manière qui aille dans le sens des intérêts de la bande. Bien que des membres résidents de la bande puissent effectivement la ressentir, cette crainte n'est appuyée par aucun des éléments de preuve qui ont été présentés dans le présent appel. Elle est de toute évidence fondée sur une présomption stéréotypée portant sur une caractéristique personnelle, à savoir la non-résidence, ce qui en fait une candidate idéale pour une protection en tant que motif analogue[70]. De toute façon, le ministre, qui doit ratifier la plupart des décisions importantes, peut protéger la bande contre toute mesure défavorable.
Deuxièmement, suivant la preuve, de nombreux membres de ce groupe ont, indépendamment de la distinction attaquée, été victimes d'un désavantage historique, ce qui constitue un autre indice qui justifie de conclure à l'existence d'un motif analogue[71]. Dans l'arrêt R. c. Turpin, le juge Wilson a statué que « la constatation d'une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut-être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée »[72]. L'augmentation soudaine du nombre de membres vivant à l'extérieur des réserves était en grande partie attribuable au projet de loi C-31 qui, ainsi que le juge de première instance l'a souligné, a été adopté pour corriger la discrimination historique fondée sur le sexe et la race qui était contenue dans la Loi sur les Indiens[73]. Bon nombre de ceux qui se voient présentement refuser le droit de voter aux élections tenues au sein de la bande se sont retrouvés dans cette situation en raison des répercussions de dispositions législatives discriminatoires antérieures. L'étude du Ministère donne le profil du groupe des Indiens inscrits visés par le projet de loi C-31 :
[TRADUCTION]
Les Indiens inscrits entrent dans deux catégories générales : ceux qui sont réintégrés dans leurs droits (c'est-à-dire les personnes qui avaient déjà été inscrites mais qui avaient ensuite perdu leur statut d'Indien sous le régime de l'ancienne Loi) et les personnes qui sont inscrites pour la première fois. Au 30 juin 1990, les personnes réintégrées dans leurs droits (dont le nombre s'élevait à 18 493) représentaient le quart de toutes les personnes inscrites sous le régime du projet de loi C-31. Environ les trois-quarts de ces personnes étaient des femmes qui avaient perdu leur statut par suite de leur mariage à un non-Indien. Les personnes inscrites pour la première fois, dont le nombre s'établissait à 55 061 au 30 juin 1990, étaient surtout des enfants et, lorsqu'ils étaient admissibles, les petits-enfants de personnes ayant été réintégrées dans leurs droits en vertu du projet de loi C-31[74].
Plus loin dans l'étude du Ministère, les auteurs signalent que [TRADUCTION] « la plus grande proportion des personnes inscrites en vertu du projet de loi C-31 sont des femmes de plus de 25 ans qui vivent à l'extérieur des réserves dans des ménages habités par des adultes seulement ou dans des ménages où elles vivent avec leur partenaire et des enfants de moins de 18 ans »[75]. Ainsi qu'il est déclaré dans l'étude du Ministère, un des « principaux objectifs » du projet de loi C-31 était de corriger la « discrimination fondée sur le sexe »[76]. Pour y parvenir, on a redonné leur statut d'Indien aux personnes visées par les dispositions discriminatoires et on les a rétablies dans les droits découlant de leur appartenance à une bande. Ces personnes n'ont cependant pas récupéré tout ce qu'elles avaient perdu. Elles n'ont pas recouvré leur capacité de participer au gouvernement démocratique de leur bande. Le législateur fédéral, dans une réponse incomplète, n'est pas allé jusqu'à corriger tous les effets discriminatoires des anciennes dispositions de la Loi sur les Indiens. En conséquence, le paragraphe 77(1) demeure un vestige de la discrimination que le projet de loi C-31 visait à corriger.
Il se peut que ce ne soient pas tous les membres de la bande qui vivent à l'extérieur des réserves qui ont été touchés par ce désavantage indépendant. Cela n'enlève cependant rien à la pertinence de ce facteur lorsqu'il s'agit d'établir l'existence d'un motif analogue. Ainsi, dans l'arrêt Dartmouth/Halifax County Regional Housing Authority v. Sparks, le juge Hallett de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a reconnu l'existence d'un motif analogue dans le cas de locataires de logements sociaux en concluant que, même si ces locataires n'avaient pas tous été victimes de discrimination par le passé, bon nombre de ceux qui étaient admissibles à des logements sociaux l'étaient, par exemple, parce qu'ils étaient membres de familles dirigées par [TRADUCTION] « [...] une mère célibataire prestataire d'aide sociale, souvent de race noire »[77]. En d'autres termes, la Cour a jugé qu'on pouvait tenir compte, dans l'analyse des motifs analogues, des actes discriminatoires qui étaient fondés sur des caractéristiques personnelles comme la race et le sexe et dont certains des membres de ce groupe avaient été victimes. Ce raisonnement s'applique également au cas qui nous occupe.
L'impuissance politique qui caractérise le groupe en cause est le troisième et dernier facteur qui pèse en faveur de la reconnaissance de l'existence d'un motif analogue. Les tribunaux qui ont rendu des décisions portant sur le paragraphe 15(1) ont essayé, par le passé, de discerner l'existence d'une impuissance politique après avoir conclu qu'un groupe déterminé constitue une « minorité discrète et isolée »[78]. Vu les faits de la présente affaire, on peut conclure que les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve sont victimes exactement du même genre d'impuissance politique que vise la protection des motifs analogues. Bien que les membres non-résidents de la bande ne constituent pas présentement une minorité par rapport aux membres de la bande qui vivent dans la réserve, leur émancipation fait en sorte qu'ils sont impuissants à demander des comptes aux représentants élus de la bande qui les gouvernent. Un exemple de leur impuissance politique se trouve dans le mécanisme même par lequel la bande peut se soustraire à l'application du paragraphe 77(1). Présentement, les élections au sein de la bande sont tenues conformément à la Loi sur les Indiens parce que le ministre a, en vertu du paragraphe 74(1), déclaré par arrêté que c'est la façon dont les élections doivent être tenues au sein de la bande. Le ministre peut également abroger cette déclaration, auquel cas les élections de la bande se déroulent conformément à la « coutume ». Bien que le régime que la bande adopterait en fin de compte en vertu de cette option puisse être ou non conforme à ses pratiques coutumières actuelles, l'essentiel est que, pour adopter ce nouveau régime, la bande peut choisir de ne pas imposer de critère de résidence. Pourtant, comme le juge de première instance l'a souligné, la politique du ministre est de ne prendre un tel arrêté qu'il est appuyé par le conseil de la bande et les « électeurs » de la bande. Le juge de première instance a reconnu l'injustice de ce résultat lorsqu'il a fait remarquer que « [...] ceux qui sont aujourd'hui inhabiles à voter parce que les élections sont tenues sous le régime de la Loi sur les Indiens ne pourraient faire entendre leur voix pour demander le retour à la coutume ou même, semble-t-il, définir cette coutume »[79].
La présente contestation fondée sur la Charte est le seul moyen par lequel les intimés peuvent faire entendre leur voix. L'argument que les demandeurs ne peuvent revendiquer la protection d'un motif analogue parce qu'ils sont géographiquement dispersés et qu'ils ne sont donc pas « isolés », ou parce que les raisons pour lesquelles ils vivent à l'extérieur des réserves varient, ne trouve aucun appui dans la jurisprudence relative aux motifs analogues, qui est axée sur la désavantages politiques, sociaux et juridiques du groupe qu'ils forment, et non sur sa qualification de groupe « isolé ». Dans l'arrêt Miron, précité, le juge McLachlin a reconnu l'état matrimonial comme motif analogue parce que les célibataires étaient victimes d'un désavantage et d'un préjudice historiques et parce que le refus de leur accorder des avantages sur le fondement d'une telle distinction « [...] touche la dignité et le mérite essentiels de la personne de la même façon que d'autres motifs de discrimination reconnus vont à l'encontre de normes fondamentales en matière de droit de la personne »[80]. Le fait que les membres du groupe dont il était question dans l'affaire Miron, précité, aient pu avoir différentes raisons d'être célibataires ou qu'il fût impossible de qualifier ces personnes de groupe « discret » ou « isolé » n'a pas empêché le tribunal de reconnaître que ces personnes formaient un groupe qui méritait d'être protégé par la Charte.
Pour conclure, ainsi que nous l'avons déjà dit, les catégories de motifs analogues et de groupes qui méritent la protection du paragraphe 15(1) de la Charte ne sont jamais, pas plus que les catégories de négligence, limitatifs[81]. Le juge McLachlin l'a reconnu lorsque, faisant écho aux propos tenus par le juge McIntyre dans l'arrêt Andrews, elle a écrit, dans l'arrêt Miron, précité, que « [n]otre analyse doit être libérale, de manière à refléter "le cadre permanent" de la Constitution et la nécessité de "la protection constante" des droits à l'égalité »[82]. Lorsqu'on ajoute les indices d'impuissance politique et de désavantages historiques à la présence de stéréotypes et à la conclusion du juge de première instance selon laquelle, même si ce ne sont pas tous les membres de la bande qui désirent vivent dans une réserve, la résidence dans la réserve ou à l'extérieur de celle-ci ne peut être modifiée « qu'au prix de difficultés considérables », il s'ensuit que la protection de la garantie d'égalité doit être accordée aux membres de la bande qui ne vivent pas dans les réserves de la bande.
(ii) la négation du droit à l'égalité sur le fondement de la résidence contrevient-elle à l'objet du paragraphe 15(1)?
Dans l'arrêt Miron, précité, le juge MacLachlin affirme que « dans la plupart des cas », il suffit au demandeur, « pour établir la discrimination », de démontrer que cette négation repose sur un motif énuméré ou sur un motif analogue[83]. Cela tient au fait que, dans le cadre de cette analyse, on cherche, en règle générale, à déceler les caractéristiques sur le fondement desquelles les distinctions qui sont susceptibles d'être établies révèlent l'existence de stéréotypes et de préjugés. Le juge McLachlin poursuit toutefois en expliquant que ce ne sont pas toutes ces négations qui contreviennent à « l'objet du par. 15(1) — empêcher que la dignité et la liberté de la personne soient violées par l'imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites, les capacités ou les circonstances »[84]. À notre avis, on a contrevenu à l'objet du paragraphe 15(1) en l'espèce.
Le juge de première instance a examiné la question de savoir si la discrimination s'était produite sur le fondement de ce motif analogue en établissant une distinction entre les conséquences découlant du fait de ne pas pouvoir exprimer son opinion politique sur des questions qu'il a qualifiées d'« intérêt commun » pour la bande et les conséquences découlant de l'inhabilité à voter en ce qui concerne des questions concernant le gouvernement local ou celui de la réserve. Il a statué que « [...] la restriction du droit de vote aux membres qui résident ordinairement sur la réserve est fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente lorsque ce droit de vote se rapporte à la façon de disposer des terres et de l'argent des Indiens que détient Sa Majesté "à l'usage et au profit de la bande", la "bande" incluant tous les membres et non seulement les résidents de la réserve »[85]. Toutefois, compte tenu du fait que « la Loi sur les Indiens a [...] pour objet de pourvoir à la constitution d'une forme de gouvernement local sur les réserves, analogue à un gouvernement municipal », on ne peut plus, selon le juge de première instance, qualifier le critère de résidence de caractéristique personnelle non pertinente.
L'avocat de Sa Majesté s'inscrit en faux contre ce raisonnement et affirme qu'il n'a été ni plaidé ni débattu et qu'il n'était pas nécessaire. Il a également énuméré les difficultés pratiques que comportait une telle solution. Compte tenu du point de vue que nous adoptons, il n'est pas nécessaire d'examiner ces objections.
Bien qu'il soit possible d'établir une distinction entre les types de fonctions que remplit le conseil de la bande, une telle distinction ne permet pas, à la lumière de la jurisprudence la plus récente, de saisir ce qu'il y a de répréhensible dans le refus d'accorder le droit de vote aux membres non-résidents de la bande, à savoir le message implicite que sous-tend ce refus en ce qui concerne les membres en question. Ce message est que la voix des membres de la bande qui ne résident pas dans les réserves ne compte pas, parce que ce sont des membres « de seconde zone ». Lorsque l'appartenance à un corps dirigé par un gouvernement représentatif n'est pas assortie du droit d'obliger les élus à répondre de ses actes, cette appartenance est en grande partie illusoire.
Qui plus est, suivant la preuve, les intérêts des intimés nommément désignés ne se limitent pas à ceux que le juge de première instance a qualifié d'« intérêts communs ». Ainsi, Mme Claire Robinson a un intérêt en ce qui concerne la vie culturelle de la bande, ainsi que dans les programmes d'éducation qui sont offerts aux enfants de la réserve[86]. Mme Charlotte Syrette, qui a régulièrement voté aux élections tenues au sein de la bande par le passé, n'est plus habile à le faire parce qu'elle réside dans la réserve de Garden River, qui n'est pas une réserve de la bande. Elle désire pouvoir voter lors des élections tenues au sein de la bande, parce qu'elle estime que le chef doit répondre de ses actes devant tous les membres de la bande, et non pas seulement devant ceux qui vivent dans la réserve. Elle estime également que les actes du chef ont des incidences sur l'ensemble des membres de la bande qui ne vivent pas dans la réserve, y compris elle-même. Mme Charlotte Syrette a d'ailleurs qualifié la bande de [TRADUCTION] « grande famille, où chacun s'occupe de l'autre »[87]. Finalement, M. Frank Nolan a témoigné au procès que son intérêt est d'organiser pour les jeunes des activités sportives qui pourraient avoir lieu dans la réserve et de s'assurer que de l'argent est affecté à de telles activités[88]. De plus, il aimerait pouvoir voter comme façon de participer aux affaires de la bande et d'exprimer son intérêt [TRADUCTION] « [...] face aux personnes qui [le] représentent en tant qu'autochtone »[89]. Ainsi que ces témoignages le démontrent bien, le fait d'établir une distinction entre les questions « communes » et les questions « locales » ne permet pas de cerner la nature essentielle de la discrimination dont les intimés se disent victimes.
Le droit de vote peut certes être assorti de conditions, mais uniquement si ces conditions n'ont pas pour effet d'exclure des personnes de façon arbitraire ou irrationnelle. Pendant toute la durée du présent appel, pour justifier le critère de résidence prévu par la Loi sur les Indiens, l'appelante s'est fondée sur l'analogie qu'elle fait avec le droit de vote aux élections municipales, lors desquelles la résidence sur le territoire administré par la municipalité constitue une restriction bien connue au droit de vote. Le juge de première instance s'est lui aussi fondé en partie sur cette analogie. Malgré le fait que bon nombre des fonctions que remplit le conseil de bande soient de nature « locale », en ce sens qu'elles concernent l'administration courante de la réserve, cette analogie ne tient pas compte de la différence fondamentale qui existe entre une municipalité et une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens. Cette analogie est inexacte. Le rôle d'un gouvernement municipal consiste à desservir un certain lieu géographique, tandis que le rôle du gouvernement d'une bande est de servir un certain groupe de personnes, au sens de la Loi sur les Indiens. Les restrictions qui sont apportées au droit de vote sur le fondement du lieu de résidence se justifient dans le premier cas, mais elles sont fondamentalement incompatibles avec l'atteinte des objectifs visés dans le second cas.
L'appelante souligne également que rien ne permet de conclure que le conseil de la bande ou les électeurs ont exercé leur pouvoir législatif d'une manière qui soit discriminatoire pour les membres de la bande qui ne résident pas dans les réserves. Elle fait valoir qu'il n'y a encore aucun acte discriminatoire déterminé auquel le paragraphe 15(1) puisse s'appliquer. Elle invoque l'arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario[90] pour appuyer la proposition que, bien que l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire puisse faire l'objet d'un examen fondé sur la Charte, la loi qui prévoit l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne peut être attaquée au motif que le pouvoir discrétionnaire en question pourrait à l'avenir être exercé de façon discriminatoire. Plus précisément, l'appelante invoque le fait que les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve et les membres visés par le projet de loi C-31 ont obtenu une proportion égale, voire supérieure, des subventions fournies à la bande en matière d'éducation et de logement[91]. De surcroît, elle affirme que rien ne permet de penser que l'argent des Indiens a été dépensé d'une manière qui crée une discrimination à l'égard des membres de la bande qui ne résident pas dans les réserves. En adoptant cette manière de voir, l'appelante ne tient pas compte de ce dont les intimés se plaignent effectivement, c'est-à-dire du fait que le paragraphe 77(1) établit, à sa face même, une discrimination à l'égard des membres de la bande qui ne résident pas dans les réserves. Les intimés ne se plaignent pas de l'issue du scrutin, mais bien du fait qu'on refuse dès le départ aux membres de la bande qui ne résident pas dans les réserves de la possibilité de participer à ce scrutin. L'accusation de discrimination repose d'abord et avant tout sur ce refus, et non sur le traitement quotidien dont les membres de la bande font l'objet. Les intimés n'ont pas à établir qu'un résultat politique déterminé s'est produit pour réussir à démontrer qu'ils ont été victimes de discrimination par suite de leur exclusion du processus menant à ce résultat.
