Dossier : 23-A-52
Référence : 2024 CAF 28
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Présente : La juge Gleason
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ENTRE :
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BELL CANADA
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requérante
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et
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BEANFIELD TECHNOLOGIES INC., BRAGG COMMUNICATIONS
INCORPORATED faisant affaire sous la dénomination sociale EASTLINK, CAMPBELL PATTERSON COMMUNICATIONS, CANADIAN ANTI-MONOPOLY PROJECT, COGECO COMMUNICATIONS INC., COMMUNITY FIBRE COMPANY,
OPÉRATEURS DES RÉSEAUX CONCURRENTIELS CANADIENS, DEVTEL
COMMUNICATIONS INC., IGS HAWKESBURY INC.,
LIBERTEL DE LA CAPITALE NATIONALE, OPENMEDIA, CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, QUÉBECOR MÉDIA INC. AU NOM DE
VIDÉOTRON LTÉE, ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.,
SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, SKYCHOICE
COMMUNICATIONS INC., TEKSAVVY SOLUTIONS INC., TELUS
COMMUNICATIONS INC., TRUESPEED INTERNET SERVICES INC.,
VAXINATION INFORMATIQUE, VAXXINE COMPUTER SYSTEMS INC.
et WAVEDIRECT TELECOMMUNICATIONS
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intimées
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Requête écrite décidée sur dossier sans comparution des parties.
Ordonnance prononcée à Ottawa (Ontario), le 9 février 2024.
MOTIFS DE L’ORDONNANCE :
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LA JUGE GLEASON
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Date : 20240209
Dossier : 23-A-52
Référence : 2024 CAF 28
Présente : La juge Gleason
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ENTRE :
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BELL CANADA
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requérante
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et
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BEANFIELD TECHNOLOGIES INC., BRAGG COMMUNICATIONS
INCORPORATED faisant affaire sous la dénomination sociale EASTLINK, CAMPBELL PATTERSON COMMUNICATIONS, CANADIAN ANTI-MONOPOLY PROJECT, COGECO COMMUNICATIONS INC., COMMUNITY FIBRE COMPANY,
OPÉRATEURS DES RÉSEAUX CONCURRENTIELS CANADIENS, DEVTEL
COMMUNICATIONS INC., IGS HAWKESBURY INC.,
LIBERTEL DE LA CAPITALE NATIONALE, OPENMEDIA, CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, QUÉBECOR MÉDIA INC. AU NOM DE
VIDÉOTRON LTÉE, ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.,
SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, SKYCHOICE
COMMUNICATIONS INC., TEKSAVVY SOLUTIONS INC., TELUS
COMMUNICATIONS INC., TRUESPEED INTERNET SERVICES INC.,
VAXINATION INFORMATIQUE, VAXXINE COMPUTER SYSTEMS INC.
et WAVEDIRECT TELECOMMUNICATIONS
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intimées
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE
LA JUGE GLEASON
[1] Bell Canada (Bell) a présenté une requête en sursis visant la décision CRTC 2023-358 rendue par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), le 6 novembre 2023 (la décision du CRTC). Dans cette décision, le CRTC a ordonné à Bell et à Telus Communications Inc. (TCI) de fournir à des revendeurs concurrents accès à leurs installations de fibre jusqu’aux locaux des abonnés (les installations FTTP) au moyen de « services d’accès haute vitesse de gros groupés »
, en Ontario et au Québec, au plus tard le 7 mai 2024. Le CRTC a ordonné de rendre ces installations accessibles de manière temporaire, en attendant l’issue de l’examen général que le CRTC est en train d’effectuer à la suite de la publication de l’avis de consultation de télécom du 8 mars 2023.
[2] Il convient de faire un rappel de l’affaire pour situer la présente requête et la décision du CRTC dans leur contexte.
[3] Les installations FTTP donnent accès à Internet haute vitesse. En ordonnant que Bell et TCI fournissent temporairement accès à leurs installations FTTP au moyen de services d’accès haute vitesse de gros groupés, la décision du CRTC exige de Bell et de TCI (dans le cas de cette dernière, uniquement pour un nombre relativement petit de clients) qu’elles donnent accès temporairement à des revendeurs concurrents, au moyen de services groupés, à leurs installations de fibre en Ontario et au Québec qui permettent aux clients d’avoir un accès par fil à Internet haute vitesse. Le CRTC était d’avis qu’ainsi les concurrents pourraient vendre des services d’Internet haute vitesse en Ontario et au Québec qui feraient concurrence à ceux offerts par Bell et TCI. Dans sa décision, le CRTC a également fixé temporairement les tarifs de gros que Bell et TCI pouvaient facturer aux revendeurs pour les services groupés d’accès à leurs installations FTTP.
[4] En 2015, le CRTC a ordonné que les entreprises dotées d’installations, dont Bell et TCI, fournissent des services FTTP dégroupés aux revendeurs et a fixé les tarifs qui pouvaient être facturés pour ces services.
[5] La différence entre les services d’accès groupés et dégroupés est bien résumée par Bell, aux paragraphes 18 et 19 des observations écrites qu’elle a déposées dans la présente requête :
[traduction]
18. Les entreprises dotées d’installations investissent notamment dans deux types d’installations : le transport et l’accès. Les installations de transport permettent que de grandes quantités de trafic de données soient envoyées et reçues dans tout le réseau de fibres optiques. On peut les comparer aux autoroutes ou aux lignes de transmission d’électricité. Les installations d’accès, par contraste, sont celles qui connectent le lieu où se trouve le client (c.-à-d. les locaux) au réseau de fibres optiques. On peut les comparer aux routes locales ou aux lignes de distribution d’électricité.
19. Traditionnellement, le CRTC réglemente deux types de services Internet de gros utilisant ces installations :
(a) les services Internet de gros groupés : ils permettent aux revendeurs de louer une combinaison (i) d’accès aux installations dont ils ont besoin pour brancher les locaux du client et (ii) d’accès aux installations de transport par lesquelles de grandes quantités de trafic de données peuvent être envoyées ou reçues. Avant la décision du CRTC, les services de gros groupés étaient offerts pour le service Internet de fibre optique jusqu’au nœud (un bon service Internet, mais pas aussi bon que le service FTTP), mais pas pour le service FTTP, qui est une technologie émergente que les entreprises dotées d’installations utilisent pour fournir les services Internet les plus rapides dont ils disposent;
(b) les services Internet de gros dégroupés : ils permettent aux revendeurs de louer seulement l’accès aux installations dont ils ont besoin pour connecter les locaux du client, mais pas l’accès aux installations de transport. À la place, les concurrents doivent obtenir accès à des installations de transport soit en investissant dans leurs propres réseaux […] soit en louant des installations d’une autre entreprise sur une base commerciale. Les services de gros dégroupés ont été offerts pour les installations FTTP pendant un certain temps, mais, en réalité, aucun des concurrents de Bell ne s’en est prévalu.
[6] Selon certains des intimées dans la présente requête, l’option des services d’accès dégroupés aux installations FTTP était inexécutable parce qu’elle était trop chère pour eux selon les modalités fixées par le CRTC en 2015.
[7] Le 9 février 2023, le gouverneur en conseil a pris un décret en vertu de l’article 8 de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, intitulé Décret donnant au CRTC des instructions sur une approche renouvelée de la politique de télécommunication : DORS/2023-23, enregistré le 10 février 2023 (C.P. 2023-110 le 9 février 2023) (le décret).
[8] L’article 10 de ce décret est rédigé ainsi :
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[9] Le 7 mars 2023, le CRTC a publié l’avis de consultation de télécom CRTC 2023-56. Dans cet avis, le CRTC a déclaré qu’il allait examiner le cadre existant de services d’accès haute vitesse (AHV) de gros « compte tenu des conditions changeantes du marché, des défis considérables dans la mise en œuvre du cadre et de l’importance pour la population canadienne d’avoir plus de choix et des services plus abordables »
. Le CRTC a également exprimé les avis préliminaires suivants :
i) la fourniture de services AHV de gros groupés devrait être obligatoire; ii) l’accès aux installations par fibre jusqu’aux locaux des abonnés (FTTP) devrait être offert pour ces services; et iii) la fourniture d’installations FTTP au moyen des services AHV de gros groupés devrait être obligatoire temporairement et de manière accélérée, jusqu’à ce que le Conseil parvienne à tirer une conclusion à savoir si un tel accès doit être offert indéfiniment.
[10] Dans son avis de consultation, le CRTC a invité les parties intéressées à formuler des commentaires. Plus de 300 entreprises et individus ont fait connaître leur point de vue au CRTC, dont Bell et les intimées qui ont déposé des observations dans la présente requête, soit TekSavvy Solutions inc. (TekSavvy), Québecor Média inc. au nom de Vidéotron ltée (QMI) et Opérateurs de réseaux concurrentiels canadiens (ORCC).
[11] Dans sa décision, le CRTC a confirmé, en partie, ses avis préliminaires sur la mesure temporaire qu’elle envisageait d’imposer. En conséquence, le CRTC a ordonné à Bell et à TCI de fournir aux revendeurs concurrents accès à leurs installations FTTP pour les services d’AHC de gros groupés, en Ontario et au Québec, au plus tard le 7 mai 2024, de manière temporaire en attendant l’issue de l’examen général du CRTC à l’égard du cadre des services d’AHV.
[12] Dans son analyse, le CRTC a noté qu’au cours des dernières années, le nombre d’abonnés aux services FTTP de Bell avait augmenté considérablement et que l’intensité de la concurrence dans ce secteur avait décliné. Il a conclu qu’ordonner temporairement l’accès aux services d’accès FTTP groupés aiderait à stabiliser la concurrence. Il s’est également dit d’avis que « le fait que les concurrents n’étaient pas en mesure de fournir des services au moyen de réseaux FTTP a grandement nui à leur capacité d’exercer une concurrence efficace »
. Il a ajouté qu’il « craint que cette incidence négative sur la concurrence fondée sur les services de gros va s’aggraver encore avec le temps »
et que, « [s]ans intervention réglementaire, une véritable concurrence dans les services fondés sur les services de gros continuera de diminuer »
(décision du CRTC, au para. 57).
[13] Le CRTC a limité la portée de l’accès temporaire obligatoire aux installations FTTP en Ontario et au Québec, au motif que ces deux régions sont celles « où la concurrence fondée sur les services de gros est le plus manifestement en déclin »
(décision du CRTC, aux paras. 59 et 68).
[14] Dans sa décision, le CRTC a pris en considération l’observation de Bell selon laquelle elle pourrait ne pas être en mesure de recouvrer les coûts de mise en œuvre associés à la fourniture d’accès temporaire à ses installations FTTP pour les services d’AHV de gros groupés si cet accès n’était pas rendu obligatoire de façon permanente. Le CRTC a jugé que ces difficultés, si elles devaient survenir, n’étaient pas « pas insurmontables d’un point de vue réglementaire »
. Il a ajouté qu’il était « prêt à traiter ces questions plus tard au besoin »
(décision du CRTC, au para. 67).
[15] Le contexte étant établi, je passe à l’examen de la requête en tant que telle.
[16] Comme je l’ai indiqué, Bell demande un sursis à la décision du CRTC jusqu’à ce que soit tranchée sa demande d’autorisation d’appel visant cette décision et, si l’autorisation est accordée, jusqu’à ce que l’appel soit tranché. Si la requête de Bell est accueillie, Bell ne serait pas tenue de fournir à ses concurrents l’accès temporaire à ses installations FTTP pour les services d’AHV de gros groupés en Ontario et au Québec jusqu’à ce que notre Cour se prononce sur la requête en autorisation d’appel de la décision du CRTC et, si l’autorisation est accordée, jusqu’à ce que l’appel soit tranché.
[17] TekSavvy, QMI et ORCC s’opposent à la requête.
[18] Le critère applicable aux sursis comme celui demandé en l’espèce est bien connu et nécessite que la partie requérante établisse : (1) que l’appel soulève une question sérieuse; (2) qu’elle subirait un préjudice irréparable si le sursis était refusé; et (3) que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du sursis : RJR-MacDonald Inc c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 311, à la p. 334 (RJR-MacDonald); Canada c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2008 CAF 40, 2008 CarswellNat 3303, au para. 18 (Conseil canadien pour les réfugiés). Les trois conditions ci-dessus doivent être remplies pour que le tribunal accorde le sursis.
[19] Le seuil applicable à la première condition, soit l’existence d’une question sérieuse, est généralement peu élevé. Ce seuil est atteint dans les affaires, comme en l’espèce, où les questions soulevées dans l’avis d’appel ne sont pas frivoles ou vexatoires : RJR-MacDonald, à la p. 348; Conseil canadien pour les réfugiés, aux paras. 18 et 22. En l’espèce, je suis prête à accepter, pour les besoins de la présente requête, que l’avis d’appel de Bell soulève au moins une question sérieuse.
[20] Cependant, je conclus que Bell n’a pas établi qu’elle subirait un préjudice irréparable si le sursis était refusé. La deuxième condition nécessaire à l’octroi du sursis demandé n’est donc pas remplie.
[21] Le préjudice irréparable renvoie à la nature, plutôt qu’à l’étendue, du préjudice que subira la partie si le sursis est rejeté. Il doit y avoir une « une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable soit inévitablement causé »
: voir Arctic Cat, Inc. c. Bombardier Recreational Products Inc., 2020 CAF 116, [2020] A.C.F. no 798 (QL), au para. 20, citant Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, [2012] A.C.F. no 1661 (QL), au para. 31 (Glooscap); voir également Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, [2010] A.C.F. no 1160 (QL) (Dywidag); Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, [2001] A.C.F. no 282 (QL), autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 28584 (13 septembre 2001), au para. 12 (Canada (Commissaire à l’information)); Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, [2010] A.C.F. no 385 (QL), au para. 17 (Laperrière); Janssen Inc. c. AbbVie Corporation, 2014 CAF 176, [2014] A.C.F. no 270 (QL), au para. 46.
[22] Le préjudice irréparable est le préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue pécuniaire et auquel il ne peut être remédié : RJR-MacDonald, à la p. 341. Le préjudice irréparable est également le préjudice qui est inévitable : Janssen Inc. c. AbbVie Corporation, 2014 CAF 112, [2014] A.C.F. no 471 (QL), au para. 24 (Janssen). Comme notre Cour l’a expliqué au paragraphe 24 de l’arrêt Janssen, « il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée [qu’apporterait le sursis] »
.
[23] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a donné des exemples du type de préjudice qui peut s’avérer irréparable parce qu’il ne peut être quantifié. On y trouve notamment les situations où la partie demandant le sursis perdra son entreprise, subira une perte commerciale permanente ou verra sa réputation commerciale entachée de manière irréversible : voir RJR-MacDonald¸ à la p. 341, renvoyant à R.L. Crain Inc. v. Hendry, (1988) 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.); American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (Ch. des lords R.‑U.).
[24] Notre Cour a conclu que la partie demandant le sursis doit établir que ce type de préjudice irréparable se produira vraisemblablement au moyen d’« éléments de preuve suffisamment probants […] Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante »
: Glooscap, au para. 31, renvoyant à Dywidag, au para. 14; Première Nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, 2011 CarswellNat 6518, au para. 48 (Shotclose); Canada (Commissaire à l’information), au para. 12; Laperrière, au para. 17; voir également, dans le même sens, Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, 2013 CarswellNat 3097, aux paras. 14 à 16 (Gateway City Church).
[25] Comme mon collègue le juge Stratas l’a adroitement formulé dans l’arrêt Gateway City Church, au paragraphe 15, « [l]es affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable, car elles ne prouvent rien »
. Il en est ainsi puisque, comme l’avait conclu le juge Stratas au paragraphe 48 de l’arrêt Shotclose :
Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.
[26] Bell note que notre Cour a reconnu le préjudice irréparable dans des ordonnances ayant sursis à l’exécution de certaines décisions du CRTC en attendant l’appel. Plus précisément, dans l’arrêt Aboriginal Voices Radio Inc. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 172, 2015 CarswellNat 12195, notre Cour a sursis à une décision du CRTC qui ordonnait la fermeture d’une station de radio. Aussi, dans l’arrêt North American Gateway Inc. c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, [1997] A.C.F. no 628 (QL), 1997 CarswellNat 1268, notre Cour a sursis à une décision du CRTC parce que la preuve établissait que cette décision aurait eu pour effet d’obliger les requérantes à « cesser leurs activités en quelques jours »
(au para. 13). Enfin, dans l’arrêt CKLN Radio Incorporated c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 56, 2011 CarswellNat 8229, notre Cour a sursis à une décision du CRTC qui aurait eu pour résultat la perte d’une fréquence radio en demande dans un marché fortement contesté, ce qui aurait vraisemblablement mis en péril l’existence d’une station de radio universitaire.
[27] Comme il apparaît clairement ci-après, les affaires ci-dessus sont très différentes de la présente affaire.
[28] Bell renvoie aussi à deux ordonnances rendues verbalement qui n’ont pas été publiées, dont celle rendue par notre Cour en 2019 dans le dossier 19-A-59. Cependant, parce qu’elles sont brèves, ces ordonnances ne fournissent ni l’une ni l’autre d’indication quant aux circonstances pertinentes ayant mené à leur prononcé, sauf l’affirmation selon laquelle la Cour était convaincue que les ordonnances de sursis étaient nécessaires pour prévenir une distorsion du marché : dossier de requête de Bell, onglet 4, pièces H et I de l’affidavit de Sonia Atwell. Par contre, en l’espèce, le CRTC a rendu sa décision dans le but de corriger une telle distorsion et de préserver la concurrence dans le marché de l’Internet haute vitesse en Ontario et au Québec.
[29] En l’espèce, Bell ne fait valoir que des affirmations générales quant au préjudice qu’elle pourrait subir si le sursis n’était pas accordé et ne présente pas d’éléments de preuve suffisamment probants dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé.
[30] Bell affirme qu’elle subira trois types de préjudices qui, selon elle, seront irréparables si elle se conforme à la décision du CRTC : (1) elle perdra des clients et des revenus; (2) elle devra débourser des coûts pour la mise en œuvre de la décision du CRTC, lesquels seront irrécouvrables; (3) elle devra reporter ou annuler d’autres projets. Cependant, Bell n’a pas établi par des éléments de preuve suffisamment détaillés et probants que ces préjudices seraient irréparables.
[31] À l’appui de ses allégations de préjudice irréparable, Bell se fonde sur un affidavit de sa vice-présidente principale des Services technologiques, Anuja Sheth (l’affidavit de Mme Sheth), lequel est conjectural et manque d’éléments de preuve démontrant le préjudice que Bell prétend qu’elle subira si le sursis est refusé. Bell se fonde également sur l’affidavit d’un auxiliaire juridique qui inclut en pièce jointe, entre autres choses, certains documents déposés dans l’affaire devant le CRTC, ainsi qu’une décision et d’autres documents déposés dans l’affaire devant le Tribunal de la concurrence concernant la fusion entre Rogers et Shaw, soit Canada (Commissaire de la concurrence) c. Rogers Communications Inc. et Shaw Communications Inc., 2023 Trib Conc 1, conf. par 2023 CAF 16, 2023 CarswellNat 170 (Fusion Rogers Shaw).
[32] La plupart des préjudices allégués dans l’affidavit de Mme Sheth sont fondés sur l’hypothèse que le CRTC, à la fin de son examen général, n’ordonnera pas de manière permanente à Bell de donner accès à ses installations FTTP au moyen de services AHV de gros groupés. À ce moment-ci, c’est de la pure conjecture.
[33] En ce qui concerne plus précisément chacun des préjudices allégués, Bell ne fournit pas d’éléments de preuve, documentaire ou autre, montrant en détail comment ou pourquoi elle perdrait vraisemblablement des clients ou des revenus de façon permanente. Bien que l’affidavit de Mme Sheth mentionne, en passant, des pertes estimées et hypothétiques, elle présente peu d’éléments, voire aucun, justifiant les sommes ou les effets allégués.
[34] L’estimation de Bell ne comporte pas les nuances requises. Par exemple, comme TekSavvy le souligne, les chiffres présentés par Bell ne font aucune distinction entre les différents types de clients. Il n’y a pas de distinction entre d’une part les clients qui pourraient abandonner un concurrent fondé sur les services de gros utilisant les lignes d’accès dédiées de Bell pour se tourner vers un concurrent fondé sur les services de gros utilisant les installations FTTP de Bell, d’autre part les clients qui pourraient se tourner vers un concurrent fondé sur les services de gros qui utilise aussi les services FTTP de Bell ou encore les personnes qui ne sont pas des clients et qui pourraient s’abonner à un concurrent fondé sur les services de gros utilisant les installations FTTP de Bell. Dans chacun de ces exemples, Bell gagnerait des revenus de vente de gros pour ces clients, mais les estimations généralisées dans l’affidavit de Mme Sheth n’en tiennent pas compte.
[35] À mon avis, les éléments de preuve sur les pertes potentielles de parts de marché produits par Bell dans l’affidavit de Mme Sheth se comparent aux éléments de preuve dans l’affaire Gateway City Church. Il ne s’agit pas d’« éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable soit inévitablement causé »
: Gateway City Church, au para. 16. Cet affidavit comprend plusieurs hypothèses et conjectures qui ne sont pas étayées par des éléments de preuve et qui par conséquent « n’ont aucune valeur probante »
: voir Glooscap, au para. 31.
[36] Bell fonde également ses arguments relatifs à la perte de parts de marché et de revenus sur certains documents déposés en l’espèce devant le CRTC par TekSavvy et ORCC ainsi que sur la décision du Tribunal de la concurrence dans l’affaire Fusion Rogers Shaw et des documents déposés dans cette affaire. Pourtant, aucun de ces documents n’établit de forte probabilité que Bell perdra de manière irrévocable des parts de marché ou des revenus. Bien que le CRTC ait eu l’intention, par sa décision, d’accroître la concurrence dans ce secteur, et que TekSavvy et ORCC aient indiqué dans leurs observations au CRTC qu’elles croyaient que l’accès temporaire envisagé par le CRTC était requis, cela n’établit pas de forte probabilité que Bell perdra des parts de marché ou des revenus de manière permanente. Les intimées font valoir de manière convaincante dans leurs documents en réponse que la possible intensification de la concurrence ne se traduira pas nécessairement par une perte de parts de marché pour Bell. En outre, Bell n’a pas offert de précisions montrant comment les tarifs de gros temporaires fixés par le CRTC se comparent aux prix après les rabais que Bell offre déjà à certains de ses abonnés.
[37] Pour ce qui est de la décision du Tribunal de la concurrence dans l’affaire Fusion Rogers Shaw et des documents qui ont été déposés dans cette affaire, c’est-à-dire la déclaration de témoin en réponse de Jean-François Lescadres, je ne vois pas comment ils prouvent quoi que ce soit de pertinent, étant donné que cette affaire portait sur des services, des marchés et des questions qui diffèrent considérablement. Bien que le Tribunal de la concurrence ait reconnu que l’acquisition de VMedia, un revendeur, par Vidéotron est un indice des plans d’expansion en Ontario de Vidéotron, Bell n’a pas offert d’éléments de preuve liant cette expansion à une perte permanente de ses parts de marché ou de ses revenus.
[38] En ce qui concerne les coûts de mise en œuvre irrécouvrables, l’assurance du CRTC qu’il peut résoudre ces difficultés, si nécessaire, répond complètement à cet argument, étant donné que Bell n’a présenté aucun élément de preuve montrant comment ou pourquoi le CRTC serait incapable de le faire. L’affidavit de Mme Sheth n’établit pas de manière convaincante que le CRTC ne pourrait pas fixer par ordonnance de nouveaux tarifs qui permettraient à Bell de recouvrer les coûts engagés pour mettre en œuvre l’accès temporaire si le CRTC décidait de ne pas ordonner de manière permanente de tel accès aux installations FTTP de Bell au moyen des services AHV de gros groupés à la fin de son examen général de la politique.
[39] Enfin, le propre choix de Bell de rediriger ou de couper des investissements ne constitue pas un préjudice irréparable, mais plutôt le choix d’entreprise qu’elle semble avoir fait en conséquence de la décision du CRTC. En l’absence d’éléments de preuve montrant que la mise en œuvre de l’accès temporaire mettrait en danger l’existence même de Bell, je ne vois pas en quoi le fait qu’elle procède aux investissements nécessaires pour la mise en œuvre de la décision du CRTC plutôt qu’à d’autres investissements constitue un préjudice irréparable.
[40] Pour les motifs qui précèdent, Bell n’a pas démontré à la satisfaction de la Cour « l’existence réelle d’un préjudice qui ne pourra être réparé plus tard, ou une réelle probabilité qu’un tel préjudice soit subi »
: Shotclose, au para. 48. Ses affirmations sont trop générales pour remplir la deuxième condition du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald.
[41] Étant donné que les conditions du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald sont conjonctives, l’incapacité de Bell d’établir qu’elle subira un préjudice irréparable signifie que la requête en sursis doit être rejetée. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la troisième condition du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, soit la prépondérance des inconvénients.
[42] Par conséquent, je vais rejeter la présente requête et adjuger une seule série de dépens payables par Bell en parts égales à chacune des intimées TekSavvy, QMI et ORCC.
« Mary J.L. Gleason »
j.c.a.
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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23-A-52
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INTITULÉ :
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BELL CANADA c. BEANFIELD TECHNOLOGIES INC., BRAGG COMMUNICATIONS INCORPORATED faisant affaire sous la dénomination sociale EASTLINK, CAMPBELL PATTERSON COMMUNICATIONS, CANADIAN ANTI-MONOPOLY PROJECT, COGECO, COMMUNICATIONS INC., COMMUNITY FIBRE COMPANY, OPÉRATEURS DE RÉSEAUX CONCURRENTIELS CANADIENS, DEVTEL COMMUNICATIONS INC., IGS HAWKESBURY INC., LIBERTEL DE LA CAPITALE NATIONALE, OPENMEDIA, CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, QUÉBECOR MÉDIA INC. AU NOM DE VIDÉOTRON LTÉE, ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, SKYCHOICE COMMUNICATIONS INC., TEKSAVVY SOLUTIONS INC., TELUS COMMUNICATIONS INC., TRUESPEED INTERNET SERVICES INC., VAXINATION INFORMATIQUE, VAXXINE COMPUTER SYSTEMS INC. et WAVEDIRECT TELECOMMUNICATIONS
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REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE :
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LA JUGE GLEASON
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DATE :
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LE 9 FÉVRIER 2024
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OBSERVATIONS ÉCRITES :
Steven G. Mason
Brandon Kain
Richard Lizius
Adam Goldenberg
Holly Kallmeyer
Veronica Van Dalen
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POUR LA REQUÉRANTE
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Christian S. Tacit
Christopher Copeland
Stewart Cattroll
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POUR L’INTIMÉE OPÉRATEURS DE RÉSEAUX CONCURRENTIELS CANADIENS
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Cara Cameron
Laurence Ste-Marie
Joshua Bouzaglou
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POUR LES INTIMÉES QUÉBECOR MÉDIA INC. AU NOM DE VIDÉOTRON LTÉE
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Colin Baxter
Julie Mouris
Siobhan Morris
Logan Stack
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pour l’intimée TEKSAVVY SOLUTIONS INC.
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Ewa Krajewska
Brandon Chung
Érik Arsenault
|
pour l’intimée TELUS COMMUNICATIONS INC.
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Toronto, Ontario
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pour la requérante
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TACIT LAW
Ottawa (Ontario)
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pour l’intimée OPÉRATEURS DE RÉSEAUX CONCURRENTIELS CANADIENS
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WOODS S.E.N.C.R.L./LLP
Montréal (Québec)
|
pour l’intimée QUÉBECOR MÉDIA INC. AU NOM DE VIDÉOTRON LTÉE
|
CONWAY BAXTER WILSON LLP/S.R.L.
Ottawa (Ontario)
|
pour l’intimée TEKSAVVY SOLUTIONS INC.
|
HENEIN HUTCHISON ROBITAILLE LLP
Toronto (Ontario)
|
pour l’intimée TELUS COMMUNICATIONS INC.
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