Date : 20030604
Dossier : DESA-1-03
Référence : 2003 CAF 246
CORAM : LE JUGE EN CHEF RICHARD
ENTRE :
NICHOLAS RIBIC
appelant
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
intimé
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 24 avril 2003.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 juin 2003.
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE LÉTOURNEAU
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE EN CHEF RICHARD
LE JUGE NADON
Date : 20030604
Dossier : DESA-1-03
Référence : 2003 CFA 246
CORAM: LE JUGE EN CHEF RICHARD
ENTRE :
NICHOLAS RIBIC
appelant
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
intimé
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] Il s'agit d'un appel interjeté contre deux ordonnances du juge Blanchard, de la Section de première instance, portant les dates du 9 et du 17 janvier 2003, ordonnances qui entre autres n'autorisaient qu'une divulgation partielle des renseignements demandés par l'appelant. L'une des ordonnances interdisait aussi à deux témoins (les témoins A et B) de déposer au procès criminel de l'appelant. Cependant, s'agissant des dépositions de ces deux témoins, le juge a autorisé la divulgation de versions expurgées de la transcription de leurs dépositions faites devant la Cour fédérale - Section de première instance. Je reproduis les deux ordonnances et je m'empresse d'ajouter que l'appelant a d'abord demandé à la Cour d'ordonner que les deux témoins soient autorisés à déposer et que les portions censurées de leurs dépositions et d'une vidéocassette soient communiquées pour être utilisées par la défense au procès de l'appelant devant la Cour supérieure de l'Ontario. Lors de l'instruction de l'appel, les avocats de l'appelant nous ont informés que les portions revues de la vidéocassette n'étaient plus un point litigieux dans l'appel, mais que le refus d'autoriser l'un des deux témoins à déposer à propos de cette vidéocassette demeurait un point contesté. Voici le texte des ordonnances du juge Blanchard :
Ordonnance du 9 janvier 2003
LA COUR ORDONNE :
1. La requête du demandeur en vue d'obtenir l'autorisation générale de faire témoigner les deux témoins sans restriction au procès du demandeur est rejetée.
2. Les deux témoins ne sont pas autorisés à témoigner au procès du demandeur en ce qui concerne la preuve considérée dans la présente instance.
3. Les extraits des transcriptions qui sont reproduits dans l'annexe « B » jointe à la présente ordonnance, ainsi que les extraits additionnels mentionnés au paragraphe 8 des motifs de l'ordonnance, peuvent être divulgués.
4. En application de l'article 38.06, la version expurgée des transcriptions des dépositions des deux témoins, y compris les extraits additionnels reproduits dans l'annexe « B » et les renseignements résumés dans l'annexe « A » jointe à la présente ordonnance, peuvent être divulgués, pour être déposés comme preuve au procès criminel du demandeur, comme si les deux témoins avaient déposé sous serment, et en remplacement de leurs dépositions de vive voix.
5. L'ordonnance conservatoire rendue par le juge en chef adjoint Lutfy le 15 novembre 2002 est modifiée par ajout d'un nouveau paragraphe 6, formulé ainsi :
L'obligation de ne pas divulguer les renseignements de la défense restera en vigueur jusqu'à la conclusion du procès du demandeur et l'expiration de tous les délais d'appel applicables.
6. Conformément à l'alinéa 38.02(2)b) de la Loi, les renseignements contenus dans l'annexe « A » et l'annexe « B » jointes à la présente ordonnance seront communiqués au procureur général du Canada lorsque sera délivrée la présente ordonnance, et ils seront communiqués au demandeur à l'expiration des délais d'appel prévus dans les articles 38.09 et 38.1 de la Loi.
Ordonnance du 17 janvier 2003
LA COUR :
1. CONFIRME, conformément au paragraphe 38.06(3) de la Loi sur la preuve au Canada, l'interdiction de divulgation des renseignements préjudiciables suivants retranchés de l'original de la vidéocassette, produite comme pièce « B » de l'affidavit établi sous serment par le colonel MacLean le 18 décembre 2002, dans la présente instance :
a) la latitude et la longitude indiquées au coin supérieur droit de l'image;
b) la visualisation tête haute, y compris les codes laser, la portée des armes et les équipements radar; et
c) sur la bande son de la vidéocassette, tous les indicatifs d'appel, les pseudonymes ou les mots codés.
2. AUTORISE, conformément au paragraphe 38.06(2) de la Loi sur la preuve au Canada, la divulgation des renseignements restants figurant dans la vidéocassette. Est jointe à cette ordonnance, en tant qu'annexe « A » , une copie de la vidéocassette expurgée dont la divulgation est autorisée par la présente ordonnance.
3. INTERDIT, conformément au paragraphe 38.06(3) de la Loi sur la preuve au Canada, à [...] de témoigner à propos de la vidéocassette.
4. AUTORISE, conformément au paragraphe 38.06(2) de la Loi sur la preuve au Canada, la divulgation de la version expurgée de l'affidavit établi sous serment par [...] dans la présente instance le 24 décembre 2002, joint à la présente ordonnance en tant qu'annexe « B » , et la divulgation du résumé des renseignements entre parenthèses ajoutés par la Cour au paragraphe 14 dudit affidavit expurgé.
5. AUTORISE, conformément au paragraphe 38.06(4) de la Loi sur la preuve au Canada, le dépôt comme preuve, au procès criminel du défendeur, M. Ribic, de la vidéocassette expurgée jointe à la présente ordonnance en tant qu'annexe « A » .
6. AUTORISE, conformément au paragraphe 38.06(4) de la Loi sur la preuve au Canada, le dépôt comme preuve, au procès criminel du défendeur, M. Ribic, de l'affidavit expurgé de [...], joint à la présente ordonnance en tant qu'annexe « B » , en remplacement de sa déposition de vive voix, comme si [...] avait témoigné sous serment, aux mêmes conditions que celles mentionnées dans les motifs de l'ordonnance rendue par la Cour dans l'affaire Ribic c. Canada (Procureur général du Canada) 2003 CFPI 10 (demande DES-3-02).
7. ORDONNE, conformément au paragraphe 38.12(1) de la Loi sur la preuve au Canada, à M. D'Arcy DePoe et à Mme Heather Perkins-McVey, avocats de M. Ribic, de ne divulguer à personne la vidéocassette non expurgée ou la version non expurgée de l'affidavit de [...] établi sous serment dans la présente instance le 24 décembre 2002;
8. ORDONNE, conformément au paragraphe 38.12(1) de la Loi sur la preuve au Canada, à M. D'Arcy DePoe et à Mme Heather Perkins-McVey, avocats de M. Ribic, de remettre leurs copies de la vidéocassette non expurgée et de la version non expurgée de l'affidavit de [...] établi sous serment dans la présente instance le 24 décembre 2002, ainsi que toute reproduction d'icelles, au greffe de la Cour, sur-le-champ;
9. ORDONNE, conformément au paragraphe 38.12(2) de la Loi sur la preuve au Canada, que la vidéocassette non expurgée et la version non expurgée de l'affidavit de [...], établi sous serment dans la présente instance le 24 décembre 2002, soient scellées, en même temps que les dossiers de la présente demande, et conservées dans un endroit auquel le public n'a aucun accès;
10. ORDONNE au procureur général du Canada, conformément à l'alinéa 38.02(2)b) et à l'article 38.07 de la Loi sur la preuve au Canada, de communiquer immédiatement les motifs de l'ordonnance et l'ordonnance, moins ses annexes, au juge présidant le procès criminel de M. Ribic, ainsi qu'à l'équipe chargée de la poursuite.
11. ORDONNE, conformément à l'alinéa 38.02(2)b) de la Loi sur la preuve au Canada, que les renseignements contenus dans l'annexe « A » et l'annexe « B » jointes à la présente ordonnance soient communiqués au défendeur, M. Ribic, à l'expiration du délai d'appel prévu par les articles 38.09 et 38.1 de la Loi, ou à la date plus rapprochée que le procureur général du Canada pourra indiquer.
[2] En marge de son appel, l'appelant voudrait aussi que la Cour ordonne que le contenu des mémoires, des dossiers d'appel, de la vidéocassette ou de la transcription des dépositions des témoins, ainsi que des affidavits produits dans la présente instance, ne soit communiqué à aucun membre de l'équipe chargée de la poursuite, ni à quiconque, sans le consentement de la défense.
Les faits et la procédure
[3] L'appelant est citoyen canadien. Il s'est joint aux forces serbes en Bosnie lorsque la guerre a éclaté. En 1995, il a pris part à une prise d'otages à la suite de laquelle il a été poursuivi en vertu de l'article 279.1 du Code criminel, sous quatre chefs d'inculpation de séquestration et de menaces de mort, chaque chef étant punissable d'emprisonnement à perpétuité. C'est au cours de son procès devant un juge et un jury, à la Cour supérieure de l'Ontario, que l'appelant a demandé la communication de renseignements et de dossiers des Nations Unies, de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord, du ministère de la Défense nationale, du Service canadien du renseignement de sécurité, du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et du Comité international de la Croix-Rouge.
[4] Le 23 octobre 2002, l'appelant assignait, dans son procès criminel, deux témoins pour qu'ils déposent en sa faveur, et il signifiait un avis en ce sens au procureur général du Canada (le procureur général) ainsi que l'exige le paragraphe 38.01(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5 (la Loi), modifiée par la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, art. 43. Le procureur général s'est opposé à ces dépositions au motif qu'elles révéleraient des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables. L'article 38 de la Loi définit les renseignements sensibles comme des renseignements qui concernent les affaires internationales ou la défense ou la sécurité nationales, qui se trouvent en la possession du gouvernement du Canada et qui sont du type des renseignements à l'égard desquels celui-ci prend des mesures de protection. Quant aux renseignements potentiels préjudiciables, il s'agit de renseignements qui, s'ils sont divulgués, sont susceptibles de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou la sécurité nationales. Par commodité, j'emploierai ci-après l'expression « renseignements sensibles » comme si elle englobait également les renseignements potentiellement préjudiciables.
[5] Au cours de novembre 2002, l'appelant a obtenu une vidéocassette contenant des extraits de missions de bombardement qui s'étaient déroulées près de Pale, en Bosnie, en 1995. Les bombardements auraient eu lieu à la date ou près de l'endroit de la prise d'otages. L'appelant souhaitait produire la vidéocassette comme preuve à son procès, et de nouveau il a informé le procureur général de son intention. Le procureur général a visionné la vidéocassette et a refusé de consentir à sa communication. Il a également refusé de permettre au témoin A d'évoquer dans sa déposition la vidéocassette.
[6] En application de l'article 38.04 de la Loi, l'appelant a demandé le 5 novembre 2002 à la Cour fédérale - Section de première instance de rendre une ordonnance concernant la communication des renseignements révélés ou devant être révélés par les deux témoins. L'appelant demandait aussi que soit divulguée l'intégralité des renseignements en cause. Les parties ont tenté de trouver une solution pratique au problème particulier soulevé par les éventuelles dépositions de ces deux témoins. Le 15 novembre 2002, avec le consentement des parties, le juge en chef adjoint Lutfy rendait une ordonnance qui donnait à M. Préfontaine, substitut du procureur général, le mandat d'agir au nom des avocats de l'appelant dans l'interrogatoire des deux témoins. L'interrogatoire devait se faire d'après des séries de questions formulées par les avocats de l'appelant. Les avocats de l'appelant devaient demeurer présents afin de pouvoir donner à M. Préfontaine d'autres explications et suggestions pour de possibles séries de questions. Cette méthode avait été imaginée pour aider la Section de première instance à déterminer la pertinence des dépositions des deux témoins pour la poursuite de l'appelant, ainsi que pour l'aider à circonscrire les renseignements sensibles qui ne pourraient pas être divulgués. J'ajouterais que la méthode était aussi conçue pour obvier à l'absence d'habilitations de sécurité des avocats de l'appelant. Certains des renseignements n'étaient accessibles qu'aux personnes qui de par leurs fonctions devaient en prendre connaissance, et ils exigeaient une habilitation de sécurité du niveau le plus élevé. Les parties s'accordent pour dire que la méthode ainsi imaginée et suivie était inusitée. Je reviendrai sur cet aspect plus tard lorsque j'examinerai les griefs de l'appelant à l'endroit de cette méthode.
[7] Le 18 décembre 2002, le procureur général introduisait lui aussi une demande pour que soit rendue une ordonnance concernant cette fois la divulgation des renseignements contenus dans la vidéocassette. Les deux demandes ont conduit aux deux ordonnances rendues par le juge Blanchard, contre lesquelles est interjeté le présent appel.
Conclusions des avocats de l'appelant
[8] Selon les avocats de l'appelant, les renseignements censurés devraient être divulgués « quand il est démontré qu'il y a de bonnes chances pour que les renseignements non divulgués puissent servir à faire valoir une défense » : voir l'exposé des faits et du droit de l'appelant, paragraphe 59. Le contrôle des renseignements dans un tel cas, d'affirmer les avocats de l'appelant, porte atteinte au droit de l'accusé à une défense pleine et entière et, lorsqu'une telle atteinte se produit, l'intérêt public dans la divulgation l'emporte sur l'intérêt public dans la non-divulgation : ibid., paragraphe 57.
[9] Quant aux dépositions des témoins A et B, les avocats de l'appelant affirment d'abord que la décision du juge Blanchard de refuser aux deux témoins la permission de déposer prive l'appelant de son droit de produire la preuve nécessaire pour établir sa défense et réfuter la preuve de la poursuite. Au soutien de leur affirmation, ils s'appuient sur deux arrêts de la Cour suprême du Canada : R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262; R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 3 R.C.S. 577.
[10] Les avocats de l'appelant disent aussi que le juge n'aurait pas dû divulguer leur preuve sous la forme d'une transcription, parce que le moyen par lequel la transcription avait été obtenue était injuste. Les avocats de l'appelant se plaignent que la méthode employée leur a enlevé la possibilité de conduire l'interrogatoire de leurs propres témoins, de poser des questions complémentaires ou additionnelles ainsi que d'obtenir des éclaircissements sur les réponses obtenues. Ils expriment aussi deux autres préoccupations. D'abord, ils craignent que les transcriptions ne soient pas admises comme preuve au procès parce que les témoignages recueillis auparavant ne l'ont pas été en la présence de l'accusé et n'ont été soumis à aucune forme de contre-interrogatoire. Deuxièmement, ils craignent que le juge des faits n'accorde pas un poids suffisant à ces témoignages en raison de ses doutes sur la crédibilité des témoins parce qu'ils n'ont pas été contre-interrogés ou parce que le juge des faits n'a pas eu l'occasion d'observer leur comportement. Ils évoquent aussi le risque de voir la Couronne produire des témoignages de vive voix pour réfuter la preuve contenue dans la transcription que l'accusé aura déposée.
[11] Je crois qu'il est juste de dire d'entrée de jeu que les avocats de l'appelant peignent à larges traits la position de leur client. Sur ce point, les paragraphes 65 à 68 de leur exposé des faits et du droit sont instructifs. Ils disent que la Cour fédérale du Canada, selon les nouvelles dispositions édictées dans la Loi antiterroriste, n'est plus l'arbitre final quand il s'agit de la divulgation de renseignements sensibles, et que la Cour devrait laisser au procureur général le soin de délivrer, en application de l'article 38.13 de la Loi, un certificat interdisant la divulgation des renseignements, ainsi qu'il en a le pouvoir quand bien même existerait-il une ordonnance judiciaire de divulgation. En bref, les avocats de l'appelant voudraient que soient communiqués tous les renseignements restants qui sont en cause ici. Au nom du droit à un procès équitable, ils invitent la Cour à entériner un principe de divulgation générale fondé sur la simple pertinence des renseignements, et à laisser au procureur général le loisir d'invoquer son pouvoir prépondérant de faire obstacle à la divulgation. Il faudrait reconnaître, en toute équité pour l'appelant et ses avocats, qui ne savent pas quels renseignements sont censurés, qu'ils n'ont pu valablement s'exprimer sur les renseignements dont la divulgation a été interdite, afin d'établir que la nécessité de la divulgation l'emportait sur la nécessité de protéger la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales.
[12] Avant d'examiner les arguments de l'appelant à l'encontre de la décision du juge, je dirai quelques mots sur le rôle exercé par la juridiction de contrôle dans le processus établi par la Loi antiterroriste.
Le rôle de la Section de première instance lorsqu'il lui est demandé selon l'article 38.04 de la Loi de rendre une ordonnance portant sur la divulgation de renseignements
[13] Je commencerai par dire que l'appelant n'a pas contesté la validité constitutionnelle de la nouvelle loi. Par conséquent, je dois considérer et appliquer les règles telles qu'elles existent. La Cour fédérale manquerait à ses obligations selon la Loi si elle devait entériner le principe de divulgation générale préconisé par l'appelant et fondé sur la seule pertinence des renseignements, un principe qui ne peut qu'entraîner et encourager des enquêtes à l'aveuglette. La Cour fédérale - Section de première instance a été chargée de la difficile tâche consistant à
soupeser les intérêts publics rivaux que sont ici la protection de renseignements sensibles et la protection des droits constitutionnels d'un accusé à une défense pleine et entière et à un procès équitable. C'est une fonction de la Section de première instance que le juge Blanchard a bien comprise et dont il s'est acquitté avec grand soin et une parfaite connaissance des enjeux. L'examen des transcriptions de l'audience montre que, avant de rendre sa décision, il a scrupuleusement examiné chacune des oppositions du demandeur à la divulgation.
[14] En règle générale, une personne accusée d'une infraction criminelle n'a pas un droit illimité à la divulgation de tous les renseignements intéressant sa défense. Ce droit n'est pas illimité en ce sens qu'il est subordonné au pouvoir discrétionnaire de la Couronne ainsi qu'au droit et aux règles qui régissent le privilège : voir l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, à la page 339. Lorsque les renseignements qui seront divulgués ou que l'on cherche à obtenir sont des renseignements sensibles, l'État peut invoquer le privilège de la confidentialité et du secret, et l'article 38 de la Loi établit la méthode par laquelle le privilège sera exercé et finalement reconnu.
[15] Il importe de se rappeler que la procédure introduite en application de l'article 38.04 de la Loi pour que soit rendue une ordonnance portant sur la divulgation de renseignement n'est pas une procédure de contrôle judiciaire. Ce n'est pas une procédure destinée à réformer une décision du procureur général de ne pas divulguer des renseignements sensibles. L'interdiction
de divulguer des renseignements sensibles est une interdiction édictée par l'alinéa 38.02(1)a) de la Loi, ainsi formulé :
38.02 (1) Sous réserve du paragraphe 38.01(6), nul ne peut divulguer, dans le cadre d'une instance : a) les renseignements qui font l'objet d'un avis donné au titre de l'un des paragraphes 38.01(1) à (4); |
38.02 (1) Subject to subsection 38.01(6), no person shall disclose in connexion with a proceeding (a) information about which notice is given under any of subsections 38.01(1) to (4); |
La demande adressée à un juge de la Section de première instance est une demande par laquelle le juge est prié de rendre une décision initiale, c'est-à-dire de décider si l'interdiction législative de la divulgation devrait ou non être confirmée : voir le paragraphe 38.06(3), qui dit que, si le juge n'autorise pas la divulgation, il rend une ordonnance confirmant l'interdiction de divulgation. Dans une procédure selon l'article 38.04, le juge est tenu de décider par lui-même si l'interdiction législative doit être levée ou non et de rendre une ordonnance en conséquence.
[16] Le paragraphe 38.04(5) prévoit que, lorsqu'il est demandé à un juge de la Section de première instance de rendre une ordonnance portant sur la divulgation de renseignements sensibles, il doit entendre les observations du procureur général et, au besoin, celles du ministre de la Défense nationale, sur l'identité des personnes dont les intérêts pourraient être touchés par l'éventuelle ordonnance concernant la divulgation, ainsi que sur les personnes qui devraient être informées de la tenue d'une audience sur la question. Le juge peut décider de tenir une audience, auquel cas il décidera qui devrait en être informé et qui aura la possibilité de présenter des observations.
[17] La première tâche d'un juge qui instruit une demande consiste à dire si les renseignements dont la divulgation est demandée sont pertinents ou non, au sens habituel et courant, d'après la règle exposée dans l'arrêt Stinchcombe, plus précisément, dans le cas qui nous occupe, de dire si les renseignements, qu'il s'agisse d'éléments de preuve inculpatoires ou disculpatoires, pourraient raisonnablement être utiles pour la défense : R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, à la page 740. Il s'agit là sans aucun doute d'un seuil de faible niveau. Cette étape reste une étape nécessaire parce que, si les renseignements ne sont pas pertinents, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin et de mobiliser des ressources judiciaires comptées. Cette étape nécessitera en général, à cette fin, une inspection ou un examen des renseignements. C'est à la partie qui demande leur divulgation qu'il appartient de prouver que les renseignements sont très probablement des éléments de preuve pertinents.
[18] Lorsque le juge est d'avis que les renseignements sont pertinents, il doit ensuite se demander, selon l'article 38.06, si la divulgation des renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale. Cette deuxième étape nécessitera elle aussi, selon cette perspective, un examen ou une inspection des renseignements en cause. Le juge doit considérer les représentations des parties et les preuves qu'elles ont pour les appuyer. Il doit être convaincu que les avis du pouvoir exécutif sur le préjudice éventuel reposent sur des faits établis par la preuve : Home Secretary c. Rehman, [2001] 3 WLR 877, à la page 895 (HL(E)). Il est de règle qu'il n'appartient pas au juge de reconsidérer l'avis du pouvoir exécutif ni de lui substituer son propre avis. Ainsi que le disait lord Hoffmann dans l'arrêt Rehman, à la page 897, à propos des événements survenus le 11 septembre 2001 à New York et à Washington, un précédent mentionné dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 33 :
[traduction] Ces événements nous rappellent que, en matière de sécurité nationale, le prix de l'erreur peut être très élevé. Cette constatation fait selon moi ressortir la nécessité pour le pouvoir judiciaire de respecter les décisions des ministres du gouvernement sur la question de savoir si l'appui apporté à des activités terroristes menées à l'étranger menace la sécurité nationale. Non seulement le pouvoir exécutif a accès à des sources d'information et d'expertise particulières en la matière, mais ces décisions, susceptibles d'avoir de graves répercussions sur la collectivité, doivent avoir une légitimité qui ne peut exister que si elles sont confiées à des personnes responsables devant la collectivité dans le cadre du processus démocratique. Pour que la population accepte les conséquences de ces décisions, elles doivent être prises par des personnes que la population a choisies et qu'elle peut écarter.
[19] Cela veut dire que les conclusions du procureur général concernant son évaluation du préjudice pour la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales, devraient, parce qu'il a accès à des sources particulières d'information et d'expertise, se voir accorder un poids considérable de la part du juge appelé à décider, en application du paragraphe 38.06(1), si la divulgation des renseignements causerait le préjudice appréhendé. Le procureur général exerce un rôle protecteur envers la sécurité du public. Si l'évaluation qu'il fait du préjudice est raisonnable, le juge doit l'accepter. J'ajouterais que la Chambre des lords a adopté une norme similaire en matière d'évaluation raisonnable : voir l'arrêt Rehman, à la page 895, où lord Hoffmann précise que la Commission spéciale des appels en matière d'immigration peut rejeter l'avis du ministre de l'Intérieur lorsque c'est un avis [traduction] « auquel aucun ministre raisonnable conseillant la Couronne n'aurait pu raisonnablement arriver, eu égard aux circonstances » .
[20] Une autorisation de divulgation sera donnée si le juge est persuadé qu'aucun préjudice ne résulterait d'une divulgation publique des renseignements. C'est à la partie qui s'oppose à la divulgation en alléguant un éventuel préjudice qu'il appartient de convaincre le juge de la probabilité de ce préjudice.
[21] Après qu'il est arrivé à la conclusion que la divulgation des renseignements sensibles entraînerait un préjudice, le juge passe alors à l'étape finale de l'enquête, qui consiste à dire si les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation l'emportent sur les raisons d'intérêt public qui justifient la non-divulgation. La partie qui demande la divulgation des renseignements doit apporter la preuve que l'intérêt public milite en sa faveur.
[22] Soupeser les intérêts rivaux en jeu requiert l'application d'un critère plus rigoureux que la règle habituelle de la pertinence des renseignements. Autrement, ainsi que l'atteste la position de l'appelant, des renseignements sensibles pertinents seront toujours divulgués, au détriment des relations internationales, de la défense nationale ou de la sécurité nationale. Dans les faits, cela veut dire qu'il n'y a aucune mise en équilibre. C'est ce que notre Cour disait dans l'affaire civile Jose Pereira E Hijos, S.A. et autres c. Le Procureur général du Canada, 2002 CAF 470, où le juge Stone écrivait, aux paragraphes 17 et 18, à propos des anciens articles 37 et 38 de la Loi :
Par conséquent, la question de savoir si une question est pertinente dans le contexte d'une décision fondée sur l'article 37 et 38 ne doit pas être considérée comme se rapportant strictement à la question de savoir si elle se rapporte à un point qui a été plaidé, mais plutôt à son importance relative lorsqu'il s'agit de prouver la demande ou de se défendre.
Je suis d'accord avec le juge des requêtes lorsqu'il dit, au paragraphe 28, que « les renseignements que les demandeurs cherchent à obtenir n'établiront pas un fait crucial pour leur argumentation » . Selon l'interprétation que je donne aux motifs du juge, ce facteur est important lorsqu'il s'agit de déterminer si des raisons d'intérêt public déterminées l'emportent sur les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation.
La Cour a examiné les facteurs énumérés dans l'affaire R. c. Kahn, [1996] 2 C.F. 316 (C.F. 1re inst.) : la nature de l'intérêt public que l'on cherche à protéger par la confidentialité, le sérieux de l'accusation ou des points soulevés, la recevabilité des documents et leur utilité, la question de savoir s'il y avait d'autres moyens raisonnables d'obtenir les renseignements, la question de savoir si la divulgation demandée équivalait à une communication générale ou à une enquête à l'aveuglette, et la question de savoir si les renseignements sont susceptibles d'établir un fait essentiel pour la défense. À l'évidence, les deux derniers facteurs imposent un seuil plus élevé que la simple pertinence.
[23] Selon le substitut du procureur général, lorsque, en droit criminel, on soupèse d'une part le privilège de l'État d'invoquer le caractère secret et la confidentialité d'éléments de preuve et d'autre part le droit de l'accusé à une défense pleine et entière, le critère est encore plus rigoureux que le point de savoir si les renseignements établiront probablement un fait essentiel pour la défense. Il se fonde sur l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281, où l'accusé, qui voulait obtenir des détails sur une information qu'un indicateur avait communiquée à la police par téléphone, s'était heurté à la règle du privilège de l'indicateur de police. La demande de divulgation faite par l'accusé reposait sur son droit à une défense pleine et entière. Voir aussi l'arrêt R. c. Brown, 2002 C.S.C. 32, qui concernait le privilège du secret professionnel de l'avocat.
[24] Après examen de l'importance du privilège des indicateurs de police pour l'administration de la justice, et examen du champ de ce privilège, la juge McLachlin (son titre à l'époque), rédigeant l'arrêt unanime de la Cour suprême, écrivait, à la page 295 :
Le privilège relatif aux indicateurs de police ne souffre qu'une exception, celle concernant la démonstration de l'innocence de l'accusé.
Puis elle écrivait, aux pages 295, 298 et 299 que « la seule exception au privilège est le cas où il y a un motif de conclure que les renseignements en cause peuvent être nécessaires pour établir l'innocence de l'accusé » .
[25] Comme on pouvait s'y attendre, les avocats de l'appelant font valoir que ce privilège des indicateurs de police entre dans une catégorie différente et que la motivation qui régit son contenu et son application n'est pas la même que la motivation invoquée en l'espèce. Selon le substitut du procureur général, qu'il s'agisse du privilège relatif aux indicateurs de police, du privilège des communications entre l'avocat et son client ou du privilège relatif aux secrets de l'État, tous ces privilèges sont régis par le droit et par les règles du privilège. Ils sont à la base des valeurs que chacun d'eux protège et fait prévaloir. Les renseignements qu'ils protègent ne peuvent donc être divulgués que lorsque l'innocence de l'accusé est en jeu.
[26] Il y a certainement, dans le privilège relatif aux indicateurs de police et dans le privilège relatif de l'État, un aspect très important qui est commun aux deux privilèges. L'objet du privilège des indicateurs de police est de préserver la sécurité de l'indicateur : une partie du privilège de l'État invoqué ici vise à préserver la sécurité de toute une nation. Ainsi que le disait lord Hoffmann, cité précédemment, le prix d'une erreur peut être élevé si les questions de sécurité nationale sont ignorées ou prises à la légère.
[27] Quoi qu'il en soit, il n'est pas nécessaire ici de dire si le critère plus rigoureux élaboré en droit criminel devrait s'appliquer, bien que, vu l'importante caractéristique commune aux deux privilèges, j'incline à appliquer ce critère, du moins en ce qui concerne les aspects intéressant la sécurité nationale ou la défense nationale. Je reconnais aussi, et ne puis ignorer, le fait que le préjudice pour les relations internationales peut présenter un caractère et une ampleur de nature à mettre en péril la sécurité nationale ou la défense nationale. Il semble que le juge Blanchard a appliqué le critère élaboré dans l'affaire civile Pereira, précitée, un critère qui est plus favorable à l'appelant. Pour les motifs que j'expliquerai plus loin, j'examinerai sur cette base sa décision et les renseignements sensibles en cause.
[28] Je ne puis laisser ce sujet sans aborder deux aspects autres que la possible violation du droit de l'appelant à une défense pleine et entière, aspects que le nouveau régime, édicté pour protéger le privilège relatif aux secrets de l'État, fait naître en ce qui concerne les personnes accusées d'une infraction criminelle. Le premier aspect a été évoqué brièvement par les avocats de l'appelant dans les représentations qu'ils nous ont faites.
[29] Ainsi que le montre la présente affaire, le processus tout entier qui conduit à déterminer s'il existe un privilège relatif aux secrets de l'État force un accusé à révéler ses moyens de défense et à divulguer des renseignements qui appuient tels moyens de défense. En règle générale, aucune obligation de divulgation n'est imposée à un accusé en droit criminel. Sur ce point, le juge Sopinka écrivait dans l'arrêt Stinchcombe, précité, à la page 333 :
La défense, par contre, n'est nullement tenue d'aider la poursuite et il lui est loisible de jouer purement et simplement un rôle d'adversaire à l'égard de cette dernière. L'absence d'une obligation de divulguer peut donc se justifier comme étant compatible avec ce rôle.
Cette absence d'obligation de divulgation s'accorde avec la présomption d'innocence et avec le droit de l'accusé de garder le silence. Comme toute règle, elle souffre certaines exceptions, dictées parfois par des règles de convenance. Par exemple, une défense d'alibi doit être divulguée suffisamment tôt et avec un niveau de détail suffisant pour permettre aux autorités d'enquêter utilement. Autrement, une conclusion défavorable pourra être tirée au procès par le juge des faits lorsqu'il appréciera la preuve de l'alibi : R. c. Cleghorn, [1995] 3 R.C.S. 175.
[30] L'exception législative établie en l'espèce par l'article 38 de la Loi est justifiée par la nécessité de soupeser des intérêts rivaux et d'offrir à un accusé une tribune adéquate pour la solution du point contesté ainsi que pour des révisions ultérieures. Il est extrêmement important de signaler que la divulgation des renseignements sensibles sur lesquels entend se fonder l'appelant n'est pas une divulgation faite à la poursuite, mais une divulgation faite, sous le sceau de la confidentialité absolue, au procureur général et à une instance judiciaire désignée où l'affaire sera décidée à huis clos. Ce n'est donc pas une divulgation qui contrevient au droit d'un accusé de se taire, ou à la présomption d'innocence en matière criminelle. De plus, ainsi que le demande l'appelant dans la présente affaire, la Cour a le pouvoir d'ordonner qu'aucun des renseignements divulgués dans le contexte du processus de l'article 38 ne soit communiqué à la poursuite sans le consentement de la défense. À mon avis, le système offre des garanties suffisantes et adéquates qui protègent le droit d'un accusé de ne pas divulguer ses moyens de défense à la poursuite.
[31] Le deuxième aspect concerne la présomption d'innocence. Un accusé n'est pas un témoin contraignable et, comme le disait le juge Sopinka dans l'arrêt Stinchcombe, précité, il a le droit de ne pas aider la poursuite. En d'autres termes, il a le droit de rester silencieux, et aucun commentaire défavorable ne peut résulter de son silence : R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874; voir aussi Cournoyer et Ouimet, Code criminel annoté 2003, Éditions Yvon Blais, Cowansville, 2002, pages 1329-1332. S'il en est ainsi, c'est parce que c'est la poursuite qui a la charge de prouver sa culpabilité au-delà du doute raisonnable.
[32] Lorsque l'on soupèse des intérêts publics rivaux dans un cas comme celui-ci, où une personne fait face à des accusations criminelles, le juge doit s'assurer que son ordonnance interdisant la divulgation de renseignements n'a pas pour résultat de forcer l'accusé à venir à la barre pour se défendre, le privant ainsi du bénéfice de la présomption d'innocence et de son droit de demeurer silencieux. C'est avec cette appréhension additionnelle à l'esprit que nous avons examiné les ordonnances du juge Blanchard concernant les renseignements censurés, l'interdiction de témoigner prononcée contre les témoins A et B, et la forme dans laquelle la divulgation des renseignements obtenus de leurs dépositions lors de l'interrogatoire préalable a été autorisée.
Analyse des ordonnances du juge
[33] La Loi envisage deux rôles possibles pour la Cour d'appel fédérale : un rôle d'examen et un rôle d'appel. Selon l'article 38.08, si le juge de la Section de première instance conclut qu'une partie à l'instance dont les intérêts sont lésés par une ordonnance rendue concernant la divulgation n'a pas eu la possibilité de présenter ses observations, il renvoie l'ordonnance à la Cour d'appel fédérale pour examen. Je n'ai pas à décider ici si ce processus consiste simplement à examiner la légalité de l'ordonnance, ou si la Cour d'appel devra entendre les observations de la partie concernée, puis rendra la décision qui aurait dû être rendue. L'article 38.09 prévoit un droit d'appel à l'encontre d'une ordonnance rendue en vertu de l'un quelconque des paragraphes 38.01(1) à (3). Nous avons ici affaire à un appel interjeté conformément à l'article 38.09.
a) La norme de contrôle applicable aux ordonnances du juge
[34] Le paragraphe 38.06(2), que je reproduis ci-après, est une disposition habilitante :
38.06 (2) Si le juge conclut que la divulgation des renseignements porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, mais que les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation l'emportent sur les raisons d'intérêt public qui justifient la non-divulgation, il peut par ordonnance, compte tenu des raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation ainsi que de la forme et des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, autoriser, sous réserve des conditions qu'il estime indiquées, la divulgation de tout ou partie des renseignements, d'un résumé de ceux-ci ou d'un aveu écrit des faits qui y sont liés. |
38.06 (2) If the judge concludes that the disclosure of the information would be injurious to international relations or national defence or national security but that the public interest in disclosure outweighs in importance the public interest in non-disclosure, the judge may by order, after considering both the public interest in disclosure and the form of and conditions to disclosure that are most likely to limit any injury to international relations or national defence or national security resulting from disclosure, authorize the disclosure, subject to any conditions that the judge considers appropriate, of all of the information, a part or summary of the information, or a written admission of facts relating to the information. |
[35] Comme je l'ai dit précédemment, l'article 38.02 de la Loi énonce une interdiction générale de divulgation. Le paragraphe 38.06(2) autorise le juge à divulguer des renseignements sensibles, qui seraient autrement tenus secrets, lorsque les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation l'emportent sur les raisons d'intérêt public qui justifient la non-divulgation. L'emploi du mot « peut » n'exprime pas un pouvoir discrétionnaire contrairement à ce que pense le substitut du procureur général. Il exprime l'attribution d'un pouvoir de déroger à l'interdiction générale de divulguer des renseignements privilégiés. Ainsi que le disait la Cour dans l'arrêt Ruby c. Canada, [2000] 3 C.F. 589, à la page 623 (C.A.F.), citant le juge Thorson dans l'affaire Falconbridge Nickel Mines Ltd. and Minister of Revenue for Ontario, Re (1981), 121 D.L.R. (3d) 403, à la page 408 :
[traduction] Dans certains contextes, bien sûr, le mot « may » n'exprime pas nécessairement une faculté ou une obligation, mais il confère plutôt un pouvoir. Sa fonction est de conférer à une personne ou à une autorité le pouvoir de faire quelque chose que celle-ci n'aurait autrement pas le pouvoir de faire.
[36] Le pouvoir conféré par le paragraphe 38.06(2) peut être exercé lorsque les conditions sont remplies, c'est-à-dire, en l'espèce, lorsque les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation sont supérieures aux raisons d'intérêt public qui justifient la non-divulgation. La définition de l'étendue du pouvoir est une question de droit. L'étendue du pouvoir est déterminée par les réponses aux questions suivantes : quel est l'objet du pouvoir, qui peut l'exercer, quand, pourquoi, comment et à quelles conditions? Ainsi, la décision qui atteste une mauvaise interprétation ou une mauvaise compréhension du « quoi » , c'est-à-dire des intérêts rivaux, est juridiquement une décision erronée. Il en va de même d'une décision qui autorise la divulgation de renseignements sensibles lorsque le juge a cru à tort que les conditions juridiques préalables de la divulgation sont remplies quand elles ne le sont pas. Une telle décision élargit le champ du pouvoir au-delà de ce qui est juridiquement autorisé. Dans la même veine, c'est également une erreur de droit que d'appliquer une mauvaise norme lorsqu'on soupèse les intérêts en cause et, à partir de là, de conclure que les conditions de l'exercice du pouvoir sont remplies. Toutes les décisions qui se rapportent au champ du pouvoir sont réformables selon la norme de la décision correcte : voir l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 C.S.C. 33.
[37] Dans l'exercice du pouvoir d'autoriser la divulgation, et avant d'autoriser la divulgation, le juge doit, tout en gardant à l'esprit les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation, s'assurer que la forme et les conditions de la divulgation ont toutes les chances de limiter le préjudice à la sécurité nationale, à la défense nationale ou aux relations internationales par suite de la divulgation. Le juge doit recourir aux moyens qui sont les moins susceptibles de préjudicier à tels intérêts. L'intention du législateur est claire : tout préjudice doit être limité autant que cela est possible, et des mesures adéquates doivent être prises à cette fin, c'est-à-dire des mesures qui sont les plus susceptibles de produire ce résultat.
[38] L'objectif que recherche le législateur en imposant cette obligation au juge est primordial. Il délimite le champ du pouvoir du juge d'autoriser la divulgation de renseignements sensibles, et cela en imposant les conditions d'un exercice licite de ce pouvoir et d'une délivrance de l'autorisation de divulguer. Ainsi, à mon avis, les décisions erronées sur la forme de la divulgation ainsi que sur les conditions de telle divulgation équivalent à des erreurs de droit dans la définition de l'étendue du pouvoir. Ces erreurs sont elles aussi réformables selon la norme de la décision correcte.
[39] Après avoir décidé que les conditions préalables à une autorisation de divulgation des renseignements sensibles sont remplies et, par conséquent, qu'une autorisation de divulgation sera accordée, le juge est investi par le paragraphe 38.06(2) du pouvoir de subordonner l'autorisation de divulguer aux « conditions qu'il estime indiquées » . Le juge est investi par cette disposition d'un large pouvoir discrétionnaire dans le choix des conditions qui peuvent être attachées à l'autorisation de divulguer. L'exercice de ce pouvoir discrétionnaire peut être revu lorsque le juge n'agit pas d'une manière judiciaire ou en conformité avec la loi. Eu égard à ces principes, j'examinerai maintenant les griefs des avocats de l'appelant à l'encontre de la décision et des ordonnances du juge.
b) Les renseignements censurés contenus dans les dépositions des deux témoins lors de leur interrogatoire préalable
[40] Le juge a examiné les 555 pages de la transcription non expurgée de cet interrogatoire. Il a classé en trois catégories les renseignements ainsi révélés :
a) les renseignements qui n'intéressent pas le procès;
b) les renseignements qui intéressent le procès mais qu'il n'est pas nécessaire de divulguer; et
c) les renseignements qui intéressent le procès et qui doivent être divulgués.
Les renseignements de la catégorie b), qui sont les renseignements censurés, sont naturellement litigieux. Certains renseignements de la catégorie c) sont également litigieux, parce que la catégorie englobe aussi les renseignements qui pourraient être communiqués au procès criminel de l'appelant si les deux témoins étaient autorisés à déposer. En d'autres termes, les avocats de l'appelant croient qu'ils seraient en mesure d'obtenir davantage de renseignements de ces témoins s'ils étaient autorisés à les interroger plutôt que simplement utiliser la transcription ainsi que l'a ordonné le juge. J'examinerai ce dernier point quand j'aborderai la forme de la divulgation.
[41] Nous avons scrupuleusement passé en revue les renseignements censurés. La plupart d'entre eux entrent dans la catégorie des renseignements qui n'intéressent pas le procès. Certains d'entre eux, ainsi que le juge l'a fait observer, peuvent présenter de l'intérêt en ce sens qu'ils pourraient aider le jury à considérer dans leur contexte les événements qui ont conduit à la prise d'otages. Cependant, ces renseignements ne sont pas nécessaires parce que, ainsi que l'a dit le juge au paragraphe 26 de sa décision, « les renseignements communiqués au demandeur dans les transcriptions expurgées sont suffisants pour informer le jury du contexte dans lequel se sont déroulés les événements qui ont conduit à la prise d'otages, de même que la prise d'otages elle-même » . Par ailleurs, les renseignements sensibles qui ont été censurés ne sont ni nécessaires (critère de l'arrêt Leipert) ni cruciaux (critère de l'arrêt Pereira) pour les moyens de défense soulevés par l'appelant. Nous reconnaissons avec le juge que, aux fins de ces moyens de défense, les transcriptions expurgées rendent compte adéquatement de la nature et de la substance des dépositions des deux témoins, et que les renseignements censurés ne seraient pas utiles : voir le paragraphe 27 de sa décision. Nous n'avons vu, dans les renseignements censurés, rien qui, en raison de leur non-divulgation, contreviendrait à la présomption d'innocence et forcerait l'accusé à témoigner.
c) L'équité de la méthode employée pour soupeser les intérêts rivaux
[42] La méthode employée dans la présente affaire était inhabituelle. Il est certainement inhabituel pour l'avocat d'un accusé de faire interroger deux de ses témoins par un autre avocat agissant en son nom. Il est également inhabituel que cet avocat agissant en son nom soit un substitut du procureur général qui, en l'occurrence, au lieu du procureur général de l'Ontario, conduit la poursuite contre son client. Mais « inhabituel » ne veut pas nécessairement dire « injuste » . La méthode était dictée par l'urgence et la nécessité.
[43] D'abord, la question des renseignements sensibles s'est posée au milieu du procès de l'appelant. Le procès criminel a dû être ajourné pour permettre de déterminer le droit de l'accusé d'accéder aux renseignements privilégiés. Dans l'intervalle, le jury a été prié d'attendre. La loi applicable était nouvelle et une solution devait être trouvée rapidement.
[44] Deuxièmement, il y avait très peu d'avocats possédant le niveau d'habilitation de sécurité nécessaire pour accéder aux renseignements sensibles en cause. Par nécessité et par commodité, les parties se sont entendues pour que M. Préfontaine, qui est substitut du procureur général, mais qui n'est pas concerné par la poursuite de l'appelant, fournisse les services qu'il a fournis. Je voudrais souligner ici que les avocats de l'appelant n'ont absolument rien à redire au professionnalisme et au sens des responsabilités dont a fait preuve M. Préfontaine dans l'accomplissement de ses tâches. Le grief de l'appelant, comme nous le verrons, concerne le processus lui-même, qui, il convient de le rappeler, était un processus imaginé et accepté par les parties.
[45] Il n'y a pas de solution magique lorsque l'on a affaire à des renseignements sensibles et que l'accès à tels renseignements est extrêmement restreint pour des raisons de sécurité. Un processus semblable à celui qui a été employé ici a été défendu par la Chambre des lords dans l'arrêt R. c. Shayler, [2002] 2 WLR 754 (HL(E)). Aux pages 786 et 799, lord Hope of Craighead et lord Hutton disent que la Cour européenne des droits de l'homme a reconnu les problèmes particuliers liés à la sécurité nationale, ainsi que la valeur attachée à un processus selon lequel la divulgation est contrôlée par un juge. Lord Hutton a également pris en compte l'arrêt rendu par la Cour européenne dans l'affaire Tinnelly & Sons Ltd. c. Royaume-Uni, 27 EHRR 249, où la Cour européenne faisait observer que [traduction] « il avait été jugé possible de modifier les procédures judiciaires de manière à préserver la sécurité nationale au regard de la nature et des sources des renseignements, tout en accordant à l'intéressé un degré appréciable de justice procédurale » . Puis, à la page 800, il écrivait que [traduction] « une façon de procéder serait pour le juge de nommer un avocat d'office qui représenterait les intérêts de la personne qui demande la divulgation » . C'est précisément ce qui a été fait ici pour que l'appelant obtienne la divulgation de tous les renseignements sensibles qui pouvaient être divulgués, sans mettre indûment en péril la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales. La créativité transporte souvent ses partisans dans le domaine de l'inusité, comme ce fut le cas ici, mais je suis persuadé que l'équité les a accompagnés durant tout leur voyage.
[46] Je conclurai sur ce point en disant qu'il n'y a nul bien-fondé dans la plainte de l'appelant selon laquelle ses avocats se sont vus refuser la possibilité de poser des questions complémentaires ou additionnelles. Les onglets 10 et 12 du volume 1 des dossiers d'appel contiennent des listes de questions additionnelles qui ont été soumises par les avocats de l'appelant.
d) La forme de divulgation des dépositions des deux témoins et l'interdiction de témoigner
i) le droit de produire des preuves
[47] Il faut se rappeler que le juge a interdit aux deux témoins de l'appelant de déposer à son procès, mais qu'il a autorisé la divulgation d'une transcription expurgée de leurs dépositions faites devant la Cour fédérale - Section de première instance. Comme je l'ai dit précédemment, les avocats de l'appelant ont fondé leurs conclusions sur les arrêts rendus par la Cour suprême du Canada dans les affaires Rose et Seaboyer, précédemment citées. S'agissant de l'arrêt Rose, ils nous ont renvoyés aux extraits suivants des paragraphes 98 et 103 de l'arrêt :
Le droit à une défense pleine et entière est protégé par l'article 7 de la Charte. Il s'agit de l'un des principes de justice fondamentale. Dans l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la Cour, a décrit ce droit comme étant « un des piliers de la justice criminelle, sur lequel nous comptons grandement pour assurer que les innocents ne soient pas déclarés coupables » . Le droit à une défense pleine et entière se manifeste par l'entremise de plusieurs autres droits et principes particuliers, ...
Ce droit est intégralement lié à d'autres principes de justice fondamentale, comme la présomption d'innocence, le droit à un procès équitable et le principe interdisant l'auto-incrimination.
Le second aspect du droit à une défense pleine et entière, plus large que le premier et dont on pourrait dire qu'il l'inclut, est le droit de l'accusé de se défendre contre tous les moyens déployés par l'État pour obtenir une déclaration de culpabilité. Le ministère public n'a pas le droit d'agir en vue de faire déclarer l'accusé coupable à moins que ce dernier soit autorisé à se défendre contre les moyens qu'il fait valoir.
(Non souligné dans l'original)
Les avocats de l'appelant ont aussi donné leur adhésion aux arguments suivants exposés aux pages 606 à 608 et avancés dans l'arrêt Seaboyer à l'encontre de la législation sur la protection des victimes de viol :
Selon les appelants, si l'objet des dispositions législatives attaquées est louable, il n'en demeure pas moins qu'elles portent atteinte à leur droit de présenter une preuve à l'appui de leur défense et violent donc leur droit à un procès équitable, l'un des plus importants des principes de justice fondamentale.
[...]
À l'appui du droit de l'innocent de ne pas être déclaré coupable, la société reconnaît le droit d'un inculpé à un procès équitable, qui est expressément consacré à l'al. 11d) de la Charte. Il est depuis longtemps reconnu qu'un aspect essentiel d'un procès équitable est de donner à l'accusé « l'occasion d'exposer adéquatement sa cause » : Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917, qui portait sur l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. L'application de ce principe est particulièrement importante pour l'accusé qui n'a pas à sa disposition les ressources de l'État. Nos tribunaux ont donc traditionnellement hésité à exclure des éléments de preuve de la défense, si ténus soient-ils : David H. Doherty, « 'Sparing' the Complainant 'Spoils' the Trial » (1984), 40 C.R. (3d) 55, à la page 58, citant R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272 et à R. c. Scopelliti (1981), 34 O.R. (2d) 524 (C.A.). C'est pourquoi nos tribunaux ont statué que le droit de l'accusé de répondre à une accusation criminelle peut même l'emporter sur le privilège relatif aux indicateurs de police et sur le secret professionnel de l'avocat : Solliciteur général du Canada c. Commission royale d'enquête (Dossiers de santé en Ontario), [1981] 2 R.C.S. 494; R. v. Dunbar and Logan (1982), 68 C.C.C. (2d) 13 (C.A Ont.).
Dans d'autres pays, le droit de répondre à une accusation criminelle est aussi considéré comme un principe d'importance fondamentale. La Constitution américaine reconnaît le droit à l'application régulière de la loi dans les Cinquième et Quatorzième amendements et le droit de quiconque de faire face à son accusateur, dans le Sixième amendement. La Cour suprême des États-Unis reconnaît l'importance fondamentale de ce droit : voir Davis v. Alaska, 415 U.S. 308 (1974 ); Alford v. United States, 282 U.S. 687 (1931).
Le droit de l'innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d'établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite. Selon un auteur :
[traduction] Si l'on empêche l'accusé de présenter les éléments de preuve nécessaires à la constitution de sa défense, cette défense lui est déniée tout aussi sûrement que si on statuait qu'il n'a pas le droit d'invoquer cette défense.
(Doherty, précité, à la page 67).
En bref, la dénégation du droit de présenter ou de contester une preuve équivaut à la dénégation du droit d'invoquer un moyen de défense autorisé par la loi. La défense que la loi accorde d'une main, peut être retirée de l'autre main. Des contraintes de nature procédurale rendent possible la condamnation de personnes qui, selon les règles de droit pénal, sont innocentes.
(Non souligné dans l'original)
[48] Je n'ai rien à redire à ces principes, qui sont fondamentaux, mais non absolus, dans notre système de procédure pénale, un système de type accusatoire. D'abord, la Cour suprême reconnaissait plus loin, à la page 609, qu'il faut se garder d'examiner la question de la pertinence d'une preuve en vase clos, mais plutôt l'examiner par rapport à une question en litige. Elle réitérait aussi le principe selon lequel un motif clair fondé sur un principe ou une règle de droit peut justifier l'exclusion d'une preuve pertinente qui serait autrement admise :
En règle générale, rien ne doit être admis qui ne constitue pas une preuve logique d'un fait à prouver et tout ce qui est probant doit être admis, à moins de devoir être exclu pour un autre motif. Une disposition législative qui empêche le juge des faits de découvrir la vérité par exclusion d'éléments de preuve pertinents sans motif clair fondé sur un principe ou une règle de droit justifiant cette exclusion va à l'encontre de nos conceptions fondamentales de la justice et de ce qui constitue un procès équitable.
(Non souligné dans l'original)
Ainsi, par exemple, une preuve pertinente de la poursuite dont l'effet préjudiciable l'emporte sur la valeur probante sera exclue, tandis que la preuve de la défense sera également exclue, mais seulement si l'effet préjudiciable de cette preuve l'emporte sensiblement sur sa valeur probante : ibid., page 611. Naturellement, les motifs d'exclusion ne se limitent pas à ce genre de situation. La loi et les règles du privilège, qui elles non plus ne sont pas absolues, interviennent pour empêcher la divulgation de renseignements confidentiels.
[49] L'article 38 de la Loi a codifié le privilège de common law qui protège les secrets d'État. Lord Denning a mis en relief, dans l'arrêt R. c. Secretary of State for the Home Department, ex parte Hosenball, [1977] 3 All E.R. 452, à la page 460, cité avec approbation dans l'arrêt Chiarelli c. Canada (M.E.I.), [1992] 1 R.C.S. 711, à la page 745, la nécessité de la confidentialité dans les affaires intéressant la sécurité nationale :
[traduction] Les renseignements fournis au Home Secretary par le Service de sécurité sont, et doivent être, hautement confidentiels. L'intérêt public dans la sûreté du royaume est si grand que les sources de renseignements ne doivent pas être révélées, ni leur nature, s'il en résulte le moindre risque de faire découvrir ces sources. La raison en est que, dans ce domaine où la dissimulation est reine, nos ennemis pourraient tenter d'éliminer la source de ces informations.
Dans sa quête d'équité, l'article 38 reconnaît que le privilège n'est pas absolu : il prévoit que les intérêts rivaux soient soupesés, avec la possibilité que le droit à un procès équitable l'emporte dans des cas restreints que j'ai déjà examinés, mais qui sont absents ici, même si l'on applique un critère plus favorable à l'appelant.
ii) la forme de la divulgation
[50] Dans le cadre de leur droit de produire des preuves, les avocats de l'appelant contestent non seulement l'interdiction de témoigner, mais également la forme dans laquelle la divulgation est effectivement autorisée, c'est-à-dire la transcription expurgée des dépositions des deux témoins.
[51] Les deux témoins ont dit qu'ils sont incapables de séparer les renseignements sensibles des renseignements non sensibles, le froment de l'ivraie. S'ils devaient témoigner dans le procès criminel, il faudrait suspendre le procès chaque fois qu'une question serait posée aux témoins, et cela afin de déterminer si la question entraînerait la divulgation de renseignements sensibles et, dans l'affirmative, de déterminer si ces renseignements sensibles devraient être révélés. Le point de savoir si les renseignements sensibles devraient être révélés requiert de revenir devant la Cour fédérale. Quant au point de savoir si la question posée conduirait à la divulgation de renseignements sensibles, le juge du procès criminel serait placé dans une position impossible. Je ne puis faire mieux ici que de reproduire les propos du juge Blanchard, au paragraphe 35 de sa décision du 9 janvier 2003 :
[traduction] Dans leurs dépositions, les deux témoins ont entrelacé des renseignements inoffensifs et des renseignements qui ne peuvent être divulgués dans le public. Il n'y a pas de ligne de démarcation séparant facilement ce qui est autorisé de ce qui ne l'est pas. Dans un procès criminel mené devant un jury, il est manifestement incommode, voire impossible, d'établir une ligne de démarcation. Le juge du procès n'aura pas eu l'avantage d'examiner tous les renseignements pour être en mesure d'apprécier pleinement l'effet possible de la divulgation de ce qui pourra sembler un renseignement inoffensif. Ce qui peut sembler un renseignement insignifiant peut en réalité constituer la pièce manquante du puzzle établi par un organisme hostile.
[52] Je reconnais avec lui que le fait d'autoriser les deux témoins à déposer au procès criminel n'est pas une mesure particulièrement susceptible de limiter un éventuel préjudice pour la défense nationale, la sécurité nationale ou les relations internationales. Dans ces conditions, la diffusion de la transcription expurgée, avec autorisation de la déposer comme preuve au procès criminel, équivaut à soupeser les intérêts rivaux d'une façon qui est la mieux à même de servir l'intérêt public tout en limitant autant qu'il est possible le préjudice susmentionné. En concluant comme il l'a fait sur cet aspect, le juge Blanchard n'a commis aucune erreur dans sa manière d'interpréter l'étendue du pouvoir qui lui était conféré.
[53] Lors de l'audience tenue devant nous, les avocats de l'appelant ont indiqué qu'il existe de meilleures formes de divulgation qui n'augmenteraient pas le niveau de préjudice, mais préserveraient davantage le droit de l'appelant à un procès équitable. Ils ont recommandé que l'on procède à l'enregistrement magnétoscopique des dépositions des témoins, qui seraient interrogés par leur propre avocat, puis que l'on censure ensuite les renseignements sensibles. La technologie permet ce genre de manipulation efficace. Les jurés pourraient alors visionner le contenu expurgé de la vidéocassette. Ils verraient et entendraient les témoins, évalueraient leur comportement et seraient donc bien placés pour juger de leur crédibilité.
[54] Il y a certainement quelque valeur dans cette proposition d'enregistrement magnétoscopique, et je suis sûr que cette solution a des chances d'être retenue dans les cas futurs. Cependant, les parties, le juge qui présidait le procès criminel, le jury ainsi que le juge en chef adjoint Lutfy travaillaient dans des conditions difficiles : le procès criminel a été momentanément suspendu, le jury était en attente, la poursuite, après des semaines de séance, voulait éviter une nullité du procès, et les délais étaient l'aspect essentiel d'une solution réaliste.
[55] Il aurait été tout simplement impossible, à l'intérieur du délai accordé, d'obtenir l'habilitation de sécurité qui eût permis aux avocats de l'appelant d'interroger les deux témoins eux-mêmes. Pour des raisons évidentes, le processus de vérification requiert un certain temps et il n'est pas garanti qu'il conduira à l'attribution du niveau le plus élevé d'habilitation de sécurité. Cet aspect de la proposition de l'appelant était, dans ces conditions, peu réaliste.
[56] Rétrospectivement, il eût sans doute mieux valu que les dépositions fussent enregistrées sur vidéocassette. Cependant, ce n'est pas la méthode à laquelle les parties ont pensé à l'époque, et personne ne s'opposait à celle qui a été proposée et suivie. Cela étant dit, je n'aurais eu aucune hésitation à intervenir si j'avais eu des motifs raisonnables de croire que la méthode suivie était injuste ou allait entraîner une injustice pour l'appelant dans son procès criminel.
e) La crainte de l'appelant que les transcriptions ne soient pas admises comme preuve ou que la preuve soit jugée moins crédible parce que les témoins n'ont pas été contre-interrogés
[57] Ce qui est en cause ici, ce n'est pas le droit de l'appelant au contre-interrogatoire : les deux témoins étaient ses propres témoins. Les avocats de l'appelant doivent parler du droit de la poursuite de contre-interroger, et d'une objection possible, à ce titre, de la section des poursuites du cabinet du procureur général. Je doute que cela se produise, que ce soit pour cette raison ou pour la raison que les dépositions de ces deux témoins que l'accusé voudrait, à son procès, produire dans sa défense ont été obtenues en son absence. Si cela devait arriver, je suis sûr que le juge du procès saura comment disposer de l'objection.
[58] Au mieux, la position de l'appelant sur la question de la crédibilité réduite pour cause d'absence de contre-interrogatoire est pure conjecture. Conjecture pour conjecture, pourquoi le jury n'accorderait-il pas davantage de crédibilité aux dépositions de ces deux témoins que la poursuite n'a pas osé contre-interroger? Encore une fois, je suis sûr que le juge qui présidera le procès criminel, soucieux de préserver l'équité du procès, prendra si nécessaire les mesures adéquates pour prévenir un préjudice de ce genre. Il en va de même pour la supposition qui consiste à dire que la poursuite pourrait produire une preuve de vive voix pour réfuter la preuve contenue dans la transcription.
Dispositif
[59] Je suis d'avis que le juge de la Section de première instance n'a commis aucune erreur lorsqu'il a défini l'étendue de son pouvoir d'ordonner la divulgation des renseignements sensibles en cause, et lorsqu'il a défini les conditions qui délimitaient ce pouvoir. L'interdiction faite aux deux témoins de déposer au procès criminel était, eu égard aux circonstances, la seule condition réaliste et économique qui allait tout probablement limiter le préjudice pour la défense nationale, la sécurité nationale ou les relations internationales.
[60] Le juge n'a pas non plus commis d'erreur, à mon avis, lorsqu'il a défini les intérêts rivaux en jeu, et le critère à appliquer lorsqu'on soupèse de tels intérêts. S'il a commis une erreur au regard du critère à appliquer, c'est une erreur qui était favorable à l'appelant.
[61] Finalement, la méthode employée pour surveiller et examiner la divulgation des renseignements sensibles aurait sans doute pu, rétrospectivement, être meilleure, mais elle n'était pas injuste, au vu des contraintes de temps auxquelles devaient se plier tous les intervenants.
[62] Pour ces motifs, je rejetterais l'appel. En conformité avec le paragraphe 38.02(2) de la Loi, j'autoriserais la divulgation des faits et des motifs de cet appel formé contre les deux ordonnances rendues en vertu de l'article 38.06, à l'expiration du délai imparti pour faire appel dans le présent dossier ou, si une autorisation d'appel est demandée, alors lorsqu'il ne sera plus possible de faire appel. Les présents motifs seront versés dans le dossier DESA-2-03, à l'appui du jugement rendu dans ce dossier.
« Gilles Létourneau »
Juge
« Je souscris aux présents motifs
J. Richard, juge en chef »
« Je souscris aux présents motifs
M. Nadon, juge »
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR D'APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : DESA-1-03
INTITULÉ : NICHOLAS RIBIC
c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 24 AVRIL 2003
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE LÉTOURNEAU
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE EN CHEF RICHARD
LE JUGE NADON
DATE DES MOTIFS : LE 4 JUIN 2003
COMPARUTIONS :
D'ARCY DEPOE POUR L'APPELANT
et
HEATHER PERKINS-McVEY
ALAIN PRÉFONTAINE POUR L'INTIMÉ
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
BERESH DEPOE CUNNINGHAM POUR L'APPELANT
EDMONTON (ALBERTA)
et
HEATHER PERKINS-McVEY
OTTAWA (ONTARIO)
MORRIS ROSENBERG POUR L'INTIMÉ
SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
COUR D'APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : DESA-2-03
INTITULÉ : NICHOLAS RIBIC
c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 24 AVRIL 2003
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE LÉTOURNEAU
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE EN CHEF RICHARD
LE JUGE NADON
DATE DES MOTIFS : LE 4 JUIN 2003
COMPARUTIONS :
D'ARCY DEPOE POUR L'APPELANT
et
HEATHER PERKINS-McVEY
ALAIN PRÉFONTAINE POUR L'INTIMÉ
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
BERESH DEPOE CUNNINGHAM POUR L'APPELANT
EDMONTON (ALBERTA)
et
HEATHER PERKINS-McVEY
OTTAWA (ONTARIO)
MORRIS ROSENBERG POUR L'INTIMÉ
SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA