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Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

                                                                                                                                 Date : 20090925

Dossier : A-25-09

Référence : 2009 CAF 276

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

HARJINDER JOHAL et

THOMAS STASIEWSKI

appelants

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA et

CHRISTINA MAO

intimées

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2009.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2009.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                   LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                               LE JUGE NOËL

                                                                                                                             LE JUGE NADON

 


Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

Date : 20090925

 

Dossier : A-25-09

 

Référence : 2009 CAF 276

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

HARJINDER JOHAL et

THOMAS STASIEWSKI

appelants

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA et

CHRISTINA MAO

intimées

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION

[1]               Harjinder Johal et Thomas Stasiewski, tous deux employés de l’Agence du revenu du Canada (ARC), ont interjeté appel d’une décision de la Cour fédérale par laquelle le juge suppléant Frenette a rejeté leurs demandes de contrôle judiciaire. Les appelants avaient demandé à la Cour d’annuler une décision rendue au dernier palier par Lysanne M. Gauvin, sous-commissaire à la Direction générale des ressources humaines de l’ARC, laquelle a rejeté le grief qu’ils avaient présenté contre l’ARC. La décision de la Cour fédérale est publiée sous l’intitulé Johal c. Canada (Agence du revenu), 2008 CF 1397.

 

[2]               La question à trancher dans le présent appel est de savoir s’il est interdit aux appelants de présenter des griefs individuels sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (LRTFP), du fait que le programme de dotation en personnel de l’ARC traite de l’objet de leur grief.

 

[3]               Le grief des appelants portait sur la nomination sans concours, par l’ARC, de l’une de ses employées, Christina Mao, à un poste de MG-05, après le retour au travail de Mme Mao au terme d’un congé non payé pour « besoins familiaux ». De l’avis des appelants, cette nomination contrevient au programme de dotation en personnel de l’ARC parce que durant son congé, Mme Mao a travaillé à temps plein pour un autre employeur, ce qui empêchait l’ARC de lui octroyer le statut privilégié devant lui permettre d’obtenir une nomination à son retour.

 

[4]               Le juge des requêtes a statué que Mme Gauvin avait eu raison de conclure qu’elle n’avait pas compétence pour instruire le grief des appelants au titre du paragraphe 208(1) de la LRTFP, parce que le programme de dotation en personnel de l’ARC prévoit un recours pour ce genre de griefs. Le paragraphe 208(2) dispose qu’un employé ne peut présenter de grief en vertu du paragraphe 208(1) « si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale ».

 

[5]               Les appelants soutiennent que Mme Gauvin a commis une erreur susceptible de révision en n’examinant pas si le recours prévu au programme de dotation résout adéquatement leur grief. Ils font valoir que ce programme ne leur offre aucun recours utile, parce que la Directive sur le statut privilégié ne permet pas aux employés qui n’ont pas de statut privilégié, comme les appelants, d’exercer un recours dans le cadre du programme de dotation relativement aux décisions en matière de statut privilégié. En outre, prétendent-ils, il était déraisonnable de la part de Mme Gauvin de conclure, à la lumière des éléments d’information dont elle disposait, que l’ARC n’était pas tenue de refuser le statut privilégié à Mme Mao lorsque l’ARC a appris que celle-ci avait contrevenu aux conditions de son congé.  

 

[6]               Je suis d’accord avec les appelants pour dire que Mme Gauvin a commis une erreur susceptible de révision en décidant que le paragraphe 208(2) empêche les appelants de présenter un grief fondé sur le paragraphe 208(1) même s’ils ne disposent d’aucun recours en vertu du programme de dotation parce qu’ils n’ont pas de statut privilégié. L’article 54 de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada, L.C. 1999, ch. 17, n’a pas pour effet d’exclure automatiquement la présentation d’un grief fondé sur le paragraphe 208(1) lorsque le programme de dotation en personnel traite de l’objet du grief. En conséquence, j’accueillerais l’appel et je renverrais le grief au dernier palier de la procédure pour réexamen au fond par un autre représentant de l’ARC.

 

B.        LES FAITS

[7]               En mai 2000, Mme Mao a amorcé un congé non payé d’un an pour « obligations personnelles » du poste de chef d’équipe (AU-03) qu’elle occupait à l’ARC, afin d’occuper un emploi au sein de l’Association des courtiers en valeurs mobilières. Ce congé lui avait été accordé conformément à l’article 17.11 de la convention collective, qui permet à l’ARC d’accorder un « congé non payé pour les obligations personnelles » d’une durée maximale d’un an.

 

[8]               En mars 2001, Mme Mao a demandé un congé de cinq ans pour « besoins familiaux » : elle devait donner naissance à un enfant en septembre. L’ARC a accédé à sa demande. L’article 17.14 de la convention collective permet à l’ARC d’accorder à l’employé un congé non payé d’une durée maximale de cinq ans pour « les soins de longue durée d’un membre de sa famille ».  

 

[9]               En mars 2002, le poste AU-03 que Mme Mao avait occupé à l’ARC avant ses congés a été converti en poste de chef d’équipe (MG-05). En septembre 2006, Mme Mao a informé l’ARC qu’elle était prête à revenir au travail. Toutefois, étant donné que pendant son absence, son poste avait été attribué à un titulaire permanent, on lui a accordé un congé non payé d’un an et octroyé le statut privilégié en vertu de la Directive sur le statut privilégié de l’ARC, qui fait partie du programme de dotation en personnel élaboré par l’ARC en application du paragraphe 54(1) de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada. Le statut privilégié facilite la nomination d’un employé qui revient au travail à un poste permanent de même niveau ou de niveau équivalent, en lui donnant préférence sur d’autres employés. En attendant que Mme Mao soit nommée à un poste permanent, un poste temporaire de niveau AU-03 lui a été confié. 

 

[10]           Le 11 mai 2007, Mme Mao a été nommée sans concours à un poste de chef d’équipe (MG‑05) en raison de son statut privilégié. En conséquence, l’affectation de trois mois dont bénéficiait le titulaire intérimaire de ce poste, l’appelant M. Johal, a été révoquée.  

 

[11]           Lorsque Mme Mao est revenue au travail, l’ARC a appris qu’elle avait continué d’occuper un emploi à temps plein à l’Association des courtiers en valeurs mobilières durant son congé non payé de cinq ans pour besoins familiaux. À la suite d’une enquête informelle, la direction locale de l’ARC a conclu que, bien que Mme Mao eût [traduction] « poussé à la limite » l’utilisation de son congé, elle n’en avait pas abusé. Les avocats des parties conviennent qu’il importe peu de savoir si l’ARC a été informée de l’utilisation que Mme Mao avait faite de son congé avant ou après qu’on lui eut accordé le statut privilégié.

 

[12]           Les appelants ont formulé un grief concernant la nomination de Mme Mao au poste de MG‑05. Plus particulièrement, ils ont allégué que l’octroi du statut privilégié à Mme Mao constituait un abus de procédure ou un abus de pouvoir de la part de la direction locale de l’ARC, qui n’a pas expliqué le fondement de sa décision. Ils n’ont pas expressément prétendu que l’ARC aurait dû annuler ou refuser d’octroyer le statut privilégié à Mme Mao lorsque l’Agence a découvert que celle-ci avait travaillé à temps plein durant son congé pour besoins familiaux.  

 

[13]           Comme il a été mentionné, l’appelant M. Johal avait occupé ce poste de MG-05 à titre intérimaire, et son affectation intérimaire a été annulée par la nomination de Mme Mao. L’autre appelant, M. Stasiewski, également un employé de l’ARC, est intéressé à postuler un poste de MG‑05. Il est aussi coprésident de l’agent négociateur des appelants, un sous-groupe de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada.

 

C.        DÉCISION DU TRIBUNAL

[14]           Dans la réponse au grief rendue au dernier palier, c’est-à-dire la décision contestée, Mme Gauvin a conclu que le grief des appelants concernant la nomination de Mme Mao portait sur une question de dotation et que le programme de dotation en personnel établi par l’ARC sous le régime de la loi prévoit précisément un recours en matière de dotation. Elle a décidé par conséquent que le paragraphe 208(2) de la LRTFP empêchait les appelants de présenter ce grief au titre du paragraphe 208(1). La question de compétence n’avait pas été évoquée aux trois premiers paliers d’examen du grief.

 

[15]           Mme Gauvin a déclaré de plus que certaines des questions soulevées dans le grief ne concernaient pas directement les appelants, et que l’ARC contreviendrait à la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21, si elle donnait des détails [traduction] « sur l’issue de décisions qui ont été prises ». Elle faisait probablement référence aux circonstances dans lesquelles l’ARC a décidé de ne pas annuler le statut privilégié de Mme Mao. Enfin, Mme Gauvin a conclu n’avoir décelé [traduction] « aucun abus de procédure dans la façon dont la direction locale a appliqué les politiques et directives de l’Agence du revenu du Canada. », de sorte qu’aucun motif ne justifiait qu’elle intervienne.

 

D.        DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[16]           Le juge des requêtes, se fondant sur l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), a décidé que la norme de contrôle applicable à la question de savoir si Mme Gauvin avait compétence pour instruire et trancher le grief des appelants, est celle de la décision correcte, et que la norme applicable à la décision portant qu’il n’y avait pas eu abus de procédure ou de pouvoir de la part de l’ARC est la raisonnabilité, cette question constituant une question mixte de fait et de droit.

 

[17]           Le juge a souscrit à l’argument selon lequel le paragraphe 208(2) avait pour effet d’empêcher les appelants de présenter un grief au titre du paragraphe 208(1), au motif que le programme de dotation en personnel établi sous le régime du paragraphe 54(1) de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada constitue le « code complet qui régit les recours offerts aux employés de l’Agence » (au paragraphe 33). Néanmoins, il a également convenu qu’étant donné que la Directive S empêche les appelants d’exercer un recours afférent aux décisions en matière de statut privilégié dans le cadre du programme de dotation, « les réparations qu’il [le programme] offre aux demandeurs sont limitées en l’espèce ». 

 

[18]           De l’avis du juge des requêtes, les appelants auraient dû présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale pour contester la nomination de Mme Mao. Soulignant le consentement de l’ARC, le juge a fait droit à la demande de prorogation de délai présentée par les appelants en les autorisant à déposer une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale dans les 30 jours suivant son ordonnance.

 

E.        CADRE LÉGISLATIF

[19]           Le paragraphe 208(1) de la LRTFP définit la vaste portée du droit des employés de présenter un grief individuel concernant les décisions ou actions de l’employeur. L’avocate de l’ARC admet, pour les besoins du présent appel, que si ce n’était des limites imposées par le paragraphe 208(2) au droit de présenter des griefs en vertu du paragraphe 208(1), le grief des appelants relèverait de l’alinéa 208(1)b). L’article 214 prévoit que les décisions rendues au dernier palier de la procédure de grief sont définitives et obligatoires.

208. (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi

 

(2) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

208. (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) a provision of a statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment

(2) An employee may not present an individual grievance in respect of which an administrative procedure for redress is provided under any Act of Parliament, other than the Canadian Human Rights Act.

 

214. Sauf dans le cas du grief individuel qui peut être renvoyé à l’arbitrage au titre de l’article 209, la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est définitive et obligatoire et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l’égard du grief en cause.

214. If an individual grievance has been presented up to and including the final level in the grievance process and it is not one that under section 209 may be referred to adjudication, the decision on the grievance taken at the final level in the grievance process is final and binding for all purposes of this Act and no further action under this Act may be taken on it.

 

[20]           La partie 2 du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, DORS/2005-79 (le Règlement), pris par la Commission en vertu du paragraphe 237(1) de la LRTFP, contient d’autres précisions sur la procédure de présentation des griefs individuels et autres griefs. Cependant, comme ces précisions ne sont pas directement pertinentes pour trancher le présent appel, je ne les ai pas reproduites.

 

[21]           La Loi sur l’Agence du revenu du Canada confère compétence exclusive à l’ARC pour nommer le personnel et exige qu’elle élabore un programme régissant notamment les nominations du personnel et les recours offerts aux employés. Elle prévoit également que les matières régies par le programme de dotation en personnel sont exclues du champ des conventions collectives.

53. (1) L’Agence a compétence exclusive pour nommer le personnel qu’elle estime nécessaire à l’exercice de ses activités.

 

 

(2) Les attributions prévues au paragraphe (1) sont exercées par le commissaire pour le compte de l’Agence.

 

54. (1) L’Agence élabore un programme de dotation en personnel régissant notamment les nominations et les recours offerts aux employés.

 

(2) Sont exclues du champ des conventions collectives toutes les matières régies par le programme de dotation en personnel.

 

56. (1) La Commission de la fonction publique peut préparer — ou faire préparer — à l’intention de l’Agence un rapport sur la conformité du programme de dotation avec les principes énoncés dans le résumé du plan d’entreprise; elle envoie une copie du rapport au vérificateur général et au Conseil du Trésor.

 

(2) La Commission de la fonction publique peut vérifier périodiquement la compatibilité des principes du programme de dotation de l’Agence avec les principes régissant la dotation sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique et faire état de ses conclusions dans son rapport d’activités.

53. (1) The Agency has the exclusive right and authority to appoint any employees that it considers necessary for the proper conduct of its business.

 

(2) The Commissioner must exercise the appointment authority under subsection (1) on behalf of the Agency.

 

54. (1) The Agency must develop a program governing staffing, including the appointment of, and recourse for, employees.

 

(2) No collective agreement may deal with matters governed by the staffing program.

 

 

56. (1) The Public Service Commission may prepare, or have prepared on its behalf, a report to the Agency on the consistency of the Agency’s staffing program with the principles set out in the summary of its corporate business plan and must send a copy of the report to the Auditor General and the Treasury Board.

 

(2) The Public Service Commission may periodically review the compatibility of the principles governing the Agency’s staffing program with those governing staffing under the Public Service Employment Act and may report its findings in its annual report.

 

[22]           L’ARC a établi le programme de dotation en personnel conformément au paragraphe 54(1) de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada. La Directive sur le statut privilégié constitue l’annexe S du programme. Les dispositions suivantes de la Directive sont pertinentes pour le grief des appelants :

1.1               Le but de l’octroi du statut privilégié est de maintenir en emploi les employés permanents de l’Agence du revenu du Canada (ARC), dans la mesure du possible, en fonction des besoins opérationnels de l’ARC. La présente directive ne s’applique pas aux membres de la haute direction.

 

1.3               Le statut privilégié peut être octroyé dans les situations suivantes :

a.       Les congés autorisés non payés, y compris la réinstallation du conjoint, permanente et temporaire;

 

[…]

 

1.4        Le statut privilégié peut être refusé lorsque les circonstances le justifient. Voici certaines des raisons pouvant motiver un tel refus :  

 

[…]

 

c)   Toute autre raison valable et justifiée.

 

2.6.1          Les employés en congé peuvent occuper temporairement un autre emploi à l’Agence, pourvu que cela n’entre pas en conflit avec le type de congé accordé (double emploi). Par exemple, un employé qui est en congé pour prendre soin d’un enfant ne devrait pas occuper un autre emploi. S’il choisit d’occuper un autre emploi, il faudrait mettre fin au congé.

 

[…]

 

5.2.3     Les employés qui n’ont pas de statut privilégié n’ont droit à aucun recours lors de la nomination d’un bénéficiaire de statut privilégié, à l’exception des recours qui s’appliquent normalement dans le cadre d’un processus de sélection (voir article 2.3.2).

 

 

[23]           Les mécanismes particuliers qui régissent l’exercice des recours internes relatifs aux litiges survenant dans le cadre du programme de dotation, y compris l’annexe S, sont exposés dans l’annexe L du programme. Toutefois, les modalités de ces recours ne sont pas directement pertinentes pour le présent appel, parce que l’annexe S en exclut les appelants.

 

F.        QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

[24]           À mon avis, le présent appel soulève deux questions. Premièrement, le programme de dotation en personnel de l’ARC, y compris son annexe S, offre-t-il un recours de réparation prévu par la loi aux fins du paragraphe 208(2), empêchant de ce fait les appelants de présenter leur grief en vertu du paragraphe 208(1)? Deuxièmement, s’il n’offre pas un tel recours, Mme Gauvin a-t-elle commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a décidé qu’il n’y a pas eu abus de procédure ou de pouvoir de la part de l’ARC ainsi que le prétendent les appelants dans leur grief?

 


Question 1 :    La décideuse de dernier palier a-t-elle commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a décidé qu’elle n’avait pas compétence pour statuer sur le grief des appelants en raison du paragraphe 208(2)?

 

 

[25]           Pour répondre à cette question, la Cour doit d’abord arrêter la norme de contrôle applicable. Le juge des requêtes a conclu que la question de savoir si le programme de dotation en personnel offre aux appelants un recours pour faire entendre leur plainte est une question de compétence, à laquelle s’applique par conséquent la norme de la décision correcte.

 

i) Norme de contrôle

[26]           Deux questions de droit doivent être tranchées dans le présent appel. La première porte sur l’interprétation du paragraphe 208(2) de la LRTFP : le programme de dotation offre-t-il aux appelants, lorsqu’il traite de l’objet de leur grief, « un recours administratif de réparation » qui cependant ne leur est pas ouvert parce qu’ils n’ont pas de statut privilégié? La seconde a trait à l’interprétation de l’article 54 de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada : un « programme de dotation en personnel » établi par l’ARC constitue-t-il automatiquement un « recours administratif de réparation » pour les fins du paragraphe 208(2) si le programme est censé être exhaustif?

 

[27]           La première étape dans l’analyse de la norme de contrôle, depuis l’arrêt Dunsmuir, consiste à vérifier si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable : voir l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 62.

 

[28]           Aucune décision ne porte exactement sur les questions en litige. Toutefois, dans des contextes semblables, notre Cour a jugé que le fait de décider si des employés sont visés par des clauses d’exclusion d’origine législative comparables au paragraphe 208(2) est une question de compétence, à laquelle s’applique par conséquent la norme de la décision correcte : voir, par exemple, les arrêts Société canadienne des postes. c. Pollard, [1994] 1 C.F. 652 (C.A.F.) (Pollard); Byers Transport Ltd. c. Kosanovich, [1995] 3 C.F. 354, aux pages 371 et 373 (Byers) (Code canadien du travail); Canada (Procureur général) c. Boutilier, [2000] 3 C.F. 27 (Boutilier) (Loi sur les relations de travail dans la fonction publique qui a précédé l’actuelle LRTFP).

 

[29]           Après les décisions rendues dans ces affaires, l’arrêt Dunsmuir (au paragraphe 54) a étendu le champ d’application de la déférence à l’interprétation que font les tribunaux spécialisés de leur « loi constitutive » ou d’un texte législatif étroitement lié à leur mandat, la Cour soulignant (au paragraphe 59) que seule l’interprétation des dispositions législatives qui touchent « véritablement » à la compétence ou à la constitutionnalité commande l’application de la norme de la décision correcte. De plus, le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour dans l’arrêt Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, a déduit de l’arrêt Dunsmuir que les tribunaux siégeant en révision doivent faire preuve de prudence en qualifiant une question de question de compétence, et a précisé (au paragraphe 34) :

[… ] il convient d’appliquer la norme de la décision correcte uniquement dans des cas exceptionnels, c’est-à-dire lorsque l’interprétation de cette loi [la loi constitutive du tribunal administratif] soulève la question générale de la compétence du tribunal.

 

[30]           À mon avis, la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce parce que le paragraphe 208(2) de la LRTFP et l’article 54 de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada délimitent le champ d’application de processus administratifs concurrents, celui créé en vertu du paragraphe 208(1) et celui du programme de dotation en personnel de l’ARC. Selon l’arrêt Dunsmuir (au paragraphe 61), la norme de la décision correcte s’applique normalement à ce genre de question. Je ne vois aucune raison de ne pas appliquer ce principe en l’espèce, même si les décisions rendues au dernier palier sont régies par la disposition de l’article 214 de la LRTFP selon laquelle une telle décision est « définitive et obligatoire ». 

 

[31]           Il est vrai que les mêmes employés de l’ARC peuvent présenter des griefs individuels tant sous le régime du paragraphe 208(1) qu’en vertu du programme de dotation. Toutefois, la procédure de grief n’est pas nécessairement la même. Ainsi, le programme de dotation prévoit deux paliers de recours internes pour les griefs concernant la nomination d’une personne qui bénéficie du statut privilégié : une rétroaction individuelle de la part de l’employé qui a pris la décision contestée, et une révision de la décision par le superviseur de cet employé. Par ailleurs, les employés qui présentent un grief individuel en vertu du paragraphe 208(1) disposent d’une procédure interne de grief qui compte un maximum de trois paliers et qui culmine par une décision rendue au dernier palier par un haut fonctionnaire de l’ARC, sauf indication contraire dans la convention collective : paragraphe 237(2) de la LRTFP. En l’espèce, il existe quatre paliers.

 

[32]           Je ferai aussi remarquer que le décideur n’est pas un tribunal indépendant; l’instance décisionnelle est formée de gestionnaires de l’employeur dont les actions font l’objet du grief. De plus, le régime prévu par la loi n’indique pas clairement si les décideurs de dernier palier disposent d’une expérience sur le terrain, à titre de décideurs ou dans l’exercice des autres responsabilités professionnelles liées à leur emploi, qui leur permette d’être bien préparés pour interpréter les dispositions législatives en question. Aucun de ces deux facteurs ne favorise la déférence.  

 

ii) Interprétation du paragraphe 208(2) de la LRTFP

[33]           La version anglaise de cette disposition législative est ambiguë et peut signifier l’une de deux choses : soit que le recours de réparation dont traite le paragraphe 208(2) doit être ouvert au fonctionnaire qui a présenté un grief au titre du paragraphe 208(1), soit que ce recours doit porter sur la substance du grief, indépendamment de ce que le fonctionnaire présentant le grief en vertu du paragraphe 208(1) y ait ou non accès.

 

[34]           La version française de la disposition, cependant, résout cette ambiguïté :  

Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale []

 

Le pronom « lui » établit clairement qu’un recours administratif particulier n’empêche un fonctionnaire de présenter un grief fondé sur le paragraphe 208(1) que si ce recours est ouvert au fonctionnaire qui présente le grief. Or, les appelants ne disposent d’aucun recours prévu au programme de dotation pour contester la nomination de Mme Mao, parce que la Directive S prévoit, eu égard aux faits de l’espèce, que seuls les employés bénéficiant du statut privilégié disposent d’un recours concernant la nomination d’une personne qui jouit du statut privilégié.

 

[35]           Par conséquent, le libellé du paragraphe 208(2) n’empêche pas les appelants de présenter leur grief sous le régime du paragraphe 208(1). Comme l’a exposé le juge Strayer dans l’arrêt Byers (au paragraphe 39), pour qu’un recours prévu dans une autre loi empêche une personne de présenter un grief fondé sur le paragraphe 208(1), « la procédure en question doi[t] certainement permettre à la même partie plaignante d’obtenir une véritable réparation » (non souligné dans l’original).

 

[36]           Cette interprétation du texte du paragraphe 208(2) est corroborée par l’objet de la disposition, qui est de veiller à ce que les employés utilisent les recours qui leur sont spécialement ménagés pour régler leurs griefs liés à l’emploi, et non le recours général et résiduel prévu au paragraphe 208(1) : arrêt Boutilier, aux paragraphes 3 et 4. Cet objectif ne serait pas respecté si l’on interprétait le paragraphe 208(2) comme signifiant que l’existence d’un recours particulier, auquel un employé n’a pas accès, empêche cet employé de présenter un grief au titre du paragraphe 208(1).

 

[37]           Le régime de la LRTFP favorise la résolution administrative interne, rapide et informelle des griefs relatifs au milieu de travail. Il serait incompatible avec cet objectif de la loi d’interpréter le paragraphe 208(2) comme disposant que la demande de contrôle judiciaire constitue le seul recours ouvert aux appelants pour faire valoir leur allégation selon laquelle Mme Mao n’aurait pas dû être nommée au poste de MG-05 en raison d’un statut privilégié auquel elle n’avait pas droit.

 

iii) Interprétation de l’article 54 de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada

[38]           L’avocate des intimés plaide que l’article 54 de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada autorise l’ARC à élaborer un programme exhaustif en matière de dotation en personnel, et empêche donc implicitement un employé de l’ARC de présenter un grief fondé sur le paragraphe 208(1) relativement à une question dont traite le programme de dotation. De ce fait, soutient-elle, même si le programme de dotation n’offre aucun recours permettant aux appelants de contester la nomination accordée à Mme Mao en raison de son statut privilégié, le paragraphe 208(2) fait obstacle à leur droit de présenter un grief en vertu du paragraphe 208(1). 

 

[39]           Je ne partage pas cet avis. Le fait que l’ARC ait eu l’intention d’élaborer un programme qui règle l’ensemble des questions de dotation n’est pas la question. La question est de savoir si le législateur, en édictant l’article 54 de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada, entendait faire en sorte qu’une fois établi le programme de dotation en personnel de l’ARC, les employés ne pourraient plus recourir au paragraphe 208(1) pour présenter un grief individuel concernant une question de dotation.

 

[40]           Rien, dans le libellé de l’article 54, ne donne à penser que le législateur avait l’intention de modifier l’article 208 de la manière avancée par l’avocate. En outre, le paragraphe 54(2) prévoit expressément que sont exclues du champ des conventions collectives toutes les matières régies par le programme de dotation en personnel. En réalité, l’avocate soutient que nous devrions interpréter cette disposition comme si elle était formulée ainsi : « Sont exclues du champ des griefs individuels présentés en vertu du paragraphe 208(1) et du champ des conventions collectives toutes les matières régies par le programme de dotation en personnel ». Si telle avait été l’intention du législateur, il aurait facilement pu le dire. Le fait d’exclure expressément des conventions collectives les questions traitées dans un programme de dotation en personnel incite à ne pas conclure que les griefs individuels concernant ces questions sont soustraits de l’application de l’article 208 également :  expressio unius est exclusio alterius.

 

[41]           En conséquence, j’estime que la décideuse a outrepassé sa compétence ou a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que le paragraphe 208(2) empêche les appelants de présenter leur grief concernant la nomination de Mme Mao. Toutefois, cette erreur, à moins qu’elle ne soit importante, ne détermine pas nécessairement l’issue de l’appel.  

 

Question 2 :    La décideuse a-t-elle commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a conclu que l’employeur n’avait pas abusé de sa procédure ou de son pouvoir en procédant à la nomination de Mme Mao sur la base de son statut privilégié?   

 

[42]           Bien qu’elle eût conclu que le paragraphe 208(2) la privait de la compétence pour entendre le grief des appelants, Mme Gauvin s’est néanmoins prononcée sur le fond du grief. Je suis d’accord avec le juge des requêtes pour dire que la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit que soulève cette question est celle de la raisonnabilité. Néanmoins, je suis d’avis que la partie de la décision rendue au dernier palier qui porte sur le « fonds » ne satisfait pas à cette norme.

 

[43]           Les motifs de la sous-commissaire sont presque entièrement présentés sous forme de conclusions. Ils n’exposent pas pourquoi l’ARC était autorisée à traiter Mme Mao comme une employée bénéficiant du statut privilégié alors que celle-ci, contrevenant de façon apparemment flagrante aux conditions de son congé, a travaillé à temps plein pour un autre employeur durant le congé de cinq ans qui lui a été accordé pour répondre à des besoins familiaux. Peut-être existe‑t‑il une explication pour justifier la décision de l’ARC d’octroyer le statut privilégié à Mme Mao dans les circonstances, mais cette explication n’est pas fournie dans les motifs de Mme Gauvin, qui ne démontrent pas que le degré de « justification de la décision, [de] transparence et [d]’intelligibilité du processus décisionnel » est suffisant en l’espèce pour satisfaire à la norme de la raisonnabilité : arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47. L’insuffisance des motifs sur le fond du grief des appelants tient peut‑être au fait que Mme Gauvin avait déjà décidé qu’elle n’avait pas compétence pour entendre le grief en vertu du paragraphe 208(1).

 

[44]           Je ne saurais dire, compte tenu de l’information limitée que contient le dossier, de la brièveté des motifs et des faits convenus, si la décision elle-même est raisonnable, c’est-à-dire qu’elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47.  

 

[45]           Dans les circonstances, je renverrais l’affaire à un autre décideur pour que celui-ci règle le grief des appelants sur le fond.

 

G.        CONCLUSIONS

[46]           Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens tant en appel qu’en première instance, j’annulerais l’ordonnance du juge des requêtes, je ferais droit à la demande de contrôle judiciaire des appelants visant l’annulation de la décision rendue au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, et je renverrais le grief pour qu’il soit tranché sur le fond par un autre décideur en vertu du paragraphe 208(1) de la LRTFP

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

            Marc Noël, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

            M. Nadon, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                A-25-09

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE L’HONORABLE ORVILLE FRENETTE, RENDUE LE 18 DÉCEMBRE 2008 DANS LE DOSSIER NO T-540-08.

 

INTITULÉ :                                                               HARJINDER JOHAL et THOMAS STASIEWSKI

 

                                                                                    et

 

                                                                                    AGENCE DU REVENU DU CANADA et CHRISTINA MAO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       Le 15 septembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                 LES JUGES NOËL ET NADON

 

DATE DES MOTIFS :                                              Le 25 septembre 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Steven Welchner

POUR LES APPELANTS

 

Agnieszka Zagorska

POUR LES INTIMÉES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet d’avocats Welchner

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES APPELANTS

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LES INTIMÉES

 

 

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