Dossier : A-74-21
Référence : 2024 CAF 11
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE : |
RÉGIS BENIEY |
appelant/intimé incident |
et
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MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
intimé/appelant incident |
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2023.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 janvier 2024.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE LEBLANC |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE BOIVIN LA JUGE GOYETTE |
Date : 20240115
Dossier : A-74-21
Référence : 2024 CAF 11
CORAM :
|
LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
|
ENTRE : |
RÉGIS BENIEY |
appelant/intimé incident |
et |
MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
intimé/appelant incident |
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE LEBLANC
[1] La Cour est appelée à examiner un jugement prononcé par la juge en chef adjointe de la Cour fédérale (la Cour fédérale) le 19 février 2021, lequel fait l’objet d’un appel et d’un appel incident. Ce jugement (le Jugement), répertorié à 2021 CF 164, accueillait la demande de révision logée par l’appelant/intimé incident (l’Appelant) aux termes du paragraphe 41(1) de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, c. A -1 (la Loi) à l’encontre du refus de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’Agence) de lui communiquer l’entièreté des renseignements faisant l’objet de la demande d’accès à l’information qu’il avait formulée auprès d’elle.
[2] Ce refus était essentiellement fondé sur le paragraphe 19(1) de la Loi, lequel oblige le responsable de l’institution fédérale visé par une demande d’accès à l’information de « refuser la communication de documents contenant des renseignements personnels »
. Les renseignements ainsi prélevés en vertu du paragraphe 19(1) en l’espèce sont les images de voyageurs et d’agents de l’Agence captées par des caméras de surveillance installées par l’Agence à un des points d’entrée de la frontière canado-américaine où travaillait l’Appelant. Seules les images des agents sont en cause ici.
[3] L’Appelant, qui se représente seul devant cette Cour, se pourvoit à l’encontre du Jugement, même si celui-ci lui parait favorable. Il soutient, en effet, que la Cour fédérale ne s’est pas prononcée sur tous les moyens qu’il a soulevés devant elle et qu’elle a fait défaut, par conséquent, d’ordonner à l’Agence de divulguer l’ensemble des renseignements visés par sa demande d’accès à l’information, et non juste une partie de ceux-ci, comme elle a fait. Pour sa part, l’intimé/appelant incident (l’Intimé) reproche à la Cour fédérale d’avoir incorrectement limité la portée de l’exemption prévue à l’article 19 de la Loi. Il lui reproche également la démarche qu’elle a suivie pour résoudre cette question.
[4] Pour les motifs qui suivent, j’estime que l’appel principal doit échouer. Quant à l’appel incident, je propose qu’il soit accueilli.
I. Le contexte
[5] Le 3 juillet 2017, l’Appelant est impliqué dans un incident avec l’un de ses supérieurs à la fin de son quart de travail. Il œuvre à ce moment au poste-frontière du pont Queenston, dans le sud de l’Ontario. Suite à cet incident, l’Agence lance une enquête interne; l’Appelant, lui, dépose un grief.
[6] Le 31 juillet 2017, l’Appelant, en marge de cette enquête et de ce grief, produit auprès de l’Agence une demande d’accès à l’information. Cette demande (no. A-2017-12202) est libellée comme suit :
Lieu : Zone des comptoirs de bus de la section voyageurs du pont Queenston au 14154 Niagara Parkway, Niagara-on-the-lake, ON, L0S 1J0. Je demande que me soient remis l’ensemble des documents suivants : L’ensemble des rapports rédigés par les employés et les gestionnaires présents aux comptoirs primaires des bus en avec les allégations faites par […] le 2017-07-03 entre 23:00 et 00:00. Je réclame que me soient remis TOUS les rapports de tous les agents ayant eu à rédiger quoi que ce soit par rapport à cela. Je réclame que me soient [sic] communiqué l’ensemble des copies conformes des enregistrements des vidéos de surveillance dans la zone de comptoirs de bus entre 23:30 et 0:06 au cours de cette journée. Notamment celles me montrant interagir avec la surintendante […], le surintendant […] et l’ensemble des interactions nous impliquant les uns les autres entre 23 :45 et 00 :06. Je réclame également que me soient communiqués des enregistrements de toutes les vidéos de surveillance situées au rez-de-chaussée, entre 23 :30 et 00 :06. Je tiens à voir les vas et viens des employés quittant et arrivant sur les lieux de travail au cours de cette période.
[7] L’Agence répond à la demande le 21 février 2018 en communiquant à l’Appelant les rapports écrits visés par ladite demande de même qu’un total de sept (7) bandes vidéos, certaines caviardées, d’autres non. Insatisfait de la réponse, l’Appelant porte plainte auprès du Commissaire à l’information du Canada. Il se plaint principalement du fait que la totalité des bandes vidéos demandées ne lui a pas été communiquée et que celles qui lui ont été communiquées ont été volontairement altérées au montage en plus d’être presque impossibles à visionner, étant en mode accéléré.
[8] Le 14 décembre 2018, le Commissaire rejette la plainte, mais indique avoir déjà demandé à l’Agence de refaire les bandes vidéos transmises le 21 février 2018 de manière à corriger le problème technique noté par l’Appelant. L’Agence s’exécute le 19 octobre 2018 lorsqu’elle transmet à l’Appelant une version corrigée des bandes vidéos en question. Le Commissaire note par ailleurs que si toutes les bandes vidéos qui ont pu exister au jour et aux heures visés par la demande n’ont pas toutes été transmises à l’Appelant, c’est parce que certaines ont été effacées en vertu de la politique de conservation des enregistrements de sécurité de l’Agence, laquelle prévoit une période de rétention de 30 jours. Seules les bandes vidéos jugées nécessaires aux fins de l’enquête interne entreprise suite à l’incident du 3 juillet 2017 sont conservées. Ce sont les sept (7) bandes vidéos transmises à l’Appelant. Le Commissaire note aussi, à ce dernier égard, que les prélèvements effectués par l’Agence sur certaines de ces bandes vidéos sont conformes au « cadre clair »
régissant le droit à la vie privée dans le contexte de l’utilisation de caméras de surveillance en milieu de travail.
[9] Suite à la réception du rapport du Commissaire à l’information, l’Appelant exerce le recours en révision prévu au paragraphe 41(1) de la Loi. Aux termes de ce recours, l’Appelant, qui est alors représenté par avocat, demande à la Cour fédérale :
a) de déclarer que l’Agence ne peut pas s’appuyer sur le paragraphe 19(1) de la [Loi] pour refuser de communiquer certains enregistrements des employés de l’Agence, dans la mesure où ces enregistrements contiennent des renseignements visés par le paragraphe 3(j) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, RSC 1985, c P-21; et ainsi
b) d’infirmer les décisions datées du 21 février 2018 et du 19 octobre 2018; et
c) d’ordonner au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile […] de répondre intégralement à la demande d’accès à l’information no A-2017-12202;
d) le tout avec dépens.
(Avis de demande, Dossier d’appel amendé à la p. 817)
II. Le Jugement
[10] Le 19 février 2021, la Cour fédérale accueille le recours de l’Appelant, se disant d’avis « que les bandes vidéo auxquelles [l’Appelant] demande d’avoir accès ne sont pas visées par l’article 19(1) de la [Loi], et qu’elles doivent lui être communiquées »
(Jugement au para. 42).
[11] Reconnaissant que les images d’un employé d’une institution fédérale qui permettent de l’identifier, constituent, en l’absence d’exceptions, des « renseignements personnels »
au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, c. P-21 (la LPRP), la Cour fédérale, s’en remettant à deux arrêts de la Cour suprême du Canada, soit les arrêts Dagg c. Canada (Ministre des finances), [1997] 2 R.C.S. 403, 148 D.L.R. (4th) 385 (Dagg) et Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), 2003 CSC 8, [2003] 1 R.C.S. 66, 224 D.L.R. (4th) 1 (Canada (GRC)), juge que les images prélevées en l’espèce en vertu du paragraphe 19(1) de la Loi tombent sous l’exception à la définition de « renseignements personnels »
établie à l’alinéa 3(j) de la LPRP, en tant que renseignements portant sur le poste et les fonctions des agents concernés.
[12] Selon elle, si, comme la Cour suprême l’a décidé dans Dagg, les feuilles de présence d’employés fédéraux — dans cette affaire, des employés du ministère des Finances — tombent sous l’exception de l’alinéa 3j) de la LPRP en tant que renseignements concernant la nature d’un poste donné, il est difficile « d’imaginer comment l’image d’un agent des services frontaliers, captée alors qu’il est en uniforme et en fonction pour son employeur, pourrait être exclue de la portée de l’alinéa 3j) de la LPRP »
(Jugement au para. 34). Lire cette exception comme le fait l’Agence serait, poursuit-elle, limiter indûment la portée générale de sa disposition liminaire.
[13] Ayant conclu que les images prélevées en l’espèce auraient dû être divulguées à l’Appelant, la Cour fédérale se dit d’avis qu’il ne lui est pas nécessaire, dans ce contexte, de trancher le débat entourant l’application faite par l’Agence de l’article 25 de la Loi. Cette disposition législative impose aux institutions fédérales, lorsqu’elles sont d’avis, vu la nature des renseignements contenus dans un document visé par une demande d’accès à l’information, que la communication de celui-ci peut être refusée, l’obligation de néanmoins communiquer les parties du document dépourvues des renseignements en cause lorsque cela « ne pose pas de problèmes sérieux »
.
III. Questions en litige et norme de contrôle
[14] À mon sens, la présente affaire soulève les questions suivantes :
a) La Cour fédérale a-t-elle omis de se prononcer sur l’ensemble des questions soulevées dans le recours que l’Appelant a entrepris devant elle et d’ainsi accorder à l’Appelant la réparation qu’il recherchait, soit une ordonnance obligeant l’Agence à lui divulguer tous les renseignements visés par sa demande d’accès à l’information ?
b) Dans la négative, la Cour fédérale a-t-elle commis une erreur justifiant l’intervention de cette Cour en concluant que le recours à l’exemption établie au paragraphe 19(1) de la Loi n’était pas justifié en l’espèce ?
c) Si c’est le cas, y a-t-il lieu de se prononcer sur l’application qu’a faite l’Agence de l’article 25 de la Loi et, s’il y a lieu de le faire, l’application qu’elle en a faite était-elle conforme aux exigences de cette disposition ?
[15] S’il y a eu, à un certain moment, un débat au sein de cette Cour sur la norme de contrôle applicable à l’appel d’une décision rendue par la Cour fédérale aux termes de l’article 41 de la Loi, ce débat a pris fin en juin 2019, par l’ajout, à la Loi, de l’article 44.1, lequel énonce que les recours entrepris en vertu de l’article 41, notamment, doivent être « entendus et jugés comme une nouvelle affaire »
.
[16] L’ajout de cette disposition fait donc maintenant en sorte que la norme de contrôle applicable aux appels des décisions rendues aux termes de l’article 41 de la Loi est celle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen), et non celle, préconisée dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, applicable aux appels des décisions rendues par la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire (Canada (Santé) c. Elanco Canada Limited, 2021 CAF 191, 337 A.C.W.S. (3d) 153 au para. 32 (Elanco)).
[17] Il est bien établi que la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Housen requiert que la Cour révise les questions de droit se posant devant elle suivant la norme de la décision correcte et qu’elle n’intervienne à l’égard des questions de fait ou mixtes de fait et de droit que si elle constate la présence d’une erreur manifeste et dominante (Housen aux para. 26‑28; Elanco au para. 33).
IV. Analyse
A. L’appel principal
[18] L’Appelant, je le rappelle, soutient que la Cour fédérale aurait omis de traiter de l’ensemble des questions soulevées dans le recours qu’il a entrepris devant elle, un recours qu’elle devait pourtant juger, précise-t-il, comme une affaire nouvelle, ce qui, selon lui, l’obligeait à se prononcer sur l’intégralité de sa demande d’accès à l’information et à ordonner, en cas de succès, la divulgation complète des renseignements qu’il avait demandés à l’Agence.
[19] Outre le fait que d’aucuns pourraient prétendre que ce type de récrimination constitue davantage un motif ouvrant droit à une demande de reconsidération aux termes de la règle 397(1)(b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, que d’un motif d’appel, cet argument, quoi qu’il en soit, ne résiste pas à l’analyse, et ce, pour deux raisons. Premièrement, une lecture de l’Avis de demande et du mémoire des faits et du droit produits par l’Appelant devant la Cour fédérale démontre clairement que l’Appelant a ultimement ciblé son recours sur l’utilisation faite de l’article 19 de la Loi en lien avec quatre (4) des sept (7) bandes vidéos qui lui ont été transmises en réponse à sa demande d’accès à l’information, soit celles identifiées au paragraphe 28 dudit mémoire et au paragraphe 16 du Jugement :
a) Traffic_Bus_Passenger_Pil_2017-07-14-1714;
b) Traffic_Bus_Passenger_Secondary_1_2017-07-14_1700;
c) Traffic_Bus_Passenger_Secondary_2_2017-07-14_1707;
d) Traffic_Corr_Outside_1131_2017-07-18_1426.
[20] C’est donc de cette façon que l’Appelant a formulé et circonscrit son recours devant la Cour fédérale et on ne peut reprocher à celle-ci une quelconque omission en rapport avec ce qu’elle avait à décider. L’Appelant met l’emphase sur la conclusion de son Avis de demande aux termes de laquelle il requiert qu’il soit ordonné à l’Intimé de répondre « intégralement »
à sa demande d’accès à l’information (Avis de demande, Dossier d’appel amendé à la p. 46). Or, cette conclusion générique ne peut être dissociée du reste de l’Avis de demande et de la manière dont l’Appelant a énoncé sa position dans son mémoire. En d’autres termes, elle ne peut être considérée comme un fourre-tout autorisant la prise en compte, devant cette Cour, de moyens n’ayant pas été soulevés devant la Cour fédérale. Je note, du reste, qu’il n’existe aucune preuve au dossier démontrant que l’affaire a été abordée différemment par l’avocate qui représentait l’Appelant lors de l’audience devant la Cour fédérale.
[21] Comme l’Intimé le souligne à juste titre, en règle générale, cette Cour ne se penchera pas sur une question qui n’a pas été soulevée en première instance (Oleynik c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 5, 441 D.L.R. (4th) 744 au para. 72). Or, rien ne justifie, en l’espèce, une quelconque dérogation à cette règle.
[22] Cela m’amène à mon deuxième point. Devant cette Cour, l’Appelant, qui, je le rappelle, se représente dorénavant seul, a tenté à plus d’une reprise d’élargir le débat en demandant, en outre, la permission de présenter de nouveaux éléments de preuve en appel de manière à permettre à cette Cour de répondre « à toutes les questions présentées et auxquelles la Cour fédérale n’a pas pu répondre du fait des subterfuges [de l’Intimé] »
. Pour faire sanctionner ces « subterfuges »
, l’Appelant a même présenté une requête en outrage au tribunal contre l’affiant principal de l’Intimé.
[23] Toutes ces demandes ont échoué. Cette Cour doit donc décider du présent appel à la lumière du dossier tel que constitué devant elle. Or, ce dossier n’autorise pas l’Appelant à élargir la portée du débat comme il souhaiterait le faire ou encore à traiter de questions qui n’ont pas été soulevées devant la Cour fédérale.
[24] L’appel principal m’apparait donc dénué de tout fondement. Par conséquent, je le rejetterais.
B. L’appel incident
[25] L’appel incident fait intervenir la seconde question en litige, qui est celle de savoir si la Cour fédérale a erré en concluant que les renseignements dont l’Agence refuse la divulgation ne tombent pas sous l’exemption du paragraphe 19(1) de la Loi au motif qu’ils seraient eux-mêmes visés par une des exceptions au concept de « renseignements personnels »
, tel que défini par la LPRP.
[26] Cette question met en cause la portée du paragraphe 19(1) de la Loi et, par ricochet, celle de la définition de « renseignements personnels »
que l’on retrouve à la LPRP et à laquelle la Loi renvoie.
[27] S’agissant d’abord d’une question d’interprétation statutaire, le traitement qu’en a fait la Cour fédérale doit être révisé selon la norme de la décision correcte (Housen au para. 8) et la question elle-même, analysée suivant la méthode moderne d’interprétation des lois, laquelle requiert que le texte des dispositions en cause soit examiné « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
(Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 154 D.L.R. (4th) 193 au para. 21, citant Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983 à la p. 87; Bayer Cropscience LP c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 77, 155 C.P.R. (4th) 99 au para. 67, citant Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, au para. 23).
[28] Du même souffle, il nous faudra voir où se situe, par rapport à cet exercice, l’interprétation retenue par la Cour fédérale. Cette interprétation, qui, je le rappelle, prend essentiellement appui sur la lecture que la Cour fédérale a faite des arrêts Dagg et Canada (GRC), peut se résumer comme suit :
a) La Loi, qui vise à promouvoir la transparence des activités de l’État, et la LPRP sont des lois complémentaires; elles doivent être interprétées harmonieusement et aucune n’a préséance sur l’autre;
b) Bien que la disposition liminaire de la définition que donne la LPRP du concept de « renseignements personnels »
soit très large, elle est assujettie à des exceptions qui, bien qu’elles ne devraient pas limiter la portée de ladite définition, s’appliquent, notamment, au contexte du paragraphe 19(1) de la Loi;
c) Il ne fait aucun doute qu’en l’absence de ces exceptions, et en particulier de celle qui concerne l’information portant sur le poste ou les fonctions d’un cadre ou employé, actuel ou ancien, d’une institution fédérale, les renseignements en cause en l’espèce — les images de collègues de l’appelant apparaissant sur les bandes vidéos litigieuses — sont des renseignements personnels protégés par le paragraphe 19(1) de la Loi;
d) Or, cette exception, prévue à l’alinéa 3j) de la LPRP, est applicable aux renseignements en cause puisqu’il est difficile d’imaginer que l’image d’un agent des services frontaliers, captée alors qu’il est en uniforme et en fonction, ne constitue pas, au même titre que ses feuilles de présence au travail, un renseignement portant sur la nature des attributions de son poste; on peut dire, à ce titre, qu’il y a presque une adéquation entre la présence de l’agent sur les lieux du travail et l’exercice de ses fonctions;
e) L’interprétation préconisée par l’Agence, qui repose sur des analogies faites avec certains des exemples de renseignements personnels que l’on retrouve à la définition de ce concept à l’article 3 de la LPRP, a pour effet de limiter la portée générale de l’exception en cause, une approche — « circulaire »
— pourtant rejetée dans Canada (GRC).
[29] Il est utile, à ce stade, de reproduire les portions pertinentes du texte des dispositions en cause, l’entièreté du texte étant reproduite en annexe aux présents motifs :
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[30] Comme le Jugement en fait état, la jurisprudence de la Cour suprême nous renseigne déjà sur le contexte global, l’esprit et l’objet des deux lois en cause, de même que sur le sens et la portée du paragraphe 19(1) de la Loi en particulier. La Cour fédérale en résume correctement les grands traits, particulièrement lorsqu’elle souligne la portée indéniablement large de la définition de « renseignements personnels »
et le fait que les exceptions à cette définition ne devraient pas en limiter la portée, du moins, j’ajouterais, au-delà de ce qui est nécessaire.
[31] Une lecture attentive de cette jurisprudence fait toutefois apparaitre une autre dimension importante du rapport entre la Loi et la LPRP, dimension qui ne transparait pas du Jugement, ce qui explique peut-être la portée qu’a donnée la Cour fédérale à l’exception prévue à l’alinéa 3j) de la LPRP et, de ce fait, à l’exemption impérative du paragraphe 19(1) de la Loi.
[32] En effet, bien qu’elles soient complémentaires, comme l’a correctement noté la Cour fédérale, et qu’elles doivent être « interprétées conjointement »
, comme l’a rappelé la Cour suprême dans l’affaire Cie H.J. Heinz du Canada Ltée c. Canada (Procureur général), 2006 CSC 13, [2006] 1 R.C.S. 441 (Heinz), qui mettait aussi en cause la portée du paragraphe 19(1) de la Loi (Heinz aux para. 2, 12; voir également Dagg au para. 1), il est acquis que la Loi et la LPRP, lues ensemble, « accordent une plus grande protection aux renseignements personnels »
(Heinz aux para. 29–31; voir également : Dagg au para. 48, juge La Forest, dissident quant au résultat). Cela fait en sorte qu’il faut se garder de « donner une "interprétation étroite" à l’exception des renseignements personnels en conférant à l’accès à l’information primauté sur la protection des renseignements personnels »
(Heinz au para. 61, citant Dagg au para. 51, juge La Forest, dissident quant au résultat).
[33] Il est important de rappeler que le régime mis en place par la Loi et la LPRP vise à concilier deux principes opposés que sont l’accès à l’information, d’une part, et la protection des renseignements personnels, d’autre part (Dagg au para. 45, juge La Forest, dissident quant au résultat; voir également Dagg au para. 1 et Canada (GRC) au para. 21, souscrivant dans les deux cas aux motifs du juge La Forest, dissident quant au résultat, sur la façon d’aborder l’interprétation de la Loi et de la LPRP). Ce régime, qui tente d’établir et maintenir un « fragile équilibre »
entre ces deux principes, favorise toutefois, « systématiquement »
, dans la mesure qui y est prévue, la protection des renseignements personnels (Heinz aux para. 1, 24). Les droits prévus aux deux lois n’ont donc pas, en tout temps, valeur égale et lorsqu’il est question des renseignements personnels d’un individu, le droit à la vie privée l’emporte sur le droit d’accès à l’information, sauf dans la mesure prévue par la loi (Heinz au para. 26).
[34] Cette nuance, je le rappelle, ne semble pas faire partie des jalons sur lesquels le raisonnement de la Cour fédérale s’est construit. À tout le moins, il n’en est pas fait mention. Comme on vient de le constater, ce régime fait clairement primer la protection des renseignements personnels sur le droit à l’accès à l’information. Il requiert, à cette fin, de la part des tribunaux, une approche calibrée tendant à favoriser une « protection efficace »
de ces renseignements, ce qui doit notamment inciter ceux-ci à « ne pas créer d’obstacles artificiels »
à cette protection (Heinz au para. 31).
[35] Il ne suffit donc pas, pour souligner l’importance de la protection des renseignements personnels dans le cadre de ce régime, de faire état du caractère indéniablement très large de la définition de « renseignements personnels »
; il faut également articuler l’analyse en fonction de la primauté de cette protection sur le droit d’accès à l’information. Cela va aussi pour l’énoncé suivant lequel aucune des deux lois en cause n’a préséance sur l’autre puisqu’en raison de cette primauté, le droit d’accès à l’information n’a pas, en tout temps, valeur égale à la protection des renseignements personnels.
[36] Ayant tracé les principes régissant l’interaction entre la Loi et la LPRP, il y a lieu de s’attaquer maintenant au rapport entre le paragraphe 19(1) de la Loi et l’exception à la définition de « renseignements personnels »
prévue à l’alinéa 3j) de la LPRP.
[37] S’il est vrai que les fonctionnaires de l’administration fédérale, en raison de la présence de cette exception, bénéficient d’un niveau de protection moindre de leur vie privée, lorsqu’il est question de renseignements portant sur les poste et fonctions qu’ils occupent (Canada (GRC) au para. 34), ils ne sont pas pour autant dépourvus de toute protection.
[38] Pour déterminer ce niveau de protection, il faut se demander si les renseignements auxquels l’accès est sollicité, « portent directement sur les caractéristiques générales rattachées au poste ou aux fonctions d’un employé »
et garder en tête qu’ils « sont du genre de ceux qu’on trouve dans la description de travail »
, ce qui comprend « les conditions liées au poste, dont les qualités requises, les attributions, les responsabilités, les heures de travail et l’échelle de traitement »
(Canada (GRC) au para. 38, citant Dagg au para. 95, juge La Forest, dissident quant au résultat).
[39] Même si sa portée est « générale »
et que la liste d’exemples qu’il comprend n’est pas exhaustive, il reste que l’alinéa 3j) de la LPRP « a néanmoins une portée déterminée, car les renseignements doivent porter sur le poste ou les fonctions »
et « ne doit s’appliquer que lorsque les renseignements demandés ont un lien suffisant avec les caractéristiques générales rattachées au poste ou aux fonctions […] »
(Canada (GRC) au para. 38).
[40] L’exception de l’alinéa 3j) de la LPRP demeure donc circonscrite par des balises relativement précises. Par exemple, les renseignements qui touchent à la compétence et aux caractéristiques d’un employé, tout comme les « opinions exprimées au sujet de la formation, de la personnalité [et] de l’expérience »
de cet employé, ne sont pas visés par cette exception (Canada (GRC) au para. 38) . Dans l’affaire Dagg, si les juges majoritaires ont jugé que les renseignements contenus à une feuille de présence tombaient sous cette exception, ils n’ont pas manqué de souligner qu’il s’agissait-là de « renseignements génériques sur le poste lui-même »
(Dagg au para. 12).
[41] Il en va de même de l’échelle salariale associée au poste occupé par un employé, qui tombe sous l’exception de l’alinéa 3j) de la LPRP, mais non le salaire de l’employé, un renseignement qui lui est propre (Dagg au para. 13), bien qu’il soit intimement lié à l’emploi qu’il occupe.
[42] Ici, la tension est vive entre les « deux principes opposés »
puisque, comme l’a correctement énoncé la Cour fédérale, si ce n’était de l’exception de l’alinéa 3j) de la LPRP, les renseignements en cause se qualifieraient sans équivoque au titre de « renseignements personnels »
, au sens de la LPRP. On n’a qu’à lire la définition de ce concept, reproduite au paragraphe 29 des présents motifs, pour s’en convaincre.
[43] Là où le bât blesse en l’espèce, c’est que la Cour fédérale a tenté de concilier ces deux principes en assimilant « les renseignements contenus dans une bande vidéo captée à l’arrivée et au départ d’un employé »
, qu’elle a par ailleurs reconnus, comme je viens de le mentionner, comme étant autrement des renseignements personnels au sens de la LPRP, à ceux « contenus dans [l]es feuilles de présence »
de l’employé. Selon elle, citant l’arrêt Dagg, dans les deux cas, ces renseignements bien qu’ils « ne révèlent rien au sujet de la nature des attributions du poste »
en donnent néanmoins « une indication générale de leur étendue »
(Jugement au para. 35, citant Dagg au para. 9). L’Appelant fait écho au Jugement, sans plus.
[44] En tout respect, cette adéquation est problématique puisqu’elle fait fi de l’ensemble des renseignements propres à un employé que peuvent révéler les images captées sur les lieux du travail. En d’autres termes, contrairement aux feuilles de présence, qui n’ont qu’un caractère informationnel générique sur le poste occupé par l’employé et les fonctions associées à ce poste, les images captées sur les lieux du travail en révèlent, en principe, bien davantage sur l’employé lui-même et les « caractéristiques »
qui lui sont propres, et ce, même s’il porte un uniforme.
[45] Il est en effet à se demander, comme le requiert la grille d’analyse applicable à l’exception de l’alinéa 3j) de la LPRP, dont, du reste, il n’ait pas fait mention dans le Jugement, en quoi les traits physiques ou personnels de l’employé que peuvent révéler les images captées par des caméras de surveillance installées sur les lieux de travail, comme la couleur de la peau, les traits du visage, la stature, le handicap, l’appartenance à un groupe religieux ou autre groupe, le langage corporel et même les maniérismes observables, portent directement sur les caractéristiques générales rattachées au poste ou fonctions de cet employé et révèlent des renseignements qui sont du même type que ceux que l’on trouve dans une description de travail.
[46] Je ne vois, bien humblement, aucun rapport entre les deux, et ce, même si les images sont captées sur les lieux du travail puisque, au-delà de pouvoir visionner l’employé « en action »
, ces images sont susceptibles de dévoiler des renseignements qui sont propres à l’employé et qui sont liés davantage à la manière dont il exerce ses fonctions et, ultimement, à sa compétence, et à la façon dont il affiche sa personnalité, son identité ou ses croyances sur son lieu du travail, ce qui n’est pas couvert par cette exception.
[47] Sur ce plan, comme nous l’avons vu, la protection de la LPRP continue d’être assurée aux employés fédéraux (Canada (GRC) au para. 38) et le fait de devoir porter un uniforme n’y change rien. Poussée à sa limite, cette caractéristique — le fait de porter un uniforme — créerait deux catégories de fonctionnaires au sein du régime établi par la Loi et la LPRP : ceux qui portent l’uniforme, et qui sont privés de la protection du paragraphe 19(1) de la Loi, et ceux qui n’en portent pas et qui, par conséquent, continuent de bénéficier de cette protection. Cela ne peut avoir été là l’intention du Parlement.
[48] En somme, la Cour fédérale, au nom de la transparence des activités de l’État, a fait primer le droit à l’information sur celui à la protection des renseignements personnels. Elle a, ce faisant, donné une portée beaucoup trop large à l’exception de l’alinéa 3j) de la LPRP, réduisant du même coup celle du paragraphe 19(1) de la Loi. Ce résultat, à mon sens, est, comme on l’a vu, non conforme au droit applicable et découle ainsi d’une erreur justifiant l’intervention de la Cour. En d’autres termes, il lui fallait faire primer le droit à la protection des renseignements personnels puisqu’il n’existait pas de lien suffisant entre l’ensemble des caractéristiques personnelles susceptibles d’être révélées par les images des agents et les caractéristiques générales rattachées à leurs postes ou fonctions.
[49] À l’audience, la procureure de l’Intimé a précisé que l’Agence avait commis une erreur en divulguant l’image des agents qui apparaissent sur les bandes vidéos sur lesquelles on peut voir aussi l’Appelant. Selon elle, l’image de tous les agents apparaissant sur les bandes vidéos en cause aurait dû être prélevée sans égard au fait qu’on y voit l’Appelant ou pas.
[50] Je suis d’accord puisque rien dans la Loi ou la LPRP ne justifie une telle distinction. En d’autres termes, tous les agents apparaissant sur les bandes vidéos avaient droit à la même protection aux termes du paragraphe 19(1) de la Loi. En ce sens, il fallait leur appliquer l’exception de l’alinéa 3j) de la même façon, sans égard à l’objet ou à la nature de la demande d’accès à l’information de l’Appelant (Canada (GRC) au para. 32).
[51] Finalement, l’Intimé reproche à la Cour fédérale d’avoir abordé incorrectement l’analyse qu’un recours en vertu de l’article 41 de la Loi lui imposait. L’Intimé plaide essentiellement que la Cour fédérale devait procéder à sa propre analyse, et non, axer celle-ci sur la décision de l’Agence et sur ce qui la motivait.
[52] Compte tenu de la conclusion à laquelle j’en suis arrivé sur la portée de l’exception de l’alinéa 3j) de la LPRP et, par-delà, de l’exemption prévue au paragraphe 19(1) de la Loi, il n’est pas nécessaire, selon moi, d’aborder en détail le second volet de l’appel incident. Il suffit de dire que si certains de ses passages, comme la formulation de la question en litige portant sur l’interprétation du paragraphe 19(1) de la Loi (Jugement au para. 17A), peuvent porter à confusion à cet égard, le Jugement, lu dans son ensemble, laisse voir que la Cour fédérale a fait sa propre analyse de la question qu’elle avait à trancher, et ce, indépendamment de la position de l’Agence, même si elle a critiqué celle-ci à certains moments.
[53] Ayant conclu que l’Agence pouvait, à bon droit, recourir au paragraphe 19(1) de la Loi pour refuser la divulgation des images des agents apparaissant sur les bandes vidéos communiquées à l’Appelant, les questions touchant l’article 25 de la Loi doivent être abordées.
C. L’article 25 de la Loi
[54] L’article 25 de la Loi oblige le responsable d’une institution fédérale à communiquer les parties du document faisant l’objet d’une demande d’accès à l’information qui sont dépourvues des renseignements dont ce responsable est en droit de refuser la divulgation, à condition que le prélèvement de ces parties ne pose pas de problèmes sérieux (Merck Frosst Canada Ltée. c. Canada (Santé), [2012] 1 R.C.S. 23, 342 D.L.R. (4th) 257 au para. 229 (Merck)).
[55] En l’espèce, la preuve au dossier, contrairement à ce qu’en dit l’Appelant, révèle que cet exercice — obligatoire — a été fait (Merck au para. 236). En effet, les documents en cause — soit les bandes vidéos litigieuses — ont été remis à l’Appelant après qu’aient été prélevés les renseignements que l’Agence estimait être des renseignements personnels protégés par le paragraphe 19(1) de la Loi, même si, elle a erronément fait exception. Il ne fait donc aucun doute que l’Agence a traité la demande d’accès à l’information de l’Appelant en ayant à l’esprit le devoir que lui imposait l’article 25 de la Loi.
[56] La question à résoudre est donc celle de savoir si l’Agence s’est acquittée de ce devoir selon les exigences de l’article 25. Tel que mentionné précédemment, la Cour fédérale n’a pas jugé nécessaire de trancher cette question puisqu’elle était d’avis que les bandes vidéos en litige devaient être divulguées à l’Appelant dans leur entièreté, à la seule exception des images du public voyageur.
[57] Dans ces circonstances, je dois en premier lieu décider si cette détermination doit être laissée à la Cour fédérale, auquel cas il faudrait que le dossier lui soit retourné, ou s’il est préférable que cette Cour décide de la question au lieu et place de la Cour fédérale, comme lui permet de le faire le sous alinéa 52b)(i) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, lequel autorise la Cour, lorsqu’elle est saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale, à « rendre le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre et prendre toutes mesures d’exécution ou autres que celle-ci aurait dû prendre »
.
[58] D’entrée de jeu, il est important de mentionner que jusqu’à maintenant ce pouvoir a été exercé avec parcimonie, car il ne revient normalement pas à cette Cour d’agir comme tribunal de première instance. Cette réticence vient « non seulement de l’expérience et de l’expertise accrues de la Cour fédérale en matière de recherche des faits, mais aussi des complications pratiques et autres liées à la recherche des faits par une formation de trois juges »
(Sandhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd, 2019 CAF 295, 169 C.P.R. (4th) 325 au para. 59; voir aussi : Canada (Revenu national) c. Hydro Québec, 2023 CAF 171 aux para. 27–29).
[59] L’Intimé nous exhorte cependant à exercer ce pouvoir. Il estime qu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire puisque (i) la preuve nécessaire à la détermination de la conformité des prélèvements effectués en l’espèce aux exigences de l’article 25 est déjà au dossier, (ii) celui-ci, dans sa forme judiciarisée, perdure depuis 2019 et engendre de l’incertitude au sein de l’appareil fédéral sur la façon de traiter les demandes d’accès à l’information portant sur l’image des employés, et (iii) la résolution complète du présent appel répondrait aux objectifs de résolution rapide, efficace et économique devant guider l’exercice des recours entrepris devant la Cour fédérale.
[60] Il y aura bientôt sept (7) ans que l’Appelant a déposé sa demande d’accès à l’information et, comme le souligne l’Intimé, toute la preuve nécessaire à ce qu’aurait à décider cette Cour au lieu et place de la Cour fédérale est au dossier. Au surplus, cette preuve n’a rien de controversée si bien que cette Cour est dans une aussi bonne position que le serait la Cour fédérale pour décider de cette question. Également, le présent pourvoi incident soulève une question importante et il est, à mon avis, dans l’intérêt de la justice que la Cour utilise le pouvoir qui lui est dévolu aux termes de l’alinéa 52(b)i) de la Loi sur les Cours fédérales afin que cette question soit résolue sans plus de délai.
[61] La Cour doit donc déterminer si l’Agence a appliqué correctement l’article 25 (Merck au para. 232) et doit le faire, tel que le prévoit le nouvel article 44.1 de la Loi, comme si elle était saisie d’une « nouvelle affaire »
. À cette fin, elle ne doit à l’Agence aucune déférence.
[62] Il s’agit ici de se demander si, parmi les images vidéos soustraites à la divulgation, se trouvent des renseignements qui auraient néanmoins dû être communiqués par l’Agence. Suivant l’article 25 de la Loi, une telle communication s’impose si cela ne pose pas « de problèmes sérieux »
à l’institution fédérale concernée. Ce sera le cas (i) si les renseignements en cause, une fois communiqués, ont un sens sur le plan sémantique, rendant ainsi la communication « utile »
, et (ii) si les avantages liés à leur prélèvement et à leur divulgation « justifient les efforts déployés par l’institution fédérale en vue d’expurger le document en cause »
(Merck au para. 237). En d’autres termes, l’analyse des coûts et avantages justifiera la divulgation de ces renseignements si le travail de prélèvement nécessaire est raisonnablement proportionné à la qualité de l’accès qui s’ensuivrait (Merck au para. 237, citant Bande indienne de Montana c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1989] 1 C.F. 143, 51 D.L.R. (4th) 306).
[63] En l’espèce, il faut appliquer ce test à des images vidéos, et non à des documents, comme c’était le cas dans l’affaire Merck, et il faut le faire en gardant à l’esprit « l’objet de l’art. 25, qui vise à faciliter l’accès au plus de renseignements possible tout en donnant effet aux exceptions précises et limitées prévues à la Loi »
(Merck au para. 238, citant Ontario (Sûreté et Sécurité publique), 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815 au para. 67).
[64] Sur trois (3) des quatre (4) bandes vidéos en cause, les prélèvements sont significatifs et visent les membres du public voyageur présents sur les lieux captés par les caméras de surveillance, de même que les agents présents lorsque l’Appelant n’apparait pas sur les images. En ce qui a trait à l’utilité de ce qui pourrait être divulgué, il est à se demander ce qu’il en serait d’un ensemble disparate d’images vidéos de lieux physiques (parties de murs, plafonds, corridors, bureaux, etc.) ou encore, poussé à la limite, d’images purgées des traits physiques ou personnels des agents concernés, tels la couleur de la peau, les traits du visage, la stature, le handicap, l’appartenance à un groupe religieux ou autre groupe, le langage corporel et les maniérismes observables.
[65] Au niveau des coûts et des avantages à procéder à une telle extraction de renseignements par ailleurs divulgables, la preuve indique que contrairement à des documents, ce type d’exercice, lorsqu’il s’agit d’images vidéos, présente des défis particuliers dans la mesure où chaque seconde d’enregistrement vidéo contient une soixantaine d’images. L’Intimé soutient donc qu’isoler, par exemple, le contenu personnel identifiable de chaque image représente un défi colossal.
[66] Je fais miens ici les propos de la Cour fédérale dans l’affaire Attaran c. Canada (Défense nationale), 2011 CF 664, 391 F.T.R. 70 (Attaran), selon lesquels « l’application de l’article 25 de la [Loi] dans le contexte de la suppression de renseignements personnels sur une photographie […] devrait favoriser la protection du droit à la vie privée de la personne visée »
(Attaran au para. 29) (soulignement dans l’original). Cet énoncé a tout autant son importance, selon moi, lorsqu’il s’agit d’appliquer l’article 25 de la Loi à des identificateurs personnels apparaissant sur des images vidéos.
[67] Sans dire qu’en toutes circonstances, ce type d’extraction, quand il s’agit d’images vidéos, est inutile et n’est pas raisonnablement proportionné à la qualité de l’accès qui s’ensuit, je suis d’avis, à la lumière du dossier qui est devant la Cour, que tel est le cas en l’espèce et qu’en conséquence, l’article 25 a été correctement appliqué à la demande d’accès à l’information produite par l’Appelant et l’a été en conformité avec son objet. Cet objet, je le rappelle, est de faciliter l’accès dans la meilleure mesure possible tout en donnant effet aux exemptions prévues à la Loi, dont celle portant sur la protection des renseignements personnels, laquelle est impérative et prime sur le droit à l’accès à l’information.
[68] Si les prélèvements effectués en l’espèce peuvent paraître importants, quantitativement, je rappelle qu’aux termes du paragraphe 19(2) de la Loi, la communication de renseignements personnels s’impose lorsque (i) l’individu qu’ils concernent y consent; (ii) le public y a accès ou (iii) la communication est conforme à l’article 8 de la LPRP, lequel énumère un certain nombre de situations où la communication de tels renseignements est permise. Toutefois, l’application du paragraphe 19(2) de la Loi aux circonstances de la présente affaire déborde du cadre de cet appel.
V. Conclusion
[69] Pour toutes ces raisons, je rejetterais l’appel principal, avec dépens, et j’accueillerais l’appel incident. J’infirmerais ainsi le Jugement et rendant la décision que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais le recours entrepris par l’Appelant aux termes de l’article 41 de la Loi et je le ferais avec dépens en faveur de l’Intimé tant devant cette Cour que devant la Cour fédérale.
« René LeBlanc »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
Richard Boivin j.c.a. »
« Je suis d’accord.
Nathalie Goyette j.c.a. »
ANNEXE
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-74-21 |
INTITULÉ :
|
RÉGIS BENIEY c. MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario) |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 12 octobre 2023 |
MOTIFS DU JUGEMENT :
|
LE JUGE LEBLANC |
Y ONT SOUSCRIT :
|
LE JUGE BOIVIN LA JUGE GOYETTE |
DATE DES MOTIFS :
|
LE 15 JANVIER 2024 |
COMPARUTIONS :
Régis Beniey |
Pour l’appelant SE REPRÉSENTE SEUL |
Sara Gauthier |
Pour l’intimé |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
Pour l’intimé |