Date : 20030221
Dossier : A-405-01
Référence neutre : 2003 CAF 94
CORAM : LE JUGE DÉCARY
ENTRE :
LYNE PÉRIGNY
demanderesse
et
LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA
défenderesse
Audience tenue à Montréal (Québec), le 14 janvier 2003.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 février 2003.
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE DÉCARY
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE NOËL
LE JUGE PELLETIER
Date : 20030221
Dossier : A-405-01
Référence neutre : 2003 CAF 94
CORAM : LE JUGE DÉCARY
ENTRE :
LYNE PÉRIGNY
demanderesse
et
LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA
défenderesse
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] La demanderesse soutient que les dispositions relatives à l'admissibilité au bénéfice de prestations d'assurance-chômage de la « personne qui devient ou redevient membre de la population active » au sens des paragraphes 3 et 4 de l'article 6 de la Loi sur l'assurance-chômage ( « la mesure contestée » ) sont inconstitutionnelles en ce qu'elles sont discriminatoires envers les femmes qui s'étaient absentées du marché du travail pour voir à leurs obligations familiales. Ces dispositions sont communément appelées la règle "DEREMPA". La demanderesse ne recherche cependant pas une déclaration absolue d'invalidité; elle demande, plutôt, que la mesure attaquée ne lui soit pas appliquée et qu'une période de prestations soit établie à son profit comme si cette mesure n'existait pas.
[2] La prétention de la demanderesse a été rejetée par le juge-arbitre (CUB 51415) pour le motif, essentiellement, que la demanderesse ne s'était pas déchargée du fardeau de preuve qui incombe à la partie invoquant le droit à l'égalité reconnu par l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il avait été convenu que si le juge-arbitre devait conclure que le droit à l'égalité avait été brimé, le débat sur la justification permise par l'article 1 de la Charte se serait déroulé ultérieurement.
Le contexte juridique
[3] En vertu de l'article 6 de la Loi sur l'assurance-chômage - laquelle n'est plus en vigueur depuis 1996 - et de l'article 51.1 du Règlement sur l'assurance-chômage, une distinction est faite entre les assurés qui arrivent sur le marché du travail ou y reviennent et les assurés qui y sont déjà.
[4] Ainsi, la Loi requiert des assurés qui deviennent ou redeviennent membres de la population active un nombre différent et supérieur de semaines d'emploi assurable dans leur période de référence pour l'établissement d'une période de prestation. L'assuré qui est membre de la population active devra prouver qu'au cours de sa période de référence, il a exercé un emploi assurable entre 12 et 20 semaines selon le taux régional de chômage qui lui est applicable. L'assuré qui devient ou redevient membre de la population active doit, de son côté, prouver qu'il a exercé un emploi assurable durant 20 semaines au cours de sa période de référence. Seront cependant exclus de cette dernière catégorie les assurés qui ont à leur actif, durant la période de 52 semaines qui précède immédiatement le commencement de la période de référence, au moins 14 semaines d'emploi assurable, de semaines au cours desquelles des prestations lui ont été payées ou lui étaient payables, de semaines prescrites ou toute combinaison de ces semaines.
[5] Les semaines « prescrites » dont il est permis de tenir compte sont définies à l'article 51.1 du Règlement. Est, par exemple, une semaine prescrite, une semaine pour laquelle un prestataire a reçu ou recevra une rémunération aux termes d'un régime d'assurance-salaire, en raison d'une grossesse ou des soins à donner à un ou plusieurs enfants visés au paragraphe 20(1) de la Loi.
[6] Il sera utile de reproduire ici les dispositions pertinentes de la Loi et du Règlement sur l'assurance-chômage et de la Charte :
Loi sur l'assurance-chômage
6. (1) Les prestations d'assurance-chômage sont payables, ainsi que le prévoit la présente partie, à un assuré qui remplit les conditions requises pour recevoir ces prestations.
(2) L'assuré autre qu'une personne qui devient ou redevient membre de la population active remplit les conditions requises pour recevoir des prestations en vertu de la présente loi si : a) d'une part, il a, au cours de sa période de référence, exercé un emploi assurable pendant au moins le nombre de semaines indiqué au tableau 1 de l'annexe en fonction du taux régional de chômage qui lui est applicable; b) d'autre part, il y a eu arrêt de la rémunération provenant de son emploi.