La distinction établie par le paragraphe 77(1) est, à tous égards, discriminatoire, car elle repose sur des caractéristiques personnelles non pertinentes, que le paragraphe 15(1) vise précisément à empêcher. Pour ce motif, nous nous pouvons limiter notre conclusion de discrimination aux incidences du paragraphe 77(1) sur les questions d'« intérêt commun » aux membres de la bande. Un tel résultat ne tiendrait pas compte du caractère manifestement discriminatoire de cette disposition législative et ne s'accorderait pas avec le témoignage donné par les intimés au sujet des questions qui, selon eux, intéressent l'ensemble des membres de la bande, qu'ils résident ou non dans la réserve.
Analyse fondée sur l'article premier
Ayant conclu que le paragraphe 77(1) viole les droits à l'égalité des membres de la bande qui vivent à l'extérieur de la réserve, nous devons maintenant nous demander si la disposition peut être sauvegardée par l'article premier. Dans l'arrêt Miron, précité, le juge McLachlin a résumé de façon succincte le critère de l'arrêt Oakes[92] :
Pour déterminer s'il a été établi que la justification de la distinction attaquée peut « se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique », il faut procéder en deux étapes. Il faut d'abord examiner l'objet de la loi et déterminer s'il est d'une importance urgente et réelle. Le tribunal doit ensuite procéder à une analyse de proportionnalité visant à soupeser les intérêts de la société par rapport à ceux des personnes et des groupes. Cette analyse comporte trois volets. Premièrement, on examine s'il existe un lien rationnel entre l'objectif et la distinction discriminatoire. Deuxièmement, il faut s'assurer que la loi n'empiète pas sur le droit plus qu'il est raisonnablement nécessaire du faire pour atteindre cet objectif. Enfin, si ces conditions sont réunies, le tribunal doit déterminer si l'effet de la discrimination est proportionnel à l'avantage réalisé[93].
Pour les motifs qui suivent, nous concluons que le paragraphe 77(1) peut être jugé acceptable au motif que son objet est d'une importance urgente et réelle. Il ne satisfait toutefois pas au premier volet du critère à trois volets de la proportionnalité.
C'est à l'État qu'il incombe de démontrer que la disposition contestée est sauvegardée en vertu de l'article premier. Le juge de première instance a conclu que l'État ne s'était pas acquitté de ce fardeau en ce qui concerne les incidences du paragraphe 77(1) sur la capacité des membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve de participer aux décisions relatives à l'aliénation des terres de la bande et à la gestion de son argent. Il a plutôt conclu qu'[TRADUCTION] « [o]n n'a apporté aucune explication sérieuse à la position voulant que les membres qui ne résident pas sur une réserve ne devraient pas pouvoir participer aux décisions portant sur des biens détenus à l'usage et au profit de l'ensemble de la bande et dans lesquels chacun des membres a un intérêt commun »[94]. Il a poursuivi en exposant dans les termes suivants le problème auquel l'appelante faisait face :
Or, l'une des notions fondamentales de la Loi sur les Indiens est qu'il est possible d'avoir le statut d'Indien, d'appartenir à la bande et de jouir des droits communs dans les biens — terres et sommes d'argent — que détient Sa Majesté à l'usage et au profit de la bande, sans vivre dans une réserve. Comment alors peut-on justifier une disposition qui nie à ceux qui ne vivent pas dans une réserve — volontairement ou involontairement selon les cas — tout contrôle sur l'aliénation de ces biens lorsque Sa Majesté doit obtenir à cette fin le consentement de ceux qui vivent dans la réserve[95]?
Lors du présent appel, on ne nous a fait valoir aucun moyen qui pourrait faire disparaître cette absence de justification constatée par le juge de première instance. L'appelante soutient que le fait de permettre aux membres non-résidents de voter peut amener la bande à décider de vendre à profit les terres de la bande au détriment irréparable des générations futures. Ainsi que nous en avons déjà parlé dans le cadre de l'analyse fondée sur le paragraphe 15(1), cette allégation n'est appuyée par aucun élément de preuve. Une allégation non appuyée de ce genre ne suffit pas à justifier la discrimination dont font l'objet les membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve. Elle ne fournit pas de réponse à la question posée par le juge de première instance, du moins pour ce qui est des incidences du paragraphe 77(1) sur les questions d'« intérêt commun ».
Conformément à la conclusion que nous tirons en vertu du paragraphe 15(1) et suivant laquelle l'effet discriminatoire du paragraphe 77(1) ne se limite pas à ses incidences sur les seules questions d'« intérêt commun » mais qu'il repose plutôt sur sa violation d'un droit fondamental de participation, nous ne limitons pas notre analyse aux décisions portant sur des terres et de l'argent. Nous répétons de la façon suivante la faille essentielle que comportent les moyens que l'appelante tire de l'article premier : on n'a invoqué aucune explication sérieuse pour expliquer pourquoi les membres d'une bande qui ne résident pas dans une réserve ne devraient pas pouvoir participer de quelque façon que ce soit aux décisions les concernant et concernant leur bande.
L'appelante soutient que cette explication se trouve dans les similitudes qui existent entre les gouvernements municipaux et les conseils de bande, dans la mesure où ceux-ci gèrent des réserves de bandes. Toutefois, ainsi que nous l'avons déjà jugé, l'analogie avec les gouvernements municipaux est de peu d'utilité dans le présent contexte. La Loi sur les Indiens ne définit pas les bandes en fonction de la résidence, mais en fonction de l'appartenance. Tous les membres de la bande ont, indépendamment de leur lieu de résidence, un intérêt dans la façon dont la bande est gouvernée, même lorsque le gouvernement de la bande porte principalement sur la gestion des affaires courantes de la réserve.
Les motifs pour lesquels nous refusons de confirmer la validité du paragraphe 77(1) en vertu de l'article premier sont simples. En résumé, pour ce qui est du premier volet du critère de proportionnalité énoncé dans l'arrêt Oakes, précité, la restriction prévue au paragraphe 77(1) ne constitue pas une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, parce qu'il n'existe pas de lien rationnel entre l'objectif poursuivi par le législateur et les moyens qu'il a pris pour l'atteindre. La bande appelante soutient que l'objet du paragraphe 77(1) est de prévoir un mécanisme de vote aux élections des membres et du chef du conseil de bande et que ce mécanisme existe principalement pour l'administration des affaires courantes propres à la réserve ou pour les questions d'ordre locale. Bien qu'il soit possible de qualifier ainsi l'objet de ce paragraphe, cette qualification ne suffit pas à établir l'existence d'un lien rationnel entre l'objet de la disposition et la distinction discriminatoire. La question de savoir si le conseil et le chef de la bande existent surtout à cette fin n'a, ainsi que nous l'avons déjà dit, rien à voir avec la nature de la discrimination en cause dans l'affaire qui nous occupe. L'interdiction discriminatoire de voter qui est faite aux membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve n'est pas justifiée par le fait que le gouvernement de la bande est souvent axé principalement sur des questions qui intéressent exclusivement ceux qui se trouvent dans la réserve. Il ressort à l'évidence de la preuve présentée par les intimés que les membres de la bande qui ne vivent pas dans la réserve continuent à être extrêmement intéressés et concernés par les questions et les décisions qui les touchent. La Loi sur les Indiens elle-même précise que les réserves sont à l'usage et au profit de tous les membres de la bande, indépendamment de leur lieu de résidence.
À notre avis, l'objet de la disposition doit être interprété de façon plus large que la bande appelante ne le prétend. Selon nous, le paragraphe 77(1) a pour objet d'instaurer un régime électoral auquel tous ceux qui sont touchés par l'issue du scrutin ont le droit de participer. Cet objectif est la marque d'un régime démocratique et, pour pouvoir vérifier si l'objectif visé est atteint, le droit de participer au scrutin est essentiel. Bien que l'instauration d'un régime électoral auquel tous ceux qui sont touchés par l'issue du scrutin ont le droit de participer constitue un objectif « urgent et réel », il n'est pas rationnel de refuser le droit de vote à ceux qui ne vivent pas dans la réserve, car ils sont, eux aussi, touchés par les décisions du chef et du conseil de la bande, dont le rôle consiste à diriger la bande. Les membres non-résidents sont liés par les décisions du chef et du conseil de la bande dans la mesure où ces décisions peuvent avoir des incidences sur eux. Pourtant, ils n'ont pas le pouvoir d'obliger le chef et les membres du conseil de la bande à leur rendre des comptes. Interdire aux membres de la bande qui ne résident pas dans une réserve le droit de participer au choix de ces personnes va par conséquent à l'encontre des principes sur lesquels reposent les dispositions électorales de la Loi sur les Indiens. Pour ce motif, nous concluons que, parce qu'il n'existe pas de lien rationnel entre l'objectif visé et la disposition discriminatoire, le paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens n'est pas sauvegardé par l'article premier.
Obligation fiduciaire de la Couronne
Au soutien de la thèse des intimés, le Congrès affirme que le critère de résidence prévu au paragraphe 77(1) constitue un manquement à l'obligation fiduciaire qui est imposée à Sa Majesté à l'égard des peuples autochtones. Plus précisément, le Congrès fait valoir que le fait de refuser à des membres de la bande le droit de participer aux affaires de la bande en raison de leur lieu de résidence est incompatible avec l'obligation fiduciaire qui est imposée à Sa Majesté d'agir au mieux des intérêts des peuples autochtones. Compte tenu des conclusions auxquelles nous en venons au sujet des articles 15 et 17, nous estimons qu'il n'est pas nécessaire de trancher cette question. Nous faisons toutefois remarquer, entre parenthèses, qu'appliquer la théorie de l'obligation fiduciaire dans le présent contexte, dans lequel le contentieux sur les conceptions divergentes de la démocratie au sein de la bande ne concerne que la bande elle-même, serait une façon de procéder tout à fait nouvelle qui n'a pas encore été retenue dans la jurisprudence sur l'obligation fiduciaire.
Réparation
Vu l'ensemble de la preuve présentée dans le cadre du présent appel, nous concluons que le paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens viole le paragraphe 15(1) de la Charte d'une façon qui ne peut être justifiée en vertu de l'article premier. Les intimés ont droit à une réparation qui corrige cette discrimination. L'ordonnance que le juge de première instance a rendue a fait l'objet d'un certain désaccord en appel. Ainsi, malgré le fait qu'il a établi une distinction entre les effets du critère de résidence sur les questions d'« intérêt commun » et les questions d'« administration courante », le juge de première instance a ordonné que le paragraphe 77(1) soit déclaré invalide dans sa totalité pour ce qui était de la bande. En refusant d'accorder les autres réparations, il a affirmé : « Il est en effet impossible d'en dissocier les parties invalides étant donné que le paragraphe 77(1) se conforme à la Charte ou y contrevient suivant les autres articles qu'il régit »[96]. Il a également refusé de retenir l'« interprétation large » comme solution de rechange viable parce que, contrairement aux lignes directrices énoncées dans l'arrêt Schachter c. Sa Majesté la Reine[97], cela obligerait à spéculer sur les intentions du législateur. Le juge de première instance a justifié l'application limitée du jugement déclaratoire à la bande en expliquant que la preuve présentée au procès ne portait que sur les effets de la restriction apportée au droit de vote dont cette bande déterminée faisait l'objet. Finalement, le juge de première instance a suspendu l'effet du jugement déclaratoire de façon à donner au législateur fédéral la possibilité de modifier la disposition en cause.
L'appelante soutient que le juge de première instance est sorti de sa compétence en examinant les incidences du paragraphe 77(1) sur les dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur l'argent et les terres des Indiens, tels que l'alinéa 39(1)b) et les paragraphes 64(1) et 66(1). Elle laisse également entendre que le juge de première instance avait également jugé discriminatoires les dispositions qui se rapportent à des questions d'« intérêt commun ». Bien que nous ne retenions pas la distinction que le juge de première instance a faite entre les questions d'« intérêt commun » et les questions d'« affaires courantes », il convient de noter qu'à notre avis, la décision du juge de première instance n'a pas produit un résultat qui permette de conclurw qu'il a outrepassé les limites de sa compétence. En premier lieu, ce n'est que pour mieux saisir les incidences du paragraphe 77(1) sur le cadre législatif plus large dans lequel il s'insère que le juge de première instance a cité d'autres dispositions de la Loi sur les Indiens. Cette analyse s'impose dans le cadre de toute analyse fondée sur la Charte. En second lieu, le juge de première instance n'a pas statué que d'autres dispositions que le paragraphe 77(1) étaient discriminatoires. Il s'est plutôt fondé sur l'effet discriminatoire que le paragraphe contesté avait sur d'autres dispositions de la Loi sur les Indiens pour essayer d'expliquer pourquoi le paragraphe 77(1) contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte. Il entrait parfaitement dans le cadre de ses attributions de donner cette explication.
Les intimés demandent dans leurs observations écrites que, dans le cas où l'ordonnance du juge de première instance serait confirmée, il soit précisé dans le jugement déclaratoire que le paragraphe 77(1) est déclaré inopérant en ce qui concerne la bande. À titre subsidiaire, ils proposent que la Cour rende un jugement déclarant inopérant dans sa totalité le paragraphe 77(1) pour ce qui est de toutes les bandes indiennes et que l'effet de ce jugement déclaratoire soit suspendu à l'égard de toutes les bandes, sauf la bande en cause, qui serait soustraite à son application. À titre plus subsidiaire encore, ils suggèrent que le passage « incriminé », en l'occurrence « et réside ordinairement sur la réserve » soit retranché de la disposition contestée. Dans leur plaidoyer, les intimés ont choisi de limiter leurs conclusions écrites et de solliciter une réparation qui ne concerne que la bande. Ils ont alors renoncé à demander à la Cour de déclarer inopérant le paragraphe 77(1) en son entier. Nous procéderons donc en tenant compte de cet état de fait et nous essaierons d'accorder une réparation qui ne s'applique qu'à la bande, surtout parce qu'en fin de compte, c'est ce que les intimés ont demandé, bien que les intervenants réclament une réparation plus radicale[98].
Nous sommes d'avis qu'il convient en l'espèce d'accorder une exemption constitutionnelle. Le professeur Hogg déclare que [TRADUCTION] « l'avantage de l'exemption constitutionnelle est qu'elle permet au tribunal de confirmer la validité d'une loi qui est valide dans la plupart de ses applications en créant une exemption pour les applications qui contreviendraient à la Charte »[99]. Bien que la Cour suprême du Canada n'ait pas encore rendu de décision majoritaire accordant une exemption constitutionnelle, plusieurs juridictions d'appel provinciales l'ont fait. La Cour suprême du Canada a néanmoins reconnu que l'exemption constituait une réparation possible. Le juge Lamer (maintenant juge en chef) l'a affirmé dans l'arrêt R. c. Edwards[100], dans lequel il a fait remarquer que « [dans] l'arrêt Big M Drug Mart Ltd., la Cour à la majorité n'a pas nié la possibilité d'accorder à certaines personnes, dans certains cas, une "exemption constitutionnelle" de l'application d'une loi par ailleurs valide qui porte atteinte à leur liberté de religion ».
Pour bien saisir de quelle façon les exemptions peuvent servir à corriger les effets discriminatoires d'une disposition législative, il est utile de passer en revue les décisions dans lesquelles des tribunaux d'appel ont accordées de telles exemptions. En premier lieu, dans l'arrêt R. c. Seaboyer[101], la Cour d'appel de l'Ontario a recouru à une exemption constitutionnelle comme moyen de corriger le fait que l'article 276 du Code criminel pouvait, dans certains cas, porter atteinte aux droits garantis à un inculpé par l'article 7 et l'alinéa 11d) de la Charte. La disposition en cause du Code criminel empêchait l'accusé, sous réserve de certaines exceptions, d'utiliser tout élément de preuve portant sur les antécédents sexuels du plaignant dans une affaire d'agression sexuelle. Le juge d'appel Grange a accordé une exemption constitutionnelle au lieu de déclarer la disposition attaquée inopérante notamment parce que [TRADUCTION] « [...] il serait désastreux de déclarer l'article inopérant à toutes fins que de droit et de revenir à la situation où, en common law, tout élément de preuve portant sur les antécédents sexuels de la victime était admissible à condition qu'il soit pertinent à une question importante en litige » et aussi parce qu'il serait [TRADUCTION] « [...] presque impossible de fixer un critère pratique ou de prévoir en détail les cas variés mais rares dans lesquels il sera nécessaire de présenter des éléments de preuve au sujet de la conduite sexuelle antérieure de la victime avec une autre personne pour permettre à l'inculpé d'avoir la possibilité de présenter une défense pleine et entière »[102]. De façon plus générale, le juge Grange a estimé que l'exemption constitutionnelle permettait — ce qui était encore plus important — d'obtenir un résultat qui satisfaisait aux exigence de l'article 52, qui dispose :
52.(1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
Bien que la Cour suprême n'ait pas accordé d'exemption pour les motifs que nous examinerons plus loin, les observations formulées par le juge Grange au sujet des indices que l'on trouve à l'article 52 en ce qui concerne le choix de la réparation à accorder n'en demeurent pas moins instructives.
