ENTRE :
et
MINISTRE DES RESSOURCES HUMAINES ET
DU DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES
Audience tenue à Toronto (Ontario), le 13 novembre 2008.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2009.
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE EVANS
MOTIFS CONCORDANTS : LE JUGE RYER
MOTIFS DISSIDENTS : LE JUGE LINDEN
Date : 20090126
Dossier : A-79-08
Référence : 2009 CAF 22
CORAM : LE JUGE LINDEN
LE JUGE EVANS
LE JUGE RYER
ENTRE :
CYNTHIA HARRIS
demanderesse
et
MINISTRE DES RESSOURCES HUMAINES ET
DU DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE LINDEN (motifs dissidents)
[1] La question à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la demanderesse, Cynthia Harris, est empêchée de réclamer des prestations d’invalidité permanente en vertu du Régime de pensions du Canada, parce qu’elle n’a pas travaillé à l’extérieur du foyer en 1998 afin de prendre soin de son fils gravement handicapé. Elle soulève la question de savoir si certaines dispositions du Régime, appelées les clauses d’exclusion pour élever des enfants (les CEEE), vont à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte, parce qu’elles ne s’appliquent qu’aux parents d’enfants âgés de moins de sept ans qui restent à la maison pour s’occuper de ceux‑ci, et ne tiennent pas compte du sort des parents qui ont des enfants atteints d’une déficience et âgés d’au moins sept ans et qui doivent rester à la maison pour s’occuper d’eux après que ceux-ci ont atteint l’âge auquel les enfants n’ayant pas de déficiences commencent normalement à fréquenter l’école.
[2] Il s’agit en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision par laquelle la Commission d’appel des pensions (CAP) a conclu que les CEEE énoncées au sous‑alinéa 44(2)b)(iv) et à l’alinéa 77(1)a) du Règlement ne vont pas à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour les motifs exposés ci-dessous, je ferais droit à la demande et je conclurais que la CEEE va à l’encontre du paragraphe 15(1) et n’est pas sauvegardée par l’article premier de la Charte. Je sais que mes collègues, les juges Evans et Ryer, en sont arrivés à la conclusion que le paragraphe 15(1) n’est pas violé; cependant, en toute déférence, je ne puis souscrire à leur avis.
[3] La question en litige en l’espèce se pose parce que le ministre a refusé la demande de pension d’invalidité de Mme Harris. Selon le Régime, pour être admissible à une pension d’invalidité, le demandeur doit avoir versé des cotisations au Régime pendant au moins quatre des six dernières années (l’exigence de récence). La CEEE a été édictée pour assouplir cette exigence dans le cas des parents qui quittent temporairement le marché du travail pour s’acquitter de leurs responsabilités liées à l’éducation des enfants. Elle a pour effet d’exclure de la période de six ans les années au cours desquelles le demandeur est resté à l’extérieur du marché du travail pour s’occuper d’enfants âgés de moins de sept ans. Bien que Mme Harris ait versé des cotisations au Régime, elle n’a pas respecté cette exigence de récence et a donc été jugée inadmissible à toucher des prestations.
[4] Les experts du défendeur ont présenté des éléments de preuve selon lesquels le législateur a choisi l’âge de sept ans comme âge butoir parce qu’il correspond à l’âge auquel « la plupart des enfants » sont en mesure de fréquenter l’école à temps plein, ce qui allège le fardeau des parents et leur donne plus de latitude pour participer au marché du travail. Un des aspects cruciaux de la présente affaire concerne les incidences des généralisations au sujet de « la plupart des enfants » pour les parents qui, comme c’était le cas de Mme Harris, ont des enfants atteints de déficiences qui n’entrent pas dans ce moule.
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
[5] Le paragraphe 44(2) du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. 8, énonce « l’exigence de récence » susmentionnée qu’un cotisant doit respecter pour être admissible à une pension d’invalidité. J’ai souligné les parties qui sont pertinentes en l’espèce :
44. (2) Pour l’application des alinéas (1)b) et e) : a) un cotisant n’est réputé avoir versé des cotisations pendant au moins la période minimale d’admissibilité que s’il a versé des cotisations sur des gains qui sont au moins égaux à son exemption de base, compte non tenu du paragraphe 20(2), selon le cas : (i) soit, pendant au moins quatre des six dernières années civiles comprises, en tout ou en partie, dans sa période cotisable, soit, lorsqu’il y a moins de six années civiles entièrement ou partiellement comprises dans sa période cotisable, pendant au moins quatre années, (i.1) pendant au moins vingt-cinq années civiles comprises, en tout ou en partie, dans sa période cotisable, dont au moins trois dans les six dernières années civiles comprises, en tout ou en partie, dans sa période cotisable, (ii) pour chaque année subséquente au mois de la cessation de la pension d’invalidité; b) la période cotisable d’un cotisant est la période qui : (i) commence le 1er janvier 1966 ou au moment où il atteint l’âge de dix-huit ans, en choisissant celle de ces deux dates qui est postérieure à l’autre, (ii) se termine avec le mois au cours duquel il est déclaré invalide dans le cadre de l’alinéa (1)b), mais ne comprend pas : (iii) un mois qui, en raison d’une invalidité, a été exclu de la période cotisable de ce cotisant conformément à la présente loi ou à un régime provincial de pensions, (iv) en ce qui concerne une prestation payable en application de la présente loi à l’égard d’un mois postérieur à décembre 1977, un mois relativement auquel il était bénéficiaire d’une allocation familiale dans une année à l’égard de laquelle ses gains non ajustés ouvrant droit à pension étaient inférieurs à son exemption de base pour l’année, compte non tenu du paragraphe 20(2). |
44. (2) For the purposes of paragraphs (1)(b) and (e), (a) a contributor shall be considered to have made contributions for not less than the minimum qualifying period only if the contributor has made contributions on earnings that are not less than the basic exemption of that contributor, calculated without regard to subsection 20(2), (i) for at least four of the last six calendar years included either wholly or partly in the contributor’s contributory period or, where there are fewer than six calendar years included either wholly or partly in the contributor’s contributory period, for at least four years, (i.1) for at least 25 calendar years included either wholly or partly in the contributor’s contributory period, of which at least three are in the last six calendar years included either wholly or partly in the contributor’s contributory period, or (ii) for each year after the month of cessation of the contributor’s previous disability benefit; and (b) the contributory period of a contributor shall be the period (i) commencing January 1, 1966 or when he reaches eighteen years of age, whichever is the later, and (ii) ending with the month in which he is determined to have become disabled for the purpose of paragraph (1)(b), but excluding (iii) any month that was excluded from the contributor’s contributory period under this Act or under a provincial pension plan by reason of disability, and (iv) in relation to any benefits payable under this Act for any month after December, 1977, any month for which the contributor was a family allowance recipient in a year for which the contributor’s unadjusted pensionable earnings are less than the basic exemption of the contributor for the year, calculated without regard to subsection 20(2).
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[6] En résumé, le sous-alinéa 42(2)a)(i) prévoit qu’un cotisant sera admissible à une pension d’invalidité s’il a versé des cotisations au Régime pendant quatre des six dernières années de sa période cotisable. La période cotisable d’un cotisant est ensuite définie à l’alinéa 42(2)b), comme la période totale comprise entre le dix-huitième anniversaire de naissance du cotisant et le mois au cours duquel il est déclaré invalide.
[7] La CEEE figure au sous-alinéa 42(2)b)(iv), qui permet d’exclure tout mois de la période cotisable lorsque les deux conditions suivantes sont réunies : 1) le cotisant est « bénéficiaire d’une allocation familiale » au sens du Règlement; 2) les gains du cotisant pour l’année sont inférieurs à son exemption de base.
[8] Selon l’alinéa 77(1)a) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C. ch. 385, l’expression « bénéficiaire d’une allocation familiale » s’entend notamment :
a) du conjoint d’une personne qui, selon cette définition, reçoit ou a reçu une allocation ou une allocation familiale, lorsque le conjoint reste à la maison et est la principale personne qui s’occupe d’un enfant âgé de moins de sept ans, et que l’autre conjoint ne peut être considéré comme bénéficiaire d’une allocation familiale pour la même période; |
(a) the spouse of a person, where the person is described in that definition as having received or being in receipt of an allowance or a family allowance, if the spouse remains at home and is the primary care giver for a child under seven years of age, and where the other spouse cannot be considered a family allowance recipient for the same period; |
[9] En conséquence, un père ou une mère qui ne travaille pas et qui reste à la maison pour s’occuper d’un enfant âgé de moins de sept ans a le droit d’exclure les années en question de sa période cotisable. Il peut ainsi demeurer admissible à toucher une pension d’invalidité en application du RPC, même s’il ne travaille pas (et ne verse pas de cotisations au Régime) en raison de ses responsabilités liées à l’éducation des enfants.
[10] J’examine maintenant la situation particulière de la demanderesse, Cynthia Harris.
LES FAITS
[11] Le fils de Mme Harris, Bradley, est né en 1989. Mme Harris a aussi une fille, Jessica, qui est née en 1991. Bien que Mme Harris soit retournée au travail pour une courte période en 1991, entre la naissance de ses deux enfants, son époux et elle-même ont décidé, lorsque Jessica est née, que la demanderesse resterait à la maison à temps plein pour s’occuper des enfants jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge scolaire.
[12] En 1996, Bradley a subi plusieurs accidents vasculaires cérébraux. Entre 1996 et 1998, il était gravement handicapé et a dû réapprendre les fonctions de base, comme marcher et utiliser ses mains et ses bras. Mme Harris s’est occupée à temps plein de son fils pendant cette période. Elle a expliqué au cours de son témoignage que son fils ne pouvait fréquenter l’école que l’équivalent de deux jours par semaine et qu’elle n’avait pas les moyens d’engager une personne qui aurait les compétences voulues pour s’occuper de lui et répondre aux besoins spéciaux nécessités par l’état de celui-ci.
[13] À l’automne de 1998, Bradley s’était bien rétabli et a pu commencer à fréquenter l’école à temps plein, même si sa mère l’accompagnait au moins trois fois par semaine. Mme Harris a recommencé à travailler en 2001.
[14] En 1997, Mme Harris a appris qu’elle était atteinte de sclérose en plaques. En 2002, elle a cessé de travailler en raison de la dégradation de son état de santé et elle a présenté une demande de pension d’invalidité.
[15] Conformément à la CEEE, les années 1990 et 1992 à 1997 ont été exclues de la période cotisable de Mme Harris, Jessica ayant atteint l’âge de sept ans en 1998. En conséquence, les six années qui ont été prises en compte pour savoir si Mme Harris respectait l’exigence de récence ont été 2002, 2001, 2000, 1999, 1998 et 1991. Or, Mme Harris a versé des cotisations uniquement pendant trois de ces années (1991, 2001 et 2002). En conséquence, elle a été jugée inadmissible à une pension d’invalidité. Cette décision a été confirmée lors du réexamen par le ministre.
[16] L’élément clé est le fait que si l’année 1998, au cours de laquelle Mme Harris s’est occupée de son fils handicapé, était également exclue de la période cotisable, la demanderesse serait admissible à une pension d’invalidité. Dans ce scénario, les six années faisant partie de la période cotisable de Mme Harris seraient 2002, 2001, 2000, 1999, 1991 et 1989 et celle-ci aurait versé des cotisations pendant quatre de ces années en question (2002, 2001, 1991 et 1989), de sorte qu’elle aurait été admissible. Mon collègue le juge Ryer souligne à juste titre que Mme Harris serait également admissible si elle avait travaillé entre l’automne de 1998 (lorsque Bradley est retourné à l’école) et 2001. Cependant, cela ne change rien au fait que, si elle avait pu exclure l’année 1998, au cours de laquelle elle s’est occupée à temps plein de Bradley, elle aurait également été admissible.
LES QUESTIONS EN LITIGE ET LA NORME DE CONTRÔLE
[17] La question à trancher dans la présente demande est de savoir si le délai butoir prévu à la CEEE va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte et, dans l’affirmative, si cette restriction peut être sauvegardée par l’article premier. Voici le texte du paragraphe 15(1) :
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. |
15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability. |
[18] Mme Harris soutient que le délai butoir est discriminatoire, parce qu’il est fondé sur des normes concernant les enfants bien portants et le moment auquel ils sont en mesure de fréquenter l’école et ne tient pas compte de la situation dans laquelle elle s’est trouvée comme parent ayant pris soin d’un enfant gravement handicapé. Pour sa part, le défendeur soutient que le délai butoir est fondé uniquement sur l’âge de l’enfant et est neutre en ce qui concerne la question de la déficience.
[19] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions constitutionnelles est la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 58).
RÉORIENTATION DE L’ANALYSE CONCERNANT L’ÉGALITÉ
[20] L’application de l’article 15 représente un défi unique pour les tribunaux depuis l’entrée en vigueur de cette disposition en 1985. Au fil des années, l’analyse a été peaufinée et corrigée, mais nous n’avons pas encore établi définitivement l’approche qui convient. Le plus récent jugement dans lequel la Cour suprême du Canada a examiné le cadre d’analyse des affaires portant sur l’égalité est l’arrêt R. c. Kapp, 2008 CSC 41. Dans cet arrêt, la juge Abella, qui a rédigé le jugement majoritaire, a cité le jugement rendu dans le tout premier litige concernant l’article 15, l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, où le juge McIntyre a expliqué que l’objet de la garantie est de promouvoir l’égalité réelle et non seulement formelle. De l’avis du juge McIntyre, l’interprétation axée sur l’égalité de traitement des individus semblables comporte certains dangers (paragraphe 26) :
Donc, en termes simples, on peut affirmer qu'une loi qui prévoit un traitement identique pour tous et l'égalité de traitement entre « A » et « B » pourrait fort bien causer une inégalité à « C », selon les différences de caractéristiques personnelles et de situations. Pour s'approcher de l'idéal d'une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi -‑ et dans les affaires humaines une approche est tout ce à quoi on peut s'attendre -‑ la principale considération doit être l'effet de la loi sur l'individu ou le groupe concerné. Tout en reconnaissant qu'il y aura toujours une variété infinie de caractéristiques personnelles, d'aptitudes, de droits et de mérites chez ceux qui sont assujettis à une loi, il faut atteindre le plus possible l'égalité de bénéfice et de protection et éviter d'imposer plus de restrictions, de sanctions ou de fardeaux à l'un qu'à l'autre. En d'autres termes, selon cet idéal qui est certes impossible à atteindre, une loi destinée à s'appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l'un que sur l'autre.
[21] Ainsi, dans Andrews, la majorité a établi un critère à deux volets à utiliser pour démontrer l’existence de discrimination au sens du paragraphe 15(1) : 1) la loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? 2) La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?
[22] Subséquemment, dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, la Cour suprême du Canada a tenté de régler les divergences d’interprétation qui ont suivi l’arrêt Andrews et a énoncé un critère tripartite à appliquer pour conclure à l’existence de discrimination; les tribunaux devaient se demander : 1) si la loi contestée établissait une distinction en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles ou si elle omettait de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouvait déjà dans la société canadienne; 2) si cette distinction était fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues; 3) si la distinction était discriminatoire au sens où elle aurait eu pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion selon laquelle le demandeur était moins capable ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne. Cependant, comme la Cour suprême l’a souligné plus tard dans l’arrêt Kapp, le critère énoncé dans Law était à peu près le même que le critère à deux volets établi dans Andrews.
[23] Toutefois, dans l’arrêt Law, la Cour suprême a donné à entendre que la dernière partie de l’analyse, soit la question de savoir si une distinction constitue de la discrimination au sens du paragraphe 15(1), devrait porter essentiellement sur la mesure dans laquelle la loi contestée a porté atteinte à la dignité humaine du demandeur. Elle a énoncé quatre facteurs contextuels devant servir à faciliter cette analyse : 1) la préexistence d’un désavantage subi par le groupe; 2) la correspondance entre la loi contestée et les besoins, les capacités et la situation propres du groupe; 3) la question de savoir si la loi ou le programme a un objet ou un effet d’amélioration; 4) la nature du droit touché (aux paragraphes 62 à 75).
[24] Dans Kapp, la Cour a reconnu que, même si l’arrêt Law visait à unifier l’approche relative à l’article 15, la « dignité humaine » s’est révélée un concept difficile à appliquer dans le cadre de l’analyse juridique. Le concept de la dignité humaine a été analysé pour la première fois dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, où la juge L’Heureux-Dubé a souligné, dans son jugement dissident, que l’analyse de l’égalité devrait être axée sur la question de savoir si le texte législatif en cause avait pour effet d’amplifier le désavantage préexistant des groupes opprimés et qu’il fallait accorder moins d’importance aux motifs énumérés et aux motifs analogues. Cette partie de l’analyse de la juge L’Heureux-Dubé a plus tard été intégrée dans le troisième volet du critère énoncé dans l’arrêt Law, soit la question de savoir si la loi contestée avait pour effet de promouvoir l’opinion selon laquelle le demandeur était moins capable ou ne méritait pas le même respect, perpétuant ainsi le désavantage dont souffraient les groupes opprimés. Cependant, il demeurait évident que l’un ou l’autre des motifs énumérés, ou un motif analogue, devaient être précisés dans le cadre de l’analyse.
[25] Selon certains universitaires, le concept de la dignité humaine, que la juge L’Heureux-Dubé a décrit comme la valeur qui sous-tend l’article 15, a été transformé en obstacle supplémentaire que les demandeurs doivent surmonter pour prouver la discrimination (voir Daphne Gilbert, « Time to Regroup : Rethinking Section 15 of the Charter » (2003), 48 McGill L.J. 627). Apparemment, les demandeurs ont été contraints de prouver non seulement l’effet dégradant d’une distinction sur le plan subjectif, mais également le caractère raisonnable de leurs perceptions sur le plan objectif.
[26] Bien que l’article 15 (et, d’ailleurs, l’ensemble de la Charte) vise indéniablement en dernier ressort à promouvoir la dignité humaine, cet objectif s’est révélé problématique comme norme juridique. Dans Kapp, la Cour a reconnu ce problème : « Les facteurs énoncés dans l’arrêt Law doivent être interprétés non pas littéralement comme s’il s’agissait de dispositions législatives, mais comme un moyen de mettre l’accent sur le principal enjeu de l’article 15, qui a été décrit dans l’arrêt Andrews — la lutte contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes » (Kapp, au paragraphe 24).
[27] À mon avis, dans l’arrêt Kapp, la Cour suprême demande que l’accent soit mis à nouveau sur l’idéal de l’égalité réelle. Nous devons examiner la situation du point de vue du demandeur et conserver à l’esprit la mise en garde du juge Frankfurter (alors juge à la Cour suprême des États‑Unis), qui a déjà affirmé ce qui suit : [traduction] « C’était un homme sage celui qui a dit qu’il n’y avait pas de plus grande inégalité que l’égalité de traitement entre individus inégaux » (Dennis c. United States, 339 U.S. 162 (1950), page 184). Dans la présente affaire, la Cour doit veiller à ce que les facteurs énoncés dans l’arrêt Law ne soient pas utilisés pour masquer le formalisme. Pour que ce principe soit respecté dans le cas des personnes handicapées, il sera peut‑être nécessaire que le texte législatif aille plus loin qu’équilibrer les chances afin de traiter les personnes de façon véritablement égale. C’est en conservant ces directives à l’esprit que j’ai poursuivi l’analyse en l’espèce.
L’OBJET DU RPC ET DE LA CEEE
[28] Comme la Cour suprême l’a souligné à maintes reprises, l’analyse fondée sur l’article 15 devrait débuter par un examen de l’objet de la mesure législative attaquée (Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357, 2004 CSC 65, au paragraphe 26).
[29] Le RPC est un régime d’assurance sociale qui est administré par le gouvernement fédéral et qui est fondé sur des cotisations obligatoires. Il vise à offrir un revenu de remplacement raisonnable lors de la retraite, de l’invalidité ou du décès du cotisant. En raison de cette fonction de remplacement du revenu, la participation antérieure des bénéficiaires à la main-d’œuvre active constitue un critère d’admissibilité important.
[30] L’objet admirable de la CEEE n’est pas contesté. Comme on l’a souligné à la Chambre des communes, cette clause vise :
[traduction][…] à éviter que le cotisant qui reste à la maison pour prendre soin de jeunes enfants soit pénalisé pendant la période au cours de laquelle il ne touche à peu près aucun gain. La disposition aurait pour effet de protéger l’admissibilité aux prestations au titre du RPC que le cotisant a acquises au moyen de cotisations versées pendant, avant et après la période consacrée à l’éducation de jeunes enfants. Encore là, cette disposition offrira une certaine reconnaissance économique réelle du travail à la maison ainsi qu’une sécurité financière à ces personnes, sans compromettre la structure fondamentale du Régime, qui est liée aux gains cotisables.
[31] L’âge butoir de sept ans a également été commenté dans le rapport d’expert de Marianna Geordano (qui a été déposé dans le dossier de la CAP en l’espèce) :
[traduction] L’âge de sept ans est l’âge auquel les enfants seraient probablement inscrits à l’école à temps plein. Une fois que les enfants commencent à fréquenter l’école, les parents disposent d’une plus grande marge de manœuvre pour participer au marché du travail et d’un plus vaste éventail d’options en ce qui a trait aux soins des enfants.
[32] Selon la preuve, la CEEE vise à accorder une reconnaissance (économique et, jusqu’à un certain point, sociale) au travail effectué à la maison, principalement par les femmes. Elle reconnaît également que les responsabilités liées à l’éducation des enfants imposent certaines contraintes aux parents, surtout aux mères, en ce qui a trait à la participation au marché du travail. L’âge butoir de sept ans est généralement perçu comme un âge où ce fardeau est sensiblement allégé, puisque la plupart des enfants sont pris en charge par l’école le jour. Même si bon nombre de parents continuent de rester à l’extérieur du marché du travail et de prendre soin à temps plein de leurs enfants après que ceux-ci commencent à fréquenter l’école, l’âge butoir semble traduire une perception selon laquelle cette décision découle d’un choix ou d’une préférence de la part des parents plutôt que d’une obligation inhérente à l’éducation des enfants.
[33] Cependant, comme je l’explique clairement ci-après, la CEEE a eu pour effet de traiter Mme Harris comme si elle avait vraiment eu la possibilité de réintégrer le marché du travail, alors que tel n’était pas le cas. Comme elle avait un enfant ayant besoin de soins spéciaux, que le système d’école publique n’était pas prêt à accommoder ces besoins et qu’elle n’avait pas les moyens de retenir les services d’un aide-soignant professionnel, elle a fait ce que de nombreux parents font dans le même cas : elle est restée à l’extérieur du marché du travail pour s’occuper à temps plein de ses enfants. Malheureusement, Mme Harris est à son tour atteinte d’une déficience et constate qu’après avoir joué ce rôle indispensable auprès de ses enfants, elle est maintenant pénalisée.
L’ANALYSE FONDÉE SUR L’ARTICLE 15
[34] Eu égard au cadre d’analyse que la Cour suprême a exposé dans l’arrêt Kapp, la première étape de la démarche consiste à se demander si la CEEE crée une distinction fondée sur l’un des motifs énumérés ou sur un motif analogue. Contrairement à la conclusion de la CAP, ma réponse à cette question est affirmative.
Le groupe de comparaison approprié
[35] Dans l’arrêt Kapp, la majorité a souligné que « les critiques se sont aussi accumulées à l’égard de la façon dont l’arrêt Law a permis au formalisme de certains arrêts de la Cour ultérieurs à l’arrêt Andrews de ressurgir sous la forme d’une analyse comparative artificielle axée sur l’égalité de traitement des individus égaux » (au paragraphe 22). À la lumière de cet enseignement, la Cour d’appel fédérale devrait, à tout le moins, éviter d’accepter un groupe de comparaison qui donnerait lieu à une analyse formaliste.
[36] Il se pourrait aussi que, dans l’arrêt Kapp, la Cour suprême ait signalé son intention de réorienter l’analyse fondée sur un groupe de comparaison, compte tenu de l’importance qu’elle a accordée aux stéréotypes et, de façon plus générale, aux désavantages. Si tel était le cas et que le cadre d’analyse utilisé en l’espèce n’était pas le groupe de comparaison, la nature discriminatoire de la CEEE ressortirait bien davantage. La présente affaire est un cas où la discrimination réside dans les répercussions économiques disproportionnées du régime législatif sur un groupe déjà défavorisé, les soignants d’enfants ayant des déficiences. Lorsque cette nouvelle approche est utilisée, il m’apparaît évident que les personnes ayant des déficiences ont, une fois de plus, été oubliées par un législateur bien intentionné.
[37] Toutefois, dans la mesure où les groupes de comparaison sont encore pertinents, il est essentiel de définir le groupe de comparaison d’une façon qui traduit le point de vue du demandeur (Law, au paragraphe 59). C’est pourquoi je rejetterais le choix que la CAP a fait du groupe de comparaison et que le ministre a appuyé en l’espèce : les parents qui restent en dehors du marché du travail pour s’occuper de leurs enfants âgés d’au moins sept ans et non atteints de déficience. En utilisant ce groupe de comparaison, la CAP a conclu que la CEEE n’établit aucune distinction, puisque les parents des enfants âgés d’au moins sept ans qui n’ont pas de déficience ne sont pas admissibles non plus à l’exclusion. Je conviens avec la demanderesse que ce groupe de comparaison n’englobe pas l’univers complet de personnes qui pourraient avoir le droit d’invoquer la CEEE, en l’occurrence, les parents.
[38] De plus, tel qu’il est mentionné plus haut, la CEEE a pour but d’éviter de pénaliser les parents qui ne peuvent participer pleinement au marché du travail en raison de leurs responsabilités liées à l’éducation des enfants; à mon avis, c’est le fardeau imposé par l’éducation des enfants et non l’âge de l’enfant en soi qui est la caractéristique pertinente aux fins de l’analyse.
[39] Le groupe de comparaison utilisé doit traduire la réalité sociologique inhérente à la présente demande, soit le fait que, tandis que les enfants non handicapés ou moins gravement handicapés et âgés d’au moins six ans peuvent fréquenter gratuitement l’école à temps plein, ceux qui ont de graves déficiences auront peut-être besoin du soutien parental à temps plein après l’âge de six ans. Le groupe de comparaison proposé par le défendeur donne lieu à une analyse qui est formaliste et qui ne tient pas compte du motif de discrimination invoqué, la déficience, ou de l’expérience des personnes ayant des déficiences et de leurs familles, dont les difficultés sont totalement ignorées.
[40] J’adopterais le groupe de comparaison qu’a proposé l’avocate de Mme Harris à l’audience : les parents de tous les enfants âgés d’au plus six ans qui n’ont pas de déficience et les parents des enfants âgés d’au moins sept ans dont les déficiences ne les empêchent pas de fréquenter l’école à temps plein.
La différence de traitement
[41] Ayant examiné le groupe de comparaison approprié, j’estime que le délai butoir de la CEEE se traduit par une différence de traitement à l’endroit de Mme Harris. Tandis que les parents du groupe de comparaison ont droit au bénéfice de la CEEE pour toute la période au cours de laquelle leurs choix liés au travail sont restreints par la nécessité de rester à temps plein à la maison pour s’occuper des enfants, le parent qui se trouve dans la position de Mme Harris n’y a droit que pour une partie de cette période, soit jusqu’à la date à laquelle le plus jeune de ses enfants atteint l’âge de sept ans. Étant donné que, en raison de l’exigence de récence du RPC, l’admissibilité à une pension d’invalidité devient une perspective de « tout ou rien », le délai butoir de la CEEE a entraîné, dans le cas de Mme Harris, l’inadmissibilité totale. Cette situation doit être considérée comme une différence de traitement.
[42] Je souligne brièvement que, même si j’avais accepté le groupe de comparaison de la CAP, j’aurais également conclu à une différence de traitement en raison de l’effet disproportionné du délai butoir sur les parents d’enfants ayant de graves déficiences, compte tenu du raisonnement que la Cour suprême a énoncé dans Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493. Dans cette affaire, l’intimé a soutenu que l’omission de l’orientation sexuelle dans les motifs de distinction interdits par la législation de l’Alberta sur les droits de la personne n’avait pas pour effet de créer une distinction, puisque ni les hétérosexuels, ni les homosexuels ne pouvaient alléguer la discrimination sur le fondement de l’orientation sexuelle. S’exprimant au nom de la majorité sur cette question, le juge Cory a rejeté ce raisonnement formaliste, soulignant qu’il était peu probable qu’une personne hétérosexuelle soit victime de discrimination en raison de son orientation sexuelle.
[43] La même logique s’applique en l’espèce. Tandis que les parents d’enfants qui n’ont pas de déficiences ou qui ont des déficiences légères ne sont plus tenus de supporter le fardeau d’un enfant ayant besoin de soins à temps plein à la maison lorsque celui-ci atteint l’âge de sept ans, les parents d’enfants âgés de plus de sept ans qui ont de graves déficiences continuent d’assumer ce fardeau. Le délai butoir de la CEEE a un effet disproportionné sur ces parents, parce qu’il ne tient pas compte de leurs besoins réels en ignorant la position désavantagée dans laquelle ils se trouvent déjà.
Distinction fondée sur un motif énuméré ou sur un motif analogue
[44] Je suis également d’avis que cette différence de traitement est fondée sur un motif énuméré, la déficience du fils de Mme Harris, Bradley. Le défendeur a soutenu qu’un parent ne peut invoquer la discrimination fondée sur les caractéristiques personnelles de son enfant. Cependant, il ne s’agit pas ici d’un cas où un parent cherche simplement à invoquer à nouveau une allégation de discrimination au nom de son enfant, comme la Cour d’appel de l’Ontario a conclu dans Wynberg c. Ontario (2006), 82 O.R. (3d) 561, aux paragraphes 205 et 206. Il s’agit en l’espèce d’une situation où un parent est la cible « véritable » et la seule cible d’une loi qui présuppose des attitudes discriminatoires à l’endroit de son enfant, comme c’était le cas dans Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358.
[45] Dans Benner, la Cour suprême a décidé que le lien entre un enfant et son père ou sa mère a « un caractère particulièrement unique et intime », de sorte que les caractéristiques de ce parent (comme la race ou la nationalité) étaient aussi immuables pour l’enfant que si elles étaient les siennes propres (au paragraphe 82). En conséquence, la Cour a conclu qu’une loi qui imposait un fardeau à M. Benner en raison du sexe du père ou de la mère de celui-ci créait une distinction fondée sur le sexe, même si elle était neutre quant au sexe de l’enfant lui-même.
[46] La proposition inverse devrait également s’appliquer. Un père ou une mère n’a pas plus de contrôle que l’enfant sur le fait que celui-ci a ou non une déficience. De plus, en raison des soins spéciaux que les enfants ayant des déficiences requièrent, en plus de la situation de dépendance dans laquelle tous les enfants se trouvent déjà à l’endroit de leurs parents, la déficience d’un enfant touche le parent d’une façon profonde et immuable. J’en arrive donc à la conclusion que la différence de traitement est fondée sur un motif énuméré, la déficience.
[47] À mon avis, cette conclusion n’a pas pour effet d’élargir la portée du principe énoncé dans Benner. La Cour suprême a pris soin de préciser qu’elle ne créait pas un principe général de « discrimination par association » et que cette question devrait être examinée à une autre occasion. Plus précisément, elle a laissé sans réponse la question de savoir si son analyse devrait s’étendre « aux situations dans lesquelles l'association d'une personne à un groupe est volontaire plutôt qu'involontaire, ou dans lesquelles la caractéristique appartenant au père ou à la mère et sur laquelle est fondé le traitement différent n’est pas un motif énuméré ou analogue » (au paragraphe 82). La présente affaire ne soulève aucune de ces questions, mais porte sur le même type de lien (parent‑enfant) et sur une demande fondée sur un motif de discrimination énuméré (la déficience).
La distinction est discriminatoire
[48] J’en arrive maintenant à la deuxième partie du critère énoncé dans l’arrêt Kapp, soit la question de savoir si la différence de traitement est discriminatoire au sens du droit à l’égalité qui est garanti. Dans son rapport historique intitulé Égalité en matière d’emploi : rapport d’une commission royale de 1984, la juge Abella (alors juge au tribunal de la famille de l’Ontario) a écrit, à la page 2, que lorsqu’un groupe particulier souffrait d’un désavantage, il s’agissait à première vue d’un indice de discrimination :
La question n'est pas de savoir si la discrimination est intentionnelle ou si elle est simplement involontaire, c'est-à-dire découlant du système lui-même. Si des pratiques occasionnent des répercussions néfastes pour certains groupes, c'est une indication qu'elles sont peut-être discriminatoires.
[49] La juge Abella a poursuivi en ces termes :
L'égalité peut parfois signifier traiter tous les individus de la même façon, malgré les différences qui les caractérisent, mais elle peut également signifier les traiter en égaux en tenant compte de leurs différences.
Auparavant, la notion d'égalité s'associait uniquement à celle d'identité, et mettre tout le monde sur un pied d'égalité voulait dire traiter tout le monde de la même manière. Nous savons maintenant que cette façon de voir va peut-être à l'encontre de la notion d'égalité. À faire fi des différences, il arrive qu'on ne tienne plus compte des besoins légitimes. Il est injuste de se servir des différences entre individus pour les empêcher d'accéder à une participation équitable (page 3).
Pour ce qui est des personnes handicapées, il faut tout mettre en œuvre pour leur offrir des services de soutien technique et personnel. [...] Les régimes de pension et d'avantages doivent être modifiés pour inciter les personnes handicapées à se joindre à la population active [...] (page 5).
L'égalité, au sens de la Charte, est par conséquent le droit de s'intégrer à l'ensemble de la société canadienne compte tenu des différences. Il s'agit de reconnaître et d'accepter les différences, et non de les ignorer et de les rejeter (page 14).
[50] Il importe de souligner que la présente demande est fondée sur le motif de la déficience. Étant donné que les personnes ayant des déficiences ont souvent besoin d’accommodements, allant parfois jusqu’à l’adoption de mesures supplémentaires pour elle, la Cour doit, en l’espèce, se montrer particulièrement vigilante afin d’éviter que son analyse soit axée sur l’égalité de traitement des individus semblables. Dans bien des cas, les lois qui créent une discrimination fondée sur la déficience n’établissent pas nécessairement des distinctions formelles entre les personnes ayant des déficiences et les autres, mais omettent plutôt de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle les premières se trouvent déjà, comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Law (au paragraphe 39).
[51] Les droits à l’égalité ont soulevé de nombreuses difficultés d’interprétation pour les tribunaux. Comme le montrent les commentaires précités au sujet de l’évolution du cadre d’analyse de l’article 15, même la Cour suprême a éprouvé du mal à définir avec précision la portée du droit. De plus, comme elle l’a reconnu dans Eaton c. Brant County Board of Education, [1997] 1 R.C.S. 241, au paragraphe 69, le motif de la déficience est encore plus complexe en raison des différences innombrables entre les personnes handicapées en ce qui a trait au type et à la gravité des déficiences dont elles souffrent et aux nombreuses options disponibles pour accommoder ces différences.
[52] Compte tenu de ces complexités, il n’est pas étonnant qu’il soit difficile de trouver une théorie uniforme sous-tendant les décisions que la Cour suprême a rendues au sujet de la déficience. La Cour suprême intervient parfois, comme elle l’a fait dans Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, où elle a conclu que le gouvernement avait l’obligation d’accommoder les patients sourds en fournissant des services d’interprétation gestuelle dans le cadre du régime d’assurance maladie de la province.
[53] Dans d’autres cas, les demandes fondées sur une déficience ont été rejetées. Comme le résume le professeur Peter Hogg, ces litiges (y compris Eaton, Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, et Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657), concernaient des régimes législatifs qui visaient à accommoder des personnes ayant des déficiences; les demandeurs ont soutenu que les accommodements n’allaient pas assez loin ou étaient par ailleurs inadéquats. Le professeur Hogg conclut que la Cour suprême s’est généralement montrée disposée à faire preuve de retenue à l’égard des efforts du législateur en vue d’accommoder la déficience (Constitutional Law in Canada, 5th ed. (feuilles mobiles), (Toronto : Carswell, 2007), p. 55 à 74).
[54] Par ailleurs, dans Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, la Cour suprême a conclu qu’un régime législatif qui excluait de son champ d’application les accidentés du travail souffrant de douleurs chroniques établissait contre ceux‑ci une discrimination fondée sur la déficience. La Cour a décidé à l’unanimité que l’exclusion générale des personnes souffrant de douleur chronique, sans la moindre évaluation de la situation de chacune d’elles, avait pour effet d’ignorer leurs besoins très réels et de perpétuer les stéréotypes répandus à leur endroit, selon lesquels ces personnes feignent leur mal (voir, notamment, au paragraphe 86). Depuis l’arrêt Martin, il est beaucoup plus difficile de déterminer le degré de retenue à accorder aux efforts législatifs visant à accommoder la déficience.
[55] Même la Cour suprême s’est heurtée à des difficultés lors de l’examen de questions liées à la déficience, ainsi que de questions plus générales portant sur l’article 15, et ce, tout récemment dans l’arrêt Kapp. Malgré ces difficultés, le juge Sopinka a formulé quelques commentaires utiles sur cet aspect dans le jugement qu’il a rendu dans Eaton (au paragraphe 67) :
L’exclusion de l’ensemble de la société découle d’une interprétation de la société fondée seulement sur les attributs « de l’ensemble » auxquels les personnes handicapées ne pourront jamais avoir accès. Qu’il s’agisse de l’impossibilité pour une personne aveugle de réussir un examen écrit ou du besoin d’une rampe pour avoir accès à une bibliothèque, la discrimination ne consiste pas dans l’attribution de caractéristiques fausses à la personne handicapée. La personne aveugle ne peut pas voir et la personne en fauteuil roulant a besoin d’une rampe d’accès. C’est plutôt l’omission de fournir des moyens raisonnables et d’apporter à la société les modifications qui feront en sorte que ses structures et les actions prises n’entraînent pas la relégation et la non-participation des personnes handicapées qui engendre une discrimination à leur égard. L’enquête sur la discrimination qui recourt au raisonnement fondé sur « l’attribution de caractéristiques stéréotypées », dans son acception courante, est tout simplement inappropriée dans le cas présent. Elle peut être considérée plutôt comme un cas d’inversion d’un stéréotype qui, en ne tenant pas compte de la condition d’une personne handicapée, fait abstraction de sa déficience et la force à se tirer d’affaire toute seule dans l’environnement de l’ensemble de la société. C’est la reconnaissance des caractéristiques réelles, et l’adaptation raisonnable à celles-ci, qui constitue l’objectif principal du par. 15(1) en ce qui a trait à la déficience.
[56] Dans la même veine, dans Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, au paragraphe 37, la juge en chef McLachlin s’est exprimée comme suit : « Une mesure qui impose des restrictions ou refuse des avantages sur le fondement de caractéristiques présumées ou attribuées à tort risque de porter atteinte à la valeur humaine essentielle des personnes visées et d’être discriminatoire. »
[57] Il est indéniable que, dans la présente affaire, le délai butoir de la CEEE est fondé sur une caractéristique présumée, soit le fait que les enfants âgés d’au moins sept ans sont en mesure de fréquenter l’école à temps plein. Comme l’avocat du ministre l’a expliqué dans son mémoire, [traduction] « l’âge butoir correspond à la norme selon laquelle, une fois que les enfants fréquentent l’école à temps plein, les parents sont plus disponibles pour participer au marché du travail et ont moins besoin d’aide pour prendre soin des enfants ». Cette perception ressort également du rapport Geordano. Ces commentaires révèlent la nature discriminatoire de l’âge butoir, qui traduit des présomptions fondées sur les capacités des enfants non handicapés sans tenir compte de la situation des enfants ayant des déficiences, qui ne sont pas en mesure de fréquenter l’école à temps plein et ayant encore besoin de soins continus à la maison.
[58] Il est peut-être vrai, comme le défendeur le soutient, que les délais butoirs fondés sur l’âge sont souvent arbitraires et doivent reposer sur des généralisations. Pourtant, le délai butoir de la CEEE n’est pas arbitraire. Le ministre admet qu’il repose sur des hypothèses concernant les capacités de « la plupart » des enfants, c’est-à-dire les enfants non handicapés. Ces normes ne sont pas neutres quant à la question de la déficience et renforcent une perception générale d’une société « implacablement conçue pour répondre aux besoins des personnes physiquement aptes », pour reprendre l’expression qu’a utilisée la Cour suprême dans Granovsky (au paragraphe 30). Dire que le délai butoir est fondé uniquement sur l’âge équivaut à faire abstraction de cette inversion d’un stéréotype, comme l’a dit le juge Sopinka dans Eaton. Une approche de cette nature constitue l’essence même du formalisme et doit être rejetée, car elle a pour effet d’ignorer totalement le sort des personnes défavorisées et de perpétuer leur situation.
[59] De plus, la demanderesse a présenté une preuve abondante au sujet des inconvénients économiques et psychologiques auxquels se heurtent les parents qui doivent rester en dehors du marché du travail pour prendre soin d’enfants ayant des déficiences. La CEEE a été édictée en reconnaissance du fardeau imposé aux parents qui doivent quitter temporairement le marché du travail pour s’acquitter de leurs responsabilités liées à l’éducation des enfants. Ce fardeau est certainement plus lourd pour les parents qui doivent rester encore plus longtemps en dehors du marché du travail en raison des besoins spéciaux de leur enfant. Cependant, en omettant d’accorder le même avantage prévu par la mesure législative aux parents qui sont contraints de rester plus longtemps en dehors du marché du travail en raison de la déficience de leur enfant, le ministre a permis que les stéréotypes à l’endroit des personnes défavorisées et les désavantages dont elles souffrent soient perpétués, ce qui est un autre indice de la discrimination.
[60] Enfin, le délai butoir de la CEEE laisse supposer que les parents qui restent à la maison pour s’occuper de leurs enfants après l’âge de sept ans le font par choix, car la tâche à temps plein des parents est normalement allégée lorsque l’enfant commence à fréquenter l’école. La mesure législative en cause ne tient pas compte du fait que bon nombre de parents qui se trouvent dans la situation de Mme Harris n’ont tout simplement pas ce choix et, par conséquent, elle ne reconnaît pas que le travail accompli par ces parents est tout aussi essentiel que celui des parents auprès d’enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge scolaire. Cette omission d’accorder la même reconnaissance au rôle essentiel que jouent les parents dont les enfants ayant des déficiences ne peuvent fréquenter l’école donne également à penser que le délai butoir est discriminatoire.
[61] Mon collègue, le juge Evans, conclut que la décision que la Cour suprême a rendue dans Granovsky a pour ainsi dire pour effet de trancher la demande de Mme Harris. Dans Granovsky, la Cour suprême a conclu qu’une autre clause d’exclusion du RPC n’était pas discriminatoire (et n’allait donc pas à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte) pour la simple raison que seules les personnes souffrant d’une déficience permanente, et non celles qui souffraient d’une déficience temporaire, en bénéficiaient. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Binnie a conclu qu’il était loisible au législateur de cibler des personnes plus gravement handicapées que M. Granovsky, soit les personnes ayant des déficiences permanentes. Les clauses d’exclusion en litige dans cette affaire découlaient déjà d’un effort visant à accommoder les personnes ayant des déficiences; en l’absence d’éléments de preuve montrant que la ligne de démarcation choisie par le législateur a eu pour effet de stigmatiser ou de rabaisser les personnes ayant des déficiences temporaires, la Cour n’était pas disposée à conclure que les restrictions inhérentes à cet accommodement étaient discriminatoires. M. Granovsky a été exclu de la portée de cette disposition non pas parce que le législateur a marginalisé ou ignoré les besoins de celui-ci, mais plutôt parce qu’il faisait partie d’un groupe de personnes plus favorisées que celles qui étaient visées par la mesure.
[62] Malgré le respect que j’éprouve pour l’opinion du juge Evans, j’estime que la situation mise en preuve en l’espèce est différente de celle qu’a examinée la Cour suprême dans Granovsky. La CEEE a peut-être un objet d’amélioration, mais elle ne vise pas à atténuer les difficultés des personnes ayant des déficiences ou des parents d’enfants ayant des déficiences. Il s’agit d’un régime qui a pour but d’aider un groupe vulnérable, les parents qui restent à la maison pour s’occuper de jeunes enfants, mais qui, ce faisant, ignore totalement les besoins d’un groupe encore plus défavorisé, les parents de jeunes enfants ayant des déficiences. Il ne s’agit pas d’un cas où le législateur a déjà tenté d’accommoder la déficience et où on demande aux tribunaux de le contraindre à aller plus loin. Il s’agit d’un cas où un régime législatif fondé sur de bonnes intentions au départ a, par suite des stéréotypes créés, totalement ignoré les parents d’enfants ayant des déficiences et ne leur a offert aucun accommodement.
[63] Pour les motifs exposés ci-dessus, j’en arrive à la conclusion que la distinction traduit des préjugés fondés sur des stéréotypes injustes et a pour effet de perpétuer un désavantage économique, ce qui, selon l’« éclaircissement philosophique », porte atteinte à la dignité humaine de ces personnes ayant des déficiences. Elle est donc discriminatoire au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. Étant donné qu’aucune question n’a été soulevée au sujet du paragraphe 15(2), il n’est pas nécessaire d’examiner cette disposition dans la présente affaire.
L’ANALYSE FONDÉE SUR L’ARTICLE PREMIER
[64] Le critère à établir pour justifier une violation d’un droit reconnu par la Charte, en vertu de l’article premier a été énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Le défendeur doit d’abord établir qu’un objectif « suffisamment important » sous-tend les dispositions attaquées. Il doit ensuite prouver que l’atteinte aux droits que l’article 15 reconnaît à la demanderesse en l’espèce a un lien rationnel avec cet objectif, que la mesure en cause porte le moins possible atteinte aux droits en question et qu’il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la restriction sur les droits que la Charte reconnaît à Mme Harris. Tous ces critères doivent être établis pour que l’article premier s’applique de façon à sauvegarder la mesure contestée.
[65] Le défendeur soutient à juste titre que l’objectif de la CEEE est suffisamment important, puisqu’il consiste à protéger l’admissibilité aux avantages du Régime acquis par les cotisants qui quittent le marché du travail ou réduisent leur participation à celui-ci afin de prendre soin de jeunes enfants. Cependant, le délai butoir ne peut avoir un lien rationnel avec cet objet puisque, en réalité, il a pour effet d’en restreindre la réalisation pour certains parents de certains jeunes enfants qui doivent être pris en compte, les enfants ayant des déficiences.
[66] J’adopterais un autre énoncé de l’objet de la CEEE qui figure dans les observations écrites du défendeur, soit [traduction] « protéger l’admissibilité des cotisants qui quittent le marché du travail pour prendre soin de jeunes enfants, tout en veillant à ce que le Régime demeure viable et accessible pour la plupart des salariés » (non souligné dans l’original). Le délai butoir vise manifestement à restreindre la portée des clauses d’exclusion afin de veiller à ce que le RPC demeure financièrement viable. En conséquence, il est permis de dire qu’il a un lien rationnel avec cet objectif, de sorte que les deux premiers éléments de l’article premier sont établis.
[67] Cependant, à mon avis, le délai butoir ne porte pas atteinte de façon minimale aux droits que l’article 15 reconnaît à la demanderesse. Comme le tribunal de révision l’a souligné, l’actuaire du défendeur a admis que l’application de la CEEE aux parents qui demeurent à l’extérieur du marché du travail pour s’occuper d’enfants ayant de graves déficiences n’aurait pas un effet important sur la viabilité financière du Régime. D’après le rapport de cet expert, si la CEEE était appliquée aux parents ayant des enfants âgés de 7 à 24 ans qui ont des déficiences, les dépenses annuelles du RPC n’augmenteraient que de 0,1 p. 100. Comme il n’est pas nécessaire, en l’occurrence, d’accorder cet avantage jusqu’à l’âge de 24 ans, l’augmentation serait nettement inférieure. Tout ce qui est demandé, c’est que la clause s’applique aux parents des jeunes enfants handicapés jusqu’à ce que ceux-ci puissent fréquenter l’école à temps plein.
[68] Bien que le gouvernement puisse justifier certaines violations de l’article 15 dans les cas où les conséquences financières seraient très graves, la Cour suprême a également précisé qu’il y a lieu de faire montre d’un grand scepticisme à l’égard des tentatives de justifier des atteintes par des restrictions budgétaires (Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., [2004] 3 R.C.S. 381, 2004 CSC 66, au paragraphe 72).
[69] Cependant, le ministre n’a pas tenté de justifier l’atteinte examinée en l’espèce sur la base des coûts. L’argument qu’il invoque au sujet de l’atteinte minimale repose sur le fait que le Régime comporte d’autres dispositions qui, selon lui, permettraient aux femmes se trouvant dans la situation de Mme Harris d’obtenir une certaine sécurité financière. Cette possibilité ne renforce nullement l’argument du défendeur selon lequel le délai butoir lui-même porte atteinte de façon minimale aux droits à l’égalité que l’article 15 reconnaît à la demanderesse, d’autant plus que ces autres dispositions se sont révélées inutiles pour elle. Il est indéniable que, en raison de l’application directe de la CEEE, Mme Harris a constaté qu’elle était totalement inadmissible à toucher une pension d’invalidité, malgré l’objet déclaré de ces dispositions, parce qu’elle était la mère d’un enfant handicapé en 1998.
[70] Eu égard à la preuve d’expert selon laquelle il serait possible d’étendre la portée de la CEEE sans mettre en péril la viabilité financière du Régime (l’objectif du délai butoir), je suis d’avis que la démarcation établie artificiellement à l’âge de sept ans ne porte pas atteinte de façon minimale aux droits de Mme Harris. Je conclurais donc, sans qu’il soit nécessaire d’examiner le quatrième volet du critère énoncé dans l’arrêt Oakes, que l’atteinte aux droits que l’article 15 reconnaît à Mme Harris ne peut se justifier au titre de l’article premier de la Charte.
CONCLUSION
[71] Pour les motifs exposés ci-dessus, je ferais droit à la présente demande et je conclurais que la CEEE va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte et n’est pas sauvegardée par l’article premier. Le délai butoir qui, à première vue, est fondé uniquement sur l’âge d’un enfant, est discriminatoire à l’endroit des enfants ayant des déficiences et de leurs parents. Étant donné qu’elle repose sur des normes applicables aux enfants non handicapés, la CEEE ignore les besoins des travailleurs qui, en raison de la discrimination fondée sur les déficiences de leurs enfants, sont privés du choix de retourner sur le marché du travail une fois que leurs enfants atteignent l’âge de sept ans. Il s’agit d’un cas, comme le juge McIntyre l’a décrit dans l’arrêt Andrews, où un traitement apparemment identique engendre de graves inégalités.
LA RÉPARATION ADÉQUATE
[72] Mme Harris a demandé à la Cour d’appel fédérale de rendre un jugement déclaratoire portant que la CEEE s’applique à elle en ordonnant que l’année 1998 soit exclue de sa période cotisable, ce qui la rendrait admissible à une pension d’invalidité. Essentiellement, elle propose que les mots [traduction] « ou lorsque l’enfant est une personne invalide, jusqu’à ce qu’il soit en mesure de fréquenter l’école à temps plein » soient intégrés à l’alinéa 77(1)a) du Règlement. Cependant, dans les circonstances, cette mesure serait une solution trop hâtive et simpliste.
[73] Le Régime de pensions du Canada est un régime législatif sophistiqué et le législateur disposerait de certaines options pour mettre en œuvre la présente décision. Le fait que les deux tiers des provinces comprenant les deux tiers de la population du Canada doivent consentir à toute modification du Régime démontre également la complexité de cet aspect. Dans les circonstances, la solution proposée par la demanderesse représenterait une ingérence déplacée dans le rôle du législateur de la part de la Cour (Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, au paragraphe 52).
[74] La seule option qui reste est de déclarer invalides les dispositions qui portent atteinte aux droits de la demanderesse. En conséquence, j’annulerais le sous-alinéa 44(2)b)(iv) du Régime de pensions du Canada ainsi que l’alinéa 77(1)a) du Règlement.
[75] Cependant, une suspension temporaire d’une déclaration d’invalidité convient lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les régimes d’avantages sont jugés limitatifs, parce que l’annulation des dispositions priverait des personnes admissibles d’un bénéfice (Schachter, au paragraphe 79).
[76] En conséquence, je déclarerais invalides et j’annulerais le sous-alinéa 44(2)b)(iv) du Régime de pensions du Canada ainsi que l’alinéa 77(1)a) du Règlement. Dans les circonstances, je prononcerais une suspension de la déclaration d’invalidité pour une durée d’un an afin de permettre au législateur d’élaborer une mesure législative conforme à la présente décision.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
LE JUGE EVANS
[77] J’ai eu le grand avantage de lire les motifs de mon collègue, le juge Linden, qui conclut que les clauses d’exclusion pour élever des enfants (CEEE) du Régime de pensions du Canada (RPC) sont limitatives et inconstitutionnelles, parce qu’elles créent de la discrimination fondée sur le motif de la déficience à l’endroit des parents qui restent à la maison pour s’occuper d’enfants âgés de plus de sept ans dont la déficience les empêche de fréquenter l’école à temps plein.
[78] J’accepte avec gratitude le compte rendu que mon collègue a présenté des faits pertinents en l’espèce ainsi que sa description du régime législatif. Cependant, je ne puis souscrire à sa conclusion. À mon avis, les CEEE ne portent pas atteinte aux droits que l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés reconnaît à Mme Harris.
[79] La source de notre désaccord réside dans la définition de l’objet des CEEE contestées et dans la nature de l’avantage qu’elles accordent. Mon collègue est d’avis que ces dispositions font en sorte que les prestations auxquelles les parents ont droit au titre du RPC ne sont pas mises en péril par leur décision de rester à la maison pour s’occuper de leurs enfants pendant la période au cours de laquelle ceux-ci ne peuvent fréquenter l’école publique à temps plein. Selon mon collègue, le législateur a assoupli l’« exigence de récence » du RPC au profit des parents d’enfants âgés de moins de sept ans, parce qu’il s’agit de l’âge auquel les enfants « normaux » peuvent commencer à fréquenter l’école. Par la suite, le parent qui s’est occupé d’eux à la maison (généralement, la mère) aura une plus grande marge de manœuvre pour retourner sur le marché du travail.
[80] Selon le juge Linden, en limitant l’assouplissement aux parents d’enfants âgés de moins de sept ans, le législateur a défini l’admissibilité en fonction d’un stéréotype : l’enfant bien portant qui peut fréquenter l’école à l’âge de sept ans. De cette façon, le législateur a refusé aux parents d’enfants qui ne peuvent fréquenter l’école à cet âge en raison d’une déficience l’avantage accordé aux autres parents, soit le droit de rester à la maison pour s’occuper des enfants qui ne peuvent fréquenter l’école sans pour autant mettre en péril leur admissibilité aux prestations du RPC.
[81] À mon humble avis, c’est là une perception trop large de l’objet de la mesure législative et de l’avantage qu’elle accorde. Selon moi, le législateur a décidé d’assouplir l’« exigence de la récence » en faveur des parents qui quittent temporairement le marché du travail pour s’occuper de jeunes enfants : voir le rapport d’expert de Marianna Giordano, dossier du défendeur, vol. 1, à la page 22, paragraphe 10.
[82] La portée de l’assouplissement a été définie en fonction de l’âge auquel les enfants vivant au Canada peuvent fréquenter l’école publique. Examinées sous cet angle, les CEEE s’appliquent de la même façon à tous. Ainsi, les parents d’enfants âgés de moins de sept ans peuvent bénéficier des CEEE, que leurs enfants soient ou non atteints d’une déficience, tandis que les parents d’enfants âgés de plus de sept ans n’y sont pas admissibles.
[83] Il ne s’agit pas d’un cas où il est plus difficile pour les personnes ayant une caractéristique personnelle protégée par l’article 15 d’invoquer un avantage découlant d’un texte législatif : la durée de la période qui s’écoule avant l’âge de sept ans est la même pour tous les enfants. Il ne s’agit pas non plus d’un cas où certains parents sont lésés parce que leurs enfants doivent être âgés de plus de sept ans avant de pouvoir fréquenter l’école. Bradley Harris n’a pu fréquenter l’école en 1998 en raison de la déficience qu’il avait, et non en raison de son âge.
[84] L’avocate de Mme Harris soutient que, pour que les CEEE soient conformes à l’article 15, elles doivent s’appliquer indépendamment de l’âge d’un enfant dont la déficience empêche celui‑ci de fréquenter l’école et ses parents de retourner au travail. Ainsi, d’après les faits mis en preuve en l’espèce, si Bradley ne s’était pas rétabli suffisamment pour fréquenter l’école, Mme Harris aurait eu le droit d’exclure de l’« exigence de récence » chaque année au cours de laquelle elle est restée à la maison pour s’occuper de lui jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de 18 ans.
[85] À mon avis, cette particularité montre que Mme Harris ne soutient pas qu’elle a été exclue du bénéfice de l’assouplissement de l’« exigence de récence » accordé aux parents d’enfants ne souffrant pas d’une déficience qui les empêchait de fréquenter l’école. En d’autres termes, elle fait valoir que la Constitution empêche le législateur de concevoir un programme au profit des parents d’enfants d’âge préscolaire sans également en étendre la portée aux enfants qui, indépendamment de leur âge, sont incapables de fréquenter l’école en raison d’une déficience. Si Mme Harris a raison, pourquoi une allégation fondée sur l’article 15 ne pourrait-elle pas également être formulée par une personne qui est restée à la maison pour prendre soin d’un enfant âgé de plus de 18 ans, d’un parent, d’un frère ou d’une sœur qui souffrait d’une grave déficience et pour lequel aucun service de soins public n’était disponible?
[86] À mon sens, la question de savoir si les CEEE devraient couvrir les parents qui restent à la maison pour s’occuper d’enfants âgés de plus de sept ans qui ont des déficiences est une question de politique socioéconomique qui relève des instances politiques et qu’il n’appartient pas aux tribunaux de trancher dans le cadre de l’examen des droits de la personne garantis par la Constitution.
[87] D’abord, il n’est pas incorrect ni surprenant que le législateur conçoive un programme qui reconnaît les besoins particuliers des jeunes enfants et les exigences que ces besoins créent pour les parents. D’autres programmes sont conçus dans un esprit similaire, comme l’allocation mensuelle versée à tous les parents ayant des enfants d’âge préscolaire : voir la Loi sur la prestation universelle pour la garde d’enfants, L.C. 2006, ch. 4, article 168.
[88] L’âge de sept ans qui figure dans les CEEE n’est pas simplement un indicateur de l’âge auquel un enfant fréquente l’école à temps plein. Le législateur a plutôt choisi cet âge pour préciser le moment où un enfant n’est plus assez jeune pour nécessiter la présence à temps plein d’un parent à la maison, sans diminuer la possibilité pour ce parent de satisfaire à l’« exigence de récence » aux fins de l’admissibilité au RPC. Le fait que l’âge de sept ans a été choisi parce que les enfants sont alors assez vieux pour fréquenter l’école à temps plein, ce qui permet à leurs parents de retourner plus facilement au travail, ne signifie pas qu’il faille éliminer tout lien entre le programme et l’âge des enfants.
[89] En deuxième lieu, le RPC est un programme d’assurance sociale obligatoire, cotisable et autofinancé dont la période de couverture assurée est liée à la date à laquelle le cotisant cesse de verser des primes. Les CEEE visent à prolonger la période de couverture pendant un laps de temps relativement court et bien défini. Cet avantage est offert aux parents qui restent à la maison avec des enfants d’âge préscolaire, c’est-à-dire qui quittent temporairement le marché du travail pour une période maximale de sept ans. Le programme destiné à tous les parents qui cessent de travailler pour s’occuper d’un enfant ayant une déficience pendant une période maximale supplémentaire de 12 ans aurait pour effet de prolonger la période de couverture au point où le programme en question serait qualitativement différent de celui qui a été adopté.
[90] En troisième lieu, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que l’admissibilité aux avantages accordés par le RPC et d’autres programmes d’avantages sociaux sous-entend inévitablement une démarcation arbitraire découlant de la conciliation d’intérêts opposés dans des régimes complexes. C’est pourquoi les tribunaux se sont montrés réticents à conclure que le législateur a tiré ces lignes de démarcation de manière inacceptable sur le plan constitutionnel. Afin de veiller à ce que le législateur dispose d’une marge de manœuvre suffisante, les tribunaux ne devraient pas définir de manière trop générale l’objet législatif qui sous-tend un avantage donné.
[91] Ainsi, dans Granovsky c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28, au paragraphe 79 (Granovsky), la Cour suprême a rejeté une contestation fondée sur l’article 15 à l’égard d’autres clauses d’exclusion du RPC. Dans cette affaire, le demandeur a soutenu en vain que les dispositions étaient discriminatoires parce que seules les personnes atteintes d’une invalidité « permanente », et non celles qui souffraient d’une invalidité « temporaire » en bénéficiaient. À mon avis, l’arrêt Granovsky a pour ainsi dire pour effet de trancher la demande de Mme Harris.
[92] Je suis disposé à accepter, aux fins de la présente demande, que la distinction à l’endroit des « parents d’un enfant ayant une déficience » constitue un motif analogue visé par l’article 15. Néanmoins, la présente demande échoue à la première étape de l’analyse fondée sur l’article 15. Les CEEE n’établissent pas de différence sur le fondement de la déficience, même si le groupe de comparaison se compose, comme le suggère Mme Harris, des parents dont les enfants âgés de plus de sept ans ne sont pas atteints d’une déficience qui oblige un parent à rester en dehors du marché du travail afin de s’occuper d’eux à la maison. Mme Harris n’est pas traitée différemment de ces parents : aucun d’eux n’a droit au bénéfice de la CEEE. Bien que l’âge soit un motif de discrimination interdit selon l’article 15, la demanderesse ne soutient pas que les CEEE établissent une distinction fondée sur l’âge.
[93] Pour en arriver à cette conclusion, je suis conscient des difficultés, financières et autres, éprouvées par Mme Harris et d’autres parents qui restent à la maison pour prendre soin d’enfants qui ne peuvent fréquenter l’école en raison d’une déficience. La situation est encore plus pénible en l’espèce, parce que Mme Harris n’a besoin que d’une autre année à exclure pour être admissible à une pension d’invalidité à long terme (prestation « tout ou rien », qui n’est pas calculée sur une base proportionnelle) et que, grâce en bonne partie à ses efforts, son fils s’est très bien rétabli et a pu rapidement fréquenter l’école.
[94] La demanderesse a présenté des éléments de preuve montrant que, étant donné que peu d’enfants ont des déficiences qui ne peuvent être accommodées à l’école, l’application des CEEE de la façon proposée par l’avocate représente un coût relativement peu élevé pour le RPC. Cette preuve serait pertinente à l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte et dans le cadre du processus politique. Cependant, elle n’est pas pertinente en l’espèce, parce que la demande de Mme Harris ne résiste pas à l’analyse fondée sur l’article 15.
[95] Mme Harris a présenté sa cause devant la Cour, comme elle devait le faire, comme un litige portant sur un principe de droit constitutionnel, et c’est sur ce fondement que l’affaire doit être tranchée. La Constitution ne peut éliminer toutes les contraintes, financières et autres, auxquelles font face les parents d’un enfant qui, en raison d’une déficience, ne peut fréquenter l’école. Elle peut simplement empêcher que la loi les traite de manière discriminatoire, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas des CEEE examinées en l’espèce. Voir l’arrêt Granovsky, au paragraphe 33.
[96] Pour les motifs exposés ci-dessus, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.
« John M. Evans »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
LE JUGE RYER (motifs concordants)
[97] J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue, le juge Linden, et, sauf indication contraire, j’adopte sa description des faits pertinents et du régime législatif. Je ne puis souscrire à sa conclusion concernant le sort de la présente demande. Je suis d’accord avec la conclusion à laquelle en arrive le juge Evans, pour des raisons qui sont toutefois différentes des siennes.
[98] L’alinéa 44(2)b) du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8 (le Régime), énonce certaines conditions qui doivent être respectées avant que le cotisant soit admissible à toucher une pension d’invalidité. Conformément aux sous-alinéas 44(1)b)(i) et 44(2)a)(i) du Régime, le cotisant doit prouver qu’il a versé des cotisations selon les montants prévus pendant au moins quatre des six dernières années (l’exigence de quatre ans sur six) de sa période cotisable qui se termine avec le mois au cours duquel il devient invalide.
[99] Selon l’alinéa 44(2)b) du Régime, la période cotisable débute généralement au dix-huitième anniversaire de naissance du cotisant et se termine avec le mois au cours duquel il est déclaré invalide. Fait important à souligner, le sous-alinéa 44(2)b)(iv) du Régime et l’alinéa 77(1)a) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C. ch. 385 (le Règlement sur le Régime), permettent ensemble au cotisant d’exclure de la période cotisable un mois au cours duquel il reste à la maison pour s’occuper d’un enfant âgé de moins de sept ans.
[100] La demanderesse demande à la Cour de conclure que le sous-alinéa 44(2)b)(iv) du Régime et l’alinéa 77(1)a) du Règlement sur le Régime (les CEEE) sont inconstitutionnels et de les radier, parce qu’ils créent de la discrimination à son endroit d’une manière allant à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte). Le paragraphe 15(1) de la Charte est ainsi libellé :
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
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15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability. |
[101] Dans leurs motifs, les juges Linden et Evans ne s’entendent pas sur l’objet qui sous-tend les CEEE. Tous les deux conviennent que ces dispositions accordent un avantage sous forme d’assouplissement de l’exigence de quatre ans sur six. Dans cette mesure, je suis d’accord avec eux. Le juge Evans est d’avis que les CEEE visent à accorder l’avantage à un père ou une mère qui quitte le marché du travail pour s’occuper à temps plein de jeunes enfants à la maison, c’est‑à‑dire d’enfants âgés de moins de sept ans. Pour sa part, le juge Linden examine l’objet des CEEE de façon plus globale. À son avis, l’objet de ces dispositions devait être de permettre au cotisant d’exclure tous les mois au cours desquels il doit rester à la maison pour prendre soin d’un enfant ayant une déficience jusqu’à ce que cet enfant soit en mesure de fréquenter l’école. En ce qui a trait à ces opinions divergentes au sujet de l’objet des CEEE, je souscris à l’avis du juge Evans.
[102] Cependant, avec égard pour l’opinion de mes collègues, je suis d’avis que la contestation constitutionnelle des CEEE en l’espèce devrait être examinée dans le cadre d’une analyse plus simple, qui ne nécessite pas un examen de l’objet des mesures contestées.
[103] Dans la présente affaire, la contestation relative au paragraphe 15(1) est fondée sur une allégation selon laquelle la demanderesse a été privée du « droit au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination ». À mon sens, dans ce contexte, la demanderesse doit identifier la mesure législative contestée et l’avantage qui y est prévu. Par la suite, elle doit prouver que l’avantage lui a été refusé, et ce, en raison d’une discrimination fondée sur les motifs énumérés au paragraphe 15(1) ou sur des motifs analogues.
[104] Les dispositions législatives attaquées sont le sous-alinéa 44(2)b)(iv) du Régime et l’alinéa 77(1)a) du Règlement sur le Régime. Selon moi, l’avantage accordé par ces mesures est le droit d’un prestataire de pension d’invalidité d’exclure du calcul de sa période cotisable, aux fins de l’exigence de quatre ans sur six, chaque mois au cours duquel il est resté à temps plein à la maison pour s’occuper d’un enfant âgé de moins de sept ans, sous réserve de certains autres critères qui ne sont pas en litige en l’espèce. Bref, l’avantage accordé par les mesures législatives contestées est le droit d’exclure jusqu’à 72 mois d’absence du travail pour prendre soin d’un enfant à la maison, en vue de décider si l’exigence de quatre ans sur six a été satisfaite.
[105] L’étape suivante consiste à se demander si le prestataire s’est vu refuser l’avantage prévu dans les dispositions législatives contestées. À mon avis, c’est à cette étape que la demanderesse se heurte à un obstacle insurmontable. À l’audience, la demanderesse a admis que, dans sa demande de pension d’invalidité, elle a effectivement exclu le nombre maximal de mois autorisé par les CEEE afin de tenter de démontrer qu’elle respectait l’exigence de quatre ans sur six. Malheureusement pour la demanderesse, elle ne respectait pas cette exigence, malgré le fait qu’elle a demandé et obtenu l’avantage maximal prévu dans les dispositions législatives contestées.
[106] À mon avis, en admettant qu’elle a reçu l’avantage maximal prévu par les CEEE, la demanderesse ne peut prouver qu’elle a été privée du droit au bénéfice de la mesure législative qu’elle veut faire déclarer inconstitutionnelle. En conséquence, sa demande doit être rejetée.
[107] Cette conclusion semble aller de pair avec le concept de l’égalité au sens du paragraphe 15(1) de la Charte que le juge McIntyre a décrit dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Voici comment le juge McIntyre s’est exprimé au paragraphe 26 de cet arrêt :
Tout en reconnaissant qu'il y aura toujours une variété infinie de caractéristiques personnelles, d'aptitudes, de droits et de mérites chez ceux qui sont assujettis à une loi, il faut atteindre le plus possible l'égalité de bénéfice et de protection et éviter d'imposer plus de restrictions, de sanctions ou de fardeaux à l'un qu'à l'autre. En d'autres termes, selon cet idéal qui est certes impossible à atteindre, une loi destinée à s'appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l'un que sur l'autre.
[Non souligné dans l’original.]
La partie soulignée de cet extrait renforce à mon avis ma conclusion, parce qu’elle donne à entendre qu’une loi peut être contestée au titre du paragraphe 15(1) de la Charte lorsqu’elle a « un effet plus contraignant ou moins favorable sur l’un que sur l’autre ». Cela signifie selon moi que, lorsqu’une personne a obtenu les effets favorables d’une loi dans la pleine mesure prévue, elle n’a pas été privée du droit au même bénéfice de celle-ci. À cet égard, il importe de se rappeler que, dans l’arrêt Andrews, le plaignant s’est vu refuser le droit d’adhérer à la Law Society of British Columbia, parce qu’il n’était pas citoyen canadien.
[108] Il me semble que la demanderesse ne soutient pas qu’elle a été privée du droit au « même bénéfice de la loi ». Elle fait plutôt valoir que les dispositions législatives contestées auraient dû accorder un avantage plus étendu. La Cour suprême du Canada a rejeté des allégations semblables dans Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657, Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357, et Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703. La question de savoir si la portée de l’avantage prévu dans les CEEE devrait être plus étendue qu’elle l’est à l’heure actuelle pourrait fort bien susciter un débat, mais il appartient au législateur de le trancher, et non aux tribunaux.
[109] Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire, dans le présent appel, de décider s’il y a discrimination. Dans le cas contraire, les arguments de mes collègues au sujet de l’objet de la mesure législative contestée pourraient bien devenir de véritables questions à trancher. Dans l’arrêt Hodge, le juge Binnie s’est exprimé comme suit au paragraphe 24 :
24 Habituellement, il faut tout d’abord analyser la législation (ou la conduite de l’État) qui a donné lieu à la privation de l’avantage ou à l’imposition de l’obligation non désirée. S’il est vrai qu’en l’espèce nous avons affaire à une demande d’accès à un avantage offert par l’État et qu’il faut donc en premier lieu examiner l’objet des dispositions législatives, il faut se livrer au même exercice lorsque la demande est fondée sur l’effet d’une loi ou d’une action de l’État contestée.
Il appert de cet extrait qu’une analyse de l’objet de la mesure législative contestée sera pertinente lorsqu’il y a eu privation du bénéfice de la loi. Cela signifie donc que, lorsque la personne qui conteste la loi a reçu le plein avantage de la mesure législative contestée, aucune analyse de cette nature ne devrait être nécessaire.
[110] J’aimerais faire une observation au sujet de certaines descriptions factuelles qui figurent dans les motifs de mon collègue le juge Linden. Ainsi, aux paragraphes 33 et 59 de ses motifs, le juge Linden souligne que, si la demanderesse n’a pu respecter l’exigence de quatre ans sur six, c’est parce qu’elle a été contrainte de rester à temps plein à la maison pour prendre soin de son fils. À cet égard, je ferais remarquer que le fils de la demanderesse a été en mesure de fréquenter l’école à l’automne de 1998, mais qu’elle-même n’est retournée au travail qu’en 2001. Cette période d’absence du travail ne peut être attribuée à une obligation de rester à la maison pour s’occuper à temps plein de son fils et, si elle avait travaillé pendant un an au cours de cette période, elle aurait respecté l’exigence de quatre ans sur six.
[111] Pour les motifs exposés ci-dessus, je rejetterais la demande.
« C. Michael Ryer »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : A-79-08
INTITULÉ : CYNTHIA HARRIS c.
MINISTRE DES RESSOURCES HUMAINES ET DU DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 13 novembre 2008
MOTIFS DU JUGEMENT : le juge Evans
MOTIFS CONCORDANTS : le juge Ryer
MOTIFS DISSIDENTS : le juge Linden
DATE DES MOTIFS : Le 26 janvier 2009
COMPARUTIONS :
Laurie Letheren
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POUR LA DEMANDERESSE
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Toronto (Ontario)
East Toronto Community Legal Services Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR
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