ENTRE :
ANMAR EL HASSEN
ACIL EL HASSEN
appelants
et
SA MAJESTÉ LA REINE
Entendu à Toronto (Ontario), le 4 mars 2009.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 mars 2009.
MOTIFS DU JUGEMENT : LA COUR
Dossier : A-469-07
Référence : 2009 CAF 66
CORAM : LE JUGE DÉCARY
LE JUGE SEXTON
LE JUGE BLAIS
ENTRE :
NAWAL HAJ KHALIL
ANMAR EL HASSEN
ACIL EL HASSEN
appelants
et
SA MAJESTÉ LA REINE
intimée
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] Il s’agit d’un appel d’une décision de la juge Layden-Stevenson (alors juge à la Cour fédérale) rejetant la poursuite en dommages-intérêts des appelants pour retard dans le traitement de leurs demandes de résidence permanente. Les appelants ont fait valoir que le retard était dû à la négligence et qu’il portait atteinte à leurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. La juge a également rejeté leurs contestations fondées sur la Charte en vue de faire invalider l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Elle a adjugé des dépens substantiels à l’intimée.
[2] Les motifs de la décision ont été publiés dans 2007 CF 923, [2008] 4 R.C.F. 53. L’adjudication des dépens a été publiée dans 2007 CF 1184, 324 F.T.R. 168.
[3] L’appelante principale, Nawal Haj Khalil, est une Palestinienne apatride née en Syrie. Son mari, Riyad El Hassen, habite Gaza. Les autres appelants sont les enfants, Anmar El Hassen et Acil El Hassen, aujourd’hui majeurs, de Mme Haj Khalil et de M. El Hassen, qui ont entre-temps tous deux reçu le statut de résident permanent au Canada avant 2007.
[4] Les trois appelants sont venus au Canada en 1994 et ils ont obtenu le statut de réfugié. Ils ont fait une demande d’établissement en 1995.
[5] Mme Haj Khalil a été déclarée inadmissible en tant que membre d’une organisation terroriste (le Fatah) parce qu’elle a écrit, ou affirme avoir écrit dans une publication de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et qu’elle a été payée par le Fatah de la fin des années 1970 à 1993. Mme Haj Khalil est toujours en attente d’une décision au sujet de son statut au Canada.
[6] Au sujet de l’argument fondé sur la négligence, la juge a conclu que le ministre n’avait pas d’obligation de diligence à l’égard des appelants. S’appuyant sur les principes proposés dans Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, la juge a d’abord conclu que l’obligation alléguée ne correspondait à aucune catégorie d’obligation existante. Par conséquent, elle a appliqué les deux étapes du test permettant de déterminer s’il y avait nécessité de reconnaître une nouvelle obligation de diligence.
[7] S’appuyant dans une large mesure sur l’arrêt Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83, la juge Layden-Stevenson a conclu qu’il y aurait conflit entre une obligation envers les appelants et l’obligation primordiale du ministre envers la population en vertu de la LIPR. Elle a donc estimé qu’il n’y avait pas d’obligation de diligence prima facie – même en tenant pour acquis la prévisibilité pour les besoins de son analyse, le risque de conflit constituait une « raison de principe impérieuse » pour refuser de conclure à la proximité (paragraphes 188, 190 et 193).
[8] Elle a également conclu que dans l’éventualité où aurait existé une obligation de diligence prima facie, cette dernière aurait été niée par les considérations résiduelles de politique devant être prises en compte à la deuxième étape du test de l’arrêt Cooper (paragraphe 193). Il a été décidé que la possibilité de demander une ordonnance de mandamus afin de forcer une décision représentait un recours subsidiaire adéquat (paragraphes 194 à 202), comme l’a fait remarquer la juge Abella dans Syl Apps, précité, au paragraphe 28. La juge Layden-Stevenson a également souligné que si une obligation de diligence était reconnue, les demandeurs disposeraient d’un appel de plein droit à la Cour d’appel fédérale, contrevenant ainsi à l’exigence de la LIPR voulant qu’une question de portée générale soit certifiée (paragraphe 205).
[9] De plus, la juge de première instance a soulevé la question du montant des dépens en l’espèce. Les sommes dépensées par les parties (ou en l’espèce, l’aide juridique) et le manque de ressources judiciaires constituaient également des facteurs militant en faveur d’un règlement par voie de recours administratif (paragraphe 205).
[10] Enfin, la juge Layden-Stevenson a estimé que le spectre d’une responsabilité indéterminée serait « préoccupant » si l’obligation de diligence proposée était reconnue « du seul fait des conséquences fâcheuses d’un retard sur un demandeur plutôt qu’en raison de la faute réelle de fonctionnaires de l’immigration » (paragraphe 207). Pour tous ces motifs, elle a conclu qu’il n’y avait pas d’obligation de diligence en l’espèce.
[11] La juge a également déclaré que même dans le cas où il aurait effectivement existé une obligation de diligence qui aurait été enfreinte, les appelants n’ont pas démontré que les dommages allégués avaient été causés par la négligence du ministre.
[12] La juge a également rejeté les revendications des appelants selon lesquelles le retard contrevenait à l’article 7 de la Charte. Elle a conclu que leurs droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne n’entraient pas en jeu compte tenu des faits présentés en l’espèce. La juge a estimé que la solution à laquelle elle est parvenue au sujet de la causalité empêchait de conclure que les appelants ont été soumis à un « stress psychologique grave causé par l’État », tel que défini dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307. Puisqu’elle avait déjà conclu que le retard n’avait pas causé le dommage allégué, le stress psychologique ne pouvait être attribuable à l’État (paragraphe 293). Elle a ajouté que quoi qu’il en soit, les intérêts en jeux n’étaient pas aussi importants que ceux présents dans les affaires Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, ou R. c. Morgentaler, [1998] 1 R.C.S. 30, où le stress psychologique était étroitement lié à la souffrance physique (paragraphe 294).
[13] La juge Layden-Stevenson a disposé des questions concernant la validité de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR en se fondant principalement sur le fait qu’elles avaient déjà été réglées dans des affaires précédentes. Elle a conclu que l’arrêt de la Cour suprême du Canada Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 était déterminant à l’égard des réclamations fondées sur l’article 2. Elle s’est appuyée sur la décision de la juge Snider dans Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada (2006), 2006 CF 1457, 304 F.T.R. 222, portant que l’alinéa 34(1)f) n’enfreignait pas non plus l’article 15.
[14] Enfin, la juge Layden-Stevenson a conclu que l’arrêt de la Cour suprême Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, constituait une réponse complète à l’argument selon lequel le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre au paragraphe 34(2) de la LIPR était illusoire. Dans le cas où Mme Haj Khalil recevrait une réponse négative quant à la dérogation ministérielle, elle pourrait contester cette décision par voie de contrôle judiciaire (paragraphes 345 et 346). La juge n’était pas disposée à invalider la loi simplement parce qu’elle pouvait être appliquée anticonstitutionnellement (paragraphe 344).
[15] La question des dépens a été prise en délibéré. Dans des motifs séparés, la juge Layden‑Stevenson a adjugé des dépens de 305 000 $ à l’encontre des appelants. Elle a rejeté leurs arguments voulant qu’ils ne devraient payer aucuns frais parce qu’ils défendaient l’intérêt public ou parce que leur avocat manquait d’expérience et qu’il s’occupait de l’affaire bénévolement. Le litige avait pris la forme d’une poursuite en dommages‑intérêts de plus de 3 millions de dollars et la Couronne a eu gain de cause sur la plupart des questions. Par conséquent, la juge a estimé qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter de la règle voulant que les dépens suivent l’issue de l’instance.
[16] En l’espèce, nous estimons que l’appel doit être rejeté et qu’il n’y a que très peu à ajouter aux motifs détaillés et approfondis de la juge Layden‑Stevenson.
[17] En ce qui concerne la négligence, les appelants s’attachent à la façon dont la juge a analysé la notion de proximité dans son analyse de l'obligation de diligence, faisant valoir qu’elle a mal pondéré les intérêts publics en jeu. Ils font valoir que les obligations sous le régime de la LIPR sont de faciliter la réunion des familles au Canada et l’établissement des réfugiés, en plus de protéger la population en général, et que ces obligations ne sont pas inconciliables. En vérité, les appelants soutiennent que le conflit entre une nouvelle obligation de diligence et la protection de la santé et de la sécurité des Canadiens est hypothétique.
[18] L’avocat des appelants se fonde principalement sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129, qui est postérieur à la décision attaquée en l’espèce. La relation en cause dans Hill concernait des policiers et des suspects qui faisaient l’objet d’une enquête. La Cour suprême a expressément mis en garde au paragraphe 27 contre la tentation d’étendre les conclusions de sa décision à d’autres contextes. Tout préjudice subi par les appelants en raison du retard n’a pas la même gravité que le préjudice causé dans Hill aux personnes condamnées par erreur. Dans Hill, le préjudice englobait l’enquête en cours, la poursuite au criminel, la déclaration de culpabilité et l’emprisonnement injustifiés de 20 mois. De plus, contrairement à ce qui s’est passé dans Hill, les appelants n’ont pas été laissés sans recours; ils disposaient d’un moyen de recours plus rapide, peu coûteux et plus souple, en l’occurrence le bref de mandamus.
[19] Les appelants avancent que l’argument du moyen de recours subsidiaire – le bref de mandamus en l’espèce – ne doit pas être pris en compte par la Cour au moment de décider s’il y a proximité. Ils ajoutent que le mandamus ne constitue pas un recours subsidiaire adéquat en ce qu’il ne permet pas à la Cour d’accorder des dommages-intérêts, et qu’il devrait plutôt être examiné au moment où la Cour abordera la question de l’atténuation des dommages.
[20] Ces arguments contredisent les conclusions de la Cour suprême du Canada dans Syl Apps et Hill. Dans les deux cas, la Cour suprême du Canada a examiné la question du recours subsidiaire au moment d’examiner la question de la proximité (Syl Apps, au paragraphe 59; Hill, au paragraphe 35). Dans Hill, la Cour suprême du Canada a affirmé, au paragraphe 31, qu’il pouvait y avoir chevauchement entre les considérations prévues aux étapes un et deux, « l’important, pour déterminer s’il existe une obligation de diligence, [étant] de tenir compte de toutes les considérations pertinentes ».
[21] De plus, dans Syl Apps, le recours subsidiaire envisagé par la cour était la possibilité, sans lien avec la compensation, offerte au parent de demander la révision du statut de l’enfant tous les six mois (paragraphe 59). Lorsque la nouvelle obligation de diligence alléguée repose sur le retard attribuable à l’État, il nous apparaît clairement que la possibilité d’obtenir une ordonnance de mandamus constitue un facteur à prendre en compte à n’importe quelle étape du processus d’examen.
[22] Nous sommes également d’avis que la juge Layden‑Stevenson n’a commis aucune erreur manifeste ou dominante en concluant qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre le retard dans le traitement de la demande de Mme Haj Khalil et les dommages que ses enfants et elle disent avoir subis. Nous ne sommes pas non plus disposés à conclure que la juge a commis une erreur de droit ou de fait en concluant qu’il n’y avait eu aucune atteinte aux droits des appelants garantis à l’article 7 de la Charte.
[23] En ce qui concerne la constitutionnalité de l’article 34 de la LIPR, rien ne nous permet de conclure que la juge Layden-Stevenson a commis une erreur en appliquant l’arrêt Suresh de la Cour suprême. Nous n’accueillerons pas non plus l’argument des appelants selon lequel la décision dans Little Sisters ne constitue pas une réponse complète à l’argument voulant que le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 34(2) n’empêche pas l’alinéa 34(1)f) d’être appliqué anticonstitutionnellement, comme l’a conclu la Cour suprême dans Suresh.
[24] En ce qui concerne les dépens, la juge Layden‑Stevenson n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire.
[25] Nous rejetterions l’appel avec dépens.
Traduction certifiée conforme
Jean-François Vincent
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : A-469-07
APPEL INTERJETÉ À L’ENCONTRE DES MOTIFS ET D’UNE DÉCISION DE LA JUGE LAYDEN-STEVENSON DE LA COUR FÉDÉRALE, DATÉS DU 18 SEPTEMBRE 2007, DOSSIER NO T-2066-03
INTITULÉ : Nawal Haj Khalil, Anmar El Hassen, Acil El Hassen
c. Sa Majesté la Reine
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 4 mars 2009
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR : LE JUGE DÉCARY, LE JUGE SEXTON, LE JUGE BLAIS
DATE DES MOTIFS : Le 6 mars 2009
COMPARUTIONS :
Leigh Salsberg
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POUR L’APPELANT
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Amy Lambiris |
POUR L’INTIMÉE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Toronto (Ontario)
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POUR L’APPELANT
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Sous-procureur général du Canada |
POUR L’INTIMÉE
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