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Date : 20030815

Dossier : A-185-02

Référence : 2003 CAF 320

CORAM :       LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE EVANS

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                                            MARY BALLANTYNE et

                                                   CATHERINE PATTERSON-KIDD

                                                                                                                                                     appelantes

                                                                                   et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                                           intimée

                                           Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 3 juin 2003.

                                       Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 août 2003.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                    LE JUGE SHARLOW

MOTIFS CONCORDANTS :                                                                                       LE JUGE EVANS

                                                                                                                            LE JUGE LÉTOURNEAU


Date : 20030815

Dossier : A-185-02

Référence : 2003 CAF 320

CORAM :       LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE EVANS

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                                            MARY BALLANTYNE et

                                                   CATHERINE PATTERSON-KIDD

                                                                                                                                                     appelantes

                                                                                   et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                                           intimée

                                                           MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE SHARLOW


[1]                 Les appelantes font appel d'un jugement, publié sous l'appellation Roy c. Canada (1re inst.), [2002] 4 C.F. 451, qui avait rejeté leur allégation selon laquelle certaines dispositions de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-17, exercent à leur encontre une discrimination fondée sur l'état matrimonial et le sexe, contrairement à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Leur grief est que l'épouse d'un militaire ou d'un retraité de l'armée perd son droit à la pension de survivant si elle est divorcée de son mari. Leur argument est fondé sur le fait, indéniable, que la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes confère au conjoint séparé d'un cotisant un avantage économique qui est refusé au conjoint divorcé d'un cotisant.

Historique de la législation

[2]                 Des pensions de retraite selon la loi sont versées aux survivants d'officiers militaires depuis plus d'un siècle, et aux survivants de militaires du rang depuis près de soixante ans. À l'origine, le droit des veuves à pension dépendait du pouvoir discrétionnaire considérable de l'administration, et les pensions de survivant étaient refusées aux veufs. Au fil des ans, les aspects discrétionnaires des pensions de survivant et les distinctions fondées sur le sexe ont disparu. Cependant, le droit à la pension de survivant a toujours été refusé au conjoint divorcé d'un militaire ou d'un retraité de l'armée.

[3]                 Avant 1901, la veuve d'un officier militaire ou d'un militaire du rang ne pouvait se voir attribuer une pension que par mandat royal si le décès était lié au service. En 1901, le Militia Pension Act, 1901, S.C. 1901, ch. 17, fut promulgué pour autoriser le versement d'une pension à la retraite d'un membre de la milice, si le ministre était satisfait du service du membre, en se fondant sur une formule qui variait avec les états de service et le rang. L'article 17 du Militia Pension Act, 1901 autorisait le gouverneur en conseil à octroyer une pension à la veuve d'un officier de la milice qui avait accompli vingt ans de service et qui à son décès recevait pleine solde ou bénéficiait d'une pension. Le chiffre de la pension de veuve dépendait du rang de l'officier (section 19). Aucune pension n'était prévue pour la veuve d'un membre de la milice qui n'était pas un officier.


[4]                 Le Militia Pension Act, 1901 limitait le pouvoir du gouvernement de verser une pension à la veuve d'un officier. Ainsi, selon l'article 18, aucune pension ne pouvait être versée à la veuve qui n'en était pas digne, à la veuve qui était déjà nantie, à la veuve d'un officier qui s'était marié après sa retraite, à la veuve d'un officier qui s'était marié après l'âge de soixante ans, à la veuve d'un officier quand l'officier avait plus de vingt-cinq ans de plus que son épouse, ou à la veuve d'un officier qui était décédé durant la première année de son mariage, sauf si l'officier était en bonne santé au moment de son mariage et si le décès résultait d'une maladie ou blessure qui n'était pas attribuable à l'officier lui-même. De plus, l'article 22 prévoyait que la pension de veuve cesserait si la veuve en devenait indigne ou devenait bien pourvue. Selon le paragraphe 22(2), si la veuve se remariait, la pension de veuve était suspendue, mais pouvait être rétablie si le nouveau conjoint décédait et si la veuve se qualifiait par ailleurs pour la pension.


[5]                 De nombreuses modifications avaient été apportées au Militia Pension Act, 1901 au moment de la codification de 1927 des lois fédérales, année où le Militia Pension Act, 1901 devint le Militia Pension Act, S.R.C. (1927), ch. 133. Des dispositions y furent insérées qui tenaient compte des services validables accomplis dans l'administration, dans la Gendarmerie royale du Canada et dans des organisations militaires autres que la milice (articles 6, 7 et 8). Pour la première fois, une pension pouvait être versée dans certains cas à un officier justifiant de dix ans de service (paragraphe 4(2)). Une pension de veuve pouvait être versée si l'officier avait accompli vingt ans de service et était décédé avec pleine solde, ou s'il était un retraité qui avait accompli dix ans de service (article 25). Le chiffre de la pension de veuve représentait la moitié de la pension à laquelle l'officier avait droit (article 27). Encore à l'époque, une pension de veuve ne pouvait être versée qu'à la veuve d'un officier.

[6]                 D'importantes modifications furent apportées en 1946 au Militia Pension Act (S.C. 1946, ch. 59). Un changement notable prévoyait qu'une pension de veuve pouvait être versée à la veuve d'un milicien. Les limites au pouvoir du gouvernement de verser une pension de veuve étaient à certains égards assouplies. Cependant, encore à l'époque, la pension de veuve ne pouvait être versée si la veuve en était indigne, si le membre s'était marié après l'âge de soixante ans ou si le membre était décédé dans l'année suivant son mariage, à moins qu'il ne fût en bonne santé au moment du mariage (nouveau paragraphe 51(1)). Si la différence d'âge entre le membre et la veuve était supérieure à vingt ans, alors la pension de veuve pouvait être réduite d'une somme fixée (nouveau paragraphe 51(2)). Et la pension de veuve pouvait être suspendue ou interrompue si la veuve en devenait indigne (paragraphe 51(3)). Les modifications de 1946 renfermaient aussi une disposition qui autorisait le Conseil du Trésor à ordonner dans certains cas le paiement de la pension d'un membre à son épouse. Ce pouvait être le cas par exemple si le membre avait laissé sa famille sans ressources ou s'il était incapable de gérer ses propres affaires (article 54).


[7]                 La première version de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, promulguée en 1959 (S.C. 1959, ch. 21), est entrée en vigueur en 1960. Par ces modifications, les pensions devenaient pour la première fois un droit de caractère officiel conféré aux militaires et à leurs survivants. Un autre important changement entraîné par ces modifications était la reconnaissance restreinte des liens conjugaux autres qu'un mariage en bonne et due forme. Une femme pouvait être considérée comme la veuve d'un militaire si elle pouvait établir que, pendant un certain nombre d'années avant le décès du militaire, elle avait vécu avec lui et avait été considérée par l'opinion publique comme son épouse (paragraphe 12(4)). Le nombre d'années était de sept si les parties étaient empêchées de se marier en raison d'un mariage existant, et il n'était pas précisé si les parties étaient libres de se marier. La loi ne parlait pas de la situation qui pouvait se produire si un retraité décédait alors qu'il était légalement marié à une personne, mais faisait vie commune avec une autre. Cependant, elle prévoyait que, si une femme était mariée à un militaire, mais séparée de lui, et s'il existait des circonstances qui l'empêchaient, selon le droit provincial applicable, d'obtenir une ordonnance de versement d'une pension alimentaire distincte, alors le ministre pouvait présumer que son mari lui avait survécu et lui refuser ainsi une pension de veuve (paragraphe 12(5)).