(3) Un assuré qui est une personne qui devient ou redevient membre de la population active remplit les conditions requises pour recevoir des prestations en vertu de la présente loi si : a) d'une part, il a exercé un emploi assurable pendant vingt semaines ou plus au cours de sa période de référence; b) d'autre part, il y a eu arrêt de la rémunération provenant de son emploi.
(4) Pour l'application du présent article, « personne qui devient ou redevient membre de la population active » s'entend d'une personne qui a à son actif, selon le cas : a) moins de quatorze semaines d'emploi assurable, b) moins de quatorze semaines au cours desquelles des prestations lui ont été payées ou lui étaient payables, c) moins de quatorze semaines prescrites reliées à un emploi sur le marché du travail, ou toute combinaison de ces semaines dans la période de cinquante-deux semaines qui précède immédiatement le commencement de sa période de référence.
(5) Pour l'application du paragraphe (4), une semaine comptée en vertu de l'un des alinéas (4)a) à c) ne peut l'être à nouveau en vertu d'un autre de ces alinéas.
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Unemployment Insurance Act
6. (1) Unemployment insurance benefits are payable as provided in this Part to an insured person who qualifies to receive those benefits.
(2) An insured person, other than a new entrant or re-entrant to the labour force, qualifies to receive benefit under this Act if the person (a) has, during the person's qualifying period, had at least the number of weeks of insurable employment set out in Table 1 of the schedule in relation to the regional rate of unemployment that applies to the person; and (b) has had an interruption of earnings from employment.
(3) An insured person who is a new entrant or a re-entrant to the labour force qualifies to receive benefit under this Act if the person (a) has, in the person's qualifying period, had twenty or more weeks of insurable employment; and (b) has had an interruption of earnings from employment.
(4) For the purposes of this section, "new entrant or re-entrant to the labour force" means a person who has had less than fourteen (a) weeks of insurable employ-ment, (b) weeks in respect of which benefit has been paid or was payable to the person, or (c) prescribed weeks that relate to employment in the labour force, or any combination thereof in the period of fifty-two weeks that immediately precedes the commencement of the person's qualifying period.
(5) For the purposes of subsection (4), a week that is taken into account under any of paragraphs (4)(a) to (c) may not be taken into account under any other of those paragraphs
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Règlement sur l'assurance-chômage
51.1 (1) Pour l'application de l'alinéa 6(4)c) de la Loi, est une semaine prescrite : a) toute semaine pour laquelle le prestataire a reçu ou recevra : (i) soit l'indemnité prévue pour un accident du travail ou une maladie professionnelle, autre que celle résultant d'un règlement définitif, (ii) soit une rémunération aux termes d'un régime d'assurance-salaire, en raison d'une maladie, d'une blessure, d'une mise en quarantaine, d'une grossesse ou des soins à donner à un ou plusieurs enfants visés au paragraphe 20(1) de la Loi, (iii) soit des indemnités visées à l'alinéa 57(2)f), (iv) soit une rémunération en raison de laquelle, en vertu de l'article 15 de la Loi, aucune prestation n'est payable au prestataire; b) une semaine durant laquelle le prestataire (i) suivait, sur les instances de l'autorité que peut désigner la Commission, un cours ou un programme d'instruction ou de formation, (ii) ne pouvait établir un arrêt de rémunération en raison de la répartition de sa rémunération conformément à l'article 58, ou (iii) était dans le délai de carence; ou c) une semaine de chômage due à un arrêt de travail dû à un conflit collectif à l'usine, à l'atelier ou en tout autre local où il exerçait un emploi.