Deuxièmement, dans l'arrêt R. v. Westfair Foods Ltd.[103], la Cour d'appel de la Saskatchewan a adopté le recours aux exemptions constitutionnelles au cas par cas dans une affaire concernant une loi qui prescrivait la fermeture des commerces le dimanche sans prévoir d'exemption dans le cas des personnes qui observaient un autre jour de repos que le dimanche. La Cour d'appel a qualifié de [TRADUCTION] « excessive » et d'« inutile » la décision par laquelle la juridiction inférieure avait déclaré la loi invalide en son entier. La Cour d'appel s'est dite d'avis que les difficultés d'application de cette loi pouvaient être surmontées et a estimé que la solution qu'elle préconisait était préférable à l'invalidation d'une loi qui ne contrevenait à la Charte que d'une façon limitée[104]. S'inspirant du raisonnement suivi par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Seaboyer, la Cour a en outre justifié le recours à l'exemption constitutionnelle en invoquant le libellé du paragraphe 52(1) lui-même :
[TRADUCTION]
Le pouvoir du tribunal de rendre toute la loi inopérante, et non pas seulement les effets qu'on lui reproche, est fortement discutable, compte tenu du libellé du paragraphe 52(1). Ce paragraphe dispose en effet que la Constitution rend inopérantes « les dispositions incompatibles » de toute autre règle de droit[105].
La Cour a interprété le paragraphe 52(1) comme imposant aux tribunaux l'obligation positive d'accorder une exemption constitutionnelle dans les cas où l'incompatibilité d'une règle de droit déterminée a des effets limitées. La Cour a finalement accordé une exemption constitutionnelle en vertu du paragraphe 24(1) en précisant que [TRADUCTION] « les réparations individuelles qui sont accordées en vertu du paragraphe 24(1) permettent de protéger suffisamment les droits et les libertés en réglant de façon précise les cas dans lesquels l'effet d'une règle de droit par ailleurs valide porte atteinte à un droit ou à une liberté »[106].
Plus récemment, dans l'arrêt Snow (Guardian ad Litem of) v. Kashyap[107], la Cour d'appel de Terre-Neuve a accordé à un déficient intellectuel qui poursuivait ses médecins une exemption constitutionnelle relativement à un délai de prescription. La Cour a justifié le recours à l'exemption par le fait que, bien que le court délai de prescription violât le paragraphe 15(1) de la Charte en raison de ses effets sur le demandeur, il était à tous autres égards valide sur le plan constitutionnel. À cet égard, la Cour a déclaré que, bien que [TRADUCTION] « [...] le délai de prescription de deux ans prescrit par l'article 25 de la Medical Act [...] ne soit pas inconstitutionnel et que la disposition législative vise un objective social légitime [...] il est pratiquement impossible qu'une telle mesure législative d'application générale ne crée pas d'injustices dans certains cas isolés »[108]. Se fondant sur l'arrêt Schachter[109], dans lequel le juge en chef Lamer a statué qu'il y avait lieu à une réparation en vertu du paragraphe 24(1) lorsque « [...] la disposition législative n'est pas inconstitutionnelle en soi, mais qu'elle a donné lieu à une mesure prise en contravention des droits garantis par la Charte », la Cour a accordé au demandeur une exemption constitutionnelle en vertu du paragraphe 24(1).
Dans chacune de ces décisions, les tribunaux se sont fondés sur l'exemption constitutionnelle pour accorder une réparation en vertu de la Charte uniquement dans la mesure où cette réparation était nécessaire, au lieu de déclarer inconstitutionnelle une disposition législative qui visait un objectif légitime et était par ailleurs constitutionnelle. Cette conception des dispositions législatives dont la portée est jugée trop large s'accorde avec le point de vue qui est adopté aux États-Unis et que résume le professeur Tribe dans les termes suivants :
[TRADUCTION]
Évidemment, presque toute disposition législative [...] s'applique potentiellement à des actes protégés par la Constitution; en règle générale, on ne considère pas que l'existence d'un tel danger rende la disposition législative invalide comme telle, mais qu'elle a simplement pour effet de rendre cette disposition inapplicable en ce qui concerne les actes protégés. Une contestation plausible d'un disposition législative que l'on prétend nulle en raison de sa portée trop large ne peut être présentée que si les conditions suivantes sont réunies : (1) l'acte protégé constitue l'un des principaux objets visés par la loi; (2) il n'existe pas de façon satisfaisante de dissocier les cas d'application de la disposition législative qui sont constitutionnels de ceux qui sont inconstitutionnels et de soustraire ainsi commodément ces derniers à l'application de la disposition législative en question[110].
Certains membres de la Cour suprême du Canada ont, à divers moments, examiné l'utilité des exemptions constitutionnelles, mais la Cour n'a pas, dans son ensemble, abordé de front la question. La répugnance de la Cour suprême à accorder une exemption constitutionnelle[111], dans les cas où elle juge qu'une règle de droit viole la Charte, s'explique en partie par le fait qu'elle craint qu'une justice au cas par cas ne laisse largement intacte une mesure législative inconstitutionnelle dont la portée est trop large. Cette préoccupation au sujet de la portée du pouvoir discrétionnaire des tribunaux qui serait permis a été exprimée par le juge Wilson dans le jugement concourant qu'elle a rendu dans l'arrêt Osborne c. Canada (Conseil du Trésor)[112], dans lequel la Cour suprême du Canada a déclaré inopérante une disposition de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique du Canada qui interdisait aux fonctionnaires de travailler pour un candidat ou un parti politique. Le juge Wilson a déclaré qu'elle ne croyait pas qu'il était loisible à la Cour de « [...] remédier à la portée excessive en procédant cas par cas, de façon à ce que la loi reste en vigueur dans sa version primitive de portée excessive »[113].
Un autre facteur qui a contribué aux réticences de la Cour suprême dans ce domaine découle du fait qu'elle craint que l'octroi d'une exemption constitutionnelle ne modifie de façon fondamentale des lois édictées par le législateur. Cette réserve a été exprimée par le juge McLachlin dans l'arrêt Seaboyer, dans lequel la Cour suprême s'est dite en désaccord avec la décision de la Cour d'appel de l'Ontario d'accorder une exemption constitutionnelle[114]. Le juge McLachlin a servi la mise en garde suivante : « Lorsqu'elle a pour effet de modifier la loi d'une manière aussi importante, on peut se demander s'il est utile ou approprié d'appliquer la doctrine de l'exemption constitutionnelle »[115]. On ne sait pas avec certitude jusqu'à quel point cette mise en garde devrait limiter le recours aux exemptions constitutionnelles. Le professeur Kent Roach, qui faisait des observations à ce sujet, a déclaré que : [TRADUCTION] « Bien qu'une exemption constitutionnelle modifie, par définition, jusqu'à un certain point la loi, la Cour suprême du Canada semble craindre qu'une exemption n'ait pour effet de modifier la loi d'une manière importante »[116]. En conséquence, si les modifications apportées à la loi sont mineures, l'exemption est un outil plus attrayant que lorsque les modifications en question sont majeures.
Le juge Sopinka, qui s'exprimait au nom de la majorité dans l'arrêt Osborne, a également formulé des observations au sujet des rapports qui existent entre les tribunaux et le législateur[117]. Bien qu'il ait jugé que « [...] la réparation qualifiée d'"interprétation atténuée" et son corollaire, l'"exemption constitutionnelle" » ne devaient pas être accordées dans cette affaire, le juge Sopinka a fermement reconnu le rôle que jouent les tribunaux en ce qui concerne la protection des droits garantis par la Charte par le recours à toute réparation jugée nécessaire.
Dans le choix d'une réparation convenable en vertu de la Charte, la cour doit veiller avant tout à faire appliquer les mesures les plus propres à assurer la protection des valeurs exprimées dans la Charte et à accorder aux victimes d'une atteinte à leurs droits la réparation qui permet le mieux d'atteindre cet objectif. Voilà ce qui découle du rôle de la cour comme gardienne des droits et libertés consacrés dans la loi suprême du Canada[118].
Le juge Sopinka a poursuivi en reconnaissant que l'interprétation atténuée ou l'exemption constitutionnelle « [...] peut dans certains cas être la réparation qui, tout en atteignant les objectifs dont j'ai déjà fait mention, représente l'empiétement le moins grave sur les fonctions du législateur »[119].
La Cour suprême a également exprimé ces réserves par le biais des diverses tentatives qu'elle a faites pour limiter le nombre de cas dans lesquels une exemption constitutionnelle devrait être accordée. Dans l'arrêt Seaboyer, le juge McLachlin, qui écrivait pour la majorité de la Cour, a rejeté l'exemption constitutionnelle que la Cour d'appel de l'Ontario avait accordée. Pour ce faire, elle a cité trois facteurs qui militaient contre le recours à cette exemption pour traiter des effets inconstitutionnels des dispositions visant la protection des victimes de viol. En premier lieu, le juge McLachlin a conclu que le fait d'accorder l'exemption constitutionnelle de l'application de l'article 276 du Code criminel aurait pour effet de donner une importance accrue au pouvoir discrétionnaire du juge du procès, « [...] un élément que le législateur a spécifiquement choisi d'exclure » et un élément qui garantit que l'on « [...] perd de vue l'intention du législateur »[120]. Par conséquent, « [b]ien que l'exemption permette peut-être de sauvegarder la loi dans un sens, elle la modifie sensiblement dans un autre »[121]. Deuxièmement, le juge McLachlin s'est dite d'avis que, compte tenu des faits de cette affaire, en accordant une exemption constitutionnelle, le tribunal en arriverait essentiellement au même résultat que s'il déclarait la disposition inopérante, parce que dans chaque cas on reviendrait en réalité à « [...] un régime fondé sur les notions de pertinence reconnues en common law »[122]. En troisième et dernier lieu, le juge McLachlin s'est dite préoccupée par les difficultés que poserait l'application de la doctrine de l'exemption constitutionnelle dans les cas où le groupe auquel elle est censée s'appliquer est défini uniquement en fonction de critères pertinents à la Charte. Le juge McLachlin a dit craindre que, sans l'aide de critères extérieurs à la Charte qui permettent d'apprécier le recours à l'exemption constitutionnelle, comme l'observance d'un jour de repos autre que le dimanche par des commerçants, comme c'était le cas dans les affaires Big M Drug Mart et Edwards, les valeurs juridiques de la « certitude » et de la « prévisibilité » risquaient d'être compromises[123].
Dans l'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (procureur général)[124], le juge en chef Lamer a rédigé un jugement dissident dans lequel il a analysé la jurisprudence existante sur le recours à l'exemption constitutionnelle. Ayant conclu que l'interdiction du suicide assisté contenu à l'alinéa 241b) du Code criminel portait atteinte aux principes de justice fondamentale consacrés par l'article 7 de la Charte, le juge en chef Lamer s'est dit d'avis qu'il aurait accordé une exemption constitutionnelle à Mme Rodriguez, sous réserve de certaines conditions portant sur le maintien de sa capacité de choisir de façon libre et volontaire le suicide assisté. Pour parvenir à cette conclusion, le juge en chef Lamer a traduit les facteurs cités par le juge McLachlin dans le
contexte de l'affaire Seaboyer en conditions préalables qu'il a appliquées aux faits de cette affaire :
[u]ne interdiction générale de portée excessive ne devrait pas être atténuée par des exemptions accordées par les tribunaux afin de l'annuler, et les critères en fonction desquels l'exemption est accordée devraient être étrangers à la Charte. En somme, le fait que l'application de la loi à la partie qui la conteste violerait la Charte ne peut à lui seul justifier l'exemption; au contraire, il doit exister un groupe identifiable, délimité en fonction de caractéristiques étrangères à la Charte, auquel l'exemption pourrait s'appliquer[125].
S'inspirant des observations formulées par le juge Wilson dans l'arrêt Osborne au sujet des problèmes inhérents au fait de remédier au problème de la portée excessive d'une disposition législative en procédant cas par cas, le juge en chef Lamer a en outre précisé que « [...] [l]es exemptions constitutionnelles [...] peuvent être accordées uniquement pendant la période de suspension d'une déclaration d'invalidité »[126]. Les juges L'Heureux-Dubé, Cory et McLachlin, qui n'ont exprimé aucune des réserves que cette dernière avait formulées dans l'arrêt Seaboyer au sujet du recours à l'exemption constitutionnelle, ont souscrit à l'opinion dissidente du juge en chef Lamer d'octroyer l'exemption constitutionnelle[127].
Hormis ces décisions, la question du recours à l'exemption constitutionnelle demeure un territoire relativement inexploré. Qui plus est, la Cour suprême du Canada n'a pas encore examiné le rôle des exemptions constitutionnelles dans le contexte du droit des autochtones. En conséquence, les commentaires des auteurs de doctrine peuvent s'avérer utiles dans ce domaine, notamment pour évaluer la mesure dans laquelle les arrêts Osborne, Seaboyer et Rodriguez peuvent guider notre Cour. Abordant cette question précise, le professeur Roach s'est dit d'avis que, bien que, dans l'arrêt Rodriguez, le juge en chef Lamer se soit fondé sur les commentaires négatifs formulés par le juge Wilson dans l'arrêt Osborne pour justifier la restriction générale du recours à l'exemption constitutionnelle aux périodes de suspension des jugements déclaratoires d'invalidité, les faits sur le fondement desquels l'affaire Osborne a été jugée étaient tels que la déclaration du juge Wilson ne devrait être interprétée que : [TRADUCTION] « comme un rejet du recours à l'exemption constitutionnelle pour sauvegarder des dispositions législatives qui portent atteinte à la liberté d'expression ou qui menacent d'autres valeurs garanties par la Charte »[128]. Le professeur Roach considère également l'affaire Seaboyer comme un [TRADUCTION] « cas d'espèce » qui [TRADUCTION] « ne devrait pas entraver l'essor de l'exemption constitutionnelle dans d'autres domaines », en raison du fait que les règles d'admissibilité de common law pourraient servir à dissiper les craintes exprimées dans le contexte d'une demande fondée sur la Charte[129]. Le professeur Roach conclut en disant que [TRADUCTION] « dans bien d'autres cas, il n'y aurait pas de contexte flexible de common law qui peut être modifié et, dans ce cas, il se peut que l'exemption constitutionnelle soit le seul moyen dont les tribunaux disposent pour favoriser l'atteinte des objectifs visés par la loi tout en respectant les contraintes de Charte »[130]. Formulant par ailleurs des commentaires au sujet du recours à l'exemption constitutionnelle à titre de réparation dont les tribunaux disposent, le professeur Hogg déclare que, bien que, dans l'arrêt Seaboyer, la Cour suprême [TRADUCTION] « ait écarté le recours à l'exemption constitutionnelle comme moyen de sauvegarder des dispositions législatives visant la protection des victimes de viol qui, de l'avis de la Cour, avaient une portée trop large [...] le juge McLachlin a bien précisé qu'elle ne rejetait pas en principe cette solution »[131]. Le message qu'il convient de retenir de ce qui précède est que les diverses tentatives qu'a faites la Cour suprême pour préciser les cas dans lesquels le recours à l'exemption constitutionnelle conviendrait sont, dans une large mesure, fonction de la nature de la mesure législative précise qui est contestée. Finalement, le professeur Roach s'inscrit en faux contre la condition posée par la Cour suprême dans les arrêts Seaboyer et Rodriguez et suivant laquelle [TRADUCTION] « on ne devrait recourir aux exemptions constitutionnelles que s'il existe d'autres critères que ceux qui sont prévus par la Charte »[132]. Il affirme qu'en étant assujetti à cette exigence [TRADUCTION] « [...] on oublie la question téléologique de savoir si, dans certains cas, l'application de la règle de droit en cause va à l'encontre de la Charte, de même que le rôle du paragraphe 52(1), qui consiste à n'invalider que les dispositions législatives qui sont incompatibles avec la Constitution »[133]. Le Professeur Roach envisage en matière de recours à l'exemption constitutionnelle une méthode essentiellement téléologique qui est compatible avec la méthode suivie par les juridictions d'appel dans les décisions analysées ci-dessus et avec la méthode préconisée par le juge Sopinka dans l'arrêt Osborne[134].
Tant que la Cour suprême n'aura pas donné de directives définitives sur la question du recours à l'exemption constitutionnelle, nous devons nous guider, pour notre analyse, principalement sur la raison d'être ou l'objectif à la base de l'exemption constitutionnelle, à savoir de garantir qu'on ne peut corriger les violations de la Charte découlant des applications d'une règle de droit déterminée que dans la mesure de leur incompatibilité avec la Charte.
Compte tenu des circonstances inusitées et spéciales de la présente affaire, nous sommes d'avis que la méthode téléologique exige l'octroi d'une exemption constitutionnelle. La conclusion que le paragraphe 77(1) établit une discrimination à l'égard des membres de la bande qui résident à l'extérieur des réserves dépend de l'application du paragraphe 15(1). Toutefois, ainsi que nous en avons parlé au début des présents motifs, lorsqu'on tente de se livrer à une analyse axée sur l'égalité dans le contexte d'une affaire dans laquelle des droits ancestraux sont reconnus, aux termes de l'article 25, le fait que la Charte garantit certains droits comme ceux qui sont protégés par le paragraphe 15(1) « ne porte [...] atteinte » à aucun droit ancestral. En pareil cas, le paragraphe 77(1) peut être reconnu comme une moyen valide sur le plan constitutionnel de donner effet à un droit ancestral du fait des incidences du paragraphe 35(1) ou de l'article 25. La preuve qui nous a été soumise au sujet de l'histoire de la bande n'est pas suffisante pour permettre à celle-ci d'invoquer la protection de l'une ou l'autre de ces dispositions dans le présent appel, de sorte que l'analyse fondée sur le paragraphe 15(1) a eu lieu en l'absence de leur influence. Ainsi que nous l'avons déjà laissé entendre, la situation peut être différente lorsque l'histoire d'une autre bande est relatée devant la Cour. En conséquence, il serait dangereux de déclarer le paragraphe 77(1) inopérant en ce qui concerne toutes les autres bandes, indépendamment de la question de savoir si elles peuvent réussir à établir, sur le fondement de leur histoire respective, le bien-fondé de leur droit ancestral d'exclure les membres non-résidents du processus de prise de décisions, parce qu'on déborderait ainsi le cadre du mandat prévu au paragraphe 52(1). Ainsi, nous concluons que l'interaction potentielle du paragraphe 35(1) et de l'article 25 avec le paragraphe 15(1) dans le cas d'autres bandes ayant une histoire différente exige que l'on accorde en l'espèce une exemption constitutionnelle et qu'il s'agit là de la réparation la plus appropriée dans le cas qui nous occupe. Il est par ailleurs significatif que l'article premier soit susceptible d'avoir des incidences différentes sur d'autres bandes lorsque des éléments de preuve différents et plus détaillés sont présentés pour essayer de justifier le critère de résidence dont est assorti le droit de voter au élections tenues au sein des conseils de bande.
Compte tenu de ces motifs, comme aucun problème de dissociation ne se pose en l'espèce, la réparation appropriée en l'espèce consiste, en ce qui concerne uniquement la bande intéressée, à déclarer inopérants les mots « et réside ordinairement dans la réserve » contenus au paragraphe 77(1) au motif qu'ils sont incompatibles avec la garantie d'égalité prévue au paragraphe 15(1) de la Charte. Conformément à l'exemption constitutionnelle à accorder, le paragraphe 77(1), tel qu'il s'applique uniquement à la bande, devrait être maintenant libellé comme suit : « Un membre d'une bande qui a au moins dix-huit ans a qualité pour voter en faveur d'une personne présentée comme candidat au poste de chef de la bande et, lorsque la réserve aux fins d'élection ne comprend qu'une section électorale, pour voter en faveur de personnes présentées aux postes de conseillers ».
Cette exemption peut être accordée soit à titre de réparation individuelle, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, soit dans le cadre d'une déclaration partielle d'invalidité, en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle[135]. Bien que le libellé de la demande des intimés évoque plutôt une réparation fondée sur le paragraphe 52(1)[136], le caractère exceptionnel de la présente affaire se prête davantage à l'octroi d'une réparation en vertu du paragraphe 24(1), qui dispose :
Toute personne victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
La conclusion de discrimination tirée dans le présent appel repose sur des éléments de preuve portant expressément sur les membres de la bande qui résident à l'extérieur des réserves. Le commentaire que la Cour d'appel de la Saskatchewan a formulé dans l'arrêt Westfair Foods et suivant lequel la réparation constitutionnelle prévue au paragraphe 24(1) peut [TRADUCTION] « [...] protéger suffisamment les droits et libertés en traitant précisément des cas dans lesquels l'effet d'une règle de droit par ailleurs valide porte atteinte à un droit ou à une liberté » s'applique en l'espèce »[137]. La réparation devrait donc être accordée en fonction de la situation de chaque bande et non découler d'une déclaration partielle d'invalidité du paragraphe 77(1). Bien que cette réparation puisse éventuellement être accordée aussi à d'autres bandes dont l'histoire électorale ressemble à celle de la bande en cause, on ne nous a pas présenté suffisamment d'éléments de preuve en l'espèce pour affirmer qu'une réparation pourrait à l'avenir leur être accordée en vertu du paragraphe 24(1). En conséquence, nous accordons l'exemption en vertu du pouvoir conféré à la Cour par le paragraphe 24(1).
L'exemption constitutionnelle devrait prendre effet immédiatement. L'affaire ne comporte pas d'aspect complexe qui nécessiterait une suspension, contrairement à la réparation qui a été accordée au procès. Dans sa forme modifiée applicable à la bande, le paragraphe 77(1) précise maintenant qui a le droit de voter aux élections de la bande, à savoir tous les membres de la bande âgés de plus de dix-huit ans, indépendamment de leur lieu de résidence. Le mécanisme de vote demeure le même et, en conséquence, aucune période de transition n'est nécessaire pour la mise en oeuvre du nouveau mécanisme. On nous informe que la liste des membres de la bande est tenue à jour. En outre, nous sommes au courant du fait qu'un scrutin doit se tenir sous peu. Ayant conclu que le paragraphe 77(1) est discriminatoire, et qu'il a empêché des membres de la bande d'exercer leur droit de vote lors des élections qui ont eu lieu au sein de la bande par le passé, nous estimons qu'il est de la plus haute importance de corriger cette discrimination avant la tenue des prochaines élections. Comme les autres bandes et la disposition législative elle-même ne sont en règle générale pas visées par cette exemption, il n'est pas nécessaire de suspendre l'effet de notre décision.
Pour terminer, les réserves fondamentales qui ont amené divers juges de la Cour suprême à nuancer leur acceptation de la doctrine de l'exemption n'ont pas beaucoup d'incidences sur la présente affaire. Premièrement, dans l'arrêt Van Der Peet, la Cour suprême a explicitement fait sienne la méthode du cas par cas en matière de reconnaissance de droits ancestraux. Nous rappelons que le juge en chef Lamer a statué, dans l'arrêt Van Der Peet, que « [...] les intérêts que les droits ancestraux sont censés protéger se rapportent à l'histoire spécifique du groupe qui revendique le droit. Les droits ancestraux n'ont pas un caractère général et universel. Leur portée et leur contenu doivent être déterminés au cas par cas »[138]. Cette méthode doit nécessairement se traduire dans la manière dont l'article 25 est utilisé pour mettre des droits ancestraux à l'abri d'un examen fondé sur la Charte. En conséquence, l'analyse des réparations prévues par la Charte dans le contexte d'affaires mettant éventuellement en cause des droits ancestraux doit pouvoir tenir compte de cette méthode. S'ils ne bénéficient pas du recours à l'exemption constitutionnelle, les tribunaux seront sérieusement limités dans leur capacité de parvenir à ce résultat. Deuxièmement, le fait d'accorder à la bande une exemption de l'application du critère de résidence ne porte pas atteinte à l'objectif fondamental de la disposition contestée. Ainsi que nous l'avons bien précisé dans notre analyse fondée sur l'article premier, le paragraphe 77(1) a pour objet de mettre en oeuvre un mécanisme électoral qui accorde le droit de vote aux personnes qui ont un intérêt dans l'issue du processus électoral et qui sont touchées par celui-ci. Soustraire la bande à la restriction en matière de résidence qui est contenue dans cette disposition ne modifie pas cet objectif; cela rend tout simplement son application à la bande conforme à la garantie d'égalité. En troisième et dernier lieu, il s'agit d'un domaine du droit dans lequel les valeurs de certitude et de prévisibilité peuvent céder le pas devant l'importance de reconnaître que les demandes fondées sur la Charte doivent être jugées dans le contexte de la reconnaissance des droits ancestraux que le paragraphe 35(1) de la Constitution et l'article 25 de la Charte exigent. Pour reprendre les paroles du juge Sopinka dans l'arrêt Osborne, nous considérons l'exemption constitutionnelle en l'espèce comme un moyen de « [...] faire appliquer les mesures les plus propres à assurer la protection des valeurs exprimées dans la Charte et à accorder aux victimes d'une atteinte à leurs droits la réparation qui permet le mieux d'atteindre cet objectif »[139].
Nous sommes d'avis de rejeter l'appel, sauf dans le mesure où le jugement entrepris devrait être modifié pour ce qui est de la réparation susmentionnée. Comme ils ont obtenu en grande partie gain de cause dans le présent appel, les intimés devraient obtenir les trois-quarts des dépens.
« A.J. Stone »
« A.M Linden »
« F.J. McDonald »
Traduction certifiée conforme
C. Delon, LL.L.
COUR D'APPEL FÉDÉRALE
A-578-93
E n t r e :
SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et le procureur général du Canada, et la BANDE INDIENNE DE BATCHEWANA,
appelante (défenderesse),
et
JOHN CORBIÈRE, CHARLOTTE SYRETTTE, CLAIRE ROBINSON et FRANK NOLAN, en leur nom personnel et au nom de tous les membres non-résidents de la bande de Batchewana,
intimés (demandeurs),
et
CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES,
et
NATIVE WOMEN'S ASSOCIATION OF CANADA,
et
LESSER SLAVE LAKE INDIAN REGIONAL COUNCIL,
MOTIFS DU JUGEMENT
COUR D'APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
No DU GREFFE :A-578-93
APPEL D'UN JUGEMENT RENDU PAR LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE LE 9 SEPTEMBRE 1993 DANS LE DOSSIER T-3038-90.
INTITULÉ DE LA CAUSE :Sa Majesté la Reine et autres c John Corbière et autres
LIEU DE L'AUDIENCE :Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE :23, 24 et 25 septembre 1996
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR (les juges Stone, Linden et McDonald
en date du 20 novembre 1996
ONT COMPARU :
John B. Edmondpour l'appelante
William B. Hendersonpour la bande indienne de Batchewana
Gary E. Corbièrepour les intimés
Robert A. Milenpour l'intervenant
Mervin Phillip(le Congrès des peuples autochtones)
Mary Ebertspour l'intervenante
Lucy McSweeney(Native Women Ass. of Canada)
Martin J. Hendersonpour l'intervenant
Phillip P. Healy(Lesser Slave Lake Indian
Catherine TwinnRegional Council)
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
George Thomsonpour l'appelante
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
William B. Hendersonpour la bande indienne de Batchewana
avocat et procureur
Toronto (Ontario)
G.E. Corbièrepour les intimés
avocat et procureur
Sutton (Ontario)
Phillips & Milenpour l'intervenant
Regina (Saskatchewan)(Congrès des peuples autochtones)
Eberts, Symes, Street & Corbettpour l'intervenante
Toronto (Ontario)(Native Women Ass. of Canada)
Aird & Berlispour l'intervenant
Toronto (Ontario)(Lesser Slave Lake Indian
Regional Council)
et
Catherine Twinn
avocate et procureure
Slave Lake (Alberta)
[2]Le conseil régional représente neuf bandes indiennes que le conseil régional désigne sous le nom de « collectivités des réserves », à savoir : la bande de la rivière Driftpile, la bande de Duncan, la bande de Grouard, la bande de Horse Lake, la bande de Sawridge, la bande de Sturgeon Lake, la bande de Sucker Creek, la bande de Swan River et la bande de Sarcee.
[4]Bill C-31 Impact Study: Draft Report to Batchewana Indian Band, Rankin Reserve 15D, Goulais Bay Reserve 15A, Obadjiwan Reserve 15E, MacLaren Plansearch, mars 1990 [ci-après appelée l'Étude d'impacts du projet de loi C-31]. Voir également la pièce D-11.
[8]Première Nation des Ojibways de Batchewana, états financiers, 31 mars 1992, BDO Dunwoody Ward Malle. Pièce 250, dossier d'appel, à la page 1 014 [ci-après appelés les états financiers de la bande].
[9]Un an après la création de la réserve de Rankin, seulement 34 pour 100 des membres de la bande vivaient dans des réserves de la bande.
[11]Bande indienne de Batchewana (membres non-résidents) c. Bande indienne de Batchewana, [1994] 1 C.F. 394, à la page 402.
[14]La Section de première instance a donné tort à certains autres demandeurs sur cette question précise qui est présentement soumise à notre Cour en appel (voir le jugement Bande de Sawridge c. Canada, [1996] 1 C.F. 3).
[20]Delgamuukw et al. v. B.C. et al., [1993] 5 W.W.R. 97, à la page 128 (C.A. C-B.), le juge Macfarlane.
[22]On fait en règle générale remonter le commencement de cette histoire législative à la Proclamation royale de 1763, qui garantit aux : « nations ou tribus sauvages [...] la possession entière et paisible des parties de Nos possessions et territoires qui [...] ont été réservées pour ces tribus ». Elle est encore plus clairement exprimée dans l'Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, (13 & 14 Vict., ch. 42, 1850), qui reconnaissait comme Indiens les personnes de sang indien, celles qui étaient « réputé[e]s appartenir » à une tribu ou à un peuple particulier, de même que « toutes personnes résidant parmi » les Indiens.
[26]Exposé conjoint des faits, au paragraphe 13. Voir également l'arrêt Goodswimmer et autres c. Procureur général du Canada et autres, [1995] 2 C.F. 389, à la page 402, où le juge Stone retrace l'évolution du droit de vote aux élections tenues au sein des bandes.
[35]William Pentney, "The Rights of the Aboriginal Peoples of Canada and the Constitution Act, 1982: Part 1, The Interpretive Prism of Section 25", 22 U.B.C. Law Rev. 21, à la page 29. Dans le jugement Steinhauer v. R., [1985] 3 C.N.L.R. 187, à la page 191, la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a statué que l'article 25 sert de [TRADUCTION] « mécanisme de protection et qu'il n'ajoute rien aux droits ancestraux ».
[36]Voir le jugement R. v. Nicholas and Bear, [1989] 2 C.N.L.R. 131, dans lequel le juge Dickson de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick a affirmé que le paragraphe 15(1) ne peut porter atteinte aux droits visés à l'article 35, même si ces droits vont à l'encontre de la garantie d'égalité prévue par la Charte.
[37]Voir Patrick Macklem, "Aboriginal Peoples, Criminal Justice Initiatives and the Constitution", Special Edition (1992), U.B.C. Law Rev. 280, à la page 291l Pentney, précité, note 35 et Thomas Isaac, Aboriginal Law: Cases, Materials and Commentary, (Saskatoon, Purich Publishing, 1995), à la page 304.
[40]Malgré les objections de plusieurs auteurs, voir, par exemple, Beatty, "The Canadian Conception of Equality" (1996), 46 U.T.L.J. 349.
[43]Patrick J. Boyer, Political Rights: The Legal Framework of Elections in Canada (Butterworths & Co. (Canada Ltd.), 1981), à la page 121.
[44]L'article 3 dispose : « Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales ».
[65]Note de service du ministre par intérim des Mines et Ressources, procès-verbal d'une réunion du Conseil du Trésor, approuvé par le gouverneur général en conseil.
[68]Incidences des modifications de 1985 à la Loi sur les Indiens (projet de loi C-31), sous la rubrique [TRADUCTION] « Aperçu général » [ci-après appelée l'étude du Ministère].
[73]Dans l'étude du Ministère, précitée, note 68, il est déclaré, à la page 14 que [TRADUCTION] « bien que la tendance des membres de la bande à s'installer à l'extérieur des réserves ait été évidente avant le projet de loi C-31, la proportion d'Indiens inscrits vivant à l'extérieur des réserves par rapport à ceux qui vivaient dans les réserves et qui était d'à peu près 30 pour 70 en 1985, s'établissait en juin 1990 à 40 pour 60 ».
[78]Dans l'arrêt Turpin, précité, note 71, le juge Wilson a conclu, à la page 1333, que les personnes accusées à l'extérieur de l'Alberta de certains crimes ne pouvaient être qualifiées de « minorité discrète et isolée » surtout parce qu'une telle conclusion « ne favoriserait pas [...] les objets de l'art. 15 en remédiant à la discrimination dont sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société ».
[98]La bande indienne appelante soutient que cette question pourrait être résolue de façon plus appropriée hors du cadre de la Charte sous forme d'ordonnance déclarant inopérant le décret qui fait tomber la bande sous le coup du paragraphe 77(1). Elle affirme que cette réparation éviterait de faire intervenir la Charte dans les affaires de la bande et accorderait à celle-ci la possibilité de mettre au point un régime électoral fondé sur la coutume. À titre subsidiaire, elle demande que ce jugement déclaratoire soit rendu à titre de réparation individuelle en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Ce que la bande demande essentiellement, c'est que notre Cour prenne la place du ministre en exerçant le pouvoir discrétionnaire que possède celui-ci de supprimer le nom d'une bande de la « liste » à laquelle le paragraphe 77(1) s'applique. La Cour n'est pas habilitée à jouer ce rôle et il ne nous est donc pas loisible de connaître de cette demande.
[99]Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 3e éd., Toronto, Carswell, 1992, à la page 37.1(g).
[100][1986] 2 R.C.S. 713, à la page 783. Voir également l'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, dans lequel la Cour reconnaît un rôle limité à l'exemption constitutionnelle.
[103](1987), 58 Sask. R. 274 (C.B.R.), mod. à 65 D.L.R. (4th) 56, 80 Sask. 33 (C.A. Sask.). Voir également l'arrêt R. v. Videoflicks, (1985), 14 D.L.R. (4th) 10 (C.A. Ont.) (le juge Tarnopolsky).
[111]Cette répugnance est paradoxale, car la fameuse disposition dérogatoire de l'article 33 autorise en un sens une exemption constitutionnelle, à cette différence près qu'il s'agit d'une exemption qui peut être réclamée par le législateur fédéral par l'assemblée législative d'une province au lieu d'une exemption qui est accordée par le tribunal.
[116]Kent Roach, Constitutional Remedies in Canada, Aurora, Canada Law Books, 1991, au paragraphe 14.750.
[127]Le juge McLachlin a souscrit « de façon générale » aux motifs du juge en chef Lamer sur cette question, mais elle a aussi formulé des commentaires au sujet des conditions auxquelles le juge en chef Lamer aurait accordé l'exemption, comme la vérification quotidienne du consentement et la date d'échéance à inscrire sur l'attestation dont le juge du procès avait ordonné la délivrance (ibidem, à la page 629).
[135]Le professeur Roach déclare au paragraphe 14.550 que [TRADUCTION] « des exemptions constitutionnelles ont été accordées sous forme de réparations individuelles en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte ou par suite d'une déclaration partielle d'invalidité prononcée en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 » précité, note 116.