[8]                 Nombre des limites qui auparavant s'appliquaient aux pensions de veuve ont disparu dans les modifications de 1960. La notion de perte de droit pour indignité était abandonnée. Cependant, encore à l'époque, la pension de veuve était suspendue lorsque la veuve se remariait, et elle était rétablie si son nouveau conjoint décédait (paragraphe 12(2)). La veuve d'un militaire n'avait droit à aucune pension si le militaire était âgé de plus de soixante ans au moment du mariage, sauf si le militaire était devenu tel ou avait continué de l'être après cette date (paragraphe 13(1)). En cas de décès du militaire dans les cinq ans suivant le mariage, la pension de veuve pouvait être réduite si l'imminence du décès avait motivé leur décision de se marier (paragraphe 13(3)). Et, s'il y avait un écart supérieur à vingt ans entre l'âge du militaire et celui de son épouse, alors la pension de veuve était réduite (paragraphe 13(4)).


[9]                 Lors de la codification des lois fédérales en 1970, la législation avait de nouveau été modifiée : Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, S.R.C. (1970), ch. C-9. Certains des changements avaient été nécessaires pour intégrer la pension de retraite des militaires au Régime de pensions du Canada (aujourd'hui L.R.C. (1985), ch. C-8) et aux lois provinciales analogues. Les limites imposées à la pension de veuve avaient été modifiées de manière à supprimer la disposition se rapportant au décès du militaire survenu dans les cinq ans du mariage. Elle avait été remplacée par une disposition selon laquelle, en cas de décès du militaire dans l'année du mariage, la pension de veuve n'était pas versée à moins que le militaire n'eût, au moment du mariage, un espoir raisonnable de vivre encore au moins un an (paragraphe 14(3)).

[10]            En 1975, la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et les autres lois fédérales en matière de pensions étaient modifiées par la Loi corrective (pension de retraite) de 1975, L.C. 1974-75-76, ch. 81, pour assurer l'égalité de statut des militaires des deux sexes et des survivants des deux sexes. Avant 1975, les militaires de sexe féminin versaient des cotisations plus faibles que leurs collègues masculins, et il n'existait aucune disposition prévoyant le versement de prestations de survivant aux veufs.


[11]            Plusieurs changements ont été apportés à l'époque afin d'assouplir les conditions auxquelles une union de fait pouvait être assimilée à un mariage. La période requise pour que le conjoint de fait soit assimilé à un conjoint légitime, si les parties étaient empêchées de se marier parce que l'un d'eux était marié à une autre personne, était ramenée à trois ans (L.R.C. (1985), ch. C-17, alinéa 29a)). Dans le cas de conjoints de fait qui n'étaient pas empêchés de se marier, la période requise de cohabitation était ramenée à un an (alinéa 29b)). Le pouvoir du Conseil du Trésor de présumer que la conjointe survivante était décédée avant le militaire fut élargi pour englober le cas où le militaire et sa conjointe étaient séparés au moment du décès du militaire (paragraphe 30(1)). Si plus d'une personne avait droit à une pension de survivant, le Conseil du Trésor pouvait ordonner une répartition (paragraphe 30(2)).

[12]            D'autres modifications (L.C. 1992, ch. 46, articles 32 à 59) ont été apportées en 1992 à la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes. L'une des modifications fixait à un an de cohabitation la période requise pour qu'une union de fait soit assimilée à un mariage, sans égard aux circonstances (nouveaux paragraphes 29(1) et (2)). Ces modifications instituaient aussi ce qui allait devenir la Loi sur le partage des prestations de pension, entrée en vigueur en 1994 (L.C. 1992, ch. 46, annexe II). Ce texte autorisait pour la première fois le partage formel des pensions fédérales à la dissolution du mariage, si une ordonnance judiciaire ou un accord écrit prévoyait tel partage.

[13]            En 1999, l'article 29 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes était modifié afin de prévoir la reconnaissance automatique des conjoints de fait qui répondaient aux conditions réglementaires, supprimant ainsi tout pouvoir discrétionnaire en la matière. Une autre modification supprimait le pouvoir discrétionnaire de présumer que, en cas de séparation, la conjointe était décédée avant son mari militaire. La répartition de la pension de survivant entre l'épouse survivante admissible et la conjointe de fait admissible cessait d'être discrétionnaire pour devenir automatique. Les prestations de survivant étaient élargies au partenaire de même sexe d'un militaire décédé (L.C. 1999, ch. 34, article 136).


L'actuelle Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes

[14]            La Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, comme les textes qui l'ont précédée, assure aux membres des Forces canadiennes un revenu de retraite. Les membres doivent cotiser au régime de retraite sur les soldes qui leur sont versées durant leur service, et pour cette raison ils sont appelés « cotisants » . En règle générale, lorsque les cotisations versées par un membre dépassent les prestations payables à l'égard de celui-ci, l'excédent est payé au membre, au conjoint survivant ou aux enfants du membre ou à la succession du membre, selon les circonstances. La Caisse de retraite des Forces canadiennes est donc à la fois un dispositif de rémunération différé du service militaire et un plan d'épargne forcée des cotisants.

[15]            À maints égards, le régime de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes est semblable à celui de la Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-36, et à celui de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch. R-11, les deux autres principaux textes fédéraux sur les pensions du service public. L'une des différences est que les pensions de retraite prévues par la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes sont généralement payables à un âge plus rapproché.


[16]            La nature et le montant des prestations payables à un cotisant en vertu de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes varient en fonction de la durée du service (article 16). En général, si la durée du service est inférieur à trois ans, le cotisant reçoit un remboursement de ses cotisations. Si la durée du service est supérieure à trois ans, mais inférieure à dix ans, le cotisant reçoit une allocation de cessation en espèces égale à sa solde mensuelle pour chaque année de service ouvrant droit à pension. Dans tout autre cas, le cotisant reçoit une pension à vie payable à sa retraite. Dans certains cas, le cotisant qui n'est pas admissible à une rente immédiate peut choisir de recevoir une rente lorsqu'il atteindra l'âge de soixante ans, au lieu d'obtenir le remboursement de ses cotisations (articles 17, 18 et 19). La pension de retraite est fonction de la solde moyenne finale versée au cotisant au cours de ses cinq années les mieux rémunérées (article 15). Au décès du cotisant, certaines prestations sont payables à la famille survivante ou à la succession du cotisant (articles 25 à 32). Si le cotisant avait droit ou aurait eu droit à une pension, une pension de survivant peut être payée à sa survivante, ou au bénéfice des enfants du cotisant qui dépendaient économiquement du cotisant (article 25).

[17]            Le mot « survivant » est défini comme une personne qui était unie au cotisant par les liens du mariage au décès de celui-ci, ou qui, au décès du cotisant, cohabitait avec lui dans une union de type conjugal depuis au moins un an (articles 2 et 29). S'il y a deux survivantes admissibles, la pension de survivant est répartie entre elles en proportion du nombre d'années de cohabitation (paragraphe 29(8)). Les conjoints divorcés ne sont pas compris dans la définition de « survivant » . Aucune pension de survivant n'est payable si le cotisant se marie après l'âge de soixante ans (article 31), ou si le cotisant décède dans l'année du mariage, à moins que la santé du cotisant ne fût telle que le cotisant pouvait espérer vivre encore au moins un an par la suite (article 32).


[18]            La pension de survivant payable en vertu de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes est appelée prestation « complémentaire » parce que les cotisations et l'admissibilité d'un cotisant qui a un survivant sont les mêmes que les cotisations et l'admissibilité d'un cotisant qui n'a pas de survivant. En d'autres termes, le fait que les prestations de survivant constituent un complément signifie que les prestations de survivant qui dépassent les cotisations du membre représentent, pour les cotisants qui ont des survivants, un avantage qui est refusé aux cotisants qui n'ont pas de survivants.

[19]            Ce qui précède peut être mis en contraste avec les pensions réversibles, couramment employées dans les régimes provinciaux et dans le secteur privé, pensions dont le coût est neutre pour le régime de retraite. Dans un système de pensions réversibles, le cotisant qui à sa retraite habite avec son épouse ou avec sa conjointe de fait peut choisir de recevoir une pension réversible. Ce faisant, le cotisant accepte une pension réduite de telle sorte qu'une pension à vie sera payable à sa survivante. Dans la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, une pension réversible n'est possible que pour les cotisants qui contractent une union avec un survivant admissible après la retraite du cotisant concerné ou après que le cotisant atteint l'âge de soixante ans.


[20]            La Loi sur les rapports relatifs aux pensions publiques, L.R.C. (1985), ch. 13 (2e suppl.) oblige l'actuaire en chef du Bureau du surintendant des institutions financières du Canada à préparer tous les trois ans un rapport actuariel sur les régimes de pensions fédéraux, notamment le régime établi par la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes. Le rapport le plus récent renferme des renseignements au 31 mars 2000 (dossier d'appel, volume 5, pages 1212-1288). Le bilan du régime à cette date se présente ainsi (page 1217) :

Actif

En millions de dollars

Solde du compte de pension de retraite des Forces canadiennes

    48 410,2

Valeur actualisée des cotisations futures au titre du service antérieur choisi

           60,8

Actif total

    48 471,0

Passif

Concernant les prestations acquises en faveur, et à l'égard, des cotisants

    10 684,3

Concernant les prestations payables aux, et à l'égard des :

-          pensionnés retraités

   20 042,4

-          pensionnés invalides

        414,8

-          conjoints survivants

     1 758,6

-          enfants survivants

            6,6

    22 222,4

Frais administratifs imputables au compte de pension de retraite des Forces canadiennes

         144,5

Passif total

    33 051,2

Surplus

    15 419,8

[21]            Le rapport actuariel indique aussi que, pour les exercices 2001, 2002 et 2003, le rapport des cotisations gouvernementales aux cotisations des membres est d'environ 3,5.

[22]            Le dossier ne donne pas de renseignements plus actuels sur la situation financière du régime. Plus précisément, on ne sait pas si et dans quelle mesure le recul des marchés financiers ces dernières années s'est répercuté sur le régime.


[23]            Un actuaire, M. Hébert, a produit un témoignage d'expert sur le coût estimatif, au 31 mars 2000, du paiement d'une prestation de survivant aux conjoints divorcés de cotisants ou de retraités qui ne s'étaient pas remariés (l'hypothèse étant que, pour ceux qui s'étaient remariés, la pension de survivant payable au nouveau conjoint légitime ou conjoint de fait serait simplement répartie sans frais additionnels pour le régime). M. Hébert a estimé à la fois l'accroissement des charges à payer (les sommes requises pour satisfaire à toutes les prestations à payer) et l'accroissement du coût normal (les sommes requises au cours d'une année donnée pour satisfaire aux prestations à payer cette année-là). Le rapport de M. Hébert englobait les trois principaux régimes publics de pensions (la Loi sur la pension de la fonction publique, la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada). Les trois régimes sont suffisamment semblables pour que l'on puisse présumer que, si l'un d'eux doit être modifié pour des raisons constitutionnelles, ils devront l'être tous.

[24]            Les conclusions de M. Hébert sont résumées dans le tableau suivant (dossier d'appel, volume V, page 920) :

Charges additionnelles à payer

Coût additionnel normal

         Fonction publique

    209 125 000 $

     11 643 000 $

           Forces canadiennes

      206 721 000

      3 573 000

            G.R.C.

     27 326 000

           699 000

            TOTAL

    443 172 000 $

      15 915 000 $


[25]            M. Hébert a aussi estimé que, si la pension de survivant était rajustée pour tenir compte uniquement de la période de cohabitation, l'accroissement des charges à payer selon la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes serait réduit de moitié environ. Le rapport ne tient compte que des cotisants et des retraités qui sont décédés en 1985 ou avant. M. Hébert a estimé que l'accroissement des charges serait doublé s'il devait tenir compte de ceux qui sont décédés depuis 1985.

Les faits : Mary Ballantyne

[26]            Mary Ballantyne a épousé Ian Ballantyne en 1954, près de trois mois après que M. Ballantyne se fut enrôlé dans l'armée. Ils ont eu quatre enfants. Ils se sont séparés en 1986, mais ils n'ont pas divorcé. M. Ballantyne a pris sa retraite en 1987 avec le grade de lieutenant-colonel. M. Ballantyne vit encore et ne fait vie commune avec personne.

[27]            M. Ballantyne et sa famille ont eu de nombreuses affectations tout au long de sa carrière militaire, quelques-unes dans d'autres pays. Durant cette période, Mme Ballantyne s'occupait des enfants et du domicile familial. Elle devait aussi participer à des fonctions sociales, donner des réceptions et effectuer des travaux bénévoles. Elle avait les titres nécessaires pour enseigner en Ontario, et elle travaillait comme enseignante dans cette province et dans certains des pays étrangers où étaient affectés M. Ballantyne et sa famille. Mme Ballantyne était admissible à une pension lorsqu'elle a pris sa retraite de l'enseignement.


[28]            En 1987, Mme Ballantyne et M. Ballantyne ont conclu un accord de séparation. L'accord mentionne, entre autres, que chacun d'eux était financièrement indépendant de l'autre et n'avait pas besoin du soutien de l'autre. Ils ont décidé que chacun aurait droit à une part de la pension de l'autre. Ils ont aussi décidé que, aux fins des prestations de survivant selon leurs régimes respectifs de pensions, chacun serait considéré le conjoint survivant de l'autre, même si quelqu'un d'autre pouvait prétendre à la qualité de conjoint. Ils ont reconnu la possibilité que des modifications législatives se rapportent aux prestations de survivant et s'étaient entendus pour revoir cet aspect si un tel changement devait se produire. L'accord mentionne qu'il constitue un règlement final de toutes réclamations se rapportant au partage des biens, et chacun libérait l'autre de toute réclamation semblable et de toute obligation alimentaire.

[29]            En 1996, Mme Ballantyne s'était renseignée sur un partage des prestations de retraite de M. Ballantyne selon la Loi sur le partage des prestations de retraite. Se fondant sur ce qu'elle avait appris, elle a conclu qu'un partage lui donnerait droit à environ 240 000 $. Elle n'a pas demandé un partage parce que le partage aurait eu pour résultat la perte de son droit à une pension de survivante (Règlement sur le partage des prestations de retraite, DORS/94-612, article 25). On ne sait pas comment Mme Ballantyne aurait pu obtenir un tel partage sans rompre l'accord de séparation. On ne sait pas non plus si, pour le cas où Mme Ballantyne aurait pu obtenir le partage de la pension de M. Ballantyne, M. Ballantyne aurait eu droit lui aussi au partage de la pension d'enseignante retraitée que recevait Mme Ballantyne.


[30]            Dans l'état actuel des choses, Mme Ballantyne aura droit à une pension de survivante en vertu de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes si elle survit à son mari. Elle perdra ce droit s'ils divorcent. Selon l'information obtenue sur le sujet par Mme Ballantyne auprès de l'administrateur du Régime de retraite des enseignants et enseignantes de l'Ontario, si M. Ballantyne survit à Mme Ballantyne, il n'aura pas droit à une prestation semblable au titre du régime de retraite de celle-ci parce qu'ils étaient séparés avant qu'elle n'acquière le droit à sa retraite.

[31]            Mme Ballantyne se sent lésée parce que, même si elle était légalement mariée à un officier de l'armée tout au long de la période durant laquelle il a cotisé à son régime de retraite et au moment où il est devenu un retraité, elle n'aura pas droit à une pension de survivante s'ils divorcent. Également, si M. Ballantyne vit en union de fait avec une autre femme pendant une année avant qu'il ne décède, Mme Ballantyne sera obligée de partager avec cette autre femme la pension de survivante.

[32]            Il n'est pas établi que Mme Ballantyne ou M. Ballantyne souhaite divorcer, ni que Mme Ballantyne voudrait obtenir un divorce ou consentirait à tel divorce si elle pouvait être assurée de son droit à une pension de survivante. Il n'est pas non plus établi que M. Ballantyne songe à faire vie commune avec quelqu'un d'autre. Cependant, le juge de première instance a conclu que Mme Ballantyne avait qualité pour engager la présente action parce que la loi pouvait influer sur une éventuelle décision de divorcer ou non. Cette conclusion du juge du fond n'est pas contestée.


Les faits : Catherine Patterson-Kidd

[33]            Mme Patterson-Kidd s'est mariée avec Donald Andrew Kidd en 1957. Ils ont eu quatre enfants. Ils se sont séparés en 1982. Après la séparation, M. Kidd a commencé de faire vie commune avec une autre femme. M. Kidd et Mme Patterson-Kidd ont divorcé en 1986. M. Kidd est décédé en 1987.

[34]            M. Kidd s'est joint à l'armée en 1952, et il a pris sa retraite en 1983 avec le grade de colonel. Durant sa carrière, il a été affecté à divers endroits du Canada, et une fois à Washington, D.C. Mme Patterson-Kidd avait les diplômes requis pour enseigner en Ontario, mais il lui a été impossible de travailler comme enseignante à beaucoup d'endroits où étaient affectés M. Kidd et sa famille. Cependant, elle a pu travailler suffisamment pour être admissible à une pension lorsqu'elle a pris sa retraite en 1997 à l'âge de 65 ans. Mme Patterson-Kidd a déclaré que, durant son mariage, elle devait souvent s'occuper seule de la maison parce que M. Kidd devait partir en affectation avant la famille, et aussi parce qu'il était parfois désigné pour des manoeuvres extérieures durant des semaines, voire des mois. Elle a aussi témoigné qu'elle devait participer à de nombreuses fonctions sociales et qu'elle-même et M. Kidd étaient vus comme une « équipe » .


[35]            En 1982, Mme Patterson-Kidd et M. Kidd concluaient un accord de séparation qui devait disposer définitivement de tous les aspects touchant le partage des biens et les obligations alimentaires. M. Kidd devait verser une pension alimentaire de 2 000 $ par mois. Une modification apportée à l'accord en 1984 ramenait la pension alimentaire à 1 000 $ par mois, payable jusqu'au 1er juin 1990. M. Kidd était également tenu de désigner Mme Patterson-Kidd bénéficiaire irrévocable de toute assurance-vie et de tout capital-décès. Cependant, il se trouve que les prestations d'assurance-vie prévues par la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes furent versées à la succession de M. Kidd. Mme Patterson-Kidd a assigné en justice la succession, qui transigea en lui payant un sixième du capital-décès.

[36]            Mme Patterson-Kidd n'a pas droit à une pension de survivante selon la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes parce qu'elle était divorcée de M. Kidd au moment du décès de celui-ci. Cependant, la femme avec qui M. Kidd faisait vie commune au moment de son décès obtint une pension de survivante en vertu des dispositions alors en vigueur, qui autorisaient le Conseil du Trésor à reconnaître leur union de fait comme l'équivalent d'un mariage.

[37]            Mme Patterson-Kidd se sent lésée parce que, bien qu'elle ait été légalement mariée à un officier de l'armée et qu'elle ait vécu avec lui tout au long de la période durant laquelle il avait cotisé à son régime de retraite, elle était privée du droit à la pension de survivante parce qu'elle avait divorcé d'avec lui. Même sans le divorce, elle aurait été contrainte de partager la pension de survivante avec la conjointe de fait de son mari, en fonction du nombre d'années de cohabitation de chacune d'elles.


Redressement demandé

[38]            Les appelantes croient que le droit à la pension de survivante ne devrait pas dépendre de leur état matrimonial au moment du décès du cotisant, mais devrait au lieu de cela reconnaître plus directement les années de leur mariage qui correspondaient à la période durant laquelle des cotisations avaient été payées.

[39]            Les deux appelantes voudraient qu'il soit déclaré que l'article 29 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes (qui étend la définition de « conjoint » à un conjoint de fait) est contraire à la Charte et est donc nul et sans effet.

[40]            Les deux appelantes voudraient aussi qu'il soit déclaré que, si l'article 29 est valide au plan constitutionnel, chacune d'elles devrait être réputée répondre à la définition de « survivant » et devrait avoir droit à une portion de la prestation de survivante, en fonction de leurs années de cohabitation avec leurs époux respectifs durant la période de versement des cotisations. Une telle déclaration nécessiterait implicitement une modification de la définition de « survivant » pour qu'elle englobe le conjoint divorcé d'un cotisant.

[41]            Mme Patterson-Kidd voudrait aussi une compensation pécuniaire égale à la somme qui lui aurait été payable par l'effet des jugements déclaratoires susmentionnés, avec les intérêts avant jugement et après jugement. Cependant, elle admet que cette compensation ne devrait pas priver de prestations celle qui partageait la vie de M. Kidd.


Jugement de première instance

[42]            Le juge de première instance, s'appuyant sur le cadre analytique exposé dans l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, a conclu que la loi exerçait contre les appelantes une discrimination fondée sur l'état matrimonial, contrevenant ainsi au paragraphe 15(1) de la Charte, mais que la discrimination était justifiée par l'article premier de la Charte. Son analyse est longue et détaillée. Les portions de son jugement qui intéressent le présent appel sont examinées ci-après.

Analyse

[43]            Une jurisprudence considérable porte sur les présumées discriminations contraires à l'article 15 de la Charte, notamment l'arrêt Law, où est exposé le cadre analytique qui, selon la Cour suprême du Canada, est le mieux à même de résoudre les questions de discrimination selon la Charte.

[44]            Avant de procéder à l'analyse de l'arrêt Law, j'examinerai un point préliminaire qui découle du premier redressement demandé par les appelantes. Je veux parler ici de leur demande pour qu'il soit déclaré que l'article 29 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes est invalide. L'article 29 est la disposition qui englobe les conjoints de fait dans la définition de « survivant » , si la cohabitation requise d'une année est établie. Si l'article 29 est déclaré invalide comme le voudraient les appelantes, le droit à la pension de survivant sera refusé à quiconque n'est pas légalement marié au cotisant au moment du décès de celui-ci.