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Unemployment Insurance Regulations
51.1 (1) For the purposes of paragraph 6(4)(c) of the Act, a prescribed week is (a) a week in respect of which a claimant has received or will receive (i) workers' compensation payments, other than permanent settlement workers' compensation payments, (ii) under a wage-loss indemnity plan, any earnings by reason of illness, injury, quarantine, pregnancy or care of a child or children referred to in subsection 20(1) of the Act, (iii) indemnity payments referred to in paragraph 57(2)(f), or (iv) earnings because of which, pursuant to section 15 of the Act, no benefit is payable to the claimant; (b) a week in which the claimant was (i) attending a course or program of instruction or training to which he was referred by such authority as the Commission may designate, (ii) prevented from establishing an interruption of earnings by virtue of the allocation of earnings pursuant to section 173 [Reg. 58], (iii) serving a week of the waiting period; or (iv) serving a disqualification referred to in section 30.1 of the Act, or (c) a week of unemployment due to a stoppage of work attributable to a labour dispute at the factory, workshop or other premises at which the claimant was employed. |
Charte canadienne des droits et libertés
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendam-ment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. |
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Canadian Charter of Rights and Freedoms
15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability. |
[7] Avant l'audience, la Cour avait informé les procureurs de la parution toute récente, le 8 janvier 2003, de l'arrêt de la Cour d'appel fédérale dans A.G. Canada c. Lesiuk, 2003 FCA 3 (Lesiuk). Dans cet arrêt, cette Cour a décidé que les paragraphes 6(1) et 7(2) de la Loi sur l'assurance-emploi, S.C. 1996, c. 23, telle qu'amendée, ne portaient pas atteinte au droit à l'égalité des « femmes se trouvant en situation parentale » ( « women in a parental status » ) au sens du paragraphe 15(1) de la Charte et que, de toute façon, si atteinte il y avait eu, elle était justifiée au sens de l'article 1 de ladite Charte.
[8] Le débat, dans Lesiuk, portait sur l'admissibilité d'une prestataire autre que celle qui était devenue ou redevenue membre de la population active. Le paragraphe en litige, dans Lesiuk, le para. 7(2) de la Loi sur l'assurance-emploi, remplaçait le paragraphe 6(2) de la Loi sur l'assurance-chômage, lequel n'est pas en litige dans le présent dossier. Le débat, ici, porte sur l'admissibilité d'une personne qui devient ou redevient membre de la population active au sens des para. 6(3) et (4) de la Loi sur l'assurance-chômage, lesquels ont été remplacés par les para. 7(3) et (4) de la Loi sur l'assurance-emploi, qui n'étaient pas en litige dans Lesiuk.
[9] La différence peut avoir son importance puisque sous l'une ou l'autre de ces Lois, la personne qui réintègre le marché du travail (comme dans notre cas) se voit imposer des exigences additionnelles à celles que doit rencontrer la personne qui ne l'a pas quitté (comme dans Lesiuk). Il est acquis, en l'espèce, que n'eût été de la mesure contestée, la demanderesse avait accumulé assez de semaines (dix-sept) à la fin de son emploi à la Garderie Villeneuve pour se qualifier en fonction des règles générales d'admissibilité applicables en janvier 1992.
[10] Il s'ensuit que l'arrêt Lesiuk ne permet pas de disposer du présent litige, encore que le modèle d'analyse qu'il propose simplifie singulièrement la tâche de la Cour et que les commentaires généraux émis par le juge Létourneau relativement au régime d'assurance-emploi et à la portée de la Charte sur ce dernier s'appliquent tout autant en matière d'assurance-chômage.
Les faits
[11] En 1988, la demanderesse était à l'emploi de la Commission scolaire Pointe-Lévy, dans la région de Québec. Le 26 avril 1988, elle commence un congé de maternité et reçoit les prestations spéciales pour congé de maternité pendant quinze semaines.
[12] En mai 1988, elle quitte la région de Québec pour aller s'établir avec sa famille à Montréal, où son conjoint avait été transféré.
[13] Le 11 octobre 1988, elle décide de se retirer du marché du travail pour prendre soin de son enfant pendant les deux premières années de la vie de ce celui-ci, tout en conservant son lien d'emploi avec la Commission scolaire jusqu'au 30 juin 1991, date de l'expiration de son congé sans solde. Pendant la durée de son congé sans solde, elle ne contribuait pas au Régime d'assurance-chômage.
[14] En décembre 1990, elle entreprend une recherche d'emploi à Montréal et, le 28 janvier 1991, elle se trouve un emploi à la Garderie Villeneuve. Elle occupe cet emploi pendant dix-sept semaines, soit jusqu'au 24 mai 1991, date à laquelle elle est mise à pied.
[15] En mai 1991, alors qu'elle bénéficie toujours de son congé sans solde et de la protection de sa convention collective, elle demande à la Commission scolaire un transfert de ses droits dans la région de Montréal. Elle propose une candidate pour son poste à Pointe-Lévy et s'offre pour remplacer celle-ci à Montréal. La proposition d'échange n'est pas acceptée.
[16] Le 7 juin 1991, elle formule une demande de prestations et déclare être disponible et à la recherche d'un emploi d'enseignante au niveau préscolaire.
[17] Le 18 juillet 1991, la Commission d'emploi et d'assurance-chômage refuse la demande de prestations pour le motif que Mme Périgny n'avait pas, au cours de sa période de référence, accumulé les vingt semaines d'emploi assurable requises pour se qualifier. Cette exigence découlait du fait qu'elle était une « personnes qui devenait ou redevenait membre de la population active » , et ce aux termes des paragraphes 6(3) et (4) de la Loi sur l'assurance-chômage et de l'article 51.1 du Règlement sur l'assurance-chômage.
[18] La règle DEREMPA s'appliquait à madame Périgny parce qu'elle n'avait pas, dans les cinquante-deux semaines précédant le début de sa période de référence, quatorze semaines d'emploi assurable, de semaines au cours desquelles des prestations lui ont été payées ou lui étaient payables, de semaines prescrites reliées au marché du travail ou toute combinaison de ces semaines.
[19] Madame Périgny ne conteste pas, alors, la décision négative de la Commission.
[20] Au cours de l'été 1991, madame Périgny s'occupe de son enfant et le 27 août 1991, elle demande à la Commission scolaire de lui verser une prime de séparation et, à défaut de l'obtenir, de proroger son congé à temps plein jusqu'au 30 juin 1992.
[21] En janvier 1992, madame Périgny obtient la prime de séparation demandée, effective au 1er juillet 1991, pour la moitié de son salaire annuel, soit 18 910,03 $. La relation d'emploi avec la Commission scolaire prend alors fin.
[22] Le 7 janvier 1992, croyant à tort que le paiement de cette prime la rendait admissible à des prestations, madame Périgny formule une nouvelle demande de prestations. Cette demande est refusée le 5 février 1992, parce que madame Périgny n'avait toujours que dix-sept des vingt semaines d'emploi assurable requises dans sa période de référence.
[23] Éventuellement, après de nombreuses péripéties qu'il est sans intérêt de relater, le conseil arbitral, le 26 novembre 1999, puis le juge-arbitre, le 28 mai 2001, ont rejeté ses appels.
La décision du juge-arbitre
[24] Après un long exposé de la preuve faite par les parties, le juge-arbitre s'appuie principalement sur l'arrêt Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695 pour dégager les principes de droit suivants : une loi peut être discriminatoire par son effet, indépendamment de son objet ou de l'intention du Parlement; la protection du paragraphe 15(1) de la Charte est accordée aux personnes qui font partie d'une minorité discrète et isolée; pour déterminer s'il y a discrimination en raison de motifs liés à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, il faut examiner le contexte social, politique et juridique pour voir s'il y a différence de traitement et, le cas échéant, si cette différence de traitement engendre une inégalité ou présente un désavantage.
[25] Il analyse ensuite la preuve et en vient à la conclusion que la preuve statistique apportée par la demanderesse est inadéquate.
L'analyse
[26] Le procureur de la demanderesse reproche au juge-arbitre d'avoir erré en droit en n'adoptant pas l'approche suggérée par la Cour suprême du Canada dans Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (Law) et, de toute façon, d'avoir erré en droit en imposant un fardeau de preuve trop onéreux ou d'avoir erré en fait en tirant de la preuve des conclusions qu'il ne pouvait tirer.
[27] Law, je le rappelle, propose au paragraphe 88 une démarche en trois étapes qui prend la forme de trois questions auxquelles la Cour doit répondre. Il y aura discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte si chacune des questions reçoit une réponse affirmative. La première question : la mesure attaquée a-t-elle pour objet ou pour effet d'imposer une différence de traitement entre la demanderesse et d'autres personnes, soit en établissant une distinction formelle en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, soit en omettant de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle la demanderesse se trouve déjà dans la société canadienne? La deuxième question : cette différence de traitement est-elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou encore sur des motifs analogues? La troisième question : cette différence de traitement constitue-t-elle de la discrimination, en ce qu'elle imposerait un fardeau à la demanderesse ou la priverait d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a, par ailleurs, pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que la demanderesse est moins capable ou est moins digne d'être reconnue ou valorisée en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?
[28] Le premier reproche adressé au juge-arbitre n'est pas mérité. Il appert de ce qu'on nous a dit à l'audience que le juge-arbitre avait été invité à adopter l'approche suivie par la Cour suprême dans Symes puisqu'il s'agissait également, dans cette affaire et contrairement à Law, d'une loi qui ne serait discriminatoire que par ses effets. Qui plus est, le juge-arbitre n'avait pas à passer à la troisième étape de l'analyse suggérée par Law puisqu'il en était arrivé à la conclusion, selon son propre cheminement fondé sur Symes, que la demanderesse avait échoué au niveau de ce qu'il est désormais convenu d'appeler la première étape.
[29] Le reproche est d'autant plus injustifié que le procureur de la demanderesse a lui-même, dans son mémoire, omis de traiter de la troisième étape de la manière indiquée dans Law, forçant la Cour et les procureurs de la défenderesse à entendre une argumentation orale toute remaniée et fort indigeste.
[30] De toute façon, le juge Iacobucci, dans Law, au paragraphe 88, a pris soin de préciser que « ces lignes directrices ne doivent pas être perçues comme des critères stricts, mais plutôt comme des points de repère pour les tribunaux ... » et qu' « Il est inapproprié de tenter de restreindre l'analyse au paragraphe 15(1) de la Charte à une formule figée et limitée » .
[31] Avant d'examiner le second reproche adressé au juge-arbitre, il me faut noter une difficulté additionnelle qui résulte, dans ce dossier, de la confusion qui entoure les caractéristiques personnelles qui seraient en cause et le motif de discrimination allégué.
[32] Le procureur de la demanderesse réfère tantôt aux femmes en général, ailleurs aux femmes qui se retirent du marché du travail ou à celles qui s'en retirent pour se consacrer à leurs enfants. Dans l'avis de question constitutionnelle, il est aussi question de « femmes qui occupent des emplois plus précaires » et, plus loin, de « femmes, plus particulièrement celles âgées de 25 à 64 ans, et surtout les mères de famille et ce, en proportion inverse à l'âge de leurs enfants » .
[33] Il y a ici, ce me semble, une combinaison de caractéristiques personnelles. La discrimination alléguée l'est par des femmes qui ont des enfants ou, pour reprendre l'expression retenue dans Lesiuk, de « women in a parental status » , que je traduirais par « mères de famille » . Par souci de concordance jurisprudentielle, je retiendrai, pour les fins de ces motifs, l'expression « mères de famille » . Les références au marché du travail et à la précarité d'emploi, par exemple, ne sont, comme c'était le cas dans l'affaire Lesiuk, au paragraphe 36, qu'une façon de décrire les circonstances dans lesquelles les mères de famille seraient l'objet de discrimination. L'impact de ces circonstances se fera davantage sentir au niveau de la troisième étape de l'approche de Law. Le groupe de comparaison pertinent que propose la demanderesse est celui des hommes en général. Je me range à cette suggestion.
[34] Ainsi que je comprends les prétentions du procureur général du Canada, la règle DEREMPA recherche deux objectifs distincts en imposant des conditions d'admissibilité plus exigeantes aux personnes qui arrivent sur le marché du travail et à celles qui y reviennent. Dans le premier cas, on exige davantage, puisqu'il s'agit d'un régime contributoire, de personnes qui n'ont encore jamais contribué au régime. Dans le second cas, on exige davantage de personnes qui ont quitté le régime après, vraisemblablement, en avoir profité, dans le but de les inciter à ne pas se retirer indûment du marché du travail. C'est une mentalité d'attachement au milieu du travail que la règle DEREMPA cherche, essentiellement, à développer.
[35] Ainsi que je comprends les prétentions de la demanderesse, les mères de famille qui reviennent sur le marché du travail après avoir choisi de ne pas reprendre leur emploi une fois leur congé de maternité épuisé et de s'occuper, plutôt, pendant un certain temps, de leur enfant, ont plus de difficultés que les hommes à se trouver un emploi stable. Il leur serait ainsi plus difficile d'accumuler le nombre de semaines additionnelles requis par la règle DEREMPA, laquelle, en conséquence, aurait pour effet de désavantager les mères de famille.
[36] Le fardeau de la demanderesse, dès lors, était de démontrer, à la première étape de la démarche indiquée dans Law, que les emplois que les mères de famille trouvent, puis perdent, après leur retour sur le marché du travail, sont susceptibles, en raison de leurs obligations familiales, d'être de plus courte durée que ceux que les hommes trouvent et de ne pas leur procurer aussi facilement le nombre de semaines d'emploi assurable requis. C'est sans doute ce à quoi faisait allusion le procureur de la demanderesse lorsqu'il parlait, dans l'avis de question constitutionnelle, de « femmes qui occupent des emplois plus précaires » .
[37] Le procureur de madame Périgny, je le rappelle, ne prétend pas, devant nous, que les exigences de base devraient être différentes selon qu'il s'agit de femmes ou d'hommes. Il n'attaque pas les paragraphes 6(1) et (2) de la Loi, qui visent les assurés autres qu'une personne qui devient ou redevient membre de la population active. Il s'attaque à l'exigence additionnelle qui est imposée par les paragraphes 6(3) et (4) à ces personnes qui redeviennent membres de la population active et qui frappe plus durement, selon lui, les mères de famille qui redeviennent membres de la population active après l'avoir délaissée aux fins de s'occuper de leur enfant.
[38] J'en arrive ainsi au second reproche qu'adresse la demanderesse au juge-arbitre. Ce reproche a trait au fardeau de preuve et aux conclusions de fait qu'a tirées le juge-arbitre.
[39] Il existe, à mon avis, deux manières d'aborder le fardeau de la preuve. On peut exiger une preuve directe qui démontre, chiffres à l'appui, que les mères de famille se voient plus souvent que les hommes refuser le bénéfice des prestations en raison de l'application de la règle DEREMPA. Or, la preuve, sur ce point, est déficiente, ainsi que l'a constaté le juge-arbitre.
[40] On peut se satisfaire, plutôt, que par preuve indirecte la demanderesse démontre que les mères de famille qui reviennent sur le marché du travail après s'être occupées de leur enfant pendant quelques mois ou années, ont davantage de difficultés que les hommes à se trouver un emploi stable et, par voie de conséquence, à être davantage assujetties à la règle DEREMPA. C'est cette dernière démonstration qu'a surtout tenté de faire l'expert de la demanderesse, le professeur Rose. Il va de soi que le fardeau de démontrer un effet discriminatoire réel par le biais d'une preuve indirecte est plus difficile à rencontrer.
[41] J'avoue n'être pas certain de la méthode suivie par le juge-arbitre non plus que du degré de preuve qu'il a exigé. Il dira, au paragraphe 112, qu' « une preuve probable est insuffisante » , ce qui me paraît heurter de front la norme de la balance des probabilités qu'il paraît retenir au paragraphe 139. Il se dira, au paragraphe 167, incapable « de déterminer avec certitude » les effets de la règle. Bref, il appert que le juge-arbitre était conscient, en principe, que la règle applicable était celle de la balance des probabilités ou de la prépondérance de preuve, mais qu'il n'a peut-être pas appliqué en pratique le principe qu'il avait pourtant correctement décrit.
[42] Il n'est pas certain, non plus, que le juge-arbitre ait vraiment pris en considération le fait que les débats parlementaires ainsi que la controverse qui a entouré l'adoption et le maintien de la règle DEREMPA dans le cadre de la Loi sur l'assurance-chômage reflètent une croyance largement répandue que la règle touchait plus durement les femmes que les hommes. Je ne pense pas qu'une telle croyance puisse en elle-même établir que la règle a en réalité un effet discriminatoire, mais je pense que le fait que tant de personnes et d'organismes impliqués dans la prise de décision aient cru que la mesure pouvait avoir cet effet devrait être pris en compte par le juge-arbitre dans son appréciation globale de la preuve.
[43] Il s'agit ici d'une contrôle judiciaire. La Cour n'interviendra que si le juge-arbitre, en se disant insatisfait de la preuve offerte, a imposé un fardeau trop lourd à la demanderesse ou n'a pas tenu compte de facteurs pertinents. Comme il existe dans mon esprit un doute à cet égard, j'aurais normalement renvoyé le dossier au juge-arbitre pour qu'il recommence son examen, mais cette affaire dure depuis si longtemps et vu la conclusion à laquelle j'en arrive plus loin, je me rends à la suggestion du procureur de la demanderesse de compléter la démarche proposée par Law en tenant pour acquis que la première étape a été franchie.
[44] Relativement à cette seconde étape, je suis d'avis, vu Lesiuk, que la demanderesse la franchit aisément : la différence de traitement est fondée, essentiellement, sur le sexe, un motif expressément reconnu, et sur ce motif analogue qu'est le statut parental.
[45] Au stade de la troisième étape, les tribunaux ne concluent pas facilement à une violation du paragraphe 15(1) de la Charte lorsqu'il s'agit de différences de traitement résultant de régimes de prestations contributifs tels le Régime de pensions du Canada (voir Granowsky c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703; Sa Majesté la Reine c. Bear, inédit, 2003 CAF 40) et le régime d'assurance-emploi (voir Lesiuk, supra). Qu'il s'agisse de déficience temporaire, comme dans Granowsky, de revenu gagné par des Indiens exerçant un emploi sur une réserve, comme dans Bear, ou de mères de famille, comme dans Lesiuk, la Cour suprême du Canada et notre Cour se montrent réticentes à remettre en question les choix faits par le législateur.
[46] Ainsi, dans Granowsky, supra, le juge Binnie, au paragraphe 79 de ses motifs, dira-t-il ce qui suit :
[...] dans le contexte d'un régime de prestations contributif, le législateur doit inévitablement cibler le ou les groupes qu'il veut aider financièrement au moyen du Régime des pensions du Canada. Tracer les lignes de démarcation est une caractéristique inévitable du RPC et de tout régime comparable.
[47] Le juge Létourneau, dans Lesiuk, dira, relativement au régime d'assurance-emploi :
[16] It is in the context of such a scheme that the respondent seeks, in effect, either the complete elimination or a substantial lowering of the eligibility requirements without providing adequate or alternative parameters for the future. As will become evident when further discussing the respondent's contentions, other groups such as visible minorities, immigrants or disabled workers who fail to meet the MERs and are denied benefits could be justified in making similar claims. Indeed, in case of simply lowering the MERs, members of the respondent's group or of these other groups who would not meet the new lowered threshold would still be entitled to make the same claim on the same basis. Challenges could be made by the remaining members of these groups until, in the end, there is no threshold.
[48] Le juge Strayer, dans Bear, étendra cette réticence à tous les « social programmes of distributive justice » :
[24] As Law indicates, it is necessary in carrying out this analysis to have regard to the purpose of subsection 15(1). It is, I venture to say, not inappropriate to look at the actual language employed in that subsection as a guide to its meaning. It is striking to note that the word "dignity" does not appear anywhere in subsection 15(1), nor for that matter any place else in the Charter. One must take care not to be drawn into a false syllogism that because all discrimination prohibited by the language of section 15(1) attenuates the dignity of its victims, therefore all attenuation of personal dignity is a prohibited form of discrimination. To follow that logic is to trivialize the great purposes of the Charter. It is difficult to believe that this subsection was intended to stamp out all slights to human dignity in general, or in particular to eradicate all differential treatment of various categories of people under social programmes of distributive justice. The history of the Charter and the "mischief" it was to correct would suggest instead that it was designed to remedy more blatant and profound attacks on equality usually, though not always, enacted for a purpose that would clearly involve such consequences. I believe this to be consonant with the statement of Iacobucci J. in Law (para. 51) that the purpose of subsection 15(1) "is to prevent the violation of essential human dignity". (Emphasis added).
[49] Aussi, la barre à franchir est-elle haute, en l'espèce, et c'est ici que les lacunes de la preuve, combinées à la situation somme toute assez particulière dans laquelle se trouve la demanderesse elle-même et au souci du détail manifesté par le législateur dans la mise en place de la mesure prévue aux paragraphes 6(3) et (4) de la Loi sur l'assurance-chômage, se transforment en un obstacle insurmontable.
[50] Il n'est pas besoin, en l'espèce, d'une longue démonstration pour se convaincre que la mesure attaquée ne porte pas atteinte à la dignité essentielle des mères de famille. Il n'est pas besoin, non plus, de repasser un à un les facteurs contextuels que Law propose - et non pas impose - d'examiner.
[51] La procureure de la défenderesse a insisté sur le fait que la demanderesse elle-même, dans son affidavit, ne dit nulle part en quoi sa dignité est atteinte par l'application de la règle DEREMPA. La procureure ajoute que la situation précise dans laquelle la demanderesse se retrouve peut difficilement être qualifiée d'indigne. Elle exerçait un emploi d'enseignante, qui n'a rien de précaire. Elle bénéficiait de conditions d'emploi qui lui permettaient de rester auprès de son enfant bien au-delà de l'expiration de son congé de maternité. Elle a reçu des prestations d'assurance-chômage pendant une partie de son congé de maternité. Elle a pris, de concert avec son conjoint, la décision de quitter la région où elle avait une garantie d'emploi. Elle ne s'est pas plainte lors du premier refus de prestations, le 18 juillet 1991, lequel s'appuyait pourtant sur la règle DEREMPA. Ce n'est que lors du deuxième refus, en février 1992, quand elle s'est aperçue que sa prime de séparation ne la qualifiait pas davantage, qu'elle s'est plainte. Bref, de dire la procureure, il y a, dans l'histoire et la situation particulières de la demanderesse, bien peu de traces d'indignité.
[52] Ces observations relatives à la perspective de la demanderesse ne sont évidemment pas dénuées de pertinence, surtout dans le contexte où le remède demandé est une exemption personnelle, mais elles ne sont pas en elles-mêmes décisives.
[53] La législation et la réglementation en matière d'assurance-chômage ont évolué au gré des changements qui se produisaient sur le marché du travail et ont cherché à s'adapter au fur et à mesure des besoins changeants de la société. Les femmes et les mères de famille ont fait l'objet d'une attention particulière. De nombreuses dispositions ont eu pour objet et pour effet d'adapter le régime aux exigences de la grossesse et de la maternité. La mesure attaquée fait partie de ces dispositions.
[54] Le Parlement, en effet, a lui-même atténué l'exigence d'un emploi assurable pendant vingt semaines au cours de la période de référence - le paragraphe 6(3) de la Loi - en permettant à certaines personnes qui avaient quatorze semaines d'emploi assurable dans l'année qui précédait le commencement de la période de référence de se qualifier (le paragraphe 6(4) de la Loi). Au nombre de ces personnes se trouvent, en vertu d'une fiction légale établie au sous-alinéa 51.1(1)a)ii) du Règlement, les femmes qui ont reçu une rémunération aux termes d'un régime d'assurance-salaire en raison d'une grossesse.
[55] Le Parlement, puis le cabinet, ont donc cherché à atténuer l'impact de la règle DEREMPA sur certaines mères de famille. On peut prétendre que l'atténuation n'est pas assez générale, qu'elle aurait dû s'étendre à toutes les mères de famille quel que soit le nombre d'années qu'elles veulent passer à la maison avec leur enfant, quelles que soient leurs conditions d'emploi et quelles que soient les décisions familiales qu'elles choisissent de prendre. Car ce que la demanderesse, au fond, reproche à la mesure attaquée, c'est de n'être pas adaptée à ses circonstances personnelles, lesquelles, on l'a vu, n'ont rien d'ordinaire. Or, le législateur ne peut pas tout prévoir, il ne veut pas, non plus, tout prévoir en ce sens qu'il lui est loisible de viser certaines cibles plutôt que d'autres. La mesure attaquée est particulièrement complexe. Le Règlement, en particulier, témoigne d'un effort sérieux d'avantager certaines personnes, dont certaines mères de famille. Ce n'est peut-être pas là la solution idéale non plus que la solution qui convient à la demanderesse, mais il me paraît difficile de conclure qu'une tentative, peut-être imparfaite, d'avantager certaines femmes et mères de famille porte atteinte à la dignité essentielle des autres.
[56] Je conclurai en empruntant ces mots du juge Létourneau, dans Lesiuk :
The eligibility requirements are not a manifestation of a lack of respect or loss of dignity. They are an administratively necessary tool tailored to correspond to the requirements of a viable contributory insurance scheme.
(para. 51)
[57] Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire, sans frais dans les circonstances.
« Robert Décary »
j.c.a.
« Je suis d'accord.
Marc Noël, j.c.a. »
« Je suis d'accord.
J.D.Denis Pelletier, j.c.a. »
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION D'APPEL
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : A-405-01
INTITULÉ : LYNE PÉRIGNY c. LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 14 janvier 2003
MOTIFS DU JUGEMENT : Le juge Décary
Y ONT SOUSCRIT : Le juge Noël
Le juge Pelletier
DATE DES MOTIFS : Le 21 février 2003
COMPARUTIONS :
Me Jean-Guy Ouellet
Me Stéphanie Bernstein POUR LA DEMANDERESSE
Me Carole Bureau
Me Paul Deschênes POUR LA DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ouellet, Nadon et Ass.
1406, rue Beaudry
Montréal (Québec) POUR LA DEMANDERESSE
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada
Ministère de la Justice
Ottawa (Ontario) POUR LA DÉFENDERESSE