Date: 20000204
Dossier: A-27-98
CORAM: LE JUGE LÉTOURNEAU
LE JUGE NOËL |
LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER
ENTRE:
TRANSPORT NAVIMEX CANADA INC.,
Partie appelante;
ET:
SA MAJESTÉ LA REINE,
Partie intimée.
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le mardi, 30 novembre 1999
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le vendredi, 4 février 2000
MOTIFS DU JUGEMENT PAR: LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER
Y ONT SOUSCRIT: LE JUGE LÉTOURNEAU
LE JUGE NOËL
Date: 20000204
Dossier: A-27-98
CORAM: LE JUGE LÉTOURNEAU
LE JUGE NOËL
LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER
ENTRE:
TRANSPORT NAVIMEX CANADA INC.,
Partie appelante;
ET:
SA MAJESTÉ LA REINE,
Partie intimée.
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER
[1] Le litige a trait à des relations de nature contractuelle entre l'appelante (Navimex) et l'intimée, celle-ci agissant, en l'occurrence, par l'intermédiaire d'un organisme appelé Transport Canada. L'appelante s'inscrit contre un jugement de la Cour fédérale, division de première instance, qui a rejeté, sans frais, une poursuite en dommages-intérêts, résultant de la décision de l'intimée de résilier unilatéralement une convention conclue avec l'appelante.
Les faits et les procédures
[2] En mars 1985, Transport Canada invite certaines entreprises à présenter une soumission relativement au transport de marchandises à destination de Thulé, au Groenland. Pour être acceptée, l'offre de services doit, entre autres et comme conditions essentielles, stipuler le prix par tonne métrique qui sera exigé et identifier le navire qui sera utilisé, lequel devra être apte à contenir la totalité de la cargaison que l'intimée décidera de lui confier.
[3] Pour permettre aux soumissionnaires de satisfaire à cette dernière exigence, l'intimée précise que la cargaison anticipée sera de 541,45 tonnes métriques. Cependant, la clause 4 de l'appel d'offres prévoit ce qui suit:
Initial anticipated kind and tonnage listing attached to this tender is prepared from information available at the time of calling tenders and the successful tenderer will be provided with the final tonnage listing no later than June 14th, 1985, subject to a further adjustment of up to 10% less than the final tonnage listing, prior to date of sailing. |
[4] Navimex est une corporation présidée par M. Sylvio Thibeault qui en est le seul actionnaire. Le 17 avril 1985, elle dépose sa soumission. Elle y indique que le prix exigé sera de deux cent soixante dix-huit dollars (278$) par tonne métrique et que le navire choisi sera le GLENCOE, propriété de F. Frampton & Co. Ltd, de Saint-Jean, Terre-Neuve.
[5] Le 3 mai 1985, après s'être assuré que le navire en question répond à cette exigence, Transport Canada avise l'appelante qu'elle accepte sa proposition.
[6] Le 8 du même mois, l'intimée l'informe que la cargaison anticipée sera maintenant portée à 751,81 tonnes métriques, ce qui représente une augmentation de 210,36 tonnes. Le 16 mai 1985, elle lui précise que le tonnage précité représentera un volume de 83,188 pieds cubes et que, compte tenu d'une perte d'espace de rangement anticipée de quinze pour cent (15%) "broken stowage", l'espace nécessaire requis pour recevoir la cargaison sera de 95,666 pieds cubes ou de 2,709 mètres cubes.
[7] Recherches de nouveau faites, Transport Canada avise l'appelante, le 27 mai 1985, que, dans son opinion, l'espace utilisable à bord du GLENCOE ne permet pas de recevoir la totalité de la cargaison précitée et elle lui enjoint de désigner un autre navire pour effectuer le transport. Le même jour, Navimex répond qu'à son avis le GLENCOE a une capacité suffisante pour accomplir la tâche telle que modifiée.
[8] S'ensuivent des rencontres et discussions entre les parties qui s'avèrent infructueuses. Finalement, le 21 juin 1985, Transport Canada avise Navimex qu'elle met fin au contrat.
[9] Le 19 juin 1985, l'appelante signe et fait signifier une poursuite en dommages-intérêts pour la somme de deux cent trente mille dollars (230 000$). Elle y réclame le coût de l'affrètement du GLENCOE, la perte de profit qu'elle dit subir, et les frais d'arrimage, d'administration et de déplacement pour l'obtention et l'exécution préliminaires du contrat qu'elle prétend avoir encourus.
[10] Le 1er novembre 1994, elle amende sa déclaration. Elle allègue qu'ayant appris que le tonnage réellement transporté par un autre affréteur a été de 861,95 tonnes métriques au lieu de 751,81, elle subit une perte additionnelle de profit, due au fait que, si elle avait été mise au courant de cette nouvelle modification, elle aurait pu affréter un autre navire, le TERRA NORDICA, capable de transporter la marchandise à Thulé et celle d'un autre client au retour vers Montréal. Sa nouvelle réclamation s'élève maintenant à trois cent vingt-deux mille deux cent cinquante-quatre dollars et soixante dix-huit cents (322 254,78$).
[11] Le 13 janvier 1997, elle ré-amende sa déclaration pour corriger une erreur cléricale.
[12] Le jugement a quo est rendu le 22 décembre 1997. Il conclut: 1) que le GLENCOE n'avait la capacité de transporter ni le nombre de tonnes métriques (751,81) ni le nombre de pieds cubes prévus; 2) que, par contre, Transport Canada a, illégalement et sans motif, résilié son contrat; et 3) que, cependant, aucune preuve valable n'établit que Navimex ait subi quelque dommage susceptible de donner ouverture à une réclamation.
[13] Celle-ci s'inscrit en appel. Elle se déclare naturellement satisfaite de la conclusion du jugement qui a retenu la responsabilité de l'intimée, mais elle demande, en outre, que soit révisée celle qui déclare que le GLENCOE n'était pas apte à transporter les 751,81 tonnes métriques précitées.
[14] L'intimée, pour sa part, en appelle également de la partie de la décision qui sanctionne sa responsabilité. Toutefois, suite à une requête en rejet présentée par Navimex et accueillie par cette Cour le 31 août 1998, l'appel incident de l'intimée fut rejetée.
Les questions en litige
[15] Pour en arriver à sa décision, le juge de première instance s'est posé et a répondu à trois questions qu'il a énoncées comme suit:
1. Le navire GLENCOE pouvait-il recevoir et transporter vers Thulé une cargaison de 751,81 tonnes métriques dont le volume consistait de (sic) 83,188 pieds cubes? |
2. Si la réponse à cette première question est non, la défenderesse pouvait-elle résilier le contrat intervenu le 3 mai 1985? |
3. Si la réponse à la première question est oui, ou si la réponse à la deuxième question est non, quels sont les dommages subis par la demanderesse? |
[16] Seules les questions 1 et 3 sont en litige devant nous.
Analyse
1. Première question: La capacité du GLENCOE de transporter 751,81 tonnes métriques |
[17] L'appelante conteste la conclusion du jugement de première instance à ce sujet. L'intérêt que peut comporter la discussion de cet aspect du litige réside dans le fait que, si nous nous déclarions d'avis que le GLENCOE était en mesure de transporter les 751,81 tonnes métriques que l'intimée voulait lui confier, l'appelante aurait droit à des dommages plus élevés puisque la perte de profit serait alors calculée sur la base de ce tonnage et non des 541,45 tonnes métriques initialement anticipées.
[18] En la matière, l'application de la règle du fardeau de la preuve ne pose pas de problème. L'intimée ayant choisi de motiver sa décision unilatérale de mettre fin à ses relations contractuelles en alléguant que le navire proposé par Navimex et accepté par elle ne pouvait suffire à la tâche, il lui incombait d'en faire la démonstration à la satisfaction du juge du procès.
[19] Comme il s'agit ici d'une pure question de faits et que, dans le contexte particulier du débat, la détermination de la suffisance du navire à remplir la fonction relevait du domaine de l'expertise, le juge devait, en motivant sa conclusion, décider à laquelle des opinions d'experts il choisissait d'accorder sa préférence.
[20] Enfin, en l'occurrence, le rôle du tribunal que nous constituons est régi par la règle impérative énoncée par la Cour suprême du Canada, entre autres dans les arrêts Schwartz c. Canada1 et R. c. Van der Peet2, lesquels précisent qu'une Cour d'appel doit faire preuve d'une grande retenue à l'égard des conclusions de fait d'un juge de première instance et que cette retenue s'applique aussi bien dans le cas où l'appréciation de la crédibilité des témoins implique une preuve de la nature d'une expertise.
[21] C'est de cette dernière catégorie particulière qu'il s'agit ici. L'une et l'autre des parties ont soumis une expertise, chacune composée de deux rapports.
[22] Celle produite par l'appelante conclut, en définitive, que3
vu la hauteur à laquelle la cargaison devait être placée sur le navire, il aurait été impossible de l'arrimer de façon sécuritaire, ...un tel chargement était dangereux tant pour le navire que pour la cargaison. |
[23] À l'encontre, les deux rapports soumis par l'intimée affirmaient que4
compte tenu d'une stabilité (GM) très satisfaisante et bien supérieure au minimum recommandé, un arrimage compact dans les cales, une portée d'une hauteur raisonnable et sécuritairement bien attachée, le navire aurait pu facilement effectuer le voyage en toute sécurité. |
[24] Lors de son étude des rapports en question, le juge de première instance a mis en regard, les unes des autres, les bases de calcul sur lesquels ils reposaient et leurs conclusions qui différaient. Il a également constaté que certains éléments d'appréciation qui se trouvaient dans un rapport étaient absents dans l'autre. Cet examen minutieux et circonstancié de la preuve l'a satisfait que la preuve de l'intimée devait être préférée.
[25] Je suis d'avis qu'en exerçant, comme il l'a fait, le rôle qui lui était dévolu et compte tenu de la situation avantageuse dont il bénéficiait pour évaluer la crédibilité des témoignages entendus et d'en tirer les conséquences juridiques, le juge du procès n'a commis à cet égard aucune erreur "manifeste et dominante" (arrêt Schwartz) ni "précise et discernable" (arrêt Daigneault, cité dans Schwartz) qui pourrait justifier notre Cour d'intervenir et de modifier sa décision.
3. Troisième question: Les dommages subis par l'appelante |
[26] L'appelante réclame trois catégories de dommages-intérêts, soit:
1) le remboursement du coût d'affrètement du GLENCOE (75 000$); |
2) le remboursement des frais préparatoires d'arrimage, d'administration et de déplacement pour l'obtention et l'exécution préliminaires du contrat (total: 25 000$); et |
3) la perte du profit qu'elle aurait pu réaliser, en contrepartie de l'exécution du contrat, soit le transport de 860,95 tonnes métriques de Montréal à Thulé (125 000$) et la perte additionnelle de profit qu'aurait pu générer le transport éventuel de marchandises additionnelles vers Thulé et au retour de Thulé vers Montréal (87 321$). |
[27] Le juge de première instance a conclu au rejet total de ces réclamations, en général au motif que l'appelante n'a pas satisfait au fardeau d'établir, par une preuve satisfaisante, l'existence ou le quantum de chacune d'elles.
[28] Ci-après l'analyse du dossier et des motifs du jugement ainsi que les conclusions qu'il y a lieu de porter à leur sujet.
A) La réclamation pour remboursement du coût d'affrètement du GLENCOE |
[29] Le juge de première instance écrit5:
Le demanderesse n'a pas droit au montant réclamé de 75 000$. En premier lieu, la demanderesse n'a pas su démontrer qu'elle avait affrété le navire GLENCOE et, deuxièmement, elle ne m'a pas convaincu qu'elle avait effectué des paiements en exécution de sa prétendue obligation en vertu du contrat d'affrètement. |
[30] À sa disposition, il avait les éléments de preuve suivants:
- un document intitulé "Charter-party Agreement"; |
- le témoignage de M. Sylvio Thibeault, président et seul actionnaire de Navimex; |
- le texte d'une décision rendue par un juge de la Cour fédérale, division de première instance, homologuant une sentence arbitrale relative à un litige concernant le coût de l'affrètement du GLENCOE; et |
- une preuve de certains paiements faits en exécution du contrat d'affrètement. |
[31] Le premier juge a rejeté le "Charter-party Agreement", au motif qu'il se rapporte exclusivement à une entente entre le propriétaire du GLENCOE et une corporation du nom de Navigation Harvey & Frères Inc. (Harvey); qu'il n'est pas daté; enfin, que le témoignage de Sylvio Thibeault, quant à sa prétention qu'il y a apposé sa signature comme représentant de Navimex et quant à la date de cette apposition, est ambigu.
[32] En ce qui a trait au jugement relatif à la sentence arbitrale, le juge relate qu'elle se rapportait à une réclamation contre Harvey et M. Thibeault, dans laquelle le capitaine Frampton, à titre de propriétaire, requérait de chacun d'eux le coût de l'affrètement du navire pour un usage éventuel de cent vingt (120) jours et que le juge saisi du cas a conclu que M. Thibeault était responsable du paiement à titre personnel, ce qui, selon le juge de première instance dans la présente affaire, confirmerait l'absence d'implication de l'appelante dans l'affrètement en question.
[33] Quant au paiement que M. Thibeault soutient avoir fait au nom de Navimex, le juge du procès rejette également cette affirmation, opinant que son témoignage est "plutôt confus", ne l'a "pas impressionné" et qu'il n'est appuyé "d'aucun chèque, aucune correspondance, aucune facture"6.
[34] Enfin, il reproche à l'appelante de ne pas avoir fait entendre, comme témoin, Joachim Harvey (dont il dit qu'il est un participant-clé). À ce sujet, il écrit7:
Je ne peux que conclure que la demanderesse ne l'a pas assigné parce que son témoignage ne lui aurait pas été favorable. Donc la demanderesse, à mon avis, n'a pas affrété le navire GLENCOE et ne détenait aucun droit sur ce navire. |
[35] Avec égard, je ne puis partager la conclusion du juge de première instance.
[36] Au départ, il me paraît avoir, à tort, imposé à l'appelante un fardeau qu'elle n'avait pas à assumer, soit l'obligation de prouver l'existence d'un engagement contracté à l'égard du propriétaire du GLENCOE, puisque, selon moi, ce fait n'était mis en doute ni dans les faits, ni dans les procédures et ni par l'attitude de l'intimée lors du procès.
[37] En premier lieu, en lisant les allégations de la défense, on constate que la contestation de la demande porte, non pas sur l'existence d'un contrat d'affrètement entre le propriétaire du GLENCOE et Navimex qui a été reconnu et accepté par l'intimée, mais sur la capacité du navire affrété de remplir le rôle dont on veut le charger.
[38] D'autre part, si on prend connaissance des minutes d'une réunion tenue au Grand Hotel, à Montréal, en date du 31 mai 1985 (pièce P.15), lors de laquelle le sujet de discussion portait sur la possibilité de ce navire de transporter 751,81 tonnes métriques, on voit qu'y assistaient, entre autres, le capitaine M. Frampton, propriétaire du GLENCOE et le capitaine J. Harvey, de Navigation Harvey & Frères Inc. On y lit également que M. Frampton a tenté de convaincre les représentants de l'intimée qu'un tel transport sécuritaire était possible et que, de son côté, M. Harvey y a présenté un télex l'autorisant à parler au nom de Navimex sur cette question. À mon avis, la présence, la discussion et la participation du propriétaire du navire ainsi que celles par personne interposée et mandatée de l'appelante à cette réunion constituent une indication claire et nette que, dès cette époque et avant la date à laquelle l'intimée a résilié l'entente, il existait, entre le propriétaire du GLENCOE et Navimex des relations contractuelles portant sur l'affrètement du navire en question.
[39] Quant à l'attitude de l'intimée, lors du début de l'enquête en première instance, il y a lieu de citer ce passage où un débat s'engage entre les procureurs alors que M. Thibeault témoigne, lequel fait ressortir l'engagement de l'appelante quant au GLENCOE et l'acceptation de ce fait par l'intimée. Voulant expliquer la raison pour laquelle le GLENCOE a été choisi, Me André Jolicoeur s'exprime comme suit (transcription, vol. 1, page 30).
Le choix par le soumissionnaire des navires disponibles, de la bonne grosseur pour faire ça. Quand même il y aurait eu un navire disponible pour transporter mille cent deux (1 102) tonnes métriques au lieu de cinq cent cinquante et un (sic) (551), il eût été déraisonnable de le retenir et de soumissionner en conséquence, parce qu'il n'aurait pas pu à ce moment-là - vu que le contrat l'oblige à faire ça à bord d'un seul navire qui est nommé à la soumission par la formule 14 - se doit de choisir, évidemment, le navire le plus rationnel ou raisonnable, compte tenu du marché qui s'annonce pour faire ce transport-là. Alors, comment est-il arrivé à choisir le GLENCOE est pertinent à l'affaire, il dépend de ces faits-là. |
(le souligné est de moi)
[40] Ce à quoi Me Sylvie Gadouri, procureure de l'intimée, répond (page 31):
Monsieur le juge, en ce qui concerne le choix du GLENCOE et le fait qu'à l'époque de la soumission conforme aux exigences de la soumission n'est pas ici mis en doute, la soumission de Navimex Inc. a été acceptée. Alors j'ai de la difficulté à comprendre toute la ligne de questions là, à savoir quels autres navires aussi étaient aussi disponibles peut être pertinent au litige à ce stade-ci. |
(le souligné est de moi)
[41] Une seconde erreur que, selon moi et soit dit avec égard, le juge du procès a commise a été de ne pas tenir compte du contexte précis dans lequel la convention avec le propriétaire du GLENCOE a pris naissance.
[42] À ce sujet, le témoignage non contredit dans ses éléments essentiels de M. Thibeault nous éclaire sur l'implication de Navimex dans l'affrètement. Il a relaté que le transport de la cargaison anticipée originairement par Transport Canada exigeait l'utilisation d'un navire pendant un mois. Pour obtenir le rendement le plus élevé de cette entreprise, il avait intérêt à affréter un navire pour une durée additionnelle, ce qui avait pour résultat d'en diminuer le loyer à la tonne métrique. M. Thibeault dit avoir en conséquence, sous le nom de Navimex Harvey Enr., constitué un "joint venture" entre Transport Navimex Canada Inc. et Navigation Harvey et Frères Inc. aux fins de prolonger à cent vingt (120) jours la location du navire. Il est vrai que, sur le contrat d'affrètement, le nom corporatif de l'appelante n'apparaît pas; cependant, celui de M. Thibeault y est inscrit et, comme il n'avait à titre personnel aucune relation d'affaires avec Transport Canada, il faut nécessairement conclure qu'il l'a apposé comme mandataire d'un principal, lequel ne peut être que la société appelante, puisque c'est elle qui s'était engagée à fournir le GLENCOE pour honorer son engagement envers l'intimée.
[43] Le juge de première instance appuie, entre autres, son refus d'accepter la version de M. Thibeault sur le fait que, dans la décision rendue sur la demande d'homologation de la sentence arbitrale, à l'occasion de laquelle M. Frampton réclamait de Harvey et de M. Thibeault personnellement le coût total de l'affrètement, l'honorable juge Denault a accepté et confirmé cette partie de la sentence dans laquelle les arbitres concluaient que, ayant apposé sans autre qualification sa signature à la convention, il était personnellement responsable du paiement.
[44] À mon avis, cet élément de preuve n'a pas sa place dans le présent débat. Il n'aurait pas dû être considéré, et ce pour trois raisons. La première est que, dans cet autre litige, la présente appelante n'était pas une des parties au dossier, tant lors de l'arbitrage qu'à l'occasion de la requête en homologation. En second lieu, nous ignorons quelle preuve a été faite devant les arbitres et, forcément, quel jugement aurait été rendu si Navimex avait été appelée, comme mise en cause ou comme intervenante, à y soumettre une preuve. Enfin, je considère qu'en fondant sa décision sur un tel motif, le juge de première instance dans la présente cause n'a pas considéré, comme il l'aurait dû, l'application possible et rationnelle des règles relatives au soulèvement du voile corporatif, dont la Cour d'appel du Québec a déjà dit que8
les raisons invoquées par les tribunaux (pour l'accepter) ... varient énormément d'un dossier à l'autre |
et qu'elles peuvent devenir essentielles lorsqu'il s'agit, comme, à mon avis, c'est ici le cas, de découvrir le véritable débiteur et le véritable créancier.
[45] En ce qui a trait à l'affirmation du juge de première instance à l'effet que Navimex ne l'a pas convaincu qu'elle avait effectué des paiements "en exécution de ses prétendues obligations en vertu du contrat d'affrètement", la preuve révèle qu'un premier montant de trente sept mille cinq cent dollars (37 500$) a été payé le 26 juillet 1985 et que la somme fut prise dans le compte de banque du "joint venture" Navimex Harvey Enr. où l'appelante et Navigation Harvey et Frères Inc. avaient déposé des argents pour leurs opérations9. Quant à la balance de 37 500$, elle a été versée au terme de l'arbitrage et de l'homologation auxquelles j'ai fait référence. Quittance a été donnée par le propriétaire du navire, le tout tel qu'il appert d'une ordonnance du Protonotaire de cette Cour, permettant à M. Thibeault de reprendre une lettre de garantie de cent trente mille dollars (130 000$) qu'il avait dû déposer au greffe de la Cour en juin 198910.
[46] Pour ces motifs, je suis d'avis que le jugement a quo aurait dû reconnaître qu'une somme de soixante quinze mille dollars (75 000$) a été versée en conséquence de l'affrètement du navire GLENCOE, qu'elle a été payée par l'affréteur et que l'affréteur était Navimex, representée par son président et seul actionnaire, M. Thibeault.
B) La réclamation pour frais d'arrimage, d'administration et de déplacement |
[47] Celle relative à l'arrimage est de quinze mille dollars (15 000$). Elle a été rejetée. Selon le témoignage de M. Thibeault, c'est Navigation Harvey & Frères Inc. qui en aurait acquitté le coût. Or, écrit le juge de première instance11:
À la lumière du témoignage de M. Thibault, l'entente intervenue entre la demanderesse et/ou M. Thibault et Navigation Harvey & Frères est à l'effet que si la demanderesse obtient un jugement en sa faveur, elle remboursera les 15 000$. Si la demanderesse n'obtient pas un jugement favorable, elle n'aura pas à rembourser Navigation Harvey & Frères. |
[48] L'appel étant accueilli quant au fait de l'existence de la convention d'affrètement, il devrait logiquement s'ensuivre que ce poste de déboursés devient recevable. Malheureusement, selon les constations du juge du procès12:
M. Thibault n'a déposé aucune facture ou autre pièce justificative. De plus, la demanderesse n'a pas assigné M. Harvey, qui, de toute évidence, était la personne qui pouvait éclairer la Cour concernant cette partie de la réclamation de la demanderesse. Il n'y a aucune preuve véritable, à mon avis, concernant les frais couverts par le 15 000$ réclamé par la demanderesse. En d'autres mots, la preuve offerte par la demanderesse n'est pas suffisante pour me permettre de lui accorder la dépense réclamée. |
[49] Ma propre lecture de la preuve au dossier me convainc que la conclusion précitée était justifiée et qu'il n'y a pas lieu d'intervenir.
[50] La seconde demande, de ce chef, qui a trait aux dépenses d'administration et de déplacement, forme un total de dix mille dollars (10 000$). Les sommes qui la composent sont énumérées à la page 40 du jugement a quo.
[51] Le juge de première instance a procédé à l'analyse de chacune d'elles. Il les a rejetées pour divers motifs, soit qu'elles avaient été encourues avant l'octroi du contrat, soit que, dans la presque totalité des cas, elles n'étaient appuyées d'aucune facture ni autre pièce justificative. Il a, en particulier, souligné le fait que l'appelante y réclame trois mille cent vingt dollars (3 120$) en mentionnant simplement que c'est pour "temps" et que, pour "frais de bureau, télécommunications", elle veut être remboursée de cinq mille cinq cents dollars (5 500$), sans fournir le moindre détail des composantes d'une somme aussi substantielle.
[52] Devant notre Cour, l'appelante a représenté qu'il est justifié de présumer que les dépenses de la nature de celles récitées plus haut sont normales et que, leur quantum étant raisonnable, il n'était pas nécessaire de les détailler ni de les appuyer de preuves justificatives. Ce raisonnement est, à mon avis, irrecevable et je considère que le juge du procès ne pouvait faire autrement que d'en rejeter la demande.
La réclamation pour perte de profit
[53] La perte que l'appelante allègue avoir subie est composée:
- du profit net qu'elle aurait réalisé par suite du transport de 751,81 tonnes métriques, de Montréal à Thulé, soit cent vingt cinq mille deux cent vingt-cinq dollars et soixante dix-huit cents (125 225,78$); |
- du profit net que lui aurait rapporté éventuellement le transport d'une autre cargaison sur le trajet de retour de Thulé vers Montréal, soit cinq mille dollars (5 000$); |
- du profit que lui aurait procuré le transport, de Montréal vers Thulé, de marchandises additionnelles, soit 111,14 tonnes métriques (i.e., la différence entre 751,81 et 860,95 tonnes), si elle avait été mise au courant, en temps utile, de la décision de l'intimée d'augmenter à 860,95 tonnes le total final de la cargaison à transporter, soit quatre-vingt deux mille trois cent vingt-et-un dollars (82 321$); et |
- du profit additionnel qu'aurait pu lui rapporter le transport d'une cargaison égale à 111,14 tonnes métriques, au retour de Thulé vers Montréal, soit dix mille dollars (10 000$)13. |
[54] La troisième réclamation est fondée sur la théorie que, si les 860,95 tonnes métriques, montant du tonnage finalement déterminé pour l'expédition, avaient été confiées à l'appelante et par elle transportées à destination de Thulé, celle-ci, eût-elle été avisée de cette modification, aurait affrété le TERRA NORDICA ou un navire de tonnage équivalent. Il est clair cependant selon la preuve que le seul droit que l"appelante s"est vu conférer par l"attribution du contrat était celui d"effectuer le transport projeté à bord du GLENCOE. Elle n"avait aucun droit à un transport accru à même un autre navire si la cargaison projetée devait augmenter. À cet égard, le juge de première instance a d"ailleurs conclu que l"obligation contractuelle de l"appelante se limitait à la mise en disponibilité du bateau désigné lors de l"attribution du contrat et nul autre14:
Si l'on acceptait l'interprétation proposée par la défenderesse, c'est-à-dire que la cargaison à être transportée n'était sujette à aucune limite, la demanderesse aurait alors été dans l'obligation de proposer un navire ayant une capacité de recevoir un tonnage de beaucoup supérieur au tonnage anticipé pour le voyage. Une autre alternative pour la demanderesse aurait été d'obtenir des droits sur plusieurs navires de capacité différente afin de prévoir toutes les éventualités. Comme les frais d'opération varient d'un navire à l'autre, notamment en fonction de la capacité et comme la disponibilité des navires est également limitée, l'interprétation de [la défenderesse] n'est ni raisonnable ni justifiée du point de vue commercial. |
[55] Puisque l"obligation contractuelle de l"appelante se limitait à l"utilisation du GLENCOE, celle-ci ne peut prétendre avoir droit à une perte de profit calculée autrement qu"en fonction de ce navire.
[56] La seconde réclamation apparaît à la page 363 du dossier d"appel sous la rubrique "retour estimé". Elle a comme fondement l"affirmation de M. Thibeault à l"effet qu"on lui aurait confié des marchandises pour le retour de Thulé. Le juge de première instance a conclu qu"il s"agissait là "de vagues suppositions qui ne sont supportées d"aucune façon par la preuve"15. Je suis entièrement d'accord avec cette conclusion. Pendant son témoignage, M. Thibeault a constamment parlé de "prévisions" et de "possibilités" de trouver d'autres clients pour le voyage de retour de Thulé vers Montréal16. Lors de sa plaidoirie devant notre Cour, le procureur de l'appelante a fait grand état du fait que, dans le commerce du transport maritime, en particulier celui en direction de Thulé, tout le monde est au courant qu'il y a normalement de la marchandise à rapporter vers Montréal. Une semblable affirmation ne saurait remplacer une preuve quelconque établissant que, dans l"instance, de la marchandise devait être transportée au retour contre rémunération.
[57] Quant à la première réclamation, le jugement a quo en dispose comme suit:
Puisque la demanderesse ne m'a pas convaincue (sic) qu'elle avait affrétée le GLENCOE, elle ne peut, à mon avis, avoir encouru une perte de profit. |
Étant d"avis que le GLENCOE a de fait été affrété par l"appelante, celle-ci a droit à la perte de profit que le bris unilatéral du contrat a engendré17.
[58] À cet égard, l"appelante prétend que le profit brut issu du contrat doit se calculer selon le transport vers Thulé d'une cargaison de 751,81 tonnes métriques au taux proposé dans la soumission, suite à l'appel d'offres18. Or, le juge de première instance a déterminé qu'un tonnage de cette envergure était carrément au delà de la capacité porteuse du GLENCOE et sa décision, à ce sujet, n'est pas remise en question. Il faut donc conclure que l'appelante ne saurait réclamer cette partie du profit qu'aurait généré le transport de l'excédent de la capacité porteuse du GLENCOE.
[59] L"appelante est par contre en droit de calculer ses dommages selon la capacité porteuse du GLENCOE . Or, la seule preuve susceptible de nous éclairer à cet égard est constituée par les expertises sur la capacité du GLENCOE de transporter les 751,81 tonnes métriques que l"intimée voulait lui confier et une lecture attentive de l"expertise du capitaine Parfett, laquelle fut retenue par le juge de première instance, laisse entrevoir que le tonnage initial de 541,45 tonnes se rapprochait de la capacité porteuse du GLENCOE. Par ailleurs, en statuant que l'augmentation du tonnage décrétée par l'intimée était déraisonnable, le juge de première instance a reconnu, à partir des expériences antérieures de transport à cette destination, que le tonnage final pouvait dépasser de 10% le tonnage anticipé et que ce pourcentage pouvait être inclus dans le calcul de la perte de profit19. Puisque ce 10% de variation est une donnée qui était connue et acceptée de l'intimée et qui ne mettait pas en cause la capacité porteuse du GLENCOE, il y a lieu d"établir celle-ci à 595,59 tonnes métriques, soit le tonnage initial (541,45) plus 10% (54,14).
[60] L"offre soumise par l"appelante et retenue par l"intimée permettait à l"appelante d"envisager un prix de 278,00$ par tonne "chargeable". Le nombre de tonnes "chargeables" devait être déterminé en tenant compte des facteurs poids et volume selon celui de ces facteurs qui procurait les meilleurs revenus20. En utilisant cette règle telle qu'elle fut appliquée par l"appelante à l"égard d"une cargaison de 751,81 tonnes métriques et en la réduisant par le biais de la règle de trois pour tenir compte d"une cargaison de 541,45 tonnes métriques, l"appelante pouvait anticiper transporter 715,30 tonnes "chargeables"21. En modifiant ce résultat pour tenir compte des 54,14 tonnes métriques additionnelles22 on en arrive à 786,82 tonnes "chargeables". C"est donc que l"appelante pouvait espérer générer un profit brut de 218 735,96$ à même le transport des marchandises que l"intimée s"était engagé à lui confier (786,82 tonnes "chargeables" X 278,00$). Selon les propres chiffres de l"appelante, les dépenses qui devaient être encourues pour générer ce revenu brut se chiffraient à 163 215,45$23. En défalquant ce montant du montant brut maximum que l"intimée était tenue de lui verser, selon les termes de l"offre, la perte de profit s"établit à 55 520,51$ (218 735,96$ - 163 215,45$).
[61] Pour ces motifs, je suis d'avis que l'appel devrait être accueilli pour partie, avec dépens des deux cours y compris les frais d'experts et que jugement devrait être rendu accordant à l'appelante la somme de soixante-quinze mille dollars (75 000$) pour frais d'affrètement et la somme de cinquante-cinq mille cinq cent vingt dollars et cinquante et un sous (55 520,51$) pour perte de profit, ces montants portant intérêts au taux légal depuis le 25 juin 1985 auxquels il y a lieu d"ajouter depuis cette date l"indemnité prévue à l"article 1619 du Code civil du Québec .
"François Chevalier"
j.s.
"Je suis d'accord
Gilles Létourneau j.c.a."
"Je suis d'accord
Marc Noël j.c.a."
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION D'APPEL
NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
NO DU DOSSIER DE LA COUR : A-27-98
INTITULÉ : TRANSPORT NAVIMEX CANADA INC. c. LA REINE
LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa
DATE DE L'AUDIENCE : le 30 novembre 1999
MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE PAR: le juge suppléant Chevalier
Y ONT SOUSCRIT: le juge Létourneau
le juge Noël
EN DATE : 4 février 2000
COMPARUTIONS :
Me André Joli-Coeur
Me Cöme Boucher POUR L'APPELANT
Me Jean Lavigne POUR L'INTIMÉE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Joli-Coeur, Lacasse
Lemieux, Simard, St-Pierre
Sillery (Québec)POUR LE REQUÉRANT
Morris RosenbergPOUR L'INTIMÉE
Sous-procureur général du Canada
Ottawa, Ontario
__________________1 (1996) 1 R.C.S. 254, aux pages 278 à 289.
2 (1996) 2 R.C.S. 507, aux pages 564 à 567.
3 Dossier d'appel, page 13, par. 25.
4 Dossier d'appel, page 19, par. 30.
8 Houle c. B.C.N., (1987) R.J.Q. 1518, page 1523.
9 Dossier d'appel, vol. II, les transcriptions, aux pages 258 à 263.
10 Dossier d'appel, vol. III, aux pages 550 et 551.
13 Tous ces chiffres sont consignés à la page 56 du dossier d'appel (à noter que, lors de l'audition du pourvoi, le chiffre de dix neuf mille cinquante trois dollars et vingt-et-un cents (19 053,21$) qui y apparaît a été modifié pour se lire dix sept mille trois cent vingt-et-un dollars (17 321$).
16 Transcriptions, pages 249 et 250.
17 M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619.
20 Le facteur de conversion poids/volume s"établissait à 2.5 mètres cubes à la tonne poids. Article 9 de la Soumission, dossier d"appel, page 283.
21 Annexe "A" des prétentions de l"intimée suite à la directive du 23 décembre 1999.