[45]            Il m'est impossible de voir comment, eu égard à l'arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, l'on pourrait de quelque manière accéder à cette demande de déclaration d'invalidité. Il s'agissait dans cette affaire de savoir si une allégation de discrimination était établie au regard d'une loi qui conférait au « conjoint » d'une personne assurée certaines prestations d'assurance automobile. La discrimination était alléguée par une personne qui n'était pas légalement mariée à la personne assurée, mais qui faisait vie commune avec elle. La loi ne pouvait être interprétée de manière à englober dans la définition de « conjoint » un conjoint de fait. Les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont estimé que l'état matrimonial est un motif analogue, aux fins de l'article 15 de la Charte, et que la loi contrevenait à la Charte parce qu'elle exerçait contre le conjoint de fait d'une personne assurée une discrimination injustifiable. À mon avis, on pourrait faire la même objection à propos de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes si l'article 29 était jugé nul et sans effet.


[46]            L'arrêt récent Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, ne limite pas la force du raisonnement suivi dans l'arrêt Miron c. Trudel, ni sa valeur jurisprudentielle. Dans cet arrêt, était contestée une loi provinciale qui imposait le partage des biens familiaux en cas de rupture des liens du mariage, mais non en cas de rupture de liens analogues entre conjoints de fait. Monsieur le juge Bastarache, s'exprimant pour la majorité, a estimé que la loi n'enfreignait pas les droits à l'égalité garantis par la Charte. Il n'a pas dit ni n'a laissé entendre que l'arrêt Miron c. Trudel ne fait plus autorité. Il a plutôt écarté l'application de l'arrêt Miron c. Trudel au motif que la loi contestée dans cette affaire concernait la relation d'un couple vu comme unité par rapport aux tiers, tandis que la loi contestée dans l'affaire Walsh visait à régir les aspects économiques du mariage lui-même. La présomption sous-jacente à la loi qui était contestée dans l'affaire Walsh était que les personnes qui se marient ont toutes deux l'intention de partager leurs ressources économiques. Selon le juge Bastarache, la Charte ne devrait pas servir à imposer la même idée de partage aux couples qui choisissent de faire vie commune sans être mariés (se référer aux paragraphes 53 et 54).

[47]            J'observe aussi que les appelantes ne prétendent pas qu'un conjoint de fait ne devrait pas avoir droit à une pension de survivant simplement parce qu'il n'y a pas mariage en bonne et due forme. Le fond de l'argument principal des appelants est plutôt qu'un conjoint divorcé ne devrait pas perdre son droit de recevoir une pension de survivant. Elles soutiennent aussi, pour le cas où leur argument principal serait accepté, que, si un cotisant a deux survivants admissibles, la répartition devrait se faire à raison du nombre d'années de cohabitation durant la période de cotisation, ce qui, selon elles, présente un lien plus logique avec la contribution indirecte du conjoint.

[48]            Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que les appelantes ne peuvent absolument pas obtenir le premier redressement qu'elles demandent. Le reste de mon analyse portera sur l'argument se rapportant aux deux autres redressements que recherchent les appelantes.

Article 15 : Y a-t-il discrimination?


[49]            Les appelantes ne contestent pas évidemment la décision du juge de première instance selon laquelle il y a contravention au paragraphe 15(1) de la Charte. Cependant, la Couronne conteste cette conclusion, et il convient donc de l'examiner. Le principe applicable, d'après l'arrêt Law, est qu'il n'y a pas contravention au paragraphe 15(1) de la Charte à moins que l'objet ou l'effet de la loi contestée n'entre en conflit avec l'objet du paragraphe 15(1), qui est « d'empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l'imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l'existence d'une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération » (paragraphe 51).

[50]            Ici, la loi contestée est vue comme discriminante, parce qu'elle exclut les conjoints divorcés de l'admissibilité aux prestations de survivant. Il n'est pas contesté que l'exclusion qu'elle prévoit impose une différence de traitement à raison d'une caractéristique personnelle, parce que les conjoints divorcés se voient refuser un avantage auquel ont droit les conjoints séparés. Il n'est pas contesté non plus que la différence de traitement est fondée sur un motif énuméré ou analogue, celui de l'état matrimonial. Cependant, la Couronne soutient qu'il n'y a aucune discrimination de fond au sens du paragraphe 15(1) de la Charte, parce que la loi contestée ne perpétue pas ni n'encourage l'idée selon laquelle les personnes divorcées sont moins capables, ou moins dignes d'être reconnues ou valorisées en tant qu'êtres humains ou que membres de la société canadienne, méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.


[51]            Pour savoir si une loi exerce une discrimination au sens fondamental, il est nécessaire d'examiner la loi tout entière dans son contexte propre : Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, à la page 592. Les facteurs à prendre en compte pour savoir s'il y a discrimination de fond, tels que les établit l'arrêt Law, sont (1) la préexistence d'un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou d'une vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en cause; (2) la correspondance entre les motifs sur lesquels l'allégation est fondée et les besoins, les capacités ou les circonstances propres au demandeur ou à d'autres personnes; (3) l'objet ou l'effet d'amélioration que présente la loi contestée, au regard d'une personne ou d'un groupe défavorisé au sein de la société; et (4) la nature et l'étendue du droit touché par la loi contestée. Ces facteurs doivent être examinés selon le point de vue du demandeur, mais doivent reposer sur un fondement rationnel objectif, en ce sens qu'une personne raisonnable se trouvant dans la même situation éprouverait le même sentiment : Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, aux paragraphes 46 et 47.

[52]            L'argument de la Couronne selon lequel le juge de première instance a erré en concluant à l'existence d'une discrimination repose en premier lieu sur l'idée qu'elle se fait de l'objet du régime législatif et en particulier de l'objet de la pension de survivant. L'argument est exprimé de différentes façons pour qu'il puisse relever des divers facteurs exposés dans l'arrêt Law, mais l'idée fondamentale avancée par la Couronne est celle-ci : si l'on considère le régime législatif tout entier, l'exclusion des conjoints divorcés du droit à la pension de survivant n'est pas discriminatoire, parce que les conjoints divorcés obtiennent, au divorce, d'autres avantages financiers. Fondamentalement, ce qui est refusé à Mme Ballantyne, c'est la possibilité de choisir de divorcer sans devoir abandonner son droit à la pension de survivant si cela correspond à son avantage financier. La position de la Couronne est que le simple refus de cette possibilité ne peut être vu comme un refus de la dignité humaine essentielle.


[53]            La Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes fait partie du système canadien des revenus de retraite, système qui comprend aussi la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9, le Régime de pensions du Canada, la Loi sur la pension de la fonction publique, la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, et d'autres lois qui soit assurent des pensions de retraite à ceux qui travaillent dans le secteur public, soit réglementent les régimes de pensions du secteur privé. Le juge de première instance a conclu que l'objet général du système des revenus de retraite est de réduire la pauvreté parmi les personnes âgées. Il est probablement plus juste de dire que l'objet de toutes ces lois (à l'exception de la Loi sur la sécurité de la vieillesse) est d'alléger la pauvreté parmi ceux qui ont quitté la population active rémunérée ou ceux qui dépendent d'une personne qui a quitté la population active rémunérée. Ce groupe comprendrait maintes personnes qui ne sont pas des personnes âgées, et notamment celles qui ont pris leur retraite de l'armée.

[54]            La Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes fait également partie intégrante du régime de rémunération des membres des Forces canadiennes. En assurant les cotisants d'un revenu après leur retraite, et en garantissant des prestations de survivant à ceux qui étaient liés au cotisant au moment de son décès, la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes joue en faveur des militaires, qui autrement seraient obligés de financer leur propre retraite et de subvenir aux besoins de leurs survivants en souscrivant une assurance privée ou par d'autres moyens. Elle sert aussi l'intérêt public, parce qu'elle favorise la stabilité de la main-d'oeuvre militaire.


[55]            L'objet de la pension de survivant prévue par la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes n'échappe pas à une certaine polémique. Les appelantes croient que la pension de survivant est ou devrait être un moyen de reconnaître et de récompenser les sacrifices et les difficultés que doivent supporter les femmes de militaires, et leur contribution espérée, mais non rémunérée, à la vie militaire. Ces aspects de la vie des femmes de militaires sont décrits dans la déposition d'un témoin expert, Deborah Harrison, résumée par le juge de première instance aux paragraphes 27 à 31 de ses motifs. Cependant, il n'est pas établi que le Parlement ait jamais considéré la pension de survivant comme un genre de récompense ou de rémunération comme le voudraient les appelantes.

[56]            À mon avis, l'objet de la pension de survivant devrait être déduit de la loi elle-même. Elle a pour objet d'offrir, au décès d'un cotisant, un soutien économique à sa conjointe légitime ou conjointe de fait, qui est ou dont on peut présumer qu'elle est économiquement à la charge du cotisant au décès de celui-ci. La Couronne adopte cette position et affirme aussi que cet objet ne serait pas accompli si l'on élargissait aux conjoints divorcés le droit à la pension de survivant. Selon la Couronne, il vaut mieux disposer des aspects économiques d'un divorce en recourant aux règles du droit de la famille, notamment aux dispositions en matière de pensions alimentaires de la Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.) et aux lois provinciales et territoriales se rapportant au partage des biens familiaux (lesquels, dans l'ensemble des provinces et des territoires, englobent aujourd'hui les pensions).


[57]            En d'autres termes, l'argument de la Couronne est que la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes ne devrait pas être considérée comme un texte exerçant une discrimination à l'encontre des conjoints divorcés, parce qu'il existe un régime législatif, opérant indépendamment de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, en vertu duquel une personne qui est divorcée d'avec un cotisant peut recourir aux moyens financiers du cotisant, y compris à sa pension, pour se dédommager de sa contribution aux charges du mariage et pour alléger les difficultés économiques propres au divorce.

[58]            La position de la Couronne a une force considérable. Les tribunaux devraient hésiter à conclure que les lignes tracées par le législateur autour de prestations financières établies empiètent sur le paragraphe 15(1) parce qu'elles seraient tracées soit trop largement soit trop étroitement. Je souscris également à l'argument de la Couronne selon lequel les dispositions financières en question devraient être vues comme partie d'un tissu complexe de lois fédérales et provinciales, qui engloberait les lois fédérales régissant les pensions et les rémunérations des employés de l'administration fédérale, et qui engloberait aussi les lois fédérales et provinciales régissant les conséquences économiques de la modification des liens familiaux.


[59]            Cependant, je suis d'avis qu'il s'agit essentiellement de savoir si l'existence d'une aide économique dans la Loi sur le divorce et dans les lois régissant les biens matrimoniaux peut répondre à la discrimination alléguée par les appelantes au chapitre du droit aux pensions de survivant selon la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, ou si les lois en question ne sont utiles que pour l'analyse d'une éventuelle justification selon l'article premier de la Charte. Le juge de première instance a retenu la deuxième interrogation et je partage son avis. Selon moi, le juge de première instance n'a pas commis d'erreur lorsqu'il a dit que l'exclusion des conjoints divorcés du droit à la pension de survivant constitue une discrimination fondée sur l'état matrimonial, et donc contraire au paragraphe 15(1) de la Charte.

[60]            Comme le juge de première instance, je ne vois aucune utilité à dire si les dispositions contestées constituent également une discrimination fondée sur le sexe. Cependant, j'observe que l'argument des appelantes sur ce point est considérablement affaibli par l'article 3 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, qui supprime toute distinction formelle fondée sur le sexe, et également par l'absence de toute preuve comparant la situation des épouses de militaires à celle d'autres compagnes de militaires.

Justification : l'article premier de la Charte

[61]            Les appelantes soutiennent que le juge de première instance a eu tort de dire que la discrimination qu'elles subissaient en raison de leur exclusion de la pension de survivant est justifiée par l'article premier de la Charte.


[62]            Les principes applicables sont tirés de l'arrêt Egan c. Canada (susmentionné) et de l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, et ne sont pas contestés : a) l'objectif de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, à savoir la pension de survivant, ainsi que l'exclusion des conjoints divorcés du droit à la pension de survivant, doivent être urgents et réels, b) l'exclusion des conjoints divorcés doit présenter un lien rationnel avec l'objet de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes; c) l'exclusion des conjoints divorcés ne peut constituer davantage qu'une atteinte minimale à la garantie de la Charte contre la discrimination fondée sur l'état matrimonial; et d) il doit y avoir proportionnalité entre l'effet de l'exclusion et son objectif de telle sorte que la réalisation de l'objectif autorise la discrimination.

[63]            L'argument le plus important des appelantes à l'encontre de la décision du juge de première instance est qu'il n'aurait pas bien saisi l'objet de la loi et de la disposition contestée, ce qui l'a conduit à tort à tirer des conclusions favorables à la Couronne pour chacune de ces questions.

[64]            Comme je l'ai dit plus haut, l'objet de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes est d'alléger la pauvreté parmi les membres retraités des Forces canadiennes et parmi leurs familles, ainsi que de renforcer la rémunération du service accompli dans les Forces canadiennes. Le juge de première instance a estimé que l'objectif de la loi est urgent et réel. Cette conclusion n'est pas contestée et, à l'évidence, elle est juste.

[65]            Quant à l'objet de la pension de survivant, encore une fois je me réfère à l'examen ci-dessus. Le dossier confirme ce qui est évident à la lecture de la loi elle-même, c'est-à-dire le fait que les prestations de survivant visent à apporter un soutien économique aux personnes qui sont, ou dont on peut présumer qu'elles sont, dépendantes économiquement d'un cotisant ou d'un retraité au décès de celui-ci. Les conjoints divorcés ne comptent pas parmi les personnes qui sont censées tirer avantage des dispositions relatives à la pension de survivant, parce que le divorce est généralement présumé mettre fin à toute relation de dépendance qui a pu exister durant le mariage, et, dans la mesure où tel n'est pas le cas, le conjoint divorcé peut recourir à la Loi sur le divorce et aux lois connexes relatives aux biens matrimoniaux.


[66]            Il n'est pas établi que le législateur considère la pension de survivant comme une récompense ou comme une rémunération consentie aux épouses de militaires, ainsi que le voudraient les appelantes. Le droit à la pension de survivant dans un cas donné ne dépend pas si la survivante a ou non effectivement connu de telles difficultés ou apporté une telle contribution; la perte du droit pour indignité a disparu du régime législatif il y a plus de 40 ans.

[67]            Je ne vois aucune erreur dans la conclusion du juge de première instance selon laquelle l'objet de la pension de survivant est urgent et réel, tout comme l'exclusion des conjoints divorcés du droit à la pension de survivant.

Lien rationnel

[68]            Les appelantes soutiennent qu'il n'y a pas de lien rationnel entre l'objectif d'alléger la pauvreté et l'exclusion des conjoints divorcés du droit à la pension de survivant. Il est vrai que le droit à la pension de survivant est fonction des liens familiaux du cotisant à son décès et ne dépend en aucune façon de l'existence de besoins réels. Cependant, l'objectif de la loi, indiqué plus haut, n'est pas simplement d'alléger la pauvreté. La Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes n'est pas une loi de protection sociale, mais une loi qui vise à rémunérer les services des membres des Forces canadiennes.


[69]            Il est raisonnable (et normal) que les pensions de retraite, y compris les prestations de survivant, soient conçues à raison de grandes hypothèses générales de telle sorte qu'elles assurent le soutien économique qui sera tout probablement requis dans la plupart des cas, quand bien même la situation de la famille d'un cotisant donné pourrait être améliorée selon une méthode différente. Les conjoints divorcés ne comptent pas parmi les personnes qui sont censées bénéficier des dispositions relatives aux prestations de survivant, parce que le divorce rompt le lien familial entre les parties tout en leur donnant la possibilité de recourir aux lois sur les pensions alimentaires et sur le partage des biens familiaux pour alléger les difficultés qui résultent d'une dissolution du mariage. À mon avis, le juge de première instance n'a pas erré lorsqu'il a conclu à l'existence d'un lien rationnel entre l'objectif de la loi et l'exclusion des conjoints divorcés du droit à la pension de survivant.

[70]            Même si l'objectif d'allégement de la pauvreté doit être primordial, comme semblent parfois le donner à entendre les appelantes, la solution qu'elles préconisent, c'est-à-dire le partage de la prestation de survivant entre le conjoint divorcé et l'actuel conjoint de fait, n'est pas meilleure que l'état actuel des choses. Cette solution fonctionnerait ici à l'avantage des appelantes, mais elle pourrait constituer un net inconvénient pour d'autres éventuelles revendicatrices de la prestation de survivante. Je ne puis imaginer une solution générale, hormis une vérification du revenu, qui soit à même de garantir que la prestation de survivant sera toujours distribuée en fonction des besoins financiers. Cependant, les appelantes ne proposent pas ce genre de solution.


Atteinte minimale

[71]            Dans son examen de l'atteinte minimale, le juge de première instance a conclu que la Cour devait déférer à la décision du législateur d'exclure les conjoints divorcés du droit à la pension de survivant (voir le paragraphe 88 de ses motifs). S'il arrive à cette conclusion, c'est essentiellement parce que la loi contestée rend compte d'une diversité de choix que le législateur est mieux à même de faire que les tribunaux. Je partage son sentiment sur ce point.

[72]            Les appelantes soutiennent que l'analyse du juge de première instance au regard de cet aspect procède également de sa conclusion selon laquelle la décision d'étendre aux conjoints divorcés l'avantage de la pension de survivant entraînerait des coûts appréciables. Les appelantes font observer que la charge additionnelle de 206,7 millions de dollars qui, pour la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, résulterait d'une telle décision constitue, pour le passif total du régime, une augmentation de seulement 0,625 p. 100, augmentation qui serait facilement amortie par l'excédent (se référer à la preuve actuarielle résumée plus haut). Le juge de première instance a qualifié de « substantielle » l'augmentation possible des coûts. Cependant, si on lit ses motifs dans leur intégralité, il me semble que la question des coûts était pour lui un facteur relativement mineur.


[73]            Même si le juge de première instance a donné à la question des coûts davantage de poids que je ne l'imagine, il m'est impossible de dire qu'il a eu tort de qualifier de substantielle l'augmentation estimative des coûts. Une somme de 200 millions de dollars est une somme considérable, et il faut se rappeler que l'accroissement de la charge estimative totale pour les trois grands régimes fédéraux de pensions dépasse 440 millions de dollars. Il convient aussi de noter qu'il n'est nullement garanti que l'augmentation des coûts qui résulterait d'une décision d'accorder aux conjoints divorcés l'avantage de la pension de survivant serait supportée par la Couronne, sans compter que l'excédent actuariel a diminué depuis le 31 mars 2002, en raison du recul des marchés financiers. Si le législateur devait juger inacceptable de faire reposer sur les contribuables le fardeau de l'accroissement des coûts, il pourrait choisir d'augmenter les cotisations des membres.

Proportionnalité

[74]            Le juge de première instance a conclu que les effets salutaires, pour les cotisants et leurs familles, de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes l'emportaient sur les effets préjudiciables subis par les conjoints divorcés, qui perdent en divorçant le droit à la pension de survivant, parce qu'il leur est possible d'alléger les conséquences financières de cette exclusion en recourant au régime du droit de la famille. Les appelantes soutiennent que le régime du droit de la famille n'est pas ici une réponse complète parce que, comme on l'a vu plus haut, la prestation de survivant disparaît au divorce et ne peut donc pas être prise en compte dans le calcul d'une pension alimentaire selon la Loi sur le divorce ou dans le partage de biens matrimoniaux. Je reconnais que le régime du droit de la famille n'est pas une réponse complète. C'est cependant une réponse partielle et, à mon avis, c'est une réponse suffisante. La Charte n'oblige pas le législateur à imaginer des solutions parfaites, seulement des solutions raisonnables.


Conclusion

[75]            Pour les motifs qui précèdent, cet appel devrait être rejeté. La Couronne voudrait que les appelantes soient condamnées aux dépens. Les appelantes voudraient être dispensées des dépens parce que la Couronne n'a pas obtenu de dépens en première instance, encore qu'elle les eût demandés, et parce que la question posée dans cette affaire soulève un important point constitutionnel dont l'utilité réelle pour les appelantes est fort modeste. Je ne suis pas persuadée qu'il s'agit là d'un cas qui justifie une entorse à la règle générale selon laquelle les dépens suivent l'issue de la cause. Par conséquent, la Couronne devrait obtenir ses dépens dans le présent appel.

                                                                                                                                               « K. Sharlow »          

                                                                                                                                                                 Juge                 

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


LE JUGE EVANS (motifs concordants)

[76]            J'ai eu l'avantage de lire les motifs du juge Sharlow, et je reconnais avec elle que l'appel devrait être rejeté. Cependant, je ne partage pas l'assurance avec laquelle elle croit pouvoir dire que la loi est discriminatoire au sens du paragraphe 15(1) de la Charte, et je ne puis souscrire à cet aspect de ses motifs. J'exposerai mes doutes comme il suit.

[77]            D'abord, les avocats ont affirmé que le point essentiel de l'argument des appelantes était que la prestation payable au conjoint survivant d'un cotisant visait à indemniser les épouses de militaires de la contribution qu'elles apportent en général aux carrières de leurs maris, et des difficultés qu'entraînent pour elles les affectations de leurs maris en dehors de leurs régions, sans compter les perturbations familiales et les obstacles que les épouses de militaires connaissent souvent dans la poursuite de leurs propres carrières. C'était par conséquent un déni de la dignité humaine essentielle que de refuser au moyen d'une loi à l'ex-épouse d'un membre des forces armées l'avantage de cette prestation acquise, par suite de la décision unilatérale du cotisant d'obtenir un divorce, ou que d'obliger l'épouse à prendre en compte la perte de la prestation de survivante lorsqu'elle se demande si elle doit rester mariée au cotisant.


[78]            Le juge Sharlow a estimé que ce n'était pas là la raison d'être de la loi. Je partage son avis. La contribution du conjoint au succès matériel des parties est reconnue dans la Loi sur le divorce et dans les lois provinciales sur les biens familiaux. Il vaut mieux considérer la prestation de survivant comme un élément du régime de rémunération du cotisant, élément qui vise à encourager le recrutement et la fidélité des militaires en les soulageant du souci que représente la situation critique d'un conjoint survivant qui sera financièrement dépendant, ou de l'obligation de prendre des dispositions pour leur survivant en puisant dans leur revenu, par exemple par l'achat d'une assurance-vie.

[79]            Par conséquent, à mon avis, des personnes raisonnables se trouvant dans la situation de l'appelante divorcée, Mme Patterson-Kidd, qui sont conscientes à la fois de la véritable justification de la prestation, et des recours que leur offrent, au divorce, la loi fédérale sur le divorce et les lois provinciales sur les biens familiaux, ne verraient pas, dans la décision du législateur de les exclure du droit à la prestation de survivant, un affront à leur dignité humaine essentielle. Dans un divorce, l'obligation légale du cotisant de subvenir aux besoins de son ex-épouse découle des conditions de l'ordonnance rendue au moment du divorce et se rapportant au partage des biens matrimoniaux, qui comprennent la pension du cotisant, et au versement d'une pension alimentaire. Ces régimes tiennent compte eux aussi des conséquences de la dépendance financière de l'un des conjoints à l'égard de l'autre. Par ailleurs, il est raisonnable de présumer que la plupart des cotisants ne se sentent pas tenus moralement de subvenir aux besoins de leurs ex-épouses, par exemple en souscrivant une police d'assurance-vie. L'exclusion des conjoints divorcés s'accorde donc avec les motifs qu'avait le législateur de prévoir la prestation de survivant en tant qu'élément du régime de rémunération d'un cotisant.


[80]            Deuxièmement, je ne partage pas l'avis de ma collègue pour qui le fait pour le législateur de ne pas traiter sur un pied d'égalité les conjoints séparés et les conjoints divorcés est la preuve qu'il est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte de refuser une prestation de survivant à un conjoint divorcé. L'argument est qu'un conjoint divorcé et un conjoint séparé sont dans la même situation puisque tous deux ont droit à une pension alimentaire et à un partage des biens matrimoniaux, sous réserve des ajustements requis pour tenir compte d'événements ultérieurs. Par conséquent, le fait de n'exclure que les conjoints divorcés du droit à la prestation de survivant n'aurait aucun fondement rationnel dans les objets de la loi.

[81]            Cependant, les conjoints séparés ne sont pas tous, en droit, dans la même situation. Plus précisément, de nombreux époux qui ne font pas vie commune n'officialisent pas leur statut. En ce qui les concernent, les obligations financières du mariage continuent de résulter du mariage lui-même, plutôt que d'une pension alimentaire ou d'un partage des biens ayant pour origine une ordonnance judiciaire. Dans ce cas, si le législateur avait déclaré non admissibles à la prestation de survivant les époux ne faisant pas vie commune, un cotisant aurait bien pu se voir contraint de subvenir, sur son revenu, aux besoins de sa conjointe survivante, en attendant une séparation officielle ou la dissolution du mariage par divorce.

[82]            Partant, puisque les séparations ne sont pas toutes officielles ou permanentes, la décision du législateur d'étendre aux époux séparés la prestation de survivant, sous réserve de la diminution de sa valeur si le cotisant fait vie commune avec une autre personne, n'est pas nécessairement incompatible avec les objets législatifs du versement de prestations de survivant, à savoir : épargner au cotisant la charge de subvenir aux besoins d'une épouse survivante, et adoucir les conséquences de la dépendance financière de l'épouse.


[83]            Le fait que certains conjoints séparés ont officialisé leur séparation et obtenu des ordonnances judiciaires prévoyant une pension alimentaire ou le partage des biens, et qu'ils peuvent donc se trouver plus ou moins dans la même situation que des conjoints divorcés, ne rend pas discriminatoire au sens constitutionnel le refus de la prestation au conjoint divorcé. Les époux qui ne font plus vie commune et qui n'ont pris aucun arrangement, ou uniquement des arrangements informels, demeurent soumis à tous les droits et devoirs du mariage se rapportant au soutien financier. Le législateur n'est pas tenu par la Constitution de s'assurer qu'un régime législatif est en parfaite harmonie avec l'objet fondamental de la loi.

[84]            Troisièmement, je comprends très bien pourquoi, lorsqu'elle songe à un divorce, une épouse séparée, telle que Mme Ballantyne, voudrait pouvoir, au moment du divorce, décider si elle recevra une part de la pension du cotisant ou la prestation de survivante. Cependant, je trouve difficile d'admettre que le fait de refuser à une personne la possibilité de voir quelle solution serait pour elle la plus avantageuse financièrement constitue, dans les circonstances de cette affaire, un déni de la dignité humaine essentielle, au point que l'on doive conclure que la loi contrevient au paragraphe 15(1), et au point que le gouvernement soit contraint de justifier ce déni selon l'article premier.


[85]            Quatrièmement, hormis dans les cas les plus exceptionnels, les tribunaux devraient se garder le plus souvent de conclure que les lignes qui circonscrivent inévitablement les prestations financières prévues par les lois contreviennent au paragraphe 15(1) au motif qu'elles sont tracées trop largement ou trop étroitement. Il est très dangereux de considérer isolément un ensemble de dispositions financières, au lieu de le voir comme partie d'un tissu complexe de lois fédérales (loi sur le divorce) et de lois provinciales (lois sur les biens familiaux) intéressant la catégorie de personnes (les conjoints divorcés) qui n'est pas admissible selon le programme contesté. Des critères d'admissibilité fixés par le législateur à raison de caractéristiques définies dans le paragraphe 15(1), ou à raison de caractéristiques analogues, peuvent perdre toute coloration discriminatoire s'ils sont considérés dans le contexte des avantages connexes accordés aux personnes non admissibles d'après les dispositions contestées, et peuvent donc ne pas enfreindre le paragraphe 15(1).

[86]            Cependant, au vu de la conclusion à laquelle est arrivée le juge Sharlow, je ne crois pas devoir éclaircir définitivement ces interrogations. Je suis donc disposé à présumer, en rejetant le présent appel, que la loi contrevient au paragraphe 15(1), ainsi que l'a jugé ma collègue, mais qu'elle est validée par l'article premier.

                                                                                                                                        « John M. Evans »                 

                                                                                                                                                                 Juge                          

« Je souscris aux présents motifs

Gilles Létourneau, juge »

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                         COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               A-185-02

APPEL INTERJETÉ CONTRE L'ORDONNANCE DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE EN DATE DU 1er MARS 2002, DOSSIER DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE : T-3279-90

INTITULÉ :                                              MARY BALLANTYNE et

CATHERINE PATTERSON-KIDD

c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                    le 3 juin 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :                 LE JUGE SHARLOW

MOTIFS CONCORDANTS :              LE JUGE EVANS

LE JUGE LÉTOURNEAU

DATE DES MOTIFS :                           le 15 août 2003

COMPARUTIONS :

M. Martin W. Mason                                                                                               pour les appelantes

Mme Ritu Gambhir

M. Brian J. Saunders                                                                                                pour l'intimée

Mme Linda J. Wall

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson LLP                                                   pour les appelantes

Ottawa (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                                     pour l'intimée

Sous-procureur général du Canada


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