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Dossier : 2003-3262(IT)G

ENTRE :

KRUGER INCORPORÉE,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Devant : L’honorable juge Gerald J. Rip

Comparutions :

Avocats de l’appelante :

Me Louis Tassé

Me Roger Taylor

Me Marie‑Claude Marcil

 

Avocate de l’intimée :

Me Josée Tremblay

 

MODIFICATION DES MOTIFS DU JUGEMENT

Conformément à l’article 172 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), les présents motifs du jugement modifiés remplacent les motifs du jugement rendus le 26 mai 2015.

Attendu que les paragraphes [9] et [10] ont été inversés par inadvertance.

Les motifs du jugement rendus le 26 mai 2015 sont par conséquent modifiés afin que l’ancien paragraphe [10] soit maintenant le paragraphe [9], et que l’ancien paragraphe [9] soit maintenant le paragraphe [10], conformément aux motifs du jugement modifiés ci‑joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juin 2015.

« Gerald J. Rip »

Juge Rip

Traduction certifiée conforme

ce 16e jour de novembre 2015

Francois Brunet, réviseur


Référence : 2015 CCI 119

Date : 20150610

Dossier : 2003‑3262(IT)G

ENTRE :

KRUGER INCORPORÉE,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS

Le juge Rip

Résumé

La principale question soulevée dans cet appel est de savoir si, dans le calcul de son revenu pour l’année, Kruger peut évaluer à la valeur du marché ses contrats d’option sur devises à la fin de son exercice. La thèse de la Couronne est que les contrats d’échange sur devises ne doivent être évalués que lorsqu’ils sont réalisés. Les experts ayant témoigné conviennent que, aux fins de la présentation de l’information financière, l’évaluation à la valeur du marché est la méthode appropriée d’évaluation de telles options. La Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR » ou la « Loi ») exige des institutions financières, telles qu’elles sont définies, qu’elles évaluent à la valeur du marché ce qui est défini comme des « biens évalués à la valeur du marché ». Les contrats d’option sur devises ne sont pas visés par la définition de tels biens (article 142.2 de la LIR).

Toujours est‑il que, pour faciliter l’application de la LIR, l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») a décidé de permettre aux institutions financières d’évaluer à la valeur du marché de tels contrats d’option. Elle permet aussi à certaines entreprises réglementées qui ne sont pas définies comme  « institutions financières » d’évaluer des biens à la valeur du marché.

Kruger n’est pas une institution financière et n’exploite pas une entreprise réglementée. Toutefois, elle est l’un des plus importants participants sur le marché canadien. Elle évalue à la valeur du marché ses contrats d’option sur devises tant aux fins de la déclaration de ses revenus qu’aux fins de la présentation de son information financière. Les valeurs du marché (ou valeurs par référence au marché) utilisées par Kruger étaient les valeurs qu’elle a obtenues de ces cocontractants, diverses banques, ces valeurs pouvant varier d’une banque à l’autre. L’ARC n’a pas permis à l’appelante d’évaluer à la valeur du marché ces contrats d’option sur devise à la fin de son exercice 1998.

Le contribuable doit évaluer ses biens selon une méthode uniforme. L’évaluation à la valeur du marché peut donner lieu à un revenu une année et une perte une autre année. Le contribuable doit préciser un montant de revenus pour l’année ou déduire un montant dans le calcul du revenu pour l’année seulement si la LIR l’exige ou le permet. L’évaluation à la valeur du marché ne devrait être appliquée que dans les circonstances particulières où cette méthode est sanctionnée par la LIR, à l’article 142.2, et par le Règlement de l’impôt sur le revenu (le « RIR »), à l’article 1801.

À titre subsidiaire, la thèse de Kruger était qu’elle exerçait des activités à la fois de vente et d’achat de contrats d’option sur devises et que les contrats figuraient à son inventaire. Kruger exploitait effectivement une telle entreprise, mais les contrats d’option sur devises qu’elle vendait étaient des créances ou éléments de passif et non des biens portés à l’inventaire. Les contrats qu’elle achetait étaient des biens figurant à l’inventaire et pouvaient être évalués comme tels.

INTRODUCTION

[1]             La principale question posée dans le présent appel interjeté de la cotisation d’impôt sur le revenu établie pour l’année d’imposition 1998 de Kruger Incorporée (« Kruger ») est de savoir si, dans le calcul de son revenu pour cette année, les contrats d’option sur devises doivent être évalués selon la valeur du marché à la fin de l’année d’imposition de l’appelante, comme l’a soutenu Kruger, ou lorsqu’ils sont finalement réalisés, comme cela a été établi dans la cotisation. La thèse subsidiaire avancée par l’appelante est qu’en 1998, elle exerçait une entreprise dans laquelle les contrats sont des biens portés à l’inventaire et que, aux fins du calcul de ses revenus tirés de cette entreprise en 1998, les contrats doivent être évalués comme tels suivant les paragraphes 10(1) et 248(1) de la Loi et l’article 1801 du RIR. De fait, l’évaluation des contrats à la valeur du marché et leur évaluation comme biens figurant à l’inventaire, conformément à l’article 1801 du RIR, produiraient le même résultat.

DÉFINITIONS

[2]             Les présents motifs renvoient à plusieurs termes relatifs aux contrats d’option sur devises[1] qui sont résumés dans les paragraphes suivants :

a)                 Un « dérivé » est un contrat passé entre deux parties ou plus dont le prix est fonction d’un ou plusieurs « actifs (ou facteurs) sous‑jacents ». Sa valeur est déterminée par les fluctuations du prix de l’actif ou facteur sous‑jacent.

b)                Une « option européenne » est une option qui ne peut être exercée qu’à sa date d’échéance. Kruger négociait des options européennes, lesquelles constituaient le gros du marché des devises.

c)                 Le « titulaire » ou « acheteur » de l’option d’« achat » veut que le prix de la devise augmente au‑delà du prix de levée; le titulaire ou acheteur d’une option de « vente » veut que le prix de la devise diminue pour être inférieur au prix de levée.

d)                La « valeur intrinsèque » du contrat dérivé est la différence entre le prix courant du dérivé et le prix de levée, c’est‑à‑dire le gain qui serait réalisé si l’option expirait selon les conditions actuelles, ce que l’on appelle aussi le montant auquel l’option est « dans le cours ». Seules les options « dans le cours » ont une valeur intrinsèque. Si le prix de levée d’une option d’achat est supérieur au prix courant de l’actif sous‑jacent, l’option d’achat est « en dehors du cours ». Une option est « dans le cours » lorsque le prix de levée est inférieur au prix de l’actif sous‑jacent parce que le titulaire a pu exercer l’option d’achat en payant le prix de levée et en réalisant un bénéfice sur la différence. Les options de vente sont exactement le contraire. Une option de vente est « en dehors du cours » lorsque le prix de levée est inférieur au prix du marché courant de l’actif sous‑jacent, et elle est « dans le cours » lorsque le prix de levée est supérieur au prix courant.

e)                 La méthode d’« évaluation à la valeur du marché » est une méthode de comptabilité d’exercice selon laquelle les deux parties à l’option, le titulaire/l’acheteur de l’option et le vendeur/le donneur de l’option, constatent l’option et l’évaluent à sa valeur de marché au moment du bilan, en l’espèce au 31 décembre 1998, puis inscrivent tout changement de la valeur de marché entre le début et la fin de la période comme un gain ou une perte dans l’état des résultats. Cela est pertinent aux fins de l’impôt lorsqu’une option acquise au cours d’une année d’imposition vient à échéance l’année d’imposition suivante. Lorsqu’un titre liquide est négocié sur un marché libre, sa valeur par référence au marché est facile à déterminer en fonction de son cours le plus récent. Lorsqu’il n’y a pas de marché libre ou de marché boursier, la valeur par référence au marché est calculée en fonction de divers modèles de fixation des prix.

f)                  La « teneur de marché » est une personne, habituellement une banque, qui participe à des opérations pour servir des clients désireux d’acheter ou de vendre des options.

g)                 Le « contrat d’option » est un contrat dérivé aux termes duquel une partie, le vendeur ou donneur, vend (ou donne) le contrat à une autre partie (le titulaire ou l’acheteur de l’option) moyennant le paiement d’une prime. Aux termes du contrat, l’acheteur a le droit, mais pas l’obligation, d’acheter ou de vendre l’actif sous‑jacent, en l’espèce, des devises, à un prix fixé (le prix « de levée » ou « d’exercice ») à une date particulière ou pendant une période donnée (date « d’échéance » ou « d’exercice »).

h)                Le « marché hors cote » ou « MHC », se rapporte à des contrats d’option négociés de gré à gré entre les parties principales aux contrats, en l’espèce, entre Kruger et ses contreparties individuelles formées de banques (banques de contrepartie).

i)                   La « prime » est la contrepartie versée ou le prix payé pour l’option. Le titulaire (ou acheteur) d’une option ne peut pas perdre plus que la prime qu’il verse pour le contrat, peu importe comment fluctue la valeur de la devise. Le bénéfice potentiel pour le titulaire est illimité en théorie; la valeur de la devise peut augmenter selon le marché. Si la valeur de la devise est inférieure au prix de levée, le titulaire laissera l’option arriver à échéance. En revanche, le vendeur (ou donneur) d’une option ne peut réaliser un gain ou un bénéfice supérieur à la prime qu’il a déjà reçue en valeur; le vendeur doit absorber la hausse. Une prime comporte deux éléments, la « valeur intrinsèque » et la « valeur temps » (ou valeur temporelle).

j)                   La « réalisation » aux fins de la comptabilité est semblable à la comptabilité de caisse, par opposition à la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, qui est une méthode de comptabilité d’exercice. Dans la méthode de comptabilité de réalisation, l’exécution d’une opération est considérée comme achevée lorsqu’une entité a une créance devant être remboursée en espèces ou une obligation de paiement en espèces. La valeur réalisée est certaine et n’est assujettie à aucune estimation de valeur.

k)                Le « prix de levée », ou « prix d’exercice », est le taux de change fixe qui est précisé dans le contrat et auquel l’option peut être exercée, c.‑à‑d. que l’acheter de l’option doit payer le vendeur (ou donneur) afin que celui‑ci exerce l’option « d’achat » pour acquérir l’actif sous‑jacent, la devise en l’espèce, ou le montant que le titulaire (ou acheteur) recevra du vendeur (ou donneur) à l’exercice d’une option « de vente » en vue de vendre la devise. Le « résultat à l’échéance » (pay off) représente la valeur qui passe du vendeur au titulaire d’une option dans le cas où celle‑ci est exercée. Les options dites européennes ne peuvent être exercées qu’à la date d’échéance de l’option, auquel cas le « résultat à l’échéance », s’il est positif, est réalisé.

l)                   La « valeur temps », ou « valeur temporelle », d’une option est la différence entre sa valeur de marché et sa valeur intrinsèque.

m)              L’« actif sous‑jacent » dans les options dont il est question dans les présents motifs est la devise, principalement, si ce n’est en totalité, des dollars américains.

n)                La « volatilité » est la variation de prix d’un actif sous‑jacent pendant une période donnée, la fluctuation de valeur de l’actif sous‑jacent pendant la durée de l’option. Il s’agit d’une variable dans les formules d’établissement des prix des options montrant le degré possible de fluctuation du prix de l’actif sous‑jacent entre la date d’évaluation de l’option et sa date d’échéance.

QUESTIONS EN LITIGE

[3]             Au final, la principale question soulevée dans le présent appel est de savoir si Kruger, aux fins du calcul de ses revenus ou pertes pour l’année au titre de la Loi, peut établir la valeur de ses contrats d’option sur devises à la fin de son exercice en fonction d’une méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché[2]. Toutes les options dont il est question en l’espèce ont été acquises pendant l’année d’imposition 1998 de Kruger et devaient être exercées au cours de son année d’imposition 1999. S’il ne lui est pas permis d’établir la valeur de ses biens dérivés selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché, alors l’appelante soutient que les biens dérivés figuraient à l’inventaire, ce qui permet à Kruger d’évaluer les contrats, en application de l’article 10 de la Loi aux fins du calcul de son revenu pour 1998, au moindre de leur coût et de leur juste valeur marchande (méthode d’évaluation au moindre du coût et de la valeur marchande) ou, en application de l’article 1801 du RIR, selon leur juste valeur marchande.

[4]             Dans sa déclaration de revenus produite pour son année d’imposition se terminant le 31 décembre 1998, Kruger a déclaré des pertes totalisant 91 104 379 $ relativement à une entreprise de négociation de dérivés en appliquant le paragraphe 9(2) de la Loi[3]. La thèse du ministre du Revenu national (le « ministre ») est que le montant de 91 104 959 $ n’était pas déductible dans le calcul du revenu de Kruger pour 1998, mais que les 18 696 881 $ que Kruger a inclus dans le calcul de son revenu, à titre de fraction déterminée par amortissement de la différence entre son revenu tiré de primes et ses dépenses liées aux primes afférents aux contrats d’option sur devises, doivent être exclus du calcul de son revenu pour 1998, de sorte que le revenu de l’appelante pour 1998 a été augmenté du montant net de 72 407 498 $, soit la différence entre 91 104 379 $ et 18 696 881 $[4]. Le ministre a également inclus le montant de 91 104 379 $[5] dans le capital imposable de Kruger pour les besoins de l’impôt des grandes sociétés : paragraphe 181.2(3) de la partie I.3 de la Loi. L’appelante s’oppose à l’inclusion de cette somme dans son capital imposable.

[5]             Le ministre dit aussi que Kruger n’exploitait pas une entreprise de négociation de dérivés et que les dérivés ne figuraient pas à l’inventaire de l’appelante[6]. Le ministre a considéré ces pertes comme [traduction] « simplement une provision ou un montant éventuel », montant dont l’article 9 et l’alinéa 18(1)e) de la Loi interdisent la déduction. Aux fins de l’impôt sur le revenu, Kruger est tenue de calculer ses gains ou pertes liés aux contrats sur dérivés selon la méthode de la réalisation. Apparemment, les justes valeurs marchandes supposées des contrats étaient inférieures à leurs coûts en fin d’exercice. Par conséquent, si les contrats sont des biens figurant à l’inventaire, ils seraient évalués à leur juste valeur marchande, ce qui produirait probablement le même résultat au titre du revenu que l’évaluation des contrats par référence au marché.

PLAIDOIRIES

[6]             Il n’est pas controversé entre les parties que Kruger a commencé à négocier des contrats d’option sur devises à titre de spéculateur, en vue de tirer des bénéfices de la vente ou de l’achat de telles options, anticipant, bien ou mal, la direction que prendraient les taux de change à l’avenir. Il n’est pas non plus controversé que Kruger a déclaré ses revenus et pertes de la négociation de contrats d’option sur devises en les imputant au compte de revenu.

[7]             Dans ses plaidoiries, au paragraphe 20(4) de sa nouvelle réponse modifiée à l’avis d’appel, l’intimée a mentionné l’amortissement, par l’appelante, d’une fraction de la différence entre le revenu tiré de primes et les dépenses liées aux primes, soit 18 696 881 $, relativement aux contrats d’option, de sorte que le revenu de l’appelante a augmenté pour s’établir à 72 407 498 $, le montant total s’élevant à 91 104 379 $[7].

[8]             L’intimée a avancé que les valeurs du marché inscrites par Kruger ne correspondaient pas aux évaluations à la valeur du marché, car Kruger avait amorti les primes payées. L’avocate de l’intimée a assimilé cela à une méthode « hybride » qui donnait lieu à des inexactitudes dans le calcul du revenu. Les avocats de l’appelante ont soutenu que l’allégation de l’intimée selon laquelle Kruger n’a pas adéquatement appliqué la méthode de comptabilité d’évaluation à la valeur du marché n’avait pas été plaidée et doit être rejetée.

[9]             L’intimée a produit des éléments de preuve selon lesquels la méthode d’évaluation à la valeur du marché exige que toute prime sur une option ne soit pas amortie sur la durée de vie de l’option, mais soit plutôt incluse dans le calcul du revenu une fois celle ci payée et reçue. L’appelante déclare que l’intimée n’a pas remis en question la méthode d’amortissement de l’appelante dans sa plaidoirie et que, par conséquent, elle n’a pas le droit de soulever cette question lors du procès.

[10]        L’intimée a bel et bien remis en question l’opportunité d’amortir une prime dans une comptabilité d’évaluation à la valeur du marché. Les plaidoiries ont pour objet d’informer l’autre partie de sa thèse et non de prendre l’autre partie par surprise. Je ne crois pas que l’allégation que contient le paragraphe 20(4) soit suffisante pour informer l’appelante que le fondement même de sa méthode d’évaluation de ses contrats d’option était remis en cause. Aussi, je n’ai pas retenu cet argument.

PREUVE

Les activités de Kruger

[11]        M. George Bunze, vice‑président et directeur de Kruger ainsi que président de son comité de vérification, a témoigné pour le compte de l’appelante. Kruger est une société privée, bien que l’une de ses filiales mette des actions en circulation dans le public. Son activité de base est la fabrication de produits de papier journal et de papier couché ainsi que de papiers minces. Durant la période de 1997 à 2004, Kruger a vendu 80 p. 100 de cette production aux États‑Unis et le reste au Royaume‑Uni et en Amérique du Sud. Le Canada n’est pas l’un de ses grands marchés. Kruger est la troisième plus importante entreprise de papier journal en Amérique du Nord. Elle exploite aussi une entreprise de bois de sciage dont la production est vendue sur le marché américain.

[12]        Lors de son témoignage, M. Bunze a déclaré que les ventes consolidées de Kruger et ses filiales étaient [traduction] « de l’ordre de 2 500 000 000 $ » pendant la période de 1997 à 2004. Les ventes de l’appelante seule s’élevaient à [traduction] « environ un milliard de dollars ». Les comptes débiteurs de Kruger et de ses filiales [traduction] « tournaient toujours autour de 175 000 000 $ à 200 000 000 $ ». Selon l’estimation de M. Bunze, les trois quarts des créances de la société étaient en dollars américains.

[13]        Dans les années 1980, reconnaissant le risque de change auquel elle était exposée, Kruger a commencé à acheter et à vendre des contrats d’option sur devises, principalement des dollars américains, pour son propre compte et pour le compte d’une filiale à cent pour cent, Corner Brook Pulp and Paper Limited. Quelque fois, lorsque les prix du papier journal déclinaient rapidement, Kruger prenait part à des opérations de couverture sur des produits de base, mais elle ne le faisait pas régulièrement, selon M. Bunze.

[14]        Kruger a commencé à négocier des contrats sur devises en embauchant un négociateur pour l’aider à effectuer des opérations [traduction] « plus complexes » et à maximiser ses profits. Par la suite, Kruger employait un groupe de quatre négociateurs à temps plein compétents et expérimentés pour négocier des dérivés en son nom. M. Bunze a précisé que le volume en dollars des achats de produits dérivés par Kruger plaçait la société parmi les trois ou quatre premières entreprises non bancaires au Québec, après la Caisse de dépôt et Hydro Québec. M. Bunze a dit que, pour la gestion du risque de crédit, en 1998, Kruger faisait affaire tant avec des banques canadiennes de l’annexe A, tout particulièrement la Banque de Montréal, la Banque Royale, la Banque TD et la Banque Nationale, qu’avec des banques de l’annexe B, des banques étrangères, comme la Citibanque, la Société Générale, la Deutsch Bank, la NatWest Bank et la J.P. Morgan.

[15]        En 1992 ou en 1993, Kruger a embauché Richard Bradley, un ancien chef cambiste de la Banque Toronto‑Dominion à London, une personne que M. Bunze a qualifié de [traduction] « très avertie et familière avec tous les aspects des devises […] et nous avons mis ces compétences à profit […] ».

[16]        M. Bunze a expliqué que le mandat de M. Bradley émanait des réunions avec M. Bunze et M. Lloyd Johns, qui, en 1998, était le trésorier adjoint de Kruger et qui, au moment de l’instruction, était le directeur, Fiscalité et assurance, de la société. M. Johns a également témoigné dans cet appel. Lors de ces réunions, on examinait [traduction] « les renseignements que [M. Bradley] présentait […] et qu’il avait obtenus à l’aide de son propre réseau », puis on déterminait la position que Kruger voudrait prendre par rapport à son risque de change à ce moment‑là. M. Bradley n’avait pas « carte blanche » pour négocier comme il le voulait, mais il intervenait en fonction des paramètres et des recommandations qui avaient été formulés. M. Bunze a déclaré que le gagne‑pain d’un négociateur dépendait de son accès à d’autres négociateurs, et M. Bradley avait un tel accès. M. Bunze a dit que M. Bradley [traduction] « savait comment s’assurer que nous maximisions notre solvabilité et aussi nos contrats. »

[17]        Au fil des ans, Kruger a accru l’effectif de son [traduction] « groupe de trésorerie de négociation », ainsi que M. Bunze l’a qualifié, en embauchant [traduction] « quelques négociateurs d’obligations, quelques spécialistes des opérations de couverture sur des produits de base, comme le papier journal et le bois de sciage ». Kruger a aussi établi un [traduction] « service de soutien » compte tenu du style de négociation de M. Bradley. Ce « service de soutien » appuyait aussi les investissements de Kruger au titre des fonds de pension. Bref, M. Bunze l’a qualifié de [traduction] « parquet d’institution chargé de nombreux investissements ».

[18]        Selon M. Bunze, la raison d’être de l’équipe de négociateurs est de [traduction] « reproduire un service de courtage complexe à toute petite échelle […] », avec le [traduction] « même type de structure » que celui du service de courtage de la Banque Toronto‑Dominion, soit [traduction] « un bureau à aire ouverte où les négociateurs échangeaient tous des flux d’information, etc. » Il a précisé que l’objectif était de [traduction] « générer des bénéfices sur une base individuelle de centre de profit » pour Kruger, et, dans la poursuite de ce but, Kruger achetait et vendait des contrats d’option sur devises.

[19]        À Kruger, le principal responsable de l’administration et du contrôle du groupe de courtage durant la période de 1997 à 2004 était M. Bunze. Le [traduction] « décideur ultime » était le président et chef de la direction de Kruger, M. Kruger.

[20]        M. Bunze a déclaré que les relations de Kruger avec les banques étaient importantes. Il se souvient qu’une trentaine d’institutions financières soutenaient directement Kruger, au moyen de facilités de crédit, de facilités de prêt ou de financements de projets. M. Johns a témoigné que Kruger faisait affaire avec une multitude de banques notamment pour diluer le risque de crédit de Kruger et obtenir des prix concurrentiels.

[21]        Kruger avait des contrats et des conventions de crédit avec des banques individuelles ainsi qu’avec des consortiums de banques. M. Bunze a expliqué que ces contrats comportaient des clauses et des restrictions précises quant à ce que Kruger pouvait faire avec le produit des opérations. Une convention de crédit type comprenait un prêt à terme en tant que tel ou une facilité de crédit, ou encore un accord de crédit renouvelable qui permettait à Kruger [traduction] d’« emprunter en amont et en aval », mais avec une limite quant au montant maximal qu’elle pouvait emprunter non seulement à la banque en question, mais aux autres aussi.

[22]        Le consortium de banques faisant affaire avec Kruger exigeait de Kruger qu’elle déclare au prêteur principal – M. Bunze croit qu’il s’agissait de la Banque de Montréal à cette époque – tous les contrats sur devises qu’elle négociait et qui étaient en cours [traduction] « tous les trimestres, calculés selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché et sur la base d’une confirmation écrite par chaque institution que les valeurs du marché étaient calculées par l’institution », c’est‑à‑dire que chaque banque devait confirmer la valeur du marché réelle des contrats qu’elle avait avec Kruger.

[23]        M. Bunze se souvient que l’ordre des comptables avait préparé des ébauches sur la manière de traiter les investissements financiers dans les états financiers et que [traduction] « à un certain moment en 1997, nous avions été avisés par Price Waterhouse […] qu’il nous faudrait commencer à déclarer pour 1998 et les années suivantes les opérations financières que nous effectuions, car il ne s’agissait pas d’opérations de couverture évaluées à la valeur du marché […]. » M. Bunze a convenu avec l’avocate de l’intimée que le but de cette exigence était de permettre au consortium de banques de suivre le risque de crédit de Kruger.

[24]        Il ressort des états financiers de Kruger pour 1998 et les années suivantes  que des instruments financiers dérivés étaient détenus à des fins de négociation. En contre‑interrogatoire, M. Bunze a déclaré que les opérations de négociation effectuées par Kruger permettaient au négociateur de [traduction] « véritablement spéculer et d’aller […] d’un côté ou de l’autre de l’opération selon ce qu’il jugeait opportun », tant en vendant qu’en achetant des options, toujours en faisant affaire avec des banques.

[25]        M. Johns a corroboré la majeure partie du témoignage de M. Bunze. Lorsqu’il s’est joint à Kruger, en 1982, Kruger employait « déjà » un cambiste (négociateur de devises). En 1998, Kruger employait quatre négociateurs, dont M. Bradley et trois négociateurs d’obligations et d’autres titres. Seul M. Bradley faisait la négociation de devises.

[26]        M. Johns gérait et supervisait le service de post‑marché de trésorerie de Kruger, approuvant et autorisant les transferts quotidiens et les rapports mensuels de trésorerie qui résumaient les diverses opérations. Le « service de post-marché » comprenait une personne chargée des activités bancaires courantes, y compris la préparation des rapports bancaires quotidiens, une personne intervenant sur le marché monétaire et une troisième personne intervenant sur le marché des changes (devises). M. Johns préparait les certificats d’administrateur trimestriels pour les conventions de prêt et s’assurait que tous les remboursements et reports de dettes étaient effectués. Il était également chargé de l’impôt des sociétés au Canada pour Kruger et ses principales filiales.

[27]        Voici la description que M. Johns a donnée du fonctionnement du « service de post-marché » :

[traduction]

[…] le négociateur produisait une fiche d’ordre et cette fiche d’ordre était transmise au « service de post-marché », puis le « service de post-marché » confirmait verbalement tous les détails de l’ordre auprès de la banque de contrepartie. Si celle‑ci était d’accord, le « service de post-marché » consignait l’ordre dans le système de trésorerie, lequel produisait alors un numéro de fiche d’ordre qui ne pouvait être ni modifié ni supprimé et c’est -- c’était un numéro unique que le « service de post-marché » inscrivait sur la fiche d’ordre, et c’est comme ça que nous comptabilisions toutes les opérations.

Le « service de post-marché » préparait alors un résumé mensuel de toutes les opérations ouvertes, les opérations fermées et les opérations en cours pour le mois qui était transmis à moi‑même et aux services de la comptabilité.

[28]        Selon M. Johns, les résultats financiers des activités de négociation de produits dérivés de Kruger étaient tenus séparément des résultats financiers de ses activités de fabrication. Les résultats de ces deux activités étaient consignés dans des grands livres distincts, les deux activités ayant leur propre grand livre général.

[29]        Les avocats de l’appelante ont renvoyé M. Johns à une déclaration de M. Richard Poirier, témoin expert, selon laquelle on pouvait fermer les positions sur les contrats d’option sur devises avant l’échéance. M. Johns s’est souvenu que l’on fermait « très peu » de positions sur les contrats avant l’échéance avant 1998, en raison des [traduction] « changements importants » du taux de change du dollar canadien. La direction avait décidé [traduction] « de les reconduire ».

[30]        Kruger a vendu des contrats d’option aux banques et en a acheté de celles‑ci, mais pas à la même hauteur, selon M. Johns : [traduction] « Nous en vendions plus que nous en achetions […] en 1998; je crois que le ratio était près de quatre pour un », et, durant toutes les périodes en cause, les livres de Kruger devaient avoir comporté environ trois fois plus de contrats vendus que d’options achetées. Ces ventes s’expliquent par le fait que la direction croyait que le dollar canadien était nettement sous‑évalué, qu’il reprendrait de la valeur et que ce serait alors un moment propice pour vendre des options dans l’année, les [traduction] « mauvaises, nous les reconduisions. »

[31]        M. Johns a expliqué qu’en 1999, les options étaient reconduites du fait qu’elles étaient déficitaires ou « en dehors du cours ». En 1998, le taux de change du dollar canadien (par rapport au dollar américain) a chuté, allant de 1,40 à 1,5750, une perte historique selon M. Johns. En 1999, la devise canadienne s’est raffermie, passant à 1,44.

[32]        De l’avis de M. Johns, les options vendues de Kruger avaient [traduction] « une valeur intrinsèque nulle ». Mais il a précisé que, comme les options avaient des dates d’échéance échelonnées au‑delà de la fin d’exercice et de l’année, elles avaient une valeur temps, pas seulement une valeur intrinsèque. Il a estimé que cette valeur temporelle était [traduction] « de l’ordre de 16 à 20 millions », même si leur valeur intrinsèque était nulle. Ainsi, la direction a décidé de reconduire ces options dans l’espoir que la devise canadienne se raffermirait à court terme.

[33]        Il ressort des états financiers pour 1999 une diminution de la juste valeur marchande théorique et rajustée des options vendues, ces derniers montants ayant sensiblement diminué en raison de l’amélioration du taux de change, selon M. Johns. Il a déclaré que Kruger continuait de croire que, si le dollar canadien était [traduction] « nettement sous‑évalué […] il finirait par revenir » à un taux normal. En 1998, les taux de change étaient à des niveaux [traduction] « sans précédent » et le dollar fluctuait beaucoup. La direction a estimé qu’il fallait reconduire les contrats déficitaires jusqu’à ce que les taux de change [traduction] « redeviennent bas, ce qui s’est effectivement produit ».

[34]        M. Johns a confirmé que les valeurs de marché appliquées par Kruger étaient les valeurs du marché fournies par ses banques de contrepartie. Il a expliqué que Kruger n’avait alors pas la capacité d’effectuer une évaluation de ses options à la valeur du marché et que Kruger adoptait les valeurs fournies par chaque banque, de sorte que les banques individuelles ne pouvaient pas contester les valeurs.

[35]        Pendant les années postérieures à 1998, Kruger a continué à la fois de vendre et d’acheter des contrats d’option jusqu’en 2004, moment auquel le nombre tant de ses ventes que de ses achats d’options a sensiblement diminué. Selon M. Johns, le dollar canadien, en 2004, s’échangeait à 1,35 $ et continuait de diminuer. [traduction] « Nombre de ces options sont arrivées à échéance en ne valant plus rien et, en août 2004, nous avons essentiellement fermé beaucoup de nos positions » avant leur échéance.

[36]        Kruger recevait les valeurs du marché des banques tous les trois mois et les utilisait pour les certificats d’administrateur envoyés aux banques et pour les états financiers vérifiés jusqu’à ce qu’elle loue un système qui était [traduction] « essentiellement » utilisé par la Banque Laurentienne, un système appelé « Super Derivatives ». (La date à laquelle Kruger a commencé à utiliser Super Derivatives n’est pas précisée dans la preuve.) D’après M. Johns, Super Derivatives surveille essentiellement chaque opération sur le marché en temps réel. Avec ce système, Kruger pouvait elle‑même évaluer ses options à la valeur du marché. Cependant, pour les fins d’exercice, Kruger utilisait les valeurs du marché fournies par ses banques de contrepartie [traduction] « afin d’être uniforme et de s’assurer que c’était un tiers qui effectuait les évaluations à la valeur du marché […] afin de lever tout doute que quiconque aurait pu avoir quant à la possibilité que nous falsifiions nos valeurs du marché […] ».

[37]        M. Johns a déclaré que Kruger n’avait jamais essayé de faire concorder ses contrats d’option et ses créances.

Kruger exploitait une entreprise

[38]        Je conclus que Kruger exploitait une entreprise de spéculation sur les options sur devises qui était distincte de ses activités de fabrication. Kruger était un chef de file pour la négociation de telles options au Québec. Elle négociait un grand nombre de contrats d’option et les montants des contrats étaient substantiels. Kruger a mis sur pied un service et recruté un personnel expérimenté pour exploiter l’entreprise d’une façon semblable à ce qu’auraient fait des négociateurs très versés dans la négociation d’options sur devises. Les décisions de vente ou d’achat étaient prises de façon commerciale. Il n’est pas controversé entre les parties que Kruger était un spéculateur lorsqu’elle achetait ou vendait des options et qu’elle n’effectuait pas d’opérations de couverture à l’égard de ses comptes débiteurs ou créditeurs découlant de son entreprise principale. Kruger déclarait ses revenus et ses pertes afférents aux contrats d’option dans son compte de produits. La spéculation que Kruger faisait sur les options sur devises, en effectuant plus de ventes que d’achats d’options, comportait, de l’avis du professeur Klein, témoin expert de l’intimée, un risque important, mais aussi la possibilité de réaliser des profits considérables. Tout cela s’inscrivait dans une entreprise commerciale exploitée par Kruger, qui consistait à gagner un revenu séparé de celui tiré de ses activités de fabrication.

L’ÉVALUATION À LA VALEUR DU MARCHÉ par rapport à L’ÉVALUATION À LA RÉALISATION

[39]        Outre MM. Bunze et Johns, un autre témoin ordinaire a témoigné pour l’appelante, M. Douglas Watson, fonctionnaire de l’ARC. Il y avait aussi quatre témoins qui avaient qualité pour témoigner en qualité d’experts dans leur domaine de travail, soit M. Richard Poirier et Mme Chantal Leclerc, CPA, CA, pour l’appelante, et le professeur Peter Klein et Mme Patricia O’Malley, CPA, CA, pour l’intimée.

Les preuves concernant les marchés d’options

[40]        À l’instruction, M. Poirier, qui a été reconnu à titre d’expert du fonctionnement des marchés d’options sur devises, exploitait sa propre entreprise, mais avait été, quelques années auparavant, directeur général de plusieurs fonds d’opérations sur devises gérés par la Banque Nationale du Canada et était aussi cambiste. Il s’est présenté comme « mainteneur de marché », teneur de marché. Kruger était client de M. Poirier lorsque la société faisait affaire avec la Banque Nationale du Canada.

[41]        Le professeur Peter Klein, professeur de finances à la Beedie School of Business de l’Université Simon Fraser, à Burnaby (Colombie‑Britannique), a témoigné en qualité d’expert des instruments dérivés, en particulier les contrats sur devises, sous l’angle financier. Le professeur Klein détient un doctorat (en finances) de l’Université de Toronto, ainsi qu’un baccalauréat en droit et une maîtrise en administration des affaires (M.B.A) dans le cadre d’un programme conjoint de l’Université Western Ontario. Entre autres titres de compétence, il possède celui d’analyste financier agréé. De 1984 à 1992, il a été au service de la C.I.B.C./Wood Gundy Inc., occupant plusieurs postes, dont celui de chef cambiste, Marchés financiers, à Londres, dans le cadre duquel il faisait entre autres la négociation de produits dérivés. Il a publié abondamment et produit des travaux universitaires et des discours sur l’évaluation des options et l’effet des risques de crédit sur les options. Il a reçu des subventions de recherche et des prix d’excellence en enseignement en finances.

[42]        M. Poirier et le professeur Klein ont tous deux exposé et expliqué la nature des contrats d’option sur devises et le marché y afférent, la manière dont on achète et les vend les contrats d’options, la manière dont les options sont exercées, la manière de calculer le gain ou la perte, etc. Plusieurs stratégies de négociation de contrats d’option ont aussi été exposées. Les options que Kruger négociait étaient des options dites européennes. Les opérations relatives aux options que Kruger effectuait portaient sur des options de vente et des options d’achat du « marché hors cote » (le « MHC ») sur les taux de change des devises américaine et canadienne. Comme Kruger vendait beaucoup plus d’options qu’elle n’en achetait, elle s’exposait au risque d’être forcée de faire des paiements importants au titre des résultats à l’échéance, selon le professeur Klein.

[43]        M. Poirier a qualifié le marché des options sur devises de marché de grande taille et de plus liquide de tous les marchés d’options, précisant qu’il est possible de fermer une position à tout moment pendant la durée de vie de l’option. Le professeur Klein a convenu que la taille du marché principal des options sur devises sur le MHC est considérable lorsque l’on tient compte des opérations effectuées par tous les participants du marché. Mais il a fait une mise en garde en précisant qu’il [traduction] « ne faut pas confondre la taille globale du marché avec la liquidité disponible de tout participant donné du marché. » Le professeur Klein a expliqué qu’une option européenne peut être liquidée[8] de plusieurs manières : en argent comptant ou par livraison matérielle d’un contrat à terme de gré à gré d’égale valeur ou par la reconduction de la position pour acquérir une nouvelle option. Le professeur Klein a déclaré que les marchés pour liquider une position sur une option avant son échéance ou pour reconduire une option ne sont pas liquides parce qu’ils se composent d’un seul participant qui est la partie de l’autre côté du contrat original, et la partie désirant liquider une position avant la date d’échéance a peu de pouvoir de négociation. Mme O’Malley a convenu que, du fait qu’il peut ne pas être possible de mettre fin à un contrat sur le MHC, il est possible de fermer une position sur un contrat avant l’échéance en négociant avec l’autre partie, en particulier lorsque l’objet du contrat est [traduction] « très liquide et actif comme le marché des principales devises ». Au lieu de fermer la position sur le contrat initial, on peut reconduire le contrat.

[44]        Dans son témoignage, le professeur Klein a affirmé qu’avant qu’une partie s’entende avec une banque pour établir une relation en vue de négocier des contrats d’option sur devises, cette partie et la banque mettent en place une convention cadre de l’ISDA[9] pour réguler leur relation. Kruger était partie à une convention cadre de l’ISDA avec chacune de ses banques de contrepartie. Le professeur Klein a expliqué que la convention cadre de l’ISDA permet aux parties de négocier des options de manière efficiente, en s’entendant verbalement sur chaque contrat d’option, puis en faisant suivre une confirmation écrite de la négociation. La plupart des options sur le MHC sont régies par une convention cadre de l’ISDA, y compris les options sur le MHC détenues par Kruger et ses contreparties.

[45]        Le professeur Klein a déclaré qu’une convention cadre de l’ISDA permet effectivement de transférer des options européennes avant la date d’échéance, à condition que la partie non-transférante consente à ce transfert. Il a ajouté que l’exigence d’un tel consentement est [traduction] « bien connue » des vendeurs et acheteurs d’options sur le MHC.

[46]        Selon le professeur Klein, Kruger négociait des options qui représentaient généralement des [traduction] « biens uniques » en raison de leurs modalités particulières et du risque de crédit de Kruger comme vendeur.

[47]        M. Bunze a recensé les diverses banques qui étaient les contreparties de Kruger. M. Poirier a expliqué que les banques considèrent toujours le crédit d’un client comme constituant un risque et que c’est un facteur dans l’écart entre cours acheteur et cours vendeur avec le client. Le professeur Klein a déclaré que le crédit du client est une variable d’entrée dans le modèle d’établissement des prix de la banque. M. Poirier a dit que les banques utilisent les mêmes modèles d’établissement de prix pour déterminer la valeur des options pendant la durée du contrat. Le professeur Klein n’est pas du même avis. Il a témoigné que les banques ne s’entendent pas sur la valeur déterminée par référence au marché du fait que leurs modèles respectifs d’établissement de prix peuvent différer. Il ressort aussi de la preuve que ces modèles ne sont pas identiques. Pour évaluer un dérivé ou un instrument équivalent selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché, Kruger adoptait le modèle utilisé par la banque qui était sa contrepartie pour ce dérivé. Les valeurs des contrats auprès des différentes banques pour un même montant et comportant des modalités identiques pouvaient varier en fonction des variables d’entrée du modèle particulier de la banque. Plusieurs exemples ont été discutés à l’instruction.

[48]        L’un des exemples utilisés par le professeur Klein était des options identiques détenues par la Morgan Guaranty Bank et la Banque de Nouvelle‑Écosse. Ces deux options étaient vendues par Kruger. Chaque contrat avait été vendu 10 000 000 $US le 13 mai 1998, avec un prix de levée de 1,46 pouvant être exercé le 13 mai 1999. La Banque de Nouvelle‑Écosse a évalué son option à 797 736 $, tandis que la Morgan Guaranty a évalué la sienne à 612 200 $, les deux au 31 décembre 1998, ce qui représente une différence de plus de 20 p. 100. Le professeur Klein a déclaré que, le 13 mai 1998, lorsque le taux de change du dollar canadien par rapport au dollar américain était de 1,443, la valeur de marché approximative de l’option était de 125 500 $CAN. Le 31 décembre 1998, le taux de change a augmenté d’environ 6 p. 100, passant à 1,5305, mais Kruger a inscrit la valeur par référence au marché ce jour‑là comme étant de 612 000 $CAN, soit quatre fois plus que la valeur de l’option au moment de sa vente. Puis, au cours du deuxième semestre de 1999, le dollar américain a reculé d’environ 5 p. 100, pour s’établir à 1,405, un taux de change suffisant pour réduire le résultat à l’échéance comme tel le 13 mai 1999 à 5 000 $CAN, une diminution de 99 p. 100 en l’espace des cinq mois séparant le 31 décembre 1998 du 13 mai 1999. Le professeur Klein a conclu que les valeurs par référence au marché sont très sensibles aux changements qui s’opèrent dans les variables d’entrée pour l’estimation de la valeur.

[49]        Le professeur Klein a comparé plusieurs autres paires d’options chez différentes banques ayant des paramètres semblables (dates de négociation, montants, taux et dates d’échéance) et a constaté qu’il y avait des différences dans les valeurs établies au 31 décembre 1998 en fonction des modèles particuliers d’évaluation utilisés par les banques, ces écarts allant de 29 p. 100 à 0,03 p. 100[10].

[50]        De l’avis du professeur Klein, les évaluations à la valeur du marché de Kruger à la fin de 1998 ne reposaient pas sur un prix ou un cours du marché, [traduction] « elles représentaient des estimations théoriques déterminées au moyen de modèles complexes d’établissement des prix dans lesquels les valeurs de marché d’autres titres étaient utilisées pour déterminer certaines des variables d’entrée. » Les modèles d’établissement des prix des banques sont [traduction] « très mathématiques et reposent sur des hypothèses hautement idéalisées » quant à la manière dont les marchés de valeurs mobilières fonctionnent. Les valeurs par référence au marché ne sont pas fiables.

[51]        Le professeur Klein a déclaré qu’il existe un certain nombre de modèles que les banques peuvent choisir pour établir le prix d’une option sur devises, que le résultat dépend du modèle choisi et que, comme il l’a mentionné plus tôt, cela conduit à des mésententes entre les banques quant à la valeur du marché ainsi déterminée. Le professeur Klein a expliqué que le point faible de la méthode d’évaluation par référence au marché est que la liste des variables d’entrée utilisées dans les modèles en tant que tels ainsi que les méthodes d’« estimation » de ces variables d’entrée peuvent différer, ce qui cause encore plus d’incertitude pour ce qui est d’estimer au mieux le risque lié à la valeur de marché. Par exemple, différentes banques peuvent établir des valeurs à différents moments de la journée. La valeur par référence au marché est très sensible aux modestes changements qui s’opèrent dans les variables d’entrée et c’est une méthode qui aboutit à des estimations défectueuses de la valeur de l’option qui, à terme, sera réalisée. Les banques font la mise en garde qu’elles ne représentent pas la valeur à laquelle les options pourraient être liquidées. Le professeur Klein a expliqué que la différence entre la valeur par référence au marché d’une option sur le MHC au moment de sa réalisation et sa valeur par référence au marché à sa date d’échéance est très importante. La seule valeur claire pour les options de Kruger, selon le professeur Klein, est la valeur réalisée déterminée par le paiement à la date d’échéance de l’option.

[52]        Le professeur Klein a rejeté l’idée que les activités de Kruger étaient similaires à celles des banques, malgré le témoignage de Mme Leclerc selon lequel les banques se livrent aussi à la spéculation sur les options sur devises. Il a déclaré qu’une banque facilite les ventes et les achats d’options pour ses clients, afin de faciliter la demande et l’offre d’options venant de ces clients. Kruger est l’un de ces clients, et les positions de Kruger [traduction] « se composaient principalement d’opérations spéculatives bien connues. » Cela dit, il ressort de certains éléments de preuve que les banques se livrent parfois à des opérations spéculatives.

Les experts comptables

[53]        Mme Leclerc est directrice principale et associée, Certification et Services‑conseils, chez Deloitte & Touche. Elle dirige aussi le groupe comptable du cabinet au complexe de Montréal et est experte nationale des instruments financiers chez Deloitte, chargée des opérations de couverture et des instruments dérivés. Elle a été en fonction dans les bureaux de Deloitte à San Francisco comme membre du groupe de spécialistes en investissements financiers du cabinet pour les États‑Unis. Au moment de l’instruction, Mme Leclerc était la représentante de Deloitte au sein du Comité des vérificateurs des institutions de dépôts du Bureau du surintendant des institutions financières et, de 2003 à 2007, a siégé au Comité de mise en œuvre des investissements financiers de l’Institut Canadien des Comptables Agréés (l’« ICCA »).

[54]        Les services de Mme Leclerc ont été retenus par les avocats de l’appelante afin qu’elle rende compte de l’application des principes comptables généralement reconnus du Canada (les « PCGR canadiens ») aux opérations en cause pour la période du 1er janvier 1998 au 31 décembre 1999 inclusivement.

[55]        Mme O’Malley était associée au bureau national de KPMG en 1999, lorsqu’elle a quitté la société de personnes pour devenir la première présidente à temps plein du Conseil des normes comptables (le « CNC ») du Canada, lequel a été autorisé par l’ICCA à fixer les normes comptables que les comptables agréés allaient appliquer comme PCGR. Elle a témoigné que le Manuel de l’ICCA était le produit des travaux du CNC.

[56]        Mme O’Malley a également été vice‑présidente du CNC et, à titre de membre du Comité sur les problèmes nouveaux (le « CPN ») de l’ICCA, qui était chargé de l’interprétation des normes. Elle a déclaré qu’elle était progressivement devenue spécialiste des normes comptables appliquées aux instruments financiers. À la fin des années 1990, elle a représenté le CNC au sein de la délégation canadienne auprès du Joint Working Group on Financial Instruments qui allait ultérieurement devenir l’International Accounting Standards Board (l’« IASB ») un [traduction] « consortium international travaillant à l’élaboration d’une norme comptable relative aux instruments financiers, » y compris les instruments dérivés.

[57]        Mme Leclerc et Mme O’Malley ont toutes deux passé en revue la documentation et les orientations relatives à l’application des PCGR canadiens. Elles ont convenu que la méthode comptable privilégiée dans les PCGR canadiens pour les contrats d’option sur devises en 1998 était la méthode d’évaluation à la valeur du marché et que les contrats d’option devaient être évalués dans le bilan à leur juste valeur marchande, et Mme O’Malley a observé qu’ils tenaient compte des changements intervenus dans la juste valeur des revenus durant la période de changement.

[58]        Mmes Leclerc et O’Malley ont également passé en revue les principes qui, parmi les PCGR américains, s’appliquaient aux instruments financiers dérivés, y compris les options. Il y avait des principes qui s’appliquaient précisément aux instruments financiers dérivés, dont les options, que l’on retrouvait dans les normes publiées par le Financial Accounting Standards Board (le « FASB ») des États‑Unis pendant la période pertinente. Mme Leclerc a observé que le FASB était alors [traduction] « l’un des organismes de normalisation dominants au niveau mondial » et que ses concepts touchant les états financiers approuvés cadraient très étroitement avec ceux de l’ICCA. À l’examen de plusieurs énoncés du FASB (FAS 133, FAS 80, 52) et d’autres études, elle a conclu que les normes américaines [traduction] « révèlent que la politique comptable la plus pertinente et utile pour les décisions à prendre concernant les contrats d’option sans opération de couverture était la juste valeur (ou valeur marchande) dans laquelle les changements survenant dans les justes valeurs, qu’elles soient couvertes ou non réalisées, étaient constatés dans le revenu. »

[59]        Dans son rapport, Mme Leclerc observe qu’à des fins comptables, la méthode d’évaluation à la valeur du marché était utilisée non seulement par les institutions financières, mais aussi par les institutions non-financières effectuant des opérations de négociation de contrats d’option sur devises. À son rapport est jointe une annexe confirmant les dires de M. Poirier lorsqu’il soutenait que les banques à charte canadiennes spéculaient sur des contrats d’option sur devises.

[60]        Mme Leclerc a cité un texte de Ross M. Skinner[11] pour illustrer le point de vue selon lequel [traduction] « il est difficile de ne pas conclure que la meilleure façon de tracer le portrait d’une activité spéculative consiste à évaluer à la valeur du marché les positions sur des options spéculatives, peu importe la façon dont les autres éléments d’actif et de passif sont déclarés », et il importe peu qu’il s’agisse d’options de vente ou d’achat (page 284). Mme Leclerc a déclaré que M. Skinner avait recensé trois méthodes possibles d’évaluation des options achetées détenues à des fins spéculatives, soit la méthode du coût d’origine, la méthode d’évaluation selon le moins élevé du coût et de la valeur marchande pour une option achetée (ou selon le plus élevé du coût et de la valeur marchande dans le cas des options vendues) et la méthode de la valeur par référence au marché.

[61]        Mme O’Malley a convenu que l’énoncé FAS 133 exigeait que [traduction] « tous les instruments financiers dérivés (y compris les contrats à terme et les options) soient reconnus dans les états financiers à leur juste valeur au moment de la négociation du contrat puis à la date de chaque présentation d’information financière par la suite, avec tout changement de valeur constaté dans le revenu pendant la période du changement. » L’une des justifications de cette exigence du FASB est que [traduction] « la juste valeur est l’évaluation la plus pertinente pour les instruments financiers et la seule évaluation pertinente dans le cas des instruments dérivés. »

[62]        Entre autres raisons énumérées par Mme O’Malley pour appuyer la conclusion portant que la juste valeur est la méthode d’évaluation appropriée dans le cas des dérivés, signalons les suivantes :

[traduction]

a)         Les justes valeurs d’instruments financiers font état de l’évaluation de marché de la valeur actuelle des flux nets de trésorerie ultérieurs qui lui sont directement ou indirectement rattachés, avec actualisation pour tenir compte à la fois des taux d’intérêt courants et de l’appréciation par le marché du risque que les flux de trésorerie ne se produisent pas. Les renseignements sur la juste valeur marchande permettent aux investisseurs, aux créanciers et aux autres utilisateurs de mieux évaluer la performance d’une entité.

[…]

c)         L’évaluation de la juste valeur est une méthode pratique pour la plupart des actifs et passifs financiers. Des évaluations de la valeur marchande peuvent être observées sur les marchés ou estimées par référence au marché pour des instruments similaires. Si les données du marché ne sont pas disponibles, on peut estimer la juste valeur au moyen d’autres techniques d’évaluation, comme l’analyse de la valeur actualisée des flux de trésorerie et les modèles d’établissement du prix des options.

[63]        Mme O’Malley a également cité une norme comptable internationale 39, publiée en mars 1999[12] (entrant en vigueur pour les exercices commençant le 1er janvier 2001 ou après) selon laquelle tous les produits dérivés devaient être évalués selon leur juste valeur à chaque date de présentation d’information financière avec constatation des changements survenus dans la valeur dans le revenu pour la période. Mme O’Malley a expliqué que, lorsque le dérivé n’est pas activement négocié, mais que sa valeur est calculée au moyen d’une technique communément employée et que les variables d’entrée qui sont utilisées dans cette technique proviennent toutes de données des marchés actifs, cette valeur est aussi désignée à juste titre comme une valeur marchande.

[64]        En ce qui concerne les options sur devises de Kruger, Mme O’Malley a observé que les modèles d’établissement de prix des options :

[traduction]

[…] sont bien établis comme techniques d’évaluation et que les principales variables d’entrée que requièrent ces modèles peuvent être observées dans les marchés actifs. En outre, Kruger avait la capacité de vérifier la fiabilité des valeurs à la cote qu’on lui transmettait quant au coût de fermeture de sa position sur ses contrats en obtenant des valeurs à la cote de plusieurs de ses contreparties. Ainsi, la mise en œuvre, par Kruger, d’une politique comptable axée sur la juste valeur pour ses contrats d’option est aussi équivalente à la méthode d’évaluation à la valeur du marché.

Cela ne semble pas coïncider avec l’opinion du professeur Klein.

[65]        Mme O’Malley a également cité M. Skinner pour expliquer que le but de la comptabilité générale n’est pas nécessairement le même que celui de la comptabilité fiscale[13]. Il a fait valoir que l’objectif des états financiers est de fournir de l’information aux utilisateurs de ces états qui leur sera utile pour prendre des décisions. Les états financiers s’adressent avant tout aux investisseurs, y compris les investisseurs potentiels, et aux créanciers qui n’ont pas d’accès interne aux renseignements sur l’entité. Les créanciers et les investisseurs s’intéressent à la capacité de l’entité de gagner un revenu et de générer des flux de trésorerie à l’avenir. Les créanciers veulent s’assurer de ne pas perdre d’argent si les choses tournent mal; les investisseurs feront des profits si l’entité a de bons résultats et perdront de l’argent si l’entité s’en sort mal. L’investisseur veut savoir quelle est la valeur de son portefeuille à une date donnée pour être en mesure de décider d’acheter, de vendre ou de conserver son investissement, ou encore, s’il est l’un des créanciers potentiels de l’entité, pour examiner les modalités possibles d’un prêt. L’information financière sur l’entité qui est produite dans les états financiers à une date donnée brosse un tableau de la santé de l’entité à cette date afin que des décisions puissent être prises.

[66]        La différence entre la méthode d’évaluation à la valeur du marché et la méthode d’évaluation à la réalisation est simplement une différence de temps. Mme O’Malley a exposé quatre méthodes différentes d’évaluation de la valeur des options que l’on peut appliquer dans le calcul du revenu tiré de contrats d’option à des fins comptables, en l’occurrence la méthode d’évaluation à la réalisation et trois méthodes de comptabilité d’exercice, qui sont la méthode d’amortissement de la prime, la méthode des pertes accumulées et la méthode d’évaluation à la valeur du marché.

[67]        La méthode d’amortissement de la prime tient compte des changements survenus dans la valeur temporelle de la prime payée et reçue; la prime pourrait être passée progressivement en résultat [traduction] « de façon systématique » sur la durée. La méthode des pertes accumulées exige du vendeur/propriétaire de l’option qu’il constate, en tout ou en partie, la perte potentielle à subir sur un contrat qui était « dans le cours ». Cette méthode est normalement conjuguée à celle de l’amortissement de la prime, étant donné qu’il ne serait pas réaliste de constater une perte sans constater aussi au moins une partie de la prime reçue pour assumer le risque.

[68]        Le choix de la méthode n’influait que sur le moment auquel sont constatés les revenus et les pertes. Selon la méthode de la réalisation, par exemple, Kruger n’aurait pas de pertes ni de revenus en 1998 et le revenu serait réalisé en 1999. La méthode d’amortissement de la prime donnerait un revenu en 1998 et une perte en 1999. Quant aux méthodes des pertes accumulées et de l’évaluation à la valeur du marché, elles donneraient toutes deux des pertes en 1998 et un revenu en 1999. Cependant, Mme O’Malley a conclu que, dans tous les cas de figure, le montant du revenu serait le même pour toute la période, depuis la négociation du premier contrat jusqu’à l’échéance finale du contrat. La perte ou le gain pour une année donnée dépend du choix de la méthode comptable.

Le témoin de l’ARC

[69]        L’appelante a appelé à témoigner M. Douglas Watson, fonctionnaire de l’ARC, afin qu’il témoigne sur la façon dont l’ARC appliquait les articles 142.2 à 142.5 de la Loi. M. Watson est au service de l’ARC depuis 30 ans. Durant la période de 2000 à 2012, il était spécialiste des produits financiers, conseillant les vérificateurs de l’ARC sur [traduction] « la manière de vérifier et d’analyser les situations comportant des produits financiers, principalement des opérations sur instruments dérivés, et sur les principes d’imposition qui s’appliqueraient. » Au moment de l’instruction, il était gestionnaire de la section du financement des sociétés à la Division des décisions. M. Watson n’était pas à l’aise lorsqu’il a témoigné.

[70]        M. Watson se souvient qu’au début des années 1990, les mots « évaluation à la valeur du marché » constituaient [traduction] « une expression très générale […] quelqu’un essayait d’estimer la valeur de quelque chose, peut‑être la valeur à laquelle cette chose pourrait être vendue ou liquidée. » Cependant, en 1997, la comptabilité à la juste valeur a été introduite au Canada et l’expression « évaluation à la valeur du marché » s’est précisée, signifiant une méthode d’estimation de la juste valeur[14].

[71]        M. Watson a convenu avec les avocats de l’appelante que l’évaluation d’un instrument financier dérivé est basée sur les prix ou cours du marché actuels, entre autres choses. Toutefois, selon lui, tel n’est pas le cas en l’absence de cotes officielles, par exemple dans des opérations sur le marché hors cotes. Quant aux banques, elles utilisent leur propre modèle d’établissement des prix. À l’instar du professeur Klein, M. Watson a rejeté la thèse de  l’appelante portant que toutes les banques utilisent le même modèle d’établissement de prix.

[72]        M. Watson a déclaré être [traduction] « au courant du fait que les vérificateurs des banques [à l’ARC] remettaient en cause le résultat que les banques produisaient de certains […] de leurs modèles d’établissement des prix. » Des discussions avaient lieu avec les parties et les divergences de vues avaient été [traduction] « résolues sans qu’on n’ait jamais eu à passer devant les tribunaux. » Il a insisté sur ceci : [traduction] « nos vérificateurs n’acceptent pas d’emblée les modèles d’établissement de prix; ils effectuent un travail de vérification pour s’assurer que les valeurs produites sont raisonnables aux fins de l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu. »

[73]        En ce qui concerne les contribuables qui ne sont pas des institutions financières ou des courtiers en valeurs mobilières, M. Watson a déclaré que le prix était établi en fonction de la valeur à la réalisation. En principe, l’ARC a permis que la méthode d’évaluation à la valeur du marché qu’utilisaient les banques soit considérée comme  méthode acceptable de calcul du revenu aux fins de l’impôt.

[74]        Lors de la discussion sur l’annulation d’un numéro de la publication Impôt sur le revenu – Nouvelles techniques[15], M. Watson partageait la préoccupation de l’ARC concernant l’utilisation de la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché par des contribuables autres que les institutions financières. Un courriel daté du 9 octobre 2001 que M. Watson a envoyé à ses collègues de l’ARC, évoquait la difficulté que l’ARC avait à vérifier les valeurs calculées par référence au marché et de la concession que l’ARC faisait aux fiducies de fonds commun de placement en leur permettant d’appliquer la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché :

[traduction]

L’opinion donnée dans la publication Impôt sur le revenu – Nouvelles techniques no 14 ne vaut que pour les fonds communs de placement, tels qu’ils sont définis à l’article 138 de la Loi. Le problèmes auquel donne lieu la méthode d’évaluation à la valeur du marché vient de la difficulté qu’il y a à vérifier la valeur des dérivés. Les fiducies de fonds commun de placement sont réglementées et doivent fournir des évaluations de marché quotidiennes au bénéfice des détenteurs de parts. Par conséquent, elles sont sujettes à l’examen de ces parties. De plus, la majorité de leurs investissements sont des dérivés négociés sur le marché dont la valeur peut être vérifiée. Ce sont les raisons pour lesquelles l’ADRC a fait la concession exprimée dans la publication.

Les autres contribuables ne peuvent pas se servir de cette position. Les évaluations préparées à l’intention des actionnaires peuvent être faussées par le principe comptable de la prudence selon lequel les positions rentables sont sous‑évaluées. De la même façon, les évaluations préparées pour les besoins de l’impôt peuvent manquer de cohérence entre les positions rentables et non rentables. À l’heure actuelle, nous ne disposons pas des outils nécessaires pour vérifier les évaluations de dérivés. La méthode de la réalisation peut être fondée en droit et, bien qu’elle puisse présenter des occasions temporelles à saisir pour les contribuables, étant basée sur les opérations, les contribuables peuvent aisément se conformer et l’ADRC peut aisément effectuer les vérifications.

[75]        L’ARC a permis à l’Institut des fonds d’investissement de calculer le revenu tiré d’opérations sur dérivés soit par la méthode de la réalisation soit par la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché parce qu’elle avait conclu que [traduction] « ses systèmes de comptabilité étaient authentiques et ses méthodes précises » en plus d’être assujettis à la réglementation.

[76]        Ainsi, la préoccupation de l’ARC concernant l’utilisation de la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché par des entