Date : 20030526
Dossier : A-226-00
CORAM : LE JUGE STONE
ENTRE :
APOTEX INC.
appelante
(défenderesse)
et
BERNARD SHERMAN
appelant
et
MERCK & CO., INC. et MERCK FROSST CANADA & CO.
intimées
(demanderesses)
A-410-01
ENTRE :
APOTEX INC.
appelante
(défenderesse)
et
M. BERNARD SHERMAN
appelant
et
MERCK & CO., INC. et MERCK FROSST CANADA & CO.
intimées
(demanderesses)
Audience tenue à Toronto (Ontario), les 8 et 9 avril 2003.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 mai 2003.
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE SEXTON
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE STONE
LE JUGE NOËL
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE SEXTON
[1] Il s’agit d’un appel et d’un appel incident à l’encontre du jugement du juge MacKay, daté du 7 mars 2000 [Merck & Co. c. Apotex Inc. (2000), 5 C.P.R. (4th) 1], qui a statué qu’Apotex Inc. et M. Bernard Sherman, alors président et chef de la direction d’Apotex Inc., avaient tous deux commis un outrage au tribunal, et à l’encontre du jugement supplémentaire du juge MacKay, daté du 5 juin 2001, imposant des amendes pour outrage au tribunal et adjugeant les dépens aux intimées sur la base avocat-client.
[2] Dans les années 90, le maléate d’énalapril était le premier médicament d’ordonnance au Canada, en termes de chiffres de ventes, et Merck en détenait le brevet. Apotex Inc. (Apotex) fabriquait l’équivalent générique. Merck a allégué la contrefaçon de brevet et le juge MacKay a déposé, le 14 décembre 1994, les motifs d’un jugement aux termes duquel il concluait à la contrefaçon et concluait notamment que Merck & Co., Inc. (Merck) avait droit à une injonction permanente interdisant toute contrefaçon ultérieure de la part d’Apotex. Il demandait également aux avocats des parties de présenter à l’examen de la Cour un projet de jugement incorporant ses conclusions. Le 15 décembre 1994, avant même que les avocats aient commencé à discuter des termes du jugement, Apotex vendait pour 9 millions de dollars du médicament, soit l’équivalent de ses ventes normales d’un mois. La principale question soulevée en l’espèce est de savoir si les actes d’Apotex constituent un outrage au tribunal.
Les faits
[3] Merck, l’intimée, est une personne morale des États-Unis constituée selon les lois de l’État du New Jersey, où elle a son principal établissement. Elle est la titulaire du brevet canadien du maléate d’énalapril, délivré le 16 octobre 1990, sur lequel est fondée l’action en contrefaçon intentée par Merck le 20 septembre 1991. Merck Frosst Canada Inc. (Merck Frosst) est une personne morale constituée selon les lois de la province de l’Ontario, filiale en propriété exclusive de Merck. Merck Frosst est titulaire d’une licence exclusive de Merck au Canada à l’égard du brevet.
[4] Le brevet vise l’invention revendiquée du maléate d’énalapril qui, sous la forme posologique de comprimés ou de liquide, donne un produit qui peut être distribué comme un médicament d’ordonnance au public pour le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque globale.
[5] Après son introduction sur le marché canadien en 1987 sous le nom commercial VASOTEC, le maléate d’énalapril est devenu un produit populaire. En 1993, les ventes excédaient 150 millions de dollars et on le donnait pour le premier médicament d’ordonnance au Canada en termes de chiffres de ventes. Le produit représentait près d’un tiers des ventes totales de la division pharmaceutique de Merck Frosst. À l’échelle mondiale, il était réputé être le deuxième médicament d’ordonnance en valeur commerciale.
[6] L’appelante, Apotex, est un fabricant et un distributeur de produits pharmaceutiques génériques. Apotex n’a jamais demandé ni détenu de licence de Merck en vue de l’importation, de la fabrication, de l’exportation ou de la vente de l’énalapril ou du maléate d’énalapril destiné à l’utilisation ou à la consommation au Canada ou dans un autre pays. En février 1990, Apotex s’est adressée à Santé et Bien-être social Canada pour obtenir un avis de conformité l’autorisant à commercialiser au Canada sa version du maléate d’énalapril sous le nom commercial d’APO-ENALAPRIL. Comme l’avis de conformité tardait à venir, Apotex a demandé à la fin de décembre 1992 une ordonnance de mandamus pour forcer le ministre à le délivrer. En réponse, Merck a sollicité une ordonnance interdisant au ministre de délivrer l’avis de conformité à Apotex. Le juge Dubé a ordonné la délivrance de l’avis de conformité et rejeté la requête de Merck. Sa décision a été confirmée en appel par la présente Cour. Le 2 septembre 1993, Apotex a donc reçu l’avis de conformité autorisant la vente au Canada de l’APO-ENALAPRIL sous forme de comprimés. Les comprimés d’APO-ENALAPRIL sont semblables pour la taille, la forme, la couleur et la concentration aux comprimés VASOTEC de Merck Frosst.
[7] Merck a alors demandé une injonction interlocutoire temporaire en vue d’empêcher Apotex de vendre l’APO-ENALAPRIL jusqu’à l’issue de l’action en contrefaçon de brevet. L’injonction a été refusée le 4 novembre 1993, mais on a demandé à Apotex de maintenir des comptes des ventes et des livraisons jusqu’à l’issue de l’action. Des mesures ont également été prises en vue d’accélérer l’instruction de l’affaire. Le procès s’est tenu en mars et avril 1994.
[8] Le 14 décembre 1994, le juge MacKay a déposé les motifs du jugement [Merck & Co. c. Apotex (1994), 59 C.P.R. (3d) 133]. Les motifs ont été transmis par télécopieur au bureau de l’avocat d’Apotex, M. Radomski, à 14 h 53 le même jour. Après avoir conclu à la contrefaçon, les motifs du jugement traitaient de la réparation recherchée par les demanderesses, Merck, dans les termes suivants :
Vu mes conclusions, elles [les demanderesses] ont droit à ce qui suit :
a) une déclaration portant que les revendications 1 à 5 et 8 à 15 des lettres patentes canadiennes nº 1,275,349 ont été contrefaites par la défenderesse;
b) une injonction permanente interdisant à la défenderesse de contrefaire, par l’entremise de ses dirigeants, administrateurs, préposés, mandataires, employés ou d’autres, les revendications 1 à 5 et 8 à 15 des lettres patentes canadiennes nº 1,275,349;
c) une ordonnance [...] portant remise ou destruction sous serment ou sous la surveillance de la Cour de toutes les compositions, c’est‑à‑dire les produits APO‑ENALAPRIL, sauf le maléate d’énalapril en vrac en stock [...]
...
À la fin de l’instruction de la présente affaire, les avocats ont émis l’avis qu’il serait opportun de prononcer le jugement en sa forme définitive après que les avocats auraient eu la possibilité de se consulter et, si cela était souhaitable, après avoir comparu devant la Cour à nouveau, pour examiner les termes du jugement en tenant compte de mes conclusions. Cela me semble être la chose qu’il convient de faire à cette étape, en particulier parce que le jugement sera prononcé après un délai imprévu qui a suivi le procès et pour lequel j’exprime mes regrets.
Vu les circonstances, les présents motifs sont déposés, accompagnés de la présente directive finale. L’avocat des demanderesses est invité à consulter l’avocat de la défenderesse sur les termes appropriés du jugement à prononcer en sa forme définitive, compte tenu de mes conclusions énoncées dans les présents motifs. L’avocat des demanderesses doit préparer un projet de jugement, en soumettre la forme et, si possible, le contenu à l’approbation de l’avocat de la défenderesse, et présenter le projet à l’examen de la Cour. Si l’avocat de l’une des parties ou les deux avocats veulent être entendus sur cette question, des dispositions seront prises en vue de la tenue d'une audience.
[9] Sur réception des motifs du jugement, M. Sherman et M. Kay, vice-président exécutif d’Apotex, ont discuté par téléphone avec M. Radomski le soir du 14 décembre de leur interprétation des motifs. Selon Apotex, les participants ont tous interprété les motifs comme reflétant l’intention de la Cour d’autoriser la poursuite des activités de vente jusqu’à ce que les termes du jugement soient arrêtés. Apotex et M. Radomski s’attendaient à ce que le juge MacKay puisse être persuadé d’incorporer au jugement une modalité qui aurait permis à Apotex de vendre le reste de son stock existant de comprimés finis dans les mêmes conditions que celles figurant dans la requête d’injonction interlocutoire antérieure, qui avait échoué.
[10] Dans la soirée du 14 décembre 1994, l’avocat de Merck a adressé une lettre à M. Radomski, demandant instamment à Apotex de cesser ses ventes d’APO-ENALAPRIL du fait que les motifs avaient déjà ordonné l’injonction. La lettre demandait confirmation qu’[traduction]« Apotex cessera de fabriquer, livrer, distribuer, vendre ou mettre en vente son produit Apo-énalapril », « ne prendra aucune mesure pour se défaire de son stock », et « informera ses clients immédiatement qu’une injonction de cette nature a pris effet ». Par lettre datée du 14 décembre 1994, M. Radomski a répondu en signalant qu’Apotex interprétait les motifs du jugement de manière radicalement différente. De l’avis d’Apotex, les motifs ne prescrivaient pas l’arrêt des ventes et les affaires suivraient leur cours normal, à tout le moins jusqu’au dépôt du jugement final et de l’injonction. M. Radomski a aussi fait savoir dans cette lettre qu’Apotex interjetterait appel de la décision du juge MacKay et demanderait un sursis à l’exécution de toute injonction permanente jusqu’à l’issue de l’appel. Le 15 décembre 1994, l’avocat de Merck a envoyé une lettre à M. Radomski, reçue à 10 h 03, qui exprimait un désaccord avec la position d’Apotex :
[traduction] Je viens de recevoir votre lettre du 14 décembre, parvenue à notre bureau à 21 h 39 hier soir, en réponse à ma lettre de la même date, et je viens tout juste d’en prendre connaissance.
Je m’oppose vigoureusement à votre interprétation des motifs du jugement du juge MacKay et des termes du jugement qui sont exposés à la page 61 des motifs.
Comme je vous en ai informé dans ma lettre hier, il est clair dans mon esprit qu’une injonction a pris effet et que tout acte de votre client en vue de continuer à vendre de l’Apo-énalapril en ce moment constituerait une violation de l’injonction. La question que vous avez soulevée a été examinée par la Cour suprême du Canada et tranchée à l’encontre de votre interprétation. Je vous renvoie en particulier, tout d’abord, à la décision de première instance du juge Gibson dans Baxter Travenol c. Cutter (1981), 52 CPR (2d) à la page 63, dans laquelle le juge a exposé dans les motifs du jugement les termes du jugement qui formeraient le document formel par la suite.
La décision du juge Gibson a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt concernant la même affaire publié à (1984), 75 C.P.R. (2d), à la page 2, et la Cour a conclu que l’injonction avait effet à compter du moment où les motifs du jugement étaient rendus.
Je réitère ce que j’ai dit dans ma lettre d’hier et vous demande de confirmer immédiatement que votre client a cessé toutes les activités qui enfreindraient l’injonction.
Je puis vous assurer que cette affaire est d’une extrême gravité aux yeux de mon client et je m’attends que vous conseillerez immédiatement à votre client de cesser et d’abandonner toute activité de contrefaçon ultérieure et d’obéir à l’injonction de la Cour. Toute communication faite par votre client à une autorité de la province portant qu’il n’y a pas d’injonction en vigueur doit immédiatement faire l’objet d’une rétractation. [Souligné dans l’original.]
[11] Le matin du 15 décembre, les journaux ont rapporté que l’APO-ENALAPRIL contrefaisait le brevet de Merck et que la décision du juge MacKay interdisait à Apotex de fabriquer et de vendre le produit.
[12] À 11 h 15., Richard Barbeau, vice-président, ventes et marketing d’Apotex (M. Barbeau), a contacté tous les clients d’Apotex personnellement ou par l’entremise du personnel commercial d’Apotex. Les clients ont été assurés qu’Apotex vendait encore l’APO-ENALAPRIL, mais on les a informés qu’une injonction pourrait lui interdire de le faire dans l’avenir. D’après le témoignage de M. Kay, les clients ont été informés qu’Apotex était « libre de continuer de vendre » l’APO-ENALAPRIL, qu’« elle peut continuer ses ventes, on ne sait toutefois pas ce qui adviendra du produit, aussi achetez ce que vous voulez acheter ». En plus des appels téléphoniques, Apotex a publié une circulaire d’information intitulée INFO Rx, rédigée et signée par M. Sherman, au milieu de l’après-midi du 15 décembre. La circulaire a été transmise en ligne et par télécopieur à tous les clients d’Apotex. M. Sherman a également élaboré un communiqué dans les mêmes termes qui a été publié simultanément dans la presse. Ces documents donnaient l’information suivante :
... [traduction] D’autre part, hier, dans un procès connexe, la Cour fédérale a prononcé une décision contre Apotex et en faveur de Merck. Apotex interjette immédiatement appel de cette décision auprès de la Cour d’appel fédérale. Nous demandons également le sursis à l’exécution de toute injonction jusqu’à l’issue de l’appel. Apotex et ses avocats sont confiants d’avoir gain de cause dans l’appel de cette décision particulière.
Les pharmaciens ne sont visés par aucune injonction et nous espérons, comme nous venons de le dire, que le sursis à l’exécution de l’injonction jusqu’à l’appel préviendra toute rupture de stock.
La circulaire INFO Rx déclarait également :
[traduction] Nous sommes préoccupés par le fait que vous ferez de nouveau l’objet de pressions de la part de Merck pour que vous ne fassiez pas la distribution de l’APO-ENALAPRIL.
Les pharmaciens ne sont visés par aucune injonction et nous espérons, comme nous venons de le dire, que le sursis à l’exécution de l’injonction jusqu’à l’appel préviendra toute rupture de stock.
[13] À 11 h 30, M. Radomski a reçu la lettre du 15 décembre de Merck, qui renvoyait à l’arrêt Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. et al. c. Cutter (Canada) Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388, (1984) 75 C.P.R. (2d) 1 (C.S.C.) [Baxter c. Cutter], par remise en main propre, car il était au tribunal à ce moment. Selon le témoignage de M. Sherman, M. Radomski l’a appelé vers midi pour lui dire qu’il avait reçu la lettre du 15 décembre de l’avocat de Merck. M. Radomski lui a conseillé de cesser les ventes et M. Sherman a témoigné qu’immédiatement après son téléphone, il avait donné instruction à M. Kay d’« interrompre les ventes » mais n’avait donné directement aucune instruction à M. Barbeau et au personnel commercial d’Apotex. Selon M. Sherman, l’instruction d’« interrompre les ventes » signifiait de geler les stocks à l’ordinateur. Quand le stock est « gelé », on ne produit pas de factures pour les commandes des clients. Cependant, le traitement des factures déjà produites se poursuit, ce qui signifie que le produit continuait d’être encore collecté, emballé et livré. Aucune instruction de M. Sherman n’a indiqué d’arrêter le traitement des commandes déjà reçues.
[14] Malgré l’instruction donnée par M. Sherman d’« interrompre les ventes », le témoignage oral de Kohlers Distributing Ltd. (Kohlers), société distributrice des produits d’Apotex, confirme que les ventes d’Apotex ont continué jusque tard dans l’après-midi du 15 décembre 1994. Le juge MacKay a établi qu’une vente a même eu lieu à 16 h. Vers 16 h, M. Barbeau aurait appelé un employé de Kohlers, M. Organ, et une commande d’APO-ENALAPRIL d’une valeur supérieure à 866 000 $ aurait ensuite été placée.
[15] Le 15 décembre 1994, Apotex a facturé à des clients du Canada 481 ventes d’APO-ENALAPRIL totalisant 8 213 693,21 $ et a dressé deux factures supplémentaires totalisant 580 130,40 $US (804 640,86 $CAN) à des clients à l’exportation, pour un montant total excédant 9 millions de dollars. En un seul jour, ce chiffre de ventes a dépassé la moyenne mensuelle des ventes, a été 7,5 fois plus élevé que le record antérieur des ventes quotidiennes et plus de 20 fois plus élevé que la moyenne quotidienne des ventes.
[16] Le 16 décembre 1994, vers 8 h 26, M. Radomski a envoyé une lettre à la Cour par télécopieur :
[traduction] Notre cliente demande respectueusement la tenue d’une conférence téléphonique d’urgence aujourd’hui entre les avocats des parties et le juge MacKay. L’objet de cette conférence est d’obtenir un sursis temporaire à l’exécution des motifs du jugement prononcés par le juge MacKay jusqu’au dépôt d’une requête d’Apotex en vue d’obtenir le sursis à l’exécution de l’ordonnance du juge MacKay jusqu’à l’appel de cette ordonnance. Nous allons tenter de déposer cette requête la semaine prochaine.
Vers 10 h 58, M. Radomski a envoyé un projet d’avis de requête, un affidavit non souscrit de M. Sherman et une lettre d’accompagnement au greffier de la Cour et à l’avocat de Merck.
[17] Au cours de la matinée et au début de l’après-midi du 16 décembre 1994, Apotex a continué d’expédier l’APO-ENALAPRIL facturé le 15 décembre mais non encore traité.
[18] Au milieu de la matinée du 16 décembre, l’avocat de Merck a répondu par lettre à la demande d’Apotex de tenir une conférence téléphonique d’urgence :
[traduction] Je m’oppose à ce qu’une question aussi grave que le sursis à l’exécution d’une injonction permanente soit traitée en conférence téléphonique par le juge des faits. M. Radomski a l’obligation de déposer une requête en bonne et due forme devant la Cour pour le sursis à l’exécution de l’injonction et notre cliente a le droit d’y répondre et d’avoir la possibilité d’être entendue de manière correcte et complète par la Cour sur cette question très grave.
Monsieur Radomski a répondu par lettre à 12 h 43 ce jour-là, en réitérant sa demande d’une conférence téléphonique d’urgence pour entendre une requête intérimaire de sursis. Le juge MacKay n’a pas parlé à l’avocat, mais a donné des directives qui ont été lues au téléphone à M. Radomski par le greffe vers 13 h 45. Les directives du juge MacKay portaient ce qui suit :
[traduction]
1. Comme l’indiquent les motifs du jugement, le jugement dans cette affaire n'a pas été déposé afin que les avocats des parties, qui en ont fait la demande à la fin de l’instruction, aient la possibilité de présenter leurs observations au sujet des termes du jugement devant donner effet à ces motifs.
2. Selon mon interprétation, il n’y a pas de décision définitive tant que le jugement n’est pas déposé, et donc aucun appel ne peut être interjeté ni aucune demande de surseoir au jugement présentée tant qu’un jugement n’est pas déposé.
3. Si les parties ne s’entendent pas sur les termes du jugement et que l’une ou l’autre souhaite être entendue sur cette question, la Cour convoquera une audience à la date la plus rapprochée convenant mutuellement aux avocats des parties.
4. Si Apotex présente une requête en vue de surseoir au jugement après le dépôt de celui‑ci, Merck demande que l’audition de cette requête se fasse en présence des avocats et non par conférence téléphonique. La Cour convoquera donc une audience à laquelle les avocats comparaîtront en personne à la date la plus rapprochée qui leur conviendra.
5. Les avocats sont priés de vérifier s’ils peuvent convenir d’une date pour la tenue d’une audience à laquelle ils comparaîtront en personne en vue 1) de fixer les termes du jugement en conformité avec les motifs maintenant énoncés, 2) d’entendre toute requête visant à obtenir un sursis au jugement jusqu’à l’issue de l’appel interjeté par Apotex, 3) de déterminer les conditions, s’il y a lieu, concernant le renvoi en vue d’une évaluation des dommages ou d’un relevé des profits en conformité avec l’ordonnance sur consentement rendue antérieurement dans cette action, ou en vue de régler l’une ou l’autre de ces questions.
6. Il semble que la seule utilité de tenir d’urgence une conférence téléphonique soit de permettre aux parties de s’entendre sur une ou plusieurs dates pour la tenue d’une audience au cours de laquelle les questions énumérées au point 5 (ci‑dessus) pourront être débattues. Les avocats sont priés de se consulter et d’informer le greffe s’ils souhaitent qu’une telle conférence téléphonique soit convoquée. [Non souligné dans l’original.]
[19] Il faut noter que ni le projet d’avis de requête, ni la correspondance de M. Radomski avec le tribunal ne faisaient référence aux activités de vente d’APO-ENALAPRIL menées par Apotex le 15 décembre 1994 ou au fait qu’Apotex s’estimait libre de poursuivre ses ventes.
[20] Selon M. Sherman, M. Radomski l’a appelé et informé que « la Cour avait confirmé [par des directives] que nous avions raison, qu’il n’y avait pas d’injonction et que nous étions libres de continuer à vendre le produit ». Il est clair qu’on n’a pas demandé au juge MacKay si Apotex était « libre de vendre le produit » et que le juge MacKay ne s’est pas prononcé sur cette question. Les ventes d’APO-ENALAPRIL ont alors repris sur instruction de M. Sherman.
[21] Le 16 décembre, entre 16 h 35 et 17 h 40, une conférence téléphonique a eu lieu au cours de laquelle le juge MacKay a été informé par Merck de l’affaire Baxter et du fait qu’Apotex continuait de vendre l’APO-ENALAPRIL. Le juge MacKay a donc donné d’autres directives, dans lesquelles il a fait spécifiquement mention de l’arrêt Baxter c. Cutter. Il a par la suite expliqué ces directives dans les motifs du jugement relatifs à la requête en sursis d’Apotex, déposés le 24 janvier 1995 [(1995), 60 C.P.R. (3d) 31] :
... En l’absence de toute intention expressément formulée concernant la date d’effet d’une ordonnance de la nature d’une injonction, comme celle qui est prévue dans les motifs de mon jugement, la situation en l’espèce est semblable à celle de l’affaire Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. et al. c. Cutter (Canada) Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388; 75 C.P.R. (2d) 1 D.L.R. (4th) 621. Dans cette affaire, le juge Hugh F. Gibson, de cette Cour, a déposé les motifs de son jugement, comprenant notamment une injonction en vue de faire cesser les activités jugées contraires aux droits de brevet (voir : [1980] 52 C.P.R. (2d) 163 (C.F. 1re inst.)) et, subséquemment, la question s’est posée de savoir si la poursuite des activités de contrefaçon avant le dépôt du jugement pouvait être considérée comme un outrage au tribunal. En première instance, comme en appel, cette Cour a statué qu’il ne peut y avoir d’outrage au tribunal en l’absence du dépôt du jugement en forme définitive. Pourtant, le juge Dickson, tel était alors son titre, a conclu au nom de la Cour suprême du Canada qu’une partie à une action ayant été avisée, dans les motifs du jugement, que la Cour a décidé de délivrer une injonction en vue de faire cesser des activités jugées contraires aux droits de brevet peut être déclarée coupable d’outrage au tribunal si elle poursuit les activités qui seront visées par l’injonction quand la minute de l’ordonnance de la Cour aura été signée et déposée.
[22] Au terme de cette conférence téléphonique, M. Radomski a donc appelé M. Sherman pour lui dire qu’Apotex devrait cesser ses ventes. Sur les instructions de M. Sherman, Apotex a de nouveau gelé ses stocks. Toutefois, les factures déjà produites ont continué d’être traitées et les expéditions ou livraisons d’APO-ENALAPRIL se sont poursuivies longtemps après le 16 décembre. La véritable ampleur de ces livraisons n’est pas connue. Mais le juge MacKay a établi qu’il y a eu au moins cinq livraisons d’APO-ENALAPRIL le samedi 17 décembre 1994, 63 le lundi 19 décembre 1994 et une le mardi 20 décembre 1994, de 87 953 $.
[23] À la fermeture des bureaux le 16 décembre 1994, Apotex avait dressé 238 nouvelles factures d’APO-ENALAPRIL pour des clients canadiens, totalisant 362 652,54 $.
[24] La requête de Merck en vue d’arrêter les termes du jugement sur la contrefaçon de brevet et la requête d’Apotex de sursis à l’exécution du jugement ont été instruites par le juge MacKay le 21 décembre 1994. Le jugement dans l’action a été rendu le 22 décembre 1994 et il comportait des ordonnances d’injonction et de remise formulées dans les termes suivants :
[traduction] 3. Aux termes des présentes, il est interdit à la défenderesse de contrefaire, par l’entremise de ses dirigeants, administrateurs, préposés, mandataires, employés ou d’autres, les revendications 1 à 5 et 8 à 15, inclusivement, des lettres patentes canadiennes nº 1,275,349, et en particulier de fabriquer, utiliser, mettre en vente et vendre, au Canada ou ailleurs, des comprimés d’APO‑ENALAPRIL ou tous autres comprimés ou formes posologiques contenant du maléate d’énalapril parmi les ingrédients actifs, que ces produits fabriqués ou vendus soient à base :
a) d’énalapril ou de maléate d’énalapril acheté en vrac avant l’octroi du brevet, ou
b) de toutes quantités de maléate d’énalapril achetées en vrac après l’octroi du brevet.
4. La défenderesse est tenue de remettre, ou de détruire sous la supervision de cette Cour, toutes les compositions, c’est‑à‑dire tous les produits ou autres formes posologiques d’APO‑ENALAPRIL contenant du maléate d’énalapril, ainsi que tout le maléate d’énalapril en vrac fabriqué par Delmar Chemicals Inc. ...
[25] Le 23 décembre 1994, le juge MacKay a ordonné un sursis provisoire à l’exécution de l’injonction, dans l’attente de la poursuite de l’instruction au début de janvier, « pour ce qui concerne l’interdiction faite à la défenderesse de mettre en vente ou de vendre des comprimés d’APO‑ENALAPRIL, en réponse aux commandes régulières présentées par les pharmaciens dans le cours normal des affaires ». Par conséquent, les ventes d’APO-ENALAPRIL ont repris le 23 décembre 1994 et elles ont été d’une grande ampleur au cours de cette période.
[26] Au terme d’une nouvelle audience, le juge MacKay a rejeté le 9 janvier 1995 la requête d’Apotex de sursis à l’exécution du jugement. L’annulation du sursis provisoire a pris effet à l’heure de fermeture normale des bureaux le lundi 9 janvier 1995. L’ordonnance du 9 janvier 1995 déclarait :
APRÈS avoir considéré d’office que la position des tiers qui ont acheté, vendu ou distribué, en gros ou au détail, les médicaments, ainsi que celle des autorités de la santé ou des institutions qui ne sont pas parties à la présente instance, devait être précisée dans l’intérêt de la régularisation de la mise en marché;
Cette Cour ordonne ce qui suit :
....
2. Le sursis provisoire de l’injonction ordonné en l’espèce le 23 décembre 1994, jusqu’à ce qu’il soit statué définitivement sur la requête de sursis présentée par la défenderesse, est annulé et n’a plus aucun effet après l’heure de fermeture normale des bureaux de la défenderesse dans ses différents établissements locaux, le lundi 9 janvier 1995.
3. Les tiers, non parties à l’action, qui ont acquis en toute bonne foi des produits APO‑ENALAPRIL fabriqués par la défenderesse, avant la fermeture des bureaux le 9 janvier 1995, sont réputés n’avoir enfreint aucune ordonnance de cette Cour du fait qu’ils possèdent, distribuent, vendent ou consomment certains des produits acquis avant ou après le 9 janvier 1995.
Par conséquent, l’injonction avait pleinement effet à la fermeture des bureaux le 9 janvier 1995.
[27] À compter du 10 janvier 1995, M. Sherman a annoncé une politique de « refus des retours » à l’égard de l’APO-ENALAPRIL. Cette politique marquait un changement par rapport à la politique normale d’Apotex d’acceptation des retours pour stock excédentaire, date de péremption passée, défaut ou endommagement du produit. Le juge MacKay a établi que pour éviter les conséquences des retours, M. Barbeau et sa force commerciale ont été « pleins d’imagination » : les représentants commerciaux d’Apotex ont pris les arrangements nécessaires pour faciliter le transfert de l’APO-ENALAPRIL entre les clients en offrant des remises de distribution et des réductions et en accordant des crédits aux clients en vue de faciliter les opérations de vente. Par exemple, Apotex a passé un arrangement commercial avec Kohlers, qui permettait aux représentants commerciaux d’Apotex d’acheminer les retours d’APO-ENALAPRIL de ses clients vers Kohlers. En général, Kohlers était une entreprise de distribution qui achetait des produits pharmaceutiques des fabricants, dont Apotex, pour les revendre aux pharmacies. Kohlers touchait une remise de distribution des fabricants pharmaceutiques pour soutenir son activité commerciale. S’agissant des ventes, Kohlers recevait généralement une remise de distribution de 6 % ou un crédit sur ses achats d’Apotex. Selon la preuve produite, M. Barbeau a pris contact avec Kohlers pour savoir si elle consentait à acheter des stocks d’autres sources, dont les pharmacies qui n’étaient pas des clientes de Kohlers, puis à vendre les produits retournés à d’autres clients. À l’égard de cet arrangement particulier, Kohlers a touché d’Apotex une remise de distribution de 6 % et, dans certains cas, une réduction supplémentaire de 4 % pour règlement rapide. Ces remises facilitaient les opérations et évitaient les retours d’APO-ENALAPRIL à Apotex, qui auraient entraîné la perte du produit. M. Gary Timm, juricomptable de Merck, était d’avis que ces opérations étaient des ventes d’APO-ENALAPRIL d’Apotex à Kohlers. Selon les intimées, la somme totale de ces opérations au cours de la période visée s’est élevée à 1 561 170,21 $, plus des montants supplémentaires inconnus.
[28] Le 19 avril 1995, la Cour d’appel fédérale a rendu son jugement dans l’appel d’Apotex à l’encontre du jugement du juge MacKay en première instance [[1995], 2 C.F. 723]. La Cour a accueilli l’appel en partie. Elle a indiqué que l’article 56 de la Loi sur les brevets, L.R.C. ch. P-4, autorise l’auteur de la contrefaçon à utiliser ou vendre l’article sans encourir de responsabilité envers le breveté si l’auteur de la contrefaçon « achète, exécute ou acquiert » l’article avant que le brevet soit devenu accessible au public. La Cour a conclu au paragraphe 16 que « [l]a majeure partie du maléate d’énalapril acquis par l'appelante lui a été expédiée par le fournisseur avant l’octroi du brevet » et, par conséquent, qu’elle ne constituait pas de la contrefaçon. Toutefois, la Cour a déclaré que trois lots de maléate d’énalapril étaient contrefaits parce qu’ils n’avaient fait l’objet d’une nouvelle purification qu’après la délivrance du brevet.
[29] Préoccupé de la possibilité de contrefaçons ultérieures, l’avocat de Merck a demandé à plusieurs reprises l’exécution des ordonnances antérieures de production. Apotex a produit le 7 mars 1995 environ 15 boîtes de factures d’APO-ENALAPRIL pour la période du 3 octobre 1994 au 9 janvier 1995. S’appuyant sur l’analyse de ces factures, l’avocat de Merck a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance de justification. Le 27 avril 1995, le juge Pinard a rendu l’ordonnance de justification, imputant à Apotex deux actes d’outrage au tribunal pour avoir agi [traduction] « de façon à entraver le processus judiciaire et à rendre futile[s] l’injonction permanente » en 1) vendant et distribuant l’APO-ENALAPRIL au cours de la période comprise entre le 14 et le 22 décembre 1994 [les ventes de décembre] et 2) en aidant des tiers et en se faisant leur complice dans le transfert, la distribution et la vente entre eux de l’APO-ENALAPRIL au cours de la période comprise entre le 9 janvier 1995 et aujourd’hui [l’aide et l’encouragement après janvier 1995].
[30] Entre le 27 novembre et le 4 décembre 1995, Apotex a présenté diverses requêtes préliminaires au sujet de l’ordonnance de justification. Ces requêtes visaient notamment à obtenir : 1) le rejet ou la suspension permanente de l’audience de justification; 2) l’annulation des brefs de subpoenas duces tecum délivrés; 3) l’interdiction à Gowlings, cabinet d’avocats de Merck, de continuer à occuper comme avocats dans l’instance et 4) l’interdiction de l’utilisation à l’audience de justification des documents et renseignements obtenus d’Apotex en raison de l’ordonnance de la Cour dans la procédure relative au brevet. Plus précisément, la requête préliminaire alléguant la conduite blâmable de la poursuite et visant le retrait de Gowlings comme avocats de la procédure d’outrage au tribunal était fondée sur l’idée que la procédure d’outrage au tribunal est de nature pénale. Apotex faisait donc valoir qu’elle avait le droit, dans l’outrage au tribunal allégué, d’être poursuivie par le procureur général, ou à tout le moins par un avocat de la poursuite indépendant de l’avocat de Merck. Apotex alléguait que l’avocat de Merck avait agi de manière irrégulière en raison de son « attitude vindicative » et de son incapacité de faire preuve du « comportement impartial, équitable, attendu d’un poursuivant ».
[31] Le 23 janvier 1996, le juge MacKay a rendu trois ordonnances au sujet de ces requêtes préliminaires. Il a refusé d’accorder la réparation demandée par Apotex, sauf pour l’annulation du subpoena délivré à M. Kay. S’agissant de la requête en suspension et de la requête visant à écarter le cabinet Gowlings comme avocats, le juge MacKay a déclaré :
La Cour n’est pas convaincue que la procédure dont elle est saisie justifie la prise de dispositions particulières pour sa bonne marche, hormis celles déjà établies par la jurisprudence de la présente Cour relativement à la procédure pour outrage prévue à la Règle 355 et par les principes applicables en vertu de la Charte ou de la Déclaration canadienne des droits. Il incombe à la Cour de voir à ce que dans la procédure, les règles de justice fondamentale et l'application régulière de la loi soient respectées. ...
La Cour n’est pas convaincue que la conduite reprochée peut être qualifiée d’abus de la procédure de la Cour ou qu’elle vicie la procédure au point de justifier l’arrêt ou la suspension de la procédure ou une ordonnance rendant les avocats des demanderesses inhabiles à continuer d’occuper ou le leur interdisant.
[32] Apotex a interjeté appel des ordonnances du juge MacKay relatives à ces requêtes préliminaires. L’audience de justification a été ajournée sine die sur consentement des parties jusqu’à l’issue des appels. La Cour d’appel a rejeté tous les appels avec dépens le 31 octobre 1996 [(1996), 70 C.P.R. (3d) 309]. Le 22 mai 1997, les demandes de pourvoi ont été rejetées par la Cour suprême du Canada [[1996] C.S.C.R. nº 638].
[33] L’audience de justification a commencé en juillet 1997 et ne s’est terminée qu’en février 1998. À la fin de la plaidoirie de la poursuite, le 25 février 1998, Apotex a encore une fois demandé une ordonnance de rejet ou de suspension permanente de la procédure d’outrage au tribunal. Encore une fois, elle a plaidé que l’avocat de Merck avait mené la procédure d’une manière incompatible avec les obligations qu’impose la fonction de procureur et que, par conséquent, Apotex avait été privée de son droit d’être jugée conformément aux principes de la justice fondamentale. À titre subsidiaire à la demande d’ordonnance d’arrêt ou de suspension permanente, Apotex a demandé une ordonnance de sursis à la procédure jusqu’à ce que les responsabilités de Merck soient assumées par un avocat de la poursuite impartial et désintéressé. Apotex a repris dans son argumentation bon nombre des allégations d’irrégularité qui se trouvaient dans sa requête préliminaire sur cette question. En outre, Apotex a fait valoir qu’elle avait subi un préjudice en raison de la non-communication ou de la communication tardive des éléments de preuve relatifs aux témoignages ainsi que de privilège incorrectement invoqué. Le juge MacKay a rejeté cette requête par une ordonnance datée du 24 juin 1998, dont les motifs sont datés du 22 juillet 1998 [T-2408-91]. Il faut noter qu’à aucun moment Apotex ou M. Sherman n’ont signifié d’avis de question constitutionnelle en vertu de l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale ni demandé au procureur général du Canada de diriger la procédure de justification.
[34] Le 7 mars 2000, le juge MacKay a rendu les motifs du jugement relatif à la procédure d’outrage au tribunal et conclu qu’Apotex et M. Sherman avaient tous deux commis un outrage au tribunal.
Les conclusions du juge des faits sur l’outrage au tribunal
[35] Dans son jugement, le juge MacKay a tiré les conclusions spécifiques suivantes. Il a conclu qu’Apotex, par l’entremise de ses dirigeants, et M. Sherman à titre personnel, avaient tous deux commis un outrage au tribunal en poursuivant les ventes d’APO-ENALAPRIL en décembre après que M. Sherman ait lu les motifs du jugement daté du 14 décembre 1994, « ces motifs indiquant qu’en date de ce jour, la Cour avait décidé que Merck avait droit à une injonction permanente interdisant à Apotex par l’entremise de ses dirigeants ou d’autres personnes de contrefaire les revendications valides du brevet de Merck. » Citant l’arrêt Baxter c. Cutter, précité, le juge MacKay a déclaré que des actes intervenus dans l’intervalle entre le prononcé des motifs et le dépôt du jugement formel peuvent constituer un outrage au tribunal lorsqu’une personne, informée des motifs du jugement, agit d’une manière dont la Cour a clairement indiqué, dans les motifs du jugement, qu’elle était interdite. Dans ce cas, le juge MacKay a conclu hors de toute doute raisonnable que ce critère avait été rempli et il a repris au paragraphe 26 les termes décisifs en la matière du juge Dickson à la page 8 de l’arrêt Baxter c. Cutter :
... Dès que le juge a fait connaître sa décision en rendant les motifs, et à supposer que toute interdiction qui y est contenue est clairement énoncée, il n’est permis à personne, à mon avis, de faire fi de la façon dont le juge a disposé de l’affaire sous prétexte qu’aucun jugement n’est encore exécutoire. La situation qui existe après les motifs de jugement est très différente de celle où le défendeur agit avant une décision des tribunaux. Dès que les motifs de jugement ont été rendus, toute action qui tend à contrecarrer l’objet de l’injonction prévue porte atteinte à ce qui a déjà reçu l’approbation de la justice. Une telle conduite mine le processus judiciaire et peut constituer un outrage au tribunal.
[36] Le juge MacKay a conclu qu’Apotex, mais non M. Sherman à titre personnel, avait commis un outrage au tribunal en aidant et en encourageant les ventes par des tiers entre le 9 janvier 1995 et le 27 avril 1995. Il a conclu au paragraphe 57 que le fait pour Apotex de « faciliter les ventes de son produit entre des tiers, non seulement par l’échange de renseignements, mais aussi par une intervention financière sous forme de remises de distribution et de réductions pour règlement rapide, et [de] traiter certaines opérations comme s’il s’agissait de ventes effectuées directement par Apotex à des tiers acheteurs, ont gêné la bonne administration de la justice et ont porté atteinte à l’autorité et à la dignité de la Cour. » Ces opérations « ne constituaient pas des opérations n’intéressant que des tiers et les agissements d’Apotex dans ces opérations... ont miné le processus judiciaire ».
[37] S’agissant de la question relative à la conduite blâmable de la poursuite, le juge MacKay a déclaré qu’il n’était pas persuadé qu’aucun des agissements allégués ait nui à la possibilité des requérantes de présenter une défense pleine et entière.
[38] Dans les motifs de son jugement supplémentaire, le juge MacKay a infligé une amende de 250 000 $ à Apotex et une amende de 4 500 $ à M. Sherman à titre personnel [(2001), 12 C.P.R. (4th) 456]. Pour arriver à sa décision, il a tenu compte des facteurs suivants : 1) les excuses de M. Sherman, considérées comme un facteur atténuant; 2) les activités d’encouragement de la vente menées par Apotex en janvier, qui « frisent le mépris délibéré du jugement de la Cour, en esprit du moins »; 3) la nature et la gravité extraordinaires de l’outrage au tribunal, facteur aggravant; 4) le préjudice subi par Merck, tel que les profits recueillis par Apotex en raison de ses actes ne sont pas pertinents; (5) les antécédents d’Apotex, facteur atténuant, et l’effet dissuasif futur à l’égard de tout comportement analogue, facteur n’ayant pas beaucoup de poids et 6) le fait qu’Apotex ait agi sur les conseils d’un avocat, facteur atténuant.
[39] Enfin, le juge MacKay a décidé que Merck avait droit aux dépens sur une base avocat-client sous la forme d’une somme globale fixe de 1 500 000 $, à l’égard de laquelle les défendeurs, Apotex et M. Sherman, seraient solidairement responsables [[2002] CFPI 1210; [2002] A.C.F. nº 1637]. Il a déclaré au paragraphe 20 que « [l]a partie qui assume cette responsabilité [au nom du public] ne devrait pas avoir à supporter les frais engagés pour établir l’existence d’un outrage au tribunal lorsque la Cour conclut effectivement qu’il y a eu outrage au tribunal ». Le juge MacKay a pris en considération les facteurs suivants dans sa décision : 1) l’issue de la procédure; 2) l’importance et la complexité de la procédure; 3) l’intérêt public s’attachant à l’instruction de la procédure et 4) le fait qu’Apotex et M. Sherman aient défendu leurs positions d’une manière qui a haussé les coûts de Merck, ce qui vise particulièrement les multiples requêtes de sursis d’Apotex qui ont échoué.
Les arguments des appelants
[40] S’agissant de l’outrage au tribunal relatif à la période des ventes de décembre, Apotex fait valoir que le critère applicable au degré d’intention nécessaire pour établir l’outrage au tribunal est différent dans le cas du manquement à une ordonnance formelle prévu à la première partie du paragraphe 355(1) des règles et dans celui de l’entrave à la bonne administration de la justice en ce qui concerne les motifs d’un jugement prévu à la seconde partie du paragraphe 355(1). S’agissant de la première forme, dans le cas où la désobéissance à l’ordonnance est claire et sans ambiguïté, les éléments mentaux de l’infraction consistent à faire intentionnellement un acte « en connaissant l’existence et les termes de l’injonction rendue ». L’intention de commettre un acte interdit par l’ordonnance suffit à établir l’outrage au tribunal. Toutefois, en ce qui concerne la seconde forme – agir « de façon à gêner la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour » – le critère exige d’établir la désobéissance, ce qui oblige la poursuite à établir hors de tout doute raisonnable que la personne accusée s’est engagée dans une conduite en sachant que la Cour allait l’interdire. La poursuite doit établir que la personne accusée a agi intentionnellement de façon à gêner la bonne administration de la justice. Les appelants affirment donc que le juge MacKay a appliqué le mauvais critère de l’intention dans ce contexte. Lorsque la conclusion d’outrage au tribunal se fonde sur l’entrave à la bonne administration de la justice plutôt que sur le manquement à une ordonnance, la personne ne peut être tenue responsable d’outrage au tribunal quand elle croyait raisonnablement et de bonne foi que l’activité attaquée n’avait pas été interdite par les motifs du jugement et qu’elle n’avait pas l’intention d’une autre manière d’entraver la bonne administration de la justice. Par conséquent, de l’avis des appelants, le juge MacKay a assimilé les motifs du jugement à une ordonnance et appliqué le critère de l’ordonnance aux motifs du jugement. À l’appui de leurs propositions, les appelants font valoir la déclaration du juge MacKay au paragraphe 38 de ses motifs : « Il se peut que, d’un point de vue subjectif, M. Sherman n’ait pas eu l’intention de violer l’injonction prévue dans les motifs ou de miner le processus judiciaire. »
[41] Apotex prétend ce qui suit. Elle n’avait pas ce degré d’intention et ne peut donc être tenue responsable d’outrage au tribunal. Apotex a honnêtement et raisonnablement interprété les motifs comme ne constituant pas immédiatement une injonction. Compte tenu des directives données par le juge MacKay et de l’historique des événements antérieurs au prononcé des motifs du jugement, notamment le refus de la Cour d’accorder à Merck une injonction interlocutoire en l’espèce, l’interprétation générale des motifs par Apotex comme ne constituant pas une injonction exécutoire immédiatement était raisonnable. Apotex affirme que si le juge MacKay avait toujours considéré les motifs de son jugement comme imposant une injonction d’effet immédiat, il n’aurait pas déclaré en réponse à la demande de conférence téléphonique d’urgence du 16 décembre 1994 qu’il n’y avait à présenter « aucune demande de surseoir au jugement » tant que le jugement n’était pas déposé.
[42] S’agissant de la première période d’outrage au tribunal visant les ventes de décembre, les appelants soutiennent également que le juge MacKay a incorrectement appliqué l’arrêt Baxter c. Cutter parce que ses motifs n’étaient pas clairement formulés pour annoncer véritablement une injonction. Contrairement à l’affaire Baxter c. Cutter, où les motifs du jugement étaient clairs et sans ambiguïté, le fait que l’interprétation d’Apotex ait été raisonnable et le fait que le jugement déposé par le juge différait des motifs indiquent que les motifs du jugement du juge MacKay étaient dépourvus de clarté et ambigus. Par conséquent, les appelants font valoir que l’arrêt Baxter c. Cutter ne devrait pas s’appliquer dans le présent contexte.
[43] S’agissant de la période postérieure au 9 janvier 1995 visant les actes d’aide et encouragement, les appelants soutiennent qu’il n’y a pas eu d’acte d’outrage au tribunal. Étant donné la disposition concernant les tiers dans l’ordonnance du 9 janvier 1995, les appelants font valoir qu’il n’y a pas eu de manquement à l’injonction permanente. Apotex n’a pas elle-même vendu d’APO-ENALAPRIL à ses clients. On ne peut non plus prétendre qu’Apotex a commis un outrage au tribunal en entravant la bonne administration de la justice parce que « pour établir une violation » ou un autre manquement à une ordonnance de la Cour, la Cour doit spécifiquement conclure que la personne accusée s’est engagée dans une activité interdite par l’ordonnance. Or l’ordonnance visée n’interdisait pas en fait à Apotex d’entreprendre des activités susceptibles d’« aider » des tiers à transférer l’APO-ENALAPRIL entre eux. De même, tout comportement qui « aide » des activités expressément autorisées par la Cour et qui ne contreviennent pas en elles-mêmes à une ordonnance, ne peut « entraver » l’administration de la justice. Une partie peut incontestablement aider des activités licites.
[44] Dans son mémoire déposé à la Cour, pour établir la conduite blâmable de la poursuite, Apotex reprend en grande partie les mêmes arguments et s’appuie sur les mêmes éléments de preuve qu’elle avait présentés au juge MacKay dans sa requête qui avait été rejetée le 24 juin 1998.
[45] S’agissant de la peine infligée par le juge MacKay, Apotex affirme que les facteurs atténuants suivants justifient une réduction de la peine en conséquence :
a) il s’agit d’une première infraction de l’auteur de l’outrage au tribunal;
b) l’ordonnance a finalement été jugée incorrectement imposée;
c) l’auteur de l’outrage au tribunal a agi sur les conseils d’un avocat;
d) l’acte n’a pas été commis avec l’intention d’entraver l’administration de la justice;
e) l’auteur de l’outrage au tribunal a cherché à respecter l’ordonnance;
f) M. Sherman a présenté des excuses officielles à la Cour;
g) le manquement était le résultat d’une erreur d’interprétation de ce qu’imposait l’ordonnance.
Apotex soutient que l’amende infligée par le juge MacKay excède largement les peines imposées jusqu’ici pour des actes d’outrage au tribunal. La peine doit être proportionnelle à l’infraction commise et doit être similaire à celle qui s’applique à des infractions similaires.
[46] Les défenderesses Merck (appelantes incidentes) soutiennent que le juge MacKay a commis une erreur en fixant une amende trop faible. En particulier, le juge MacKay a commis une erreur en :
1. N’accordant pas de valeur importante au principe de la dissuasion, dans un contexte où l’auteur de l’outrage au tribunal est une société.
2. Ne prenant pas suffisamment en compte les circonstances financières de la société, compte tenu de la nécessité de dissuader et de dénoncer pareil comportement.
3. Prenant en considération le fait que les préoccupations de Merck à l’égard du préjudice subi pouvaient être indemnisées par des dommages-intérêts ou par la restitution des profits.
[47] S’agissant des dépens, les appelants font valoir qu’il n’y a pas d’attribution d’office des dépens au terme d’une procédure pour outrage au tribunal et que l’échelle avocat-client doit être réservée aux cas d’inconduite particulièrement scandaleuse ou répréhensible dans le cours d’une procédure. Le juge MacKay a commis une erreur en affirmant que la partie qui poursuit « ne devrait pas avoir à supporter les frais engagés pour établir l’existence d’un outrage au tribunal lorsque la Cour conclut effectivement qu’il y a eu outrage au tribunal ». Le juge MacKay a manqué à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte du fait que bon nombre d’allégations d’outrage au tribunal n’ont pas été établies avec succès au procès et que le mémoire de dépens comportait des lacunes au niveau des éléments de preuve.
Les questions soulevées
[48] Le présent appel soulève cinq questions :
1. Le juge MacKay a-t-il commis une erreur en appliquant le critère de l’outrage au tribunal, plus précisément au sujet du degré d’intention nécessaire pour établir l’existence de l’outrage au tribunal? En d’autres termes, le juge MacKay a-t-il commis une erreur en concluant qu’Apotex avait commis un outrage au tribunal tout en concluant que M. Sherman pouvait, d’un point de vue subjectif, n’avoir pas eu l’intention de violer l’ordonnance ou d’entraver la bonne administration de la justice?
2. Le juge MacKay a-t-il commis une erreur en concluant qu’Apotex avait commis un outrage au tribunal en « aidant » ses clients tiers à transférer l’APO-ENALAPRIL?
3. Le juge MacKay a-t-il commis une erreur en ne jugeant pas Merck coupable de conduite blâmable de la poursuite au cours de la procédure d’outrage au tribunal, ce qui aurait entraîné la suspension de la procédure d’outrage au tribunal?
4. La présente Cour devrait-elle intervenir en réduisant ou en augmentant l’amende infligée à Apotex et à M. Sherman?
5. Le juge MacKay a-t-il commis une erreur en adjugeant les dépens sur une base avocat-client, sans tenir compte du succès partiel de la preuve dans la procédure d’outrage au tribunal?
Les dispositions législatives applicables
[49] Les dispositions pertinentes des Règles de la Cour fédérale, C.R.C. (1978), ch. 663, à l’époque où la procédure d’outrage au tribunal a été intentée, prévoyaient :
355. (1) Est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à un bref ou une ordonnance de la Cour ou d’un de ses juges, ou agit de façon à gêner la bonne administration de la justice, ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour. En particulier, un officier de la justice qui ne fait pas son devoir, et un shérif ou huissier qui n’exécute pas immédiatement un bref ou qui ne dresse pas le procès‑verbal d’exécution y afférent ou qui enfreint une règle dont la violation le rend passible d'une peine, est coupable d’outrage au tribunal.
(2) Sauf disposition contraire, quiconque est coupable d’outrage au tribunal est passible d’une amende qui, dans le cas d'un particulier ne doit pas dépasser 5 000 $ ou d’un emprisonnement d’un an au plus. L’emprisonnement et, dans le cas d’une corporation, une amende, pour refus d’obéissance à un bref ou une ordonnance, peuvent être renouvelés jusqu’à ce que la personne condamnée obéisse.
(4) Une personne ne peut être condamnée pour outrage au tribunal commis hors de la présence du juge que s’il lui a été signifié une ordonnance de justification lui enjoignant de comparaître devant la Cour, au jour et à l’heure fixés pour entendre la preuve des actes dont il est accusé et pour présenter, le cas échéant, sa défense en exposant les raisons de sa conduite. ... [Non souligné dans l’original.]
La disposition pertinente des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, modifiées, est la suivante :
400. (1) La Cour a entière discrétion pour déterminer le montant des dépens, les répartir et désigner les personnes qui doivent les payer. |
400. (1) The Court shall have full discretionary power over the amount and allocation of costs and the determination of by whom they are to be paid. |
L’analyse
A) L’OUTRAGE AU TRIBUNAL RELATIF AUX VENTES DE DÉCEMBRE
1. Le degré d’intention nécessaire selon la seconde partie du paragraphe 355(1) des règles
[50] Je suis d’avis qu’il n’y a aucune raison logique justifiant que le degré d’intention prescrit dans la première partie du paragraphe 355(1) des règles [gêner la bonne administration de la justice] soit différent de celui qu’exige la seconde partie. Dans les deux parties, la question soulevée devrait être de savoir si l’ordonnance (qui tombe sous la première partie) ou les motifs du jugement (qui tombe, entre autres éléments, dans la seconde partie) étaient clairs. Si les motifs du jugement sont clairs, l’intention de commettre l’acte suffit. En d’autres termes, s’agissant de la première partie de la règle, dans la mesure où l’ordonnance est claire, si le défendeur avait l’intention de commettre l’acte interdit, il y a outrage au tribunal. S’agissant de la seconde partie de la règle, dans la mesure où les motifs du jugement sont clairs, si le défendeur avait l’intention de commettre un acte qui entraîne une entrave à la bonne administration de la justice ou une atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour, il y a outrage au tribunal.
[51] La jurisprudence confirme ce raisonnement. Par exemple, dans l’arrêt Baxter c. Cutter, précité, rendu par la Cour suprême du Canada, les appelantes avaient eu droit elles aussi à une injonction contre l’intimé dans une action en contrefaçon de brevet. Les motifs du jugement ont été rendus le 11 décembre 1980, mais le jugement formel n’a pas été signé et publié avant le 18 décembre 1980. Dans l’intervalle, l’intimé, comme Apotex en l’espèce, a continué de vendre le produit contrefaisant. Les appelantes ont demandé et obtenu une ordonnance de justification en vertu de l’article 355 des Règles de la Cour fédérale. Selon la preuve, l’intimé, Cutter, avait reçu l’avis juridique de son avocat qu’il avait le droit d’expédier les marchandises avant le prononcé du jugement formel. L’avocat a effectivement témoigné à l’audience d’outrage au tribunal qu’il avait lu les motifs du juge des faits à leur publication, qu’il avait appelé Cutter et lui avait conseillé de se défaire de tous les produits contrefaits en sa possession au Canada. Il n’a pas comparu à titre d’avocat à l’audience d’outrage au tribunal. À l’opposé, dans la présente affaire, M. Radomski, avocat d’Apotex, n’a produit aucun élément de preuve au sujet des conseils qu’il a donnés à Apotex sur les motifs du jugement du juge MacKay; cette preuve a plutôt été le fait des personnes qui ont reçu les conseils, comme M. Sherman. Cependant, M. Radomski a comparu pour plaider la procédure d’outrage au tribunal devant le juge de première instance et en Cour d’appel.
[52] La signification des motifs du jugement du juge Gibson dans l’arrêt Baxter c. Cutter (1980), 52 C.P.R. (2d) 163 est très semblable à celle des motifs du jugement du juge MacKay en l’espèce. Les motifs du jugement du juge Gibson portent notamment :
En conséquence, Baxter [le texte anglais dit « Bellamy »] obtient gain de cause contre Cutter et le présent jugement déclare et ordonne ce qui suit :
1. Entre les parties à l’instance, les lettres patentes canadiennes nº 685,439 et les revendications 1 à 4 de ces lettres patentes sont valides et la défenderesse [Cutter] les a contrefaites en fabriquant et en vendant à la Croix-Rouge canadienne des poches multiples pour le sang et ses dérivés, munies de clapets comme ceux que l’on trouve dans les modèles produits sous les cotes P-8 et P-8A au cours du présent procès.
2. Il est interdit à la défenderesse, à ses employés, préposés et à toute personne agissant sous ses ordres, de fabriquer, d’offrir en vente, de vendre ou de distribuer des poches multiples pour le sang et ses dérivés, munies de clapets comme ceux que l’on trouve dans les modèles produits sous les cotes P-8 et P-8A au cours du présent procès.
En l’espèce, le juge MacKay a traité de la réparation recherchée par Merck dans l’action en contrefaçon de brevet dans les termes suivants :
... Vu mes conclusions, elles [les demanderesses] ont droit à ce qui suit :
a) une déclaration portant que les revendications 1 à 5 et 8 à 15 des lettres patentes canadiennes nº 1,275,349 ont été contrefaites par la défenderesse;
b) une injonction permanente interdisant à la défenderesse de contrefaire, par l’entremise de ses dirigeants, administrateurs, préposés, mandataires, employés ou d’autres, les revendications 1 à 5 et 8 à 15 des lettres patentes canadiennes nº 1,275,349;
...
La seule différence entre les détails de ces deux ensembles de motifs réside dans le fait que le juge Gibson explique comment le brevet a été contrefait (en vendant et en fabriquant) et ce qui est interdit par l’injonction (la fabrication et la vente). Cependant, il était manifeste dans les motifs du juge MacKay qu’Apotex avait contrefait le brevet de Merck par la fabrication et la vente de l’APO-ENALAPRIL et que toute injonction, pour avoir son effet, devrait interdire la fabrication et la vente de manière à empêcher toute contrefaçon ultérieure.
[53] Dans l’affaire Baxter c. Cutter, Baxter a demandé, s’il avait gain de cause, que le jugement formel soit rendu au même moment que les motifs du jugement. Le juge Gibson a indiqué qu’il n’accéderait pas à cette demande et il a déclaré au dernier paragraphe de ses motifs :
Les avocats des demanderesses ou de la défenderesse peuvent préparer, dans les deux langues officielles, un jugement approprié pour donner effet aux conclusions qui précèdent et demander que ce jugement soit prononcé en conformité avec la règle 337(2)b). [Non souligné dans l’original.]
De la même manière, dans ses motifs le juge MacKay a invité les avocats des deux parties à se consulter sur les termes « appropriés » du jugement à prononcer, compte tenu de ses conclusions :
À la fin de l’instruction de la présente affaire, les avocats ont émis l’avis qu’il serait opportun de prononcer le jugement en sa forme définitive après que les avocats auraient eu la possibilité de se consulter et, si cela était souhaitable, après avoir comparu devant la Cour à nouveau, pour examiner les termes du jugement en tenant compte de mes conclusions. Cela me semble être la chose qu’il convient de faire à cette étape, en particulier parce que le jugement sera prononcé après un délai imprévu qui a suivi le procès et pour lequel j’exprime mes regrets.
Vu les circonstances, les présents motifs sont déposés, accompagnés de la présente directive finale. L’avocat des demanderesses est invité à consulter l’avocat de la défenderesse sur les termes appropriés du jugement à prononcer en sa forme définitive, compte tenu de mes conclusions énoncées dans les présents motifs. L’avocat des demanderesses doit préparer un projet de jugement, en soumettre la forme et, si possible, le contenu à l’approbation de l’avocat de la défenderesse, et présenter le projet à l’examen de la Cour. Si l’avocat de l’une des parties ou les deux avocats veulent être entendus sur cette question, des dispositions seront prises en vue de la tenue d'une audience. [Non souligné dans l’original.]
Je ne vois pas de différences significatives entre ces deux ensembles de motifs. Les appelants soulignent qu’il y a eu des différences entre les motifs du jugement du juge MacKay et son jugement et font valoir que l’espèce se distingue de l’arrêt Baxter c. Cutter. En l’espèce, le juge MacKay a ajouté la disposition visant les tiers dans l’ordonnance du 9 janvier 1995. Cependant, dans l’affaire Baxter également il y a eu des changements entre les motifs du jugement et le jugement, au sujet du renvoi pour la détermination des dommages-intérêts ou la restitution des profits. Par conséquent, je suis d’avis que l’arrêt Baxter c. Cutter, pour toutes les raisons indiquées précédemment, ne se distingue pas de la présente affaire.
[54] Le juge Dickson, au nom de la Cour suprême du Canada, a exposé aux pages 395 à 397 de l’arrêt Baxter c. Cutter les principes applicables à la situation :
Le juge Gibson a agi en application de la règle 337(2)b). Cutter souligne, avec raison selon moi, que la règle 337 établit une nette distinction entre d’une part les motifs de jugement ou les conclusions et d’autre part le jugement lui-même. Il n’y a pas de jugement jusqu’à ce qu’un écrit rédigé selon la formule 14 soit signé. Je suis d’accord avec Cutter et la Cour d’appel fédérale qu’en vertu de la règle 337 un jugement de cette cour ne devient exécutoire qu’à la date où un écrit selon la formule 14 est signé. En l’espèce, il n’y avait pas d’injonction et il ne pouvait donc y avoir de violation de l’injonction avant le 18 décembre 1980. S’il s’était agi d’exécuter ou de faire exécuter un jugement, la date à laquelle le jugement prend effet serait déterminante sur le résultat. À mon avis cependant, Cutter et la Cour fédérale ont eu tort de tenir pour acquis que la date à laquelle l’injonction prend effet est déterminante dans des procédures d’outrage. L’enquête ne se limite pas à savoir s’il y a eu violation de l’injonction comme telle.
Les pouvoirs de la cour en matière d’outrage ont pour but général d’assurer le fonctionnement harmonieux du système judiciaire. L’outrage au tribunal va beaucoup plus loin que la violation des ordonnances de la cour. Le paragraphe (1) de la règle 355 des Règles de la Cour fédérale, que je reprends ici pour faciliter le renvoi, prévoit notamment :
Règle 355.(1) Est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à un bref ou une ordonnance de la Cour ou d’un de ses juges, ou agit de façon à gêner la bonne administration de la justice, ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour.
(Non souligné dans l’original.)
L’alinéa a) de l’ordonnance de justification en l’espèce se fonde sur la première partie de la règle 355(1), tandis que l’alinéa b) se fonde sur les mots soulignés. Même s’il n’y a pas eu violation réelle d’une injonction constituant un outrage au tribunal au sens de l’alinéa a), il faut quand même étudier l’alinéa b).
L’outrage relatif à des injonctions a toujours été de portée plus générale que la violation réelle d’une injonction. Le juge Cattanach le reconnaît en l’espèce. Thomas Maxwell est désigné dans l’ordonnance de justification comme auteur d’un outrage au tribunal à titre personnel bien qu’il ne soit pas partie à l’action. Il n’est pas personnellement lié par l’injonction et il ne pouvait donc pas être personnellement coupable de violation. Néanmoins, le juge Cattanach a reconnu qu’il pouvait quand même être déclaré coupable d’outrage si, en toute connaissance de l’existence de l’injonction, il a contrevenu à ses conditions. Bien qu’il ne s’agisse pas formellement de la violation d’une injonction, une telle conduite constitue un outrage au tribunal parce qu’elle tend à entraver le cours de la justice; Kerr on Injunctions, 6e éd., 1927, à la p. 675; Poje c. Attorney General for British Columbia, [1953] 1 R.C.S. 516.
Le même type d’analyse s’applique à la période comprise entre les motifs de jugement et le prononcé du jugement. Cutter soutient, en réalité, qu’il s’agit d’une période de grâce pendant laquelle le défendeur peut désobéir impunément aux interdictions énoncées dans les motifs de jugement. Accepter un tel argument équivaudrait à reconnaître qu’il est loisible à une partie de faire échec totalement à une injonction. Cela minerait tout le processus de recours aux tribunaux pour régler des différends. C’est précisément ce que les pouvoirs relatifs à l’outrage au tribunal visent à éviter. [Non souligné dans l’original.]
La Cour suprême du Canada n’indique nulle part dans l’arrêt Baxter c. Cutter qu’il faudrait établir que la partie défenderesse avait l’intention d’agir de manière à entraver la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour.
[55] Comme la Cour suprême n’avait tranché que l’opposition préliminaire faite par Cutter (à savoir que les actes reprochés ne pouvaient constituer une violation du jugement du juge Gibson, qui n’avait pas été prononcé avant le 18 décembre 1980), un tribunal devait encore décider si Cutter avait effectivement commis un outrage au tribunal en désobéissant aux motifs du jugement rendus le 11 décembre. Après la décision rendue par la Cour suprême du Canada, Cutter a demandé des directives sur l’accusation au sujet de laquelle il était tenu de se présenter en audience de justification. Saisi de la requête, le juge Cattanach a donné des directives et déclaré « les faits qui doivent être établis » sont : 1) que Cutter et Maxwell connaissaient les interdictions énoncées dans les motifs de jugement prononcés le 11 décembre 1980; et 2) qu’il y a eu violation des interdictions qui y étaient énoncées (436). Le juge Dubé, qui a tranché l’affaire au fond au nom de la Section de première instance de la Cour fédérale [(1984), 1 C.P.R. (3d) 433] a conclu au respect du critère et déclaré à la page 439 :
Je suis convaincu hors de tout doute raisonnable, d’une part que la défenderesse était au courant de l’existence des interdictions contenues dans les motifs du jugement du juge Gibson et, d’autre part, que la défenderesse a violé ces interdictions en omettant de détruire les biens ou de les remettre à la demanderesse, notamment en se débarrassant des biens par vente ou autre mode d’aliénation pendant la période considérée. Voilà qui tranche les questions que la Cour suprême du Canada a soumises à la présente Cour. Certaines questions de droit importantes ont toutefois été soulevées et elles méritent un examen attentif.
Le juge Dubé a poursuivi en examinant s’il fallait établir la mens rea dans une action pour outrage au tribunal. Suivant la Cour suprême du Canada, le juge Dubé a conclu à la page 440 qu’il n’est pas nécessaire d’établir que la défenderesse avait l’intention de désobéir ou d’entraver l’administration de la justice :
[L’avocat de la défenderesse] se croyait manifestement fondé en droit à agir comme il l’a fait. Il ne possédait pas par conséquent l’élément d’« intention coupable » nécessaire à la perpétration d’un crime. La défenderesse (son mandant) fait valoir qu’on ne saurait, par conséquent, la déclarer coupable d’outrage au tribunal.
La défenderesse s’appuie particulièrement sur la décision Koffler Stores Ltd. c. Turner [ [1971] C.F. 145, à la p. 148; 2 C.P.R. (2d) 221 (1re inst.), à la p. 223], dans laquelle le juge Pratte (qui siégeait alors à la Division de première instance) a refusé de « punir les défendeurs pour avoir, de bonne foi, donné à une ordonnance de cette Cour une interprétation peut‑être fausse mais non déraisonnable ». L’ordonnance en question était une injonction interdisant au défendeur de contrefaire la marque de commerce de la demanderesse.
En ce qui concerne la conduite de la défenderesse en l’espèce, le juge Cattanach a déclaré ce qui suit dans son jugement du 3 février 1981 (à la page 9) :
À l’audience, j’ai exprimé le point de vue selon lequel la conduite de la défenderesse, par le biais de son président‑directeur général, constitue une pratique peu honnête et peut‑être même trompeuse et que ceux‑ci ont fait fi de toute éthique mais que selon toute vraisemblance, cette éthique ne fait pas partie de la jungle du monde des affaires et que les personnes qui font preuve de ruse obtiennent probablement le plus.
Dans leur ouvrage intitulé Law of Contempt, 2e éd. (1983), Borrie et Lowe examinent les éléments constitutifs de la mens rea au chapitre 13, intitulé Civil Contempt. La réponse est on ne peut plus claire : [TRADUCTION] « il n’est pas nécessaire de démontrer que le défendeur est sciemment récalcitrant ou qu’il a l’intention de gêner l’administration de la justice ». Les auteurs citent, à la page 400, le lord juge Sachs qui déclarait dans l’arrêt Knight v. Clifton : [[1971] Ch. 700, à la p. 721; [1971] 2 A11 ER 378 (C.A.), à la p. 393.] :
[traduction] ...lorsqu’une injonction interdit de faire quelque chose, l’interdiction est absolue et ne doit pas être rattachée à l’intention sauf si l’ordonnance déclare expressément le contraire.
Les auteurs citent le juge Warrington qui a déclaré dans Stancomb v. Trowbridge Urban Council [[1910] 2 Ch. 190, à la p. 194, citée et approuvée par lord Wilberforce dans l’arrêt Heatons Transport, ibid., à la p. 109.] que si une personne [traduction] « a effectivement commis l’acte, il est inutile de dire qu’elle l’a fait sans intention de désobéir aux ordres de la Cour... » Dans la décision Re Agreement of Mileage [Conference Group of Tyre Manufacturers’ Conference, Ltd., [1966] 2 All E.R. 849 à la p. 862], la Cour a conclu qu’on avait démontré l’existence de l’outrage et ce, même si les actes avaient été posés [traduction] « de manière raisonnable et malgré tous les soins et l’attention nécessaires, sur la conviction, fondée sur une consultation juridique, qu’ils ne constituaient pas une contravention. »
Finalement, le mandat donné par la Cour suprême du Canada à la présente Cour est tout à fait clair. Deux faits seulement doivent être établis : premièrement, la défenderesse connaissait‑elle les motifs du jugement du juge Gibson et deuxièmement, il y a‑t‑il eu désobéissance à ce jugement? Ni la bonne foi de la défenderesse ni sa mauvaise interprétation du droit ne doivent être pris en compte. La Cour suprême était manifestement bien au courant de l’interprétation juridique donnée par la défenderesse à la désobéissance aux motifs du jugement du juge Gibson. Malgré cela, elle n’a pas tenu compte de ces éléments dans ses directives à la présente Cour. [Non souligné dans l’original.]
De la même manière, en l’espèce, M. Sherman et Apotex connaissaient les motifs du jugement du juge MacKay et ils ont commis des actes qui contrevenaient à ces motifs.
[56] La présente Cour a confirmé la décision du juge Dubé dans l’affaire Baxter c. Cutter [(1987), 14 C.P.R. (3d) à la page 449] au sujet de l’intention, mais réduit la peine infligée de 100 000 $ à 50 000 $. Le juge Urie a déclaré à la page 454 :
Cela étant dit, l’avocat [de Cutter] a reconnu, à mon avis justement, que la présence ou l’absence de bonne foi de la part de celui qui se serait rendu coupable d’outrage au tribunal n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si, oui ou non, un acte constituant un outrage au tribunal a été commis. La bonne foi n’est pertinente qu’à titre de facteur pouvant atténuer la peine à être imposée.
En fait, le juge Urie a ensuite approuvé les observations du juge Dubé et il l’a cité à la page 456 :
Finalement, le mandat donné par la Cour suprême du Canada à la présente Cour est tout à fait clair. Deux faits seulement doivent être établis : premièrement, la défenderesse connaissait-elle les motifs du jugement du juge Gibson et deuxièmement, il y a-t-il eu désobéissance à ce jugement? Ni la bonne foi de la défenderesse ni sa mauvaise interprétation du droit ne doivent être pris en compte. La Cour suprême était manifestement bien au courant de l’interprétation juridique donnée par la défenderesse à la désobéissance aux motifs du jugement du juge Gibson. Malgré cela, elle n’a pas tenu compte de ces éléments dans ses directives à la présente Cour.
Il ressort clairement des extraits qui précèdent que le juge de première instance savait très bien que l’absence de désobéissance ne constituait pas un moyen de défense opposable à l’accusation d’outrage elle-même. Toutefois, il est possible qu’il n’ait pas tenu compte du fait que l’absence de désobéissance peut constituer un facteur d’atténuation en ce qui a trait à la question de la peine. [Non souligné dans l’original.]
Par conséquent, l’absence d’intention d’entraver la bonne administration de la justice ou de commettre un outrage au tribunal n’est pertinente qu’à l’égard de la question de la peine, et la seule raison pour laquelle le juge Urie a réduit l’amende était que le juge des faits n’avait pas pris ce facteur en considération. Bref, l’absence de désobéissance ne constitue pas un moyen de défense opposable à une conclusion d’outrage au tribunal, mais elle peut être un facteur atténuant dans la détermination de la peine.
[57] Dans leur mémoire, les appelants ne citent qu’un petit nombre d’affaires à l’appui de leur proposition portant que l’avocat de la poursuite doit établir que l’auteur allégué de l’outrage au tribunal a délibérément eu l’intention de désobéir à la Cour en commettant l’acte interdit. Mais les appelants n’en ont pas fait mention dans leur plaidoirie. Premièrement, dans l’arrêt Skipper Fisheries Ltd. c. Thorbourne, [1997] N.S.J. nº 56 (C.A.N.-É.), la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a conclu que Skipper Fisheries Ltd. (Skipper), accusée d’outrage au tribunal, n’a pas intentionnellement fait fi de l’ordonnance de la Cour en refusant de communiquer des renseignements. Toutefois, cette affaire se distingue facilement de l’espèce par les faits. Skipper était la demanderesse dans l’action principale, une demande en dommages-intérêts au sujet d’un bateau de pêche. Skipper a été tenue responsable d’un manquement aux règles pour non‑communication de documents et a été déclarée coupable d’outrage au tribunal pour ce motif. Le juge des faits a rejeté l’action de Skipper à titre de peine. À la majorité, la Cour d’appel a conclu que l’ordonnance était dépourvue de clarté et ambiguë, du fait qu’elle n’exigeait pas la communication des documents à une date précise. Par conséquent, Skipper n’a pas désobéi en principe à l’ordonnance. La Cour a conclu que pour rejeter l’action principale en dommages‑intérêts à titre de peine infligée pour outrage au tribunal, la violation délibérée doit être établie. La Cour a déclaré au paragraphe 89 :
[traduction] Le rejet de l’action ne doit être ordonné que dans le cas d’une partie qui désobéit intentionnellement, et non dans celui d’une partie qui avait commis une erreur sur les conseil de son avocat ou autrement – et on n’y recourt qu’en dernier ressort. ... En général, il est donné une autre chance d’agir correctement et de répondre aux questions, même après la désobéissance à une ordonnance qui a été rendue... [Non souligné dans l’original.]
Par conséquent, cet arrêt n’appuie pas la position des appelants. Il ne doit pas être pris hors de son contexte, à savoir le caractère approprié ou inapproprié du rejet d’une action principale comme peine pour outrage au tribunal. Il traite fondamentalement de la peine et non de l’outrage au tribunal en soi.
[58] Deuxièmement, les appelants invoquent la décision Canada Games Co. c. Hasbro Canada Inc., [1989] A.C.F. nº 500 (C.F.1re inst.) pour étayer leur position sur l’intention. Encore ici, toutefois, l’affaire se distingue par les faits. Une ordonnance avait imposé aux défenderesses (Hasbro) de déposer mensuellement auprès de la demanderesse des renseignements sur le chiffre des ventes d’un jouet dont on alléguait qu’il contrefaisait la marque de commerce de la demanderesse. Les défenderesses ont interjeté appel de l’ordonnance, faisant valoir que ces renseignements étaient des renseignements commerciaux de grande valeur, et elles ont demandé un sursis à l’exécution de l’ordonnance provisoire jusqu’à l’appel. Le juge Joyal, de la Section de première instance de la Cour fédérale, a refusé le sursis, mais décidé de modifier l’ordonnance pour assurer la protection de l’information. La demanderesse avait également présenté une requête à la Cour, alléguant que les défenderesses avaient violé l’ordonnance en ne fournissant pas les renseignements sur le chiffre des ventes. L’avocat des défenderesses a dit que l’inobservation formelle était une erreur et n’était pas intentionnelle, les défenderesses croyant que le dépôt d’un appel devant les tribunaux du Québec déclenchait automatiquement le sursis à l’exécution de l’ordonnance. Le juge Joyal a rejeté la requête, mais accordé les dépens à la demanderesse. Aussi, dans ses motifs très succincts, la Cour a traité à la fois d’une demande de sursis à l’exécution de l’ordonnance et d’une requête de la demanderesse demandant une ordonnance de justification à l’encontre des défenderesses qui avaient violé cette ordonnance. Comme le juge des faits a modifié l’ordonnance en vue d’assurer la protection de l’information exigée, qui était le motif de la violation, je ne pense pas que la décision du juge de rejeter la requête de l’ordonnance de justification était entièrement fondée sur l’absence de « malveillance » de la part des défenderesses. Par conséquent, cette affaire n’aide pas les appelants à établir leur point.
[59] Par ailleurs, les appelants renvoient à la décision Beverley Hills Home Improvements Inv. c. Greenberg (1993), 47 C.P.R. (3d) 66 (Div. gén. Ont.) à l’appui de leur proposition que la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable que la personne accusée a agi délibérément de façon à entraver la bonne administration de la justice, alors que la Cour a dit exactement le contraire à la page 83 :
[traduction] Il n’est pas nécessaire d’établir que l’auteur présumé de l’outrage au tribunal avait l’intention de commettre un tel acte; en d’autres termes, l’intention effective d’entraver le cours de la justice n’est pas nécessaire. Voir, par exemple, R. c. Perkins (1980), 5 C.C.C. (2d) 369 (C.A.C.-B.)...
... L’appelant avait l’intention de rédiger et de publier l’article attaqué, et l’a effectivement fait, ce qui constitue l’intention ou la mens rea requise; l’intention effective d’entraver le cours de la justice n’est pas nécessaire.
Réciproquement, le fait qu’une personne n’avait pas directement l’intention de contrevenir à une injonction n’excuse pas la violation de l’injonction... Le fait que les actes aient été accomplis raisonnablement avec tout le soin et l’attention nécessaires, en croyant, sur le fondement d’un avis juridique, qu’ils ne constituaient pas des violations n’est pas non plus un moyen de défense dans la procédure d’outrage au tribunal... [Non souligné dans l’original.]
[60] Par conséquent, la jurisprudence établit qu’il n’est pas nécessaire de prouver que l’auteur allégué de l’outrage au tribunal avait l’intention, en commettant son acte « d’entraver la bonne administration de la justice ou de porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour ». Ce degré d’intention est trop exigeant pour les affaires d’outrage au tribunal de nature civile. Il suffit plutôt de conclure que l’intention de la Cour était claire et que l’auteur de l’outrage au tribunal a commis l’acte interdit en connaissance de cause. En l’occurrence, Apotex doit avoir eu l’intention de vendre l’APO-ENALAPRIL – les ventes ne doivent pas avoir été effectuées par accident. La bonne foi ne sert qu’à atténuer la peine.
[61] L’arrêt de la Cour suprême du Canada U.N.A. c. Le Procureur général de l’Alberta (1992), 89 D.L.R. (4th) 609 appuie également la position que l’intention alléguée par les appelants n’est pas nécessaire dans l’outrage au tribunal de nature civile, comme dans les affaires de brevet. La Cour déclare en effet aux pages 636 et 637 :
La personne qui viole simplement une ordonnance de la cour, par son omission de respecter les heures de visite prévues dans une ordonnance de garde d'enfant, par exemple, est considérée avoir commis un outrage civil. Toutefois, si la violation est accompagnée d’un élément de transgression publique de la procédure du tribunal qui vise à amoindrir le respect que la société a envers les tribunaux, l’outrage devient criminel. C’est ce qui ressort de l’arrêt Poje c. Attorney General for British Columbia, [1953] 1 R.C.S. 516... :
[traduction] « Le contexte dans lequel ces incidents se sont produits, le nombre important d’hommes en cause et la nature publique de la transgression de l’ordonnance de la cour déplace le comportement en question en l’espèce du domaine de l’outrage civil, dont fait notamment partie la simple violation d’une injonction accordée à l’égard de droits privés dans un brevet ou dans une marque de commerce, pour l’inscrire dans le domaine de la déconsidération publique de l’autorité de la cour qui tend à discréditer l’administration de la justice.
...
Pour démontrer l’outrage criminel, le ministère public doit prouver que l’accusé a transgressé une ordonnance d’un tribunal ou y a désobéi publiquement (l’actus reus), tout en voulant que cette désobéissance publique contribue à miner l’autorité de la cour, en le sachant ou sans s’en soucier (la mens rea).
...
Bien que l’infraction doive avoir un caractère public, l’outrage au tribunal ne devient pas criminel du simple fait qu’il attire la publicité, ... mais plutôt parce qu’il constitue un acte public de transgression à l’égard de la cour dans des circonstances où l’accusé savait que ce comportement porterait publiquement outrage au tribunal, en avait l’intention ou ne s’en souciait pas. [Non souligné dans l’original.]
Ces déclarations indiquent que la connaissance subjective dont les appelants allèguent en l’espèce qu’elle est nécessaire pour créer l’outrage au tribunal est en réalité le degré d’intention subjective qui donne lieu à l’outrage pénal et le distingue de sa contrepartie civile. En l’espèce, s’agissant d’un outrage au tribunal de nature civile dans une action de contrefaçon de brevet, ce degré d’intention n’est tout simplement pas nécessaire.
[62] Dans l’arrêt R. c. Hill (1976), 73 D.L.R. (3d) 621, où un avocat n’a pas comparu, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a déclaré à la page 629 que [traduction] « l’intention de commettre un outrage à l’égard d’un tribunal ou d’un juge n’est pas un élément essentiel de l’infraction ». De la même manière, dans l’arrêt Re Sheppard and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592, où l’appelant a été déclaré coupable d’outrage au tribunal à l’égard d’une ordonnance lui interdisant de donner en location ou de renouveler les baux de la résidence conjugale, la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré à la page 595 :
[traduction] Nous sommes par conséquent tous d’avis que, pour qu’il y ait outrage au tribunal, il n’est pas nécessaire de prouver qu le défendeur avait l’intention de désobéir ou de passer outre à l’ordonnance de la Cour. L’infraction consiste à faire intentionnellement un acte qui, de fait, est défendu par l’ordonnance. L’absence d’intention de désobéir constitue une circonstance atténuante mais non pas une circonstance justificatrice.
[63] Il convient de signaler que les appelants, dans leur mémoire écrit, n’ont pas avancé que la Charte canadienne des droits et libertés confortait leur argument à l’égard de l’intention, ni même fait allusion à la Charte dans leur plaidoyer principal au cours de l’audience. Manifestement, les intimées n’ont pas non plus mentionné la Charte dans leur plaidoyer. La Charte n’est pas mentionnée par le juge MacKay dans ses motifs, apparemment parce que la question n’a pas été soulevée devant lui. L’avocat de M. Sherman est le premier à avoir consacré une très minuscule portion de ce qu’il a appelé sa réponse de cinq minutes à la Charte au sujet de cette question, affirmant que le degré d’intention suggéré par les intimées ne pourrait jamais résister à une attaque en vertu de l’article 7 de la Charte. Il est évident que la Charte n’était pas une question soulevée à l’égard de ce point et, par conséquent, je ne l’ai pas traitée.
2. Les motifs du jugement du juge MacKay étaient-ils clairs?
[64] Apotex soutient que son interprétation des motifs et de l’injonction annoncée qui s’y trouve était raisonnable compte tenu de l’historique et du contexte de la procédure, en particulier du rejet antérieur par le juge MacKay de la requête en vue d’obtenir une injonction provisoire. Je ne vois pas comment on peut accorder du poids au rejet de la requête pour une injonction provisoire. Le fait que cette requête ait été rejetée, ce qui permettait à la défenderesse de continuer de vendre le produit visé pendant le déroulement de l’instance, ne peut servir à interpréter les motifs du jugement rendus à l’issue du procès. C’est particulièrement le cas dans la mesure où ces motifs ont par la suite conclu que l’activité qui faisait l’objet de l’ordonnance d’injonction provisoire constituait un acte de contrefaçon justifiant une injonction permanente. En réalité, c’est la conclusion contraire qui s’imposerait.
[65] Pour étayer sa position portant que son interprétation des motifs était raisonnable, Apotex fait valoir les aspects suivants de l’historique du contentieux entre Merck et Apotex au sujet de l’énalapril :
i) Apotex avait commercialisé et vendu ses produits de maléate d’énalapril au cours des 14 mois précédents;
ii) il avait été établi que la poursuite des ventes des comprimés de maléate d’énalapril d’Apotex ne causait pas de dommage irréparable à Merck;
iii) quelles que soient les pertes dont on aurait établi qu’elles avaient été subies par Merck en raison de la vente par Apotex des comprimés de maléate d’énalapril, ces pertes seraient entièrement compensées si Merck avait gain de cause;
iv) Apotex maintenait des registres précis de toutes ses ventes de comprimés de maléate d’énalapril et ces documents étaient à la disposition de Merck et de la Cour en vue d’évaluer la question des dommages-intérêts ou le pourcentage approprié dans le cas où Merck opterait pour la restitution des profits;
v) la Cour avait réservé sa décision sur le fond pendant huit mois et rien ne laissait suggérer que les conclusions antérieures de la Cour sur la question du dommage irréparable et sur la suffisance des dommages-intérêts avaient changé dans l’intervalle;
vi) le juge MacKay avait indiqué qu’il avait l’intention de tenir compte des parties après avoir rendu ses motifs, et de leur permettre de se prononcer sur la question du redressement à accorder, s’il y avait lieu, et il a ensuite déclaré dans les motifs mêmes du jugement qu’il était indiqué de procéder ainsi, « en particulier parce que le jugement sera prononcé après un délai imprévu qui a suivi le procès... ».
À mon avis, ces points ne confèrent pas aux motifs un caractère « incertain ». Les motifs du jugement sont clairs. Apotex a fait l’objet d’une injonction. Le juge MacKay était absolument familier avec ce contentieux, sachant notamment qu’Apotex avait commercialisé et vendu l’APO-ENALAPRIL pendant un an et demi et que Merck n’avait pas réussi avant le procès à obtenir une injonction interlocutoire. C’est en connaissance de cause qu’il a déclaré qu’il faudrait prononcer une injonction permanente, en plus de l’ordonnance de remise de tout produit énalapril détenu par Apotex. D’ailleurs, les appelants ont concédé dans leur plaidoyer oral que personne n’était plus au courant du contexte et de l’historique de cette procédure que le juge MacKay, qui avait présidé l’affaire depuis le début de l’action en contrefaçon de brevet en 1991.
[66] Apotex souligne également que les directives du juge MacKay, en réponse à la lettre de M. Radomski à la Cour pour demander une conférence d’urgence, établissent qu’aucune injonction ne devait prendre effet immédiatement aux termes des motifs, ce qui permettait à Apotex dans l’intervalle de poursuivre la vente de l’APO-ENALAPRIL jusqu’au dépôt du jugement. Toutefois, les directives du juge MacKay en date du 16 décembre 1994 disent simplement que le jugement n’avait pas encore été rendu et qu’il n’y avait donc pas matière à demander un sursis à l’exécution du jugement. Le juge MacKay n’a pas suggéré qu’il modifierait ses motifs ou qu’Apotex pouvait poursuivre ses ventes. C’est un principe élémentaire de droit que la Cour ne sursoit pas aux motifs d’un jugement. Le juge MacKay a répondu de manière raisonnable à un [traduction] « projet de requête pour obtenir un sursis à la mise en oeuvre des motifs jusqu’à l’audience de la requête visant un sursis à l’exécution de l’injonction » en faisant simplement observer qu’« aucun appel ne peut être interjeté ni aucune demande de surseoir au jugement présentée tant qu’un jugement n’est pas déposé ». Étonnamment, la lettre de M. Radomski n’a pas même suggéré qu’Apotex vendait et entendait continuer à vendre l’APO-ENALAPRIL. Par conséquent, la réponse du juge MacKay ne peut être interprétée comme une réponse autorisant la poursuite des ventes. En fait, le juge MacKay a déclaré au paragraphe 8 des motifs du jugement dans la procédure d’outrage au tribunal, déposés le 7 mars 2000 :
À ce stade, la Cour n’était pas au courant des communications entre les avocats, ni de la position prise par Apotex selon laquelle elle avait la liberté de continuer, ni du fait qu’elle avait continué à vendre l’Apo‑Enalapril, produit qui d’après les motifs du jugement contrefaisait le brevet de Merck.
[67] Apotex signale en outre que le jugement déposé différait des motifs du jugement pour étayer la prétention que les motifs n’étaient pas clairs et que l’interprétation des motifs donnée par Apotex, autorisant la vente de l’APO-ENALAPRIL dans l’intervalle, était raisonnable. Toutefois, ainsi qu’il a été exposé précédemment, le jugement dans l’arrêt Baxter c. Cutter, précité, différait également des motifs et la Cour suprême a néanmoins confirmé que les motifs étaient clairs et sans ambiguïté malgré les modifications. Quoi qu’il en soit, en l’espèce aucun changement n’a été apporté au paragraphe qui annonce qu’une injonction permanente serait rendue. Les motifs du jugement ne comportaient aucune ambiguïté sur ce point.
[68] Compte tenu de ma conclusion que l’intention de contrecarrer le processus judiciaire n’est pas exigée pour établir l’outrage au tribunal, mais n’entre en compte que pour l’atténuation de la peine, il n’est pas nécessaire de faire l’analyse des motifs du juge MacKay sous l’angle de l’intention subjective. Toutefois, comme les appelant insistent tellement sur le « caractère raisonnable » de leur interprétation des motifs pour appuyer leur argument portant l’absence d’intention subjective d’entraver la bonne administration de la justice, j’examinerai les motifs en vue d’établir que le juge MacKay n’a pas accordé de crédibilité au « caractère raisonnable » de l’interprétation et ne s’est pas rangé à l’idée que ses motifs étaient dépourvus de clarté. À mon avis, le juge MacKay a conclu que M. Sherman, son avocat et le personnel de celui-ci ne pouvaient pas raisonnablement avoir interprété les motifs de la manière dont ils l’avaient fait. Le juge MacKay a semblé plutôt trouver l’histoire invraisemblable, car il a déclaré au paragraphe 35 :
Lors du contre‑interrogatoire, M. Sherman a nuancé son interprétation en citant les alinéas des motifs cités plus haut au paragraphe 6, qui parlent d’un délai et invitent les avocats à se consulter sur les termes appropriés du jugement à prononcer en sa forme définitive, ainsi que les avocats l’avaient demandé à la fin de l’instruction. Il interprétait ces alinéas comme impliquant, sans indication expresse dans les motifs, que le redressement, y compris peut‑on présumer la déclaration de contrefaçon, l’injonction permanente et l’ordonnance de remise ne devaient pas avoir effet jusqu’à une date future indéterminée. Une telle décision, que M. Sherman inférait de son interprétation des motifs du jugement, serait si extraordinaire, à mon avis, que des personnes connaissant bien la procédure judiciaire, comme M. Sherman, chef du contentieux d’Apotex, et l’avocat d’Apotex, ne pourraient faire une telle interprétation que si la Cour avait clairement exprimé l’intention que ses conclusions ne soient considérées comme prenant effet qu’à une date future indéterminée. Or, on ne trouve dans les motifs du jugement aucune formulation expresse du genre concernant l’effet des conclusions. [Non souligné dans l’original.]
En clair, le juge MacKay a exprimé l’avis que des personnes telles que M. Sherman, chef du contentieux d’Apotex, et M. Radomski, avocat très compétent, ne pouvaient interpréter les motifs du jugement comme signifiant que l’injonction permanente et l’ordonnance de remise ne prendraient effet qu’à une date ultérieure indéterminée. Pareille interprétation est non seulement déraisonnable, elle est incroyable dans les circonstances. Par conséquent, j’estime que le juge MacKay n’a pas accepté l’explication d’Apotex au sujet des ventes de décembre et ses observations portant que « d’un point de vue subjectif, M. Sherman n’ait pas eu l’intention », au paragraphe 38, doivent être lues dans ce contexte.
[69] Au paragraphe 38, le juge MacKay a déclaré :
Il se peut que, d’un point de vue subjectif, M. Sherman n’ait pas eu l’intention de violer l’injonction prévue dans les motifs ou de miner le processus judiciaire. Toutefois,
[traduction] ... pour qu’il y ait outrage au tribunal, il n’est pas nécessaire de prouver que le défendeur avait l’intention de désobéir ou de passer outre à l’ordonnance de la Cour. L’infraction consiste à faire intentionnellement un acte qui, de fait, est défendu par l’ordonnance. L’absence d’intention de désobéir constitue une circonstance atténuante mais non pas une circonstance justificatrice.
Apotex et M. Sherman ont tous les deux fait ce qu’ils avaient l’intention de faire. Des produits Apo‑Enalapril ont été vendus, et vendus en quantité, après que les dirigeants et l’avocat d’Apotex aient lu les motifs du jugement établissant le droit de Merck à une injonction permanente. En agissant ainsi, à mon avis, Apotex et M. Sherman ont tous les deux commis un outrage au tribunal. Pour reprendre les termes du juge Dickson dans l’affaire Baxter c. Cutter :
... Dès que les motifs de jugement ont été rendus, toute action qui tend à contrecarrer l’objet de l’injonction prévue porte atteinte à ce qui a déjà reçu l’approbation de la justice. Une telle conduite mine le processus judiciaire et peut constituer un outrage au tribunal.
[Non souligné dans l’original.]
Il est clair dans la jurisprudence que l’intention subjective n’est pas pertinente en matière d’outrage au tribunal et ne joue que comme circonstance atténuante de la peine. Le juge MacKay l’a réalisé et admis. Par conséquent, je suis d’avis que l’observation du juge MacKay sur l’intention subjective dans ses motifs du jugement n’est pas importante pour sa conclusion d’outrage au tribunal, car elle n’est pertinente qu’à l’égard de la peine. Cette observation ne donne aucun fondement à l’argument des appelants selon lequel leur interprétation des motifs était raisonnable.
[70] J’estime que le juge MacKay avait raison de dire que les motifs du jugement dans l’action en contrefaçon de brevet étaient clairs et sans ambiguïté, et ne se prêtaient pas raisonnablement à l’interprétation avancée par les appelants. Il n’y avait pas de différence importante entre les motifs du jugement du juge MacKay et les motifs jugés clairs dans l’arrêt Baxter c. Cutter, précité, et l’historique et le contexte du procès ne soutiennent aucunement la position que les motifs permettaient aux appelants d’interpréter raisonnablement les motifs comme ils l’ont fait.
[71] Si Apotex et M. Sherman avaient voulu continuer à vendre l’APO-ENALAPRIL après les motifs du jugement rendus le 14 décembre, qu’auraient-ils dû faire? Plutôt que de supposer que les motifs ne prescrivaient pas d’injonction immédiate d’après les antécédents et le contexte de la procédure, les appelants auraient dû s’adresser à la Cour pour éclaircir les termes du jugement immédiatement et auraient dû demander une disposition autorisant la poursuite des ventes. Les appelants auraient dû demander ouvertement des directives pour savoir s’ils pouvaient continuer à vendre de l’ENALAPRIL dans la période intérimaire précédant le dépôt du jugement. Ils ont plutôt évité d’obtenir une réponse à la véritable question sur laquelle ils devaient obtenir une réponse et simplement pris le risque que leurs actes ne seraient pas constitutifs d’un outrage au tribunal. Le seul fait que les appelants aient reconnu avoir fait des allers-retours entre la poursuite et l’arrêt des ventes indique, à tout le moins, que leur « interprétation » des motifs pouvait être erronée. Ils ne devraient pas être récompensés pour avoir pris ce risque.
[72] La jurisprudence de la Cour fédérale conforte ces propositions. Dans la décision Lubrizol Corp. et al. c. Imperial Oil Ltd. et al. (1994), 58 C.P.R. (3d) 167 (C.F. 1re inst.); modifiée sur un autre point relié aux dommages-intérêts exemplaires [1996] 3 C.F. 40 (C.A.F.) [Lubrizol], on a interdit à la défenderesse de fabriquer et de vendre un produit appelé ECA 10444, mais celle-ci a alors fabriqué et vendu un produit appelé ECA 10271. Dans les motifs du jugement à l’issue de procès, le juge a conclu que le produit ECA 10444 et le produit ECA 10271 étaient identiques. Par conséquent, la défenderesse a fait l’objet d’une injonction interdisant cette conduite. La Section de première instance de la Cour fédérale a conclu qu’il était approprié d’accorder des dommages-intérêts exemplaires et les a fixés à 15 millions de dollars, les dépens étant adjugés sur une base avocat-client pour refléter l’indignation de la Cour. Malgré le fait que la Cour ait modifié le jugement en appel à l’égard des dommages exemplaires du fait que Lubrizol n’avait pas suffisamment eu la possibilité de présenter des éléments de preuve sur la question, la déclaration de la Cour à la page 170 au sujet de cet « interminable roman-fleuve » dans lequel la défenderesse a choisi de défier l’injonction interlocutoire contre elle plutôt que de perdre un client important, n’a aucunement été infirmée en appel :
J'ai aussi déterminé que la contravention était délibérée et flagrante et qu’elle dénotait une complète indifférence a l’égard de l’injonction. Si Imperial Oil était sincèrement d’avis qu’ECA 10271 ne contrefaisait pas le brevet, il aurait été facile de présenter une demande à la Cour ou, peut-être encore mieux, au juge Reed, afin qu’elle rende une ordonnance déclarant qu’ECA 10271 était un produit différent de l’ECA 10444. Cette démarche aurait été judicieuse et préférable a la conduite adoptée par la défenderesse lorsqu’elle s’est empressée de fabriquer et de vendre par la suite à Shell leur produit qui était censé être nouveau.
...
L’entreprise a pris un risque, alors que la Cour aurait pu les guider, et elle doit en assumer les conséquences. [Non souligné dans l’original.]
De même, Apotex a pris un risque en continuant ses ventes d’APO-ENALAPRIL alors qu’il aurait été facile d’obtenir rapidement des directives de la Cour et elle doit maintenant en assumer les conséquences. Pour reprendre la formule de la Section de première instance de la Cour fédérale dans la décision Canada (Procureur général) c. First National Export & Import Co. (1996), 66 C.P.R. (3d) 1, à la page 2, « [o]béir à des ordonnances judiciaires n’est pas un jeu. C’est ainsi que la défenderesse en l’espèce les a traitées. »
3. Conclusion relative aux ventes de décembre
[73] Par conséquent, je suis d’avis que les actes des appelants répondent au critère approprié pour conclure à l’outrage au tribunal. Le critère applicable comporte les deux questions suivantes : 1) L’auteur allégué de l’outrage au tribunal était-il au courant des interdictions figurant dans les motifs du jugement?; 2) A-t-il commis un acte qui constituait une violation d’une interdiction énoncée dans les motifs? Les motifs du juge MacKay étaient clairs et sans ambiguïté et les appelants les avaient lus. Apotex et M. Sherman comprenaient que les motifs leur étaient défavorables, que leur produit avait été jugé une contrefaçon du brevet de Merck et qu’une injonction permanente était un élément de la réparation accordée. Ils ont également commis l’acte interdit en connaissance de cause, soit la vente de l’APO-ENALAPRIL. Par conséquent, je partage l’avis du juge MacKay qu’Apotex était coupable d’outrage au tribunal sur cette question.
B) L’OUTRAGE AU TRIBUNAL RELATIF À l’AIDE ET À L’ENCOURAGEMENT À L’ÉGARD DES VENTES DE TIERS DANS LA PÉRIODE SUIVANT LE 9 JANVIER 1995
[74] Il est important, au point nous sommes, d’examiner le raisonnement du juge MacKay quand il conclut que ces actes constituent un outrage au tribunal. Il a déclaré au paragraphe 50 qu’« il n’est pas nécessaire de déterminer si ces opérations constituaient ou non des ventes d’Apotex au sens ordinaire du mot », mais a conclu que les actes d’Apotex entravaient la bonne administration de la justice et portaient atteinte à l’autorité et à la dignité de la Cour. Malgré le fait que l’ordonnance du 9 janvier 1995 excluait expressément (de l’application de l’injonction) les ventes d’APO-ENALAPRIL par des tiers qui avaient acquis de bonne foi le médicament, le juge MacKay a conclu que ces opérations étaient inacceptables parce qu’Apotex s’était engagée financièrement à l’égard de ces tiers et traitait certaines opérations comme des ventes effectuées directement par Apotex à des tiers acheteurs. Il ne s’agissait pas d’opérations conclues exclusivement entre des tiers. Apotex soutient que le juge MacKay a commis une erreur dans son analyse du fait que les ventes de tiers étaient légalement exclues de l’injonction et soutient qu’on ne peut être trouvé coupable d’avoir « aidé et encouragé » un acte qui est un acte licite. Je suis d’accord avec cet argument. L’aide accordée par Apotex à ces tiers, financière ou d’autre nature, ne constitue pas un outrage au tribunal. Si les ventes effectuées par des tiers n’étaient pas interdites, il n’y a sûrement rien de mal à fournir de l’aide à des opérations licites. C’est la réponse simple à cette accusation.
[75] Les intimées ont soutenu, notamment, qu’Apotex avait effectué au cours de cette période des ventes qui violaient l’injonction. Ce pourrait bien être le cas en effet. Par exemple, on relève au moins 11 opérations dans lesquelles Apotex a rempli un formulaire de retour et accordé un crédit à ses clients à l’égard d’un retour d’énalapril. Par la suite, Kohlers semble avoir reçu les marchandises retournées. Puis ces marchandises ont été vendues à un autre client. Dans une opération, par exemple, Apotex a rempli un formulaire de retour et accordé un crédit à son client pour un retour d’énalapril. Le montant du crédit accordé au client pour du « stock excédentaire » d’énalapril correspond au montant indiqué comme valeur de l’énalapril retourné à Kohlers selon le Rapport quotidien des retours de marchandises des clients dressé par Kohlers, daté du jour suivant celui où Apotex a rempli son formulaire de retour. Le client indiqué par Kohlers était Apotex et les numéros, concentrations, formats et prix du produit correspondaient à ceux qui apparaissaient au formulaire de retour d’Apotex. Tout semble indiquer qu’il s’agissait d’une vente d’Apotex. Toutes ces opérations suggèrent qu’Apotex vendait effectivement de l’énalapril, malgré l’ordonnance qui lui interdisait de le faire.
[76] Toutefois, le juge des faits a conclu qu’il n’était pas nécessaire de décider si ces opérations constituaient des ventes. On peut présumer que c’est parce que l’ordonnance de justification n’accusait pas Apotex d’outrage au tribunal pour les ventes effectuées dans cette période. L’ordonnance de justification déclarait :
(1) une ordonnance en application de la Règle 355 enjoignant à Bernard Sherman et à Jack Kay de comparaître devant la Cour... pour exposer les raisons pour lesquelles eux‑mêmes et la défenderesse Apotex ne devraient pas être déclarés coupables d’outrage à la présente Cour :
...
(b) agir de façon à gêner la bonne administration de la justice et à porter atteinte à l’autorité et à la dignité de la Cour, en vendant et en faisant vendre, en distribuant et en retirant... au cours de la période comprise entre le 14 et le 22 décembre 1994... et en aidant et en encourageant les pharmaciens, les chaînes de pharmacies et les grossistes tiers à transférer, distribuer et vendre entre eux ces comprimés d’APO‑ENALAPRIL dans tout le Canada au cours de la période allant du 9 janvier 1995 jusqu’à aujourd’hui, ...
L’ordonnance de justification accusait plutôt Apotex d’outrage au tribunal pour les ventes réalisées dans la période du 14 au 22 décembre 1994, et d’avoir aidé et encouragé les ventes effectuées par des tiers dans la période du 9 janvier 1995 au 27 avril 1995. Par conséquent, même si Apotex a effectué des ventes au cours de la dernière période, comme l’ordonnance de justification ne les retenait pas comme accusation contre elle, Apotex ne peut être déclarée coupable d’outrage au tribunal.
[77] Par conséquent, le juge des faits a commis une erreur en concluant qu’en aidant des tiers à vendre et à distribuer le produit visé, Apotex avait entravé la bonne administration de la justice. L’ordonnance du 9 janvier 1995 autorisait expressément ces ventes et ces opérations de distribution. Le simple fait de fournir de l’aide ne rend pas Apotex coupable d’outrage au tribunal.
C) LA CONDUITE BLÂMABLE DE LA POURSUITE
[78] Apotex a plaidé deux requêtes devant la Section de première instance au sujet de cette question. Elle a d’abord plaidé une requête préliminaire (avant l’audience d’outrage au tribunal). L’ordonnance rejetant cette requête a fait l’objet d’un appel que la présente Cour a rejeté. L’autorisation de pourvoi auprès de la Cour suprême du Canada a également été rejetée. En second lieu, Apotex a plaidé la question par la voie d’une requête déposée à la clôture de la preuve de la poursuite dans l’audience relative à l’outrage au tribunal. Un grand nombre des motifs visant à rendre inhabiles les avocats du cabinet Gowlings occupant pour Merck dans la seconde requête avaient également été plaidés dans la première requête préliminaire d’Apotex. Fondamentalement, le seul nouvel élément de preuve de « conduite blâmable » produit par Apotex dans la seconde requête consistait en des plaintes formulées au sujet de la non‑communication de la preuve par Merck et de son recours incorrect au privilège. Par conséquent, la question a été débattue à plusieurs reprises, sans grande variante dans l’argumentation. Le juge MacKay a rejeté la seconde requête d’Apotex à la clôture de la preuve de la poursuite dans l’audience pour outrage au tribunal, déclarant que bien que les actes de l’avocat de Merck n’aient pas été « à l’abri de toute critique à tous égards », il « n’était pas convaincu » que la Cour devait rejeter ou suspendre la procédure parce qu’il n’y avait pas d’abus de procédure ni d’iniquité manifeste envers Apotex qui justifiait de suspendre ou rejeter la procédure. Il n’était pas convaincu que la non-communication de la preuve ou l’abus de procédure allégué avait porté atteinte au droit d’Apotex à une défense pleine et entière. S’agissant de l’inquiétude exprimée au sujet de l’impartialité des avocats et de la nécessité d’un poursuivant public, le juge MacKay a déclaré au paragraphe 33 :
[traduction] Le même thème, alors inspiré des préoccupations des parties requérantes avant le commencement de la présente procédure, sous-tend leur requête préliminaire... Cette requête antérieure a été rejetée par une ordonnance en date du 23 janvier 1996. Dans les motifs de cette ordonnance, j’ai fait observer en [1996] 2 C.F., aux pages 245 et 246 :
La Cour n’est pas convaincue que la procédure dont elle est saisie justifie la prise de dispositions particulières pour sa bonne marche, hormis celles déjà établies par la jurisprudence de la présente Cour relativement à la procédure pour outrage prévue à la Règle 355 et par les principes applicables en vertu de la Charte... Il incombe à la Cour de voir à ce que, dans la procédure, les règles de justice fondamentale et l’application régulière de la loi soient respectées.
[79] Je ne vois aucune raison d’infirmer les conclusions du juge MacKay sur la question. Le rejet ou le sursis motivé par un abus de la procédure est une réparation extraordinaire qui exige d’établir que l’abus de la procédure « doit... avoir causé un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public. » Il s’agit d’un critère exigeant : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 133; R. c. Regan (G.A.) (2002), 282 N.R. 1 (C.S.C.) aux paragraphes 53 à 57. Le juge MacKay a conclu qu’aucune des plaintes des appelants ne justifiait de rejeter ou de suspendre la procédure, comme ils n’avaient pas été lésés dans leur droit de présenter une défense pleine et entière. Le juge des faits était la personne la mieux placée pour apprécier la portée de la conduite visée et il n’a trouvé aucune preuve susceptible d’affecter l’équité du procès. À mon avis, la Cour ne peut intervenir dans cette décision en l’absence d’une erreur manifeste et dominante entachant l’évaluation des faits du juge des faits, d’une conclusion portant que le juge des faits a été induit en erreur ou d’une conclusion portant que la décision est si manifestement erronée qu’elle crée une injustice : Canada c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, aux pages 427 à 429. Les appelants n’ont établi aucune erreur de cette nature.
D) LA PEINE
[80] Les appelants soutiennent que les amendes infligées à Apotex et à M. Sherman sont trop élevées. Les intimées allèguent dans leur appel incident que l’amende de M. Sherman est appropriée, mais que celle d’Apotex est beaucoup trop faible.
[81] En l’espèce, le juge MacKay semble avoir pris en considération les divers facteurs relatifs à la peine. Il a tenu compte de la lettre d’excuses de M. Sherman; des activités des auteurs de l’outrage au tribunal; de la nature et de la gravité de l’outrage au tribunal (la gravité de l’infraction); des antécédents; de la dissuasion et du fait que les actes ont été accomplis étaient fondés, en partie au moins, sur l’avis juridique de M. Radomski.
[82] Il y a toutefois un point sur lequel ses motifs touchant la peine sont discutables et il s’agit du principe de dissuasion. Le juge MacKay a déclaré au paragraphe 12 :
Apotex et M. Sherman n’ont pas d’antécédents d’actes de désobéissance avant ceux qui nous occupent en l’espèce et il n’y a pas de raison de s’attendre à ce que ces agissements se reproduisent. M. Sherman s’y est formellement engagé et lui et Apotex sauront qu’on ne pourra pas dire désormais qu’ils n’ont jamais été reconnus coupables d’outrage au tribunal. À mon avis, il y a lieu de tenir compte de l’effet dissuasif de ce genre de décision sur Apotex et sur d’autres personnes, mais ce n’est pas un facteur auquel il convient d’accorder beaucoup de poids lorsqu’il s’agit de fixer la peine à infliger en l’espèce. [Non souligné dans l’original.]
Bien qu’il ait mentionné l’effet dissuasif sur « d’autres personnes », il ne semble pas avoir insisté sur ce facteur. Il a plutôt semblé considérer le facteur dissuasif dans son effet sur Apotex et M. Sherman. À mon avis, dans un état de fait comme celui qui nous occupe, l’effet dissuasif sur les autres sociétés est une considération importante et j’ai du mal à accepter la déclaration du juge MacKay portant que l’effet dissuasif n’est pas un facteur auquel il convient d’accorder beaucoup de poids en l’espèce.
[83] Les observations du juge E.G. Ewaschuk dans l’ouvrage Criminal Pleadings & Practice in Canada, 2nd ed., Volume 1 (Aurora: Canada Law Book Inc., 2002) à la page 18:0380, confirment l’importance de la dissuasion dans les affaires où les auteurs des infractions sont des sociétés :
[traduction] Dans la détermination de la peine à infliger à une société qui commet une infraction, le juge des faits, conscient que la société ne peut être emprisonnée et que l’effet dissuasif général à l’égard des autres sociétés est la considération essentielle dans les infractions commerciales, doit infliger une peine pécuniaire importante et exemplaire visant à empêcher la société de conserver des bénéfices acquis de manière illicite et qui ne soit pas si peu élevée qu’elle puisse jouer le rôle d’une redevance de licence qui sera transmise aux clients. Pour déterminer une peine appropriée, le juge des faits doit prendre en considération, entre autres facteurs pertinents, la taille, l’échelle et la nature des opérations de la société accusée et le caractère prémédité et intentionnel de l’infraction. [Non souligné dans l’original.]
[84] Dans l’arrêt Baxter c. Cutter, précité, la Cour a confirmé la peine infligée par le juge Dubé et déclaré qu’il n’avait pas commis d’erreur de droit en se laissant guider, dans la détermination de la valeur de l’amende à imposer, par un pourcentage de la valeur des ventes du produit contrefaisant. Par conséquent, pour fixer une peine adéquate, le juge MacKay n’aurait pas dû atténuer l’importance de la dissuasion, compte tenu de la valeur des ventes en contrefaçon en l’espèce et du fait qu’elles impliquaient une société.
[85] En outre, l’effet dissuasif est un facteur particulièrement important dans la détermination de la peine dans les cas d’outrage au tribunal. Dans la décision Health Care Corp. of St. John’s c. Newfoundland and Labrador Assn. of Public and Private Employees, [2001] N.J. no 17 (Nfld. S.C.T.D.), le juge en chef Green de la Cour suprême de Terre-Neuve a souligné l’importance de la dissuasion comme principe applicable à la peine dans les affaires d’outrage au tribunal :
[traduction] 2. Les facteurs les plus importants à prendre en compte au moment de déterminer la peine à infliger par suite d’un outrage au tribunal de nature civile ou criminelle résident dans la dissuasion, tant générale que spécifique, mais surtout la dissuasion générale, ainsi que dans la dénonciation..
[86] Le Conseil canadien de la magistrature a adopté le raisonnement appliqué dans cette décision de Terre-Neuve dans sa publication de mai 2001, Quelques principes directeurs régissant le recours à l’outrage au tribunal. Aux pages 40 et 41, le Conseil cite les observations du juge en chef Green dans l’arrêt Health Care, précité :
[traduction] Comme l’a dit le juge en chef Green :
On peut affirmer qu’aucun juge ne caresse l’idée de devoir engager une procédure pour outrage au tribunal et de devoir éventuellement infliger des peines parfois rigoureuses, notamment la privation de liberté et des peines financières importantes, à des citoyens qui peuvent souvent être tout à fait respectueux de la loi à d’autres égards. Aucun tribunal ne souhaite le faire, mais le tribunal le fera et doit le faire s’il se trouve devant des actes qui constituent des violations de ses ordonnances licites. ...
Le juge en chef Green énonce les principes suivants qui pourraient être utiles en matière de détermination de la peine dans les cas de désobéissance à une injonction :
...
2. Les facteurs les plus importants à prendre en compte au moment de déterminer la peine à infliger par suite d’un outrage au tribunal de nature civile ou criminelle résident dans la dissuasion, tant générale que spécifique, mais surtout la dissuasion générale, ainsi que dans la dénonciation.
[87] Il vaut la peine de noter que, dans une décision récente de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, West Lincoln (Township) c. Chan, [2001] O.J. no 2133, qui concernait un outrage au tribunal de nature civile, la Cour a déclaré au paragraphe 37 :
[traduction] Le premier but de la procédure d’outrage au tribunal est la dissuasion, générale et spécifique. La peine pour outrage au tribunal devrait avoir un effet dissuasif sur les personnes enclines à désobéir aux ordonnances des tribunaux. Le non-respect des ordonnances affaiblit gravement notre système judiciaire. Dans la plupart des cas, à mon avis, l’effet dissuasif ne s’obtient pas du seul fait d’être pris. En d’autres termes, la seule expiation de l’outrage au tribunal est généralement une peine inadéquate. Ce serait le chaos social, par exemple, si un voleur de banque pouvait expier son crime en remettant simplement l’argent volé. [Non souligné dans l’original.]
[88] De plus, la dissuasion est un facteur qui ne doit pas être minimisé dans le domaine de la propriété intellectuelle. Comme l’a déclaré la Section de première instance de la Cour fédérale dans la décision Louis Vuitton S.A. c. Tokyo-Do Enterprises Inc. (1990), 37 C.P.R. (3d) 8 à la page 13, dans les affaires touchant la propriété intellectuelle, il est important de dissuader de violer les injonctions de protection :
[S]i ceux ou celles qui se font prendre en sortent sans égratignures, ça a pour effet d’encourager ces activités et de détruire, en conséquence, l’effet visé par les lois qui sont édictées, surtout dans le domaine de la protection de la propriété intellectuelle et de la propriété industrielle.
Même si Apotex elle-même n’allait vraisemblablement pas commettre d’autre outrage au tribunal, il faut prendre en compte l’effet dissuasif général dans les questions de propriété intellectuelle qui concernent d’autres sociétés.
[89] Par conséquent, s’il se trouve qu’une société a commis un outrage au tribunal dans une affaire de propriété intellectuelle, la dissuasion est un facteur auquel il faut accorder une grande attention. Une société ne pouvant être condamnée à l’emprisonnement, la seule peine qui reste est une amende. Dans le cas où, comme en l’espèce, une société a cherché par un acte d’outrage au tribunal à augmenter ses propres bénéfices, l’amende ne doit pas être si minime qu’elle revienne à une simple redevance de licence que d’autres sociétés, dans la perspective d’un acte similaire, pourraient simplement prévoir à leur budget. À mon avis, les ventes de décembre sont un très grave outrage au tribunal, comme le prouvent les ventes de 9 millions de dollars enregistrées le jour même du prononcé des motifs sans que le juge MacKay ait été informé de ces actes. Une amende symbolique de l’ordre suggéré par Apotex serait insuffisante.
[90] La question pourrait faire l’objet d’une renvoi au juge des faits pour un nouvel examen, mais il faut se rappeler que ce litige dure depuis plus de 10 ans. Il est inutile de poursuivre ce procès sans nécessité et c’est la raison pour laquelle j’entends exercer le pouvoir conféré à la Cour au sous-alinéa 52(b)(i) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, et traiter la question du montant de la peine.
[91] Dans la détermination du montant de la peine, je prends en considération les points suivants. Le juge MacKay a imposé une amende de 250 000 $ à Apotex, mais il n’a pas réparti la somme entre l’outrage au tribunal afférent aux activités de décembre et aux activités postérieures au 9 janvier. Il faut également se rappeler qu’il a estimé qu’il y avait des circonstances atténuantes pour les activités de décembre qui, pourrait-on soutenir, entraîneraient une réduction de l’amende pour cet outrage au tribunal. Par ailleurs, comme je l’ai dit, le juge MacKay a commis une erreur en attribuant peu de poids au facteur de la dissuasion, erreur qui aurait pour effet de hausser l’amende. Je dois également tenir compte du fait que la conclusion d’outrage au tribunal touchant les activités postérieures au 9 janvier doit être annulée.
[92] Compte tenu de l’ensemble de ces diverses considérations, je réduirais l’amende infligée à Apotex Inc. à 125 000 $. Je ne modifierais pas l’amende de M. Sherman, établie à 4 500 $, car l’amende personnelle imposée à M. Sherman ne vise que les ventes de décembre et aucunement la seconde période d’outrage au tribunal. Je ne puis conclure à aucune erreur grave du juge des faits sur ce point.
E) LES DÉPENS
[93] Je ne pense pas, au plan du principe, qu’il était inapproprié pour le juge MacKay d’adjuger les dépens à l’encontre des appelantes sur une base avocat-client. En fait, une jurisprudence abondante indique que c’est la pratique courante dans les affaires d’outrage au tribunal. Dans la décision Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1998), 86 C.P.R. (3d) 33 (C.F. 1re inst.) par exemple, le juge Hugessen, s’exprimant au nom de la Section de première instance de la Cour fédérale, a déclaré à la page 35 :
Bien entendu, dans des cas semblables, il arrive fréquemment que la personne reconnue coupable d’outrage au tribunal soit condamnée à payer les frais procureur-client à la partie qui a signalé le cas à l’attention de la Cour. La politique sous‑jacente à cette tendance jurisprudentielle est claire : une partie qui aide la Cour à appliquer les ordonnances qu’elle rend et à en assurer le respect ne devrait pas être tenue de payer de sa poche les frais qu’elle engage à cette fin. [Non souligné dans l’original.]
De même, dans la décision Dimatt Investments Inc. c. Presidio Clothing Inc. (1993), 48 C.P.R. (3d) 46, le juge MacKay, au nom de la Section de première instance de la Cour fédérale, a déclaré aux pages 53 et 54 :
[...] j’ai ordonné aux défendeurs de payer à la demanderesse ses dépens raisonnables sur une base procureur‑client. Cela correspond à la pratique normale lorsqu’il est fait droit à une demande d’ordonnance portant qu’il y a outrage au tribunal, de sorte que le rôle assumé par la partie qui demande le respect d’une ordonnance de la Cour n’entraîne pas de dépens excessifs pour celle‑ci.
En outre, dans la décision Innovation and Development Partners / IDP Inc. c. Canada (1993), 64 F.T.R. 177, le juge Cullen, au nom de la Section de première instance de la Cour fédérale, a déclaré à la page 181 :
En plus de l’amende, j’accorde à la défenderesse un montant raisonnable au titre des dépens procureur-client. En adjugeant les dépens, je m’en tiens à l’usage qui veut que l’on adjuge les dépens procureur-client aux parties qui, ayant engagé une procédure pour outrage, obtiennent gain de cause, afin que la partie agissant pour faire respecter une ordonnance de la Cour n’ait pas à supporter les frais d’une procédure visant à assurer la bonne administration de la justice. [Non souligné dans l’original.]
[94] Toutefois, considérant le fait que Merck n’a pas obtenu gain de cause pour la seconde période d’outrage au tribunal relative à l’aide aux ventes de tiers en janvier, l’attribution des dépens doit refléter ce demi-succès. J’adjugerais les dépens sur une base avocat-client aux intimées pour le procès et l’appel sur toutes les questions, sauf pour la seconde période d’outrage au tribunal pour laquelle je n’accorde pas de dépens. Les dépens devront être taxés par un officier taxateur.
Conclusion
[95] L’appel devrait être accueilli en partie par l’annulation de la condamnation pour outrage au tribunal pour la période postérieure au 9 janvier 1995, par la réduction de l’amende d’Apotex à la somme de 125 000 $ et par l’attribution des dépens conformément au paragraphe 94. L’appel incident devrait être rejeté sans dépens.
« J. EDGAR SEXTON »
Juge
« Je souscris à ces motifs.
A.J. Stone, juge. »
« Je souscris à ces motifs.
Marc Noël, juge. »
Traduction certifiée conforme
Martine Guay, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Avocats inscrits au dossier
DOSSIER : A-226-00 A-410-02
INTITULÉ : APOTEX INC. ET AL. c. MERCK & CO., INC. ET AL.
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : 8 et 9 AVRIL 2003
MOTIFS DU JUGEMENT
DE LA COUR : LE JUGE SEXTON
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE STONE ET LE JUGE NOËL
COMPARUTIONS :
M. H.B. Radomski Pour l’appelante
M. David Scrimger
M. Brian Greenspan
Mme Sharon Lavine
M. Brian Crane Pour l’intimée
M. G. Alexander Macklin
Mme Ritu Gambhir
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Goodmans Pour l’appelante Apotex
Toronto (Ontario)
Greenspan, Humphrey, Lavine Pour l’appelant M. Bernard Sherman
Toronto (Ontario)
Gowling, Lafleur Henderson s.r.l. Pour l’intimée
Ottawa (Ontario)