(T-1272-97)
ENTRE :
MERCK & CO., INC. et MERCK FROSST CANADA LTD.
(demanderesses)
et
APOTEX INC. et APOTEX FERMENTATION INC.
(défenderesses)
Audience tenue à Toronto (Ontario), le 27 janvier 2009
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2009
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE NOËL
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE NADON
LE JUGE PELLETIER
Dossier : A-529-08
(T-1272-97)
Référence : 2009 CAF 27
CORAM : LE JUGE NOËL
LE JUGE NADON
LE JUGE PELLETIER
ENTRE :
MERCK & CO., INC. et MERCK FROSST CANADA LTD.
appelantes
(demanderesses)
et
APOTEX INC. et APOTEX FERMENTATION INC.
intimées
(défenderesses)
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] Il s’agit d’un appel interjeté par Merck & Co., Inc. et Merck Frosst Canada Ltd. (ci-après collectivement appelées Merck) de l’ordonnance du juge O’Keefe (le juge de la Cour fédérale), dans laquelle celui-ci a infirmé l’ordonnance de la protonotaire Aronovitch (la protonotaire), laquelle rejetait la requête présentée par Apotex Inc. et Apotex Fermentation Inc. (ci-après collectivement appelées Apotex) pour obliger Merck à répondre à quatre questions connexes qui lui ont été posées durant la deuxième série d’interrogatoires préalables du représentant de Merck. Le juge de la Cour fédérale a conclu qu’il y avait eu renonciation implicite au privilège et que le représentant de Merck était tenu de répondre aux questions.
FAITS PERTINENTS
[2] Merck est la titulaire du brevet canadien n° 1,161,380 (le brevet 380). Le brevet 380 vise la lovastatine lorsqu’elle est produite par le micro-organisme Aspergillus terreus.
[3] Par voie de déclaration, Merck a intenté une action contre Apotex, dans laquelle elle alléguait la contrefaçon du brevet 380 en liaison avec la vente du produit d’Apotex, soit des comprimés d’Apo-lovastatine. Plus particulièrement, Merck allègue la contrefaçon pour le motif, notamment, que l’Apo-lovastatine est fabriquée à partir de Coniothyrium fuckelii (le micro-organisme n’emportant pas contrefaçon) contaminé par l’Aspergillus terreus (le micro-organisme emportant contrefaçon) (dossier d’appel, vol.1 de 3, p. 73 à 75).
[4] Lors de l’interrogatoire préalable, le représentant de Merck a répondu à certaines questions portant sur les analyses effectuées relativement à ses allégations selon lesquelles le procédé employé par Apotex pour fabriquer l’ingrédient actif dans les comprimés d’Apo-lovastatine consisterait à utiliser le Coniothyrium fuckelii contaminé par l’Aspergillus terreus (motifs, par. 11).
[5] Durant la deuxième série d’interrogatoires préalables, Apotex a posé plusieurs questions complémentaires qui visaient à obtenir des renseignements au sujet des analyses menées par Merck (motifs, par. 12). Merck a refusé de répondre à ces questions au motif qu’elles portaient sur des renseignements privilégiés.
[6] Le refus de Merck de répondre aux questions a fait l’objet d’une requête présentée à la protonotaire. Apotex a fait valoir que Merck avait renoncé au privilège en consentant à une communication partielle de l’information. La protonotaire s’est prononcée ainsi, aux paragraphes 1 et 9 de son ordonnance :
[traduction]
1. Il ne sera pas répondu aux questions nos 80, 81 et 82 au motif qu’il n’a pas été renoncé au privilège, puisque la réponse donnée par [Merck] fait explicitement état d’une absence de renonciation. Si [Merck] produi[t] un rapport d’expert se rapportant aux conclusions exposées dans la réponse donnée durant l’interrogatoire préalable, toute l’information factuelle demandée par [Apotex] apparaîtra dans le rapport d’expert.
[...]
9. Il ne sera pas répondu aux questions nos 56 et 57 pour la même raison que les questions Monaghan nos 80 à 82 susmentionnées.
[7] Apotex a interjeté appel de l’ordonnance de la protonotaire devant la Cour fédérale, laquelle a fait droit à l’appel au motif qu’il y avait eu renonciation partielle et que l’équité et la cohérence dictent qu’elle soit considérée comme une renonciation totale.
LA DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[8] Le juge de la Cour fédérale a fait état de la norme de contrôle applicable aux ordonnances discrétionnaires des protonotaires, énoncée par la Cour dans Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, (2003), 30 C.P.R. (4th) 40, au paragraphe 19 :
Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :
a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal,
b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.
[9] Le juge de la Cour fédérale a conclu que la question soulevée dans l’appel n’avait pas une influence déterminante sur l’issue du principal. Par conséquent, il s’est ensuite demandé si l’ordonnance de la protonotaire était entachée d’erreur flagrante, « en ce sens que la protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits », la conduisant ainsi à exercer son pouvoir discrétionnaire de novo.
[10] Le raisonnement suivi par le juge de la Cour fédérale pour modifier la décision de la protonotaire est exposé aux paragraphes suivants des motifs de l’ordonnance :
[15] J’ai examiné les réponses données à la première série de questions et je suis d’avis qu’il y a eu renonciation au privilège pour certaines informations. À titre d’exemple, Merck aurait pu répondre simplement « oui » à la question n° 3 au lieu de dire [traduction] « Merck a bien procédé à l’analyse du Coniothyrium fuckelii obtenu de l’ATCC et n’a pas établi que le Coniothyrium fuckelii produisait de la lovastatine ». Merck aurait pu également revendiquer le privilège et ne pas répondre aux questions.
[16] Puisque je suis d’avis que les demanderesses ont renoncé partiellement au privilège, je crois que, vu les circonstances de cette affaire, la cohérence et l’équité doivent conduire à une renonciation totale au privilège.
[17] Lorsqu’il y a eu renonciation partielle au privilège comme c’est le cas ici, l’affirmation selon laquelle il n’est pas renoncé au privilège n’épargnera pas le privilège. Si tel était le cas, alors [Merck pourrait] renoncer au privilège pour une partie de l’information et revendiquer le privilège pour le reste.
[18] Je suis donc d’avis que l’ordonnance du protonotaire est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe, et sa décision sur ces points doit être annulée. Les paragraphes 1 et 9 de l’ordonnance du protonotaire doivent être annulés, et [Merck est tenue] de répondre aux questions 81, 82, 56 et 57.
ANALYSE
[11] En ce qui concerne le critère que doit appliquer la Cour en l’espèce, la Cour suprême du Canada a statué, dans l’arrêt Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27, (2003), 224 D.L.R. (4th) 577, au paragraphe 18, que la Cour ne peut intervenir que si le juge de la Cour fédérale « n’avait aucun motif de modifier la décision du protonotaire ou, advenant l’existence d’un tel motif, si la décision du [juge de la Cour fédérale] était mal fondée ou manifestement erronée ».
[12] La renonciation au secret peut être établie en l’absence même de l’intention de renoncer, dans les cas où elle est dictée par l’équité et la cohérence (S. & K. Processors Ltd. et al. c. Campbell Ave. Herring Producers Ltd. et al., [1983], 4 W.W.R. 762, p. 764 à 766). En l’espèce, bien que le juge de la Cour fédérale affirme que l’équité et la cohérence « doivent conduire » à une renonciation totale au privilège (motifs, par. 16), il n’explique pas comment il est arrivé à cette conclusion.
[13] Dans une analyse fondée sur « l’équité et la cohérence », il s’agit de déterminer si la divulgation partielle de renseignements privilégies peut entraîner une iniquité pour l’autre partie. Lorsqu’il est possible de démontrer que l’iniquité découle de la divulgation partielle, la partie qui a divulgué les renseignements peut être considérée comme ayant renoncé totalement au privilège même si ce n’était pas son intention.
[14] Si le juge de la Cour fédérale s’était penché sur cette question, il aurait été obligé de conclure qu’il ne peut résulter aucune iniquité pour Apotex compte tenu des faits de l’espèce. Tout d’abord, les réponses partielles ne peuvent être invoquées par Merck lors de l’instruction étant donné qu’une partie est uniquement autorisée à présenter en preuve des extraits des dépositions recueillies à l’interrogatoire préalable d’une partie adverse (Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, article 288).
[15] Ensuite, afin que Merck puisse invoquer lors de l’instruction les analyses et les faits sur lesquels elles se fondent, il faudrait produire les données pertinentes au moins 8 mois avant l’instruction, conformément à une ordonnance antérieure rendue par la protonotaire Aronovitch le 19 mars 2008 (dossier d’appel, vol. 1, p. 39). C’est ce à quoi faisait allusion la protonotaire dans la deuxième phrase des motifs de l’ordonnance (voir le par. 6 ci-dessus). Par conséquent, dans l’éventualité où Merck invoquerait les analyses et les faits sur lesquelles elles se fondent, Apotex aura amplement le temps de présenter des observations à cet égard à l’aide de son propre expert.
[16] Apotex a également allégué devant nous (l’argument n’a pas été invoqué devant la protonotaire) qu’entre-temps elle est injustement empêchée de demander qu’un jugement soit prononcé à l’égard de l’allégation qui est étayée par des renseignements non divulgués. Si cette allégation est dénuée de tout fondement, Apotex prétend qu’elle ne devrait pas être obligée d’attendre jusqu’à 8 mois avant l’instruction pour le savoir (exposé des faits et du droit d’Apotex, par. 42).
[17] Pour répondre brièvement, aucune iniquité ne peut découler de la divulgation partielle pour ce motif puisque Apotex se trouverait exactement dans la même situation s’il n’y avait eu aucune divulgation partielle.
[18] Apotex s’est également opposée à l’appel en invoquant comme motif subsidiaire que la plupart, voire la totalité, des renseignements demandés ne sont pas privilégiés. Je suis convaincu que les renseignements en question sont qualifiés à bon droit de documentation créée en vue d’une instance et sont donc privilégiés.
[19] En fin de compte, aucune iniquité pour Apotex ne découle de la divulgation partielle des renseignements. Le juge de la Cour fédérale n’était donc aucunement justifié de modifier la décision de la protonotaire.
[20] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance rendue par le juge de la Cour fédérale et, rendant la décision qui aurait dû être prononcée, je rejetterais l’appel interjeté par Apotex à l’encontre de l’ordonnance de la protonotaire, le tout avec dépens en faveur de Merck devant notre Cour et devant la Cour fédérale.
« Je suis d’accord.
M. Nadon, j.c.a. »
« Je suis d’accord.
J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »
Traduction certifiée conforme
Jenny Kourakos, LL.L.
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : A-529-08
APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE O’KEEFE, EN DATE DU 30 OCTOBRE 2008, NO T-1272-97
INTITULÉ : MERCK & CO., INC. et MERCK FROSST CANADA LTD. c. APOTEX INC. et APOTEX FERMENTATION INC.
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 27 JANVIER 2009
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE NOËL
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE NADON
LE JUGE PELLETIER
DATE DES MOTIFS : LE 30 JANVIER 2009
COMPARUTIONS :
Ariel Neuer
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POUR LES APPELANTES
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POUR L’INTIMÉE Apotex Inc.
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John Myers |
POUR L’INTIMÉE Apotex Fermentation Inc. |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
POUR LES APPELANTES
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Toronto (Ontario)
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POUR L’INTIMÉE Apotex Inc.
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Taylor McCaffrey s.r.l. Winnipeg (Manitoba) |
POUR L’INTIMÉE Apotex Fermentation Inc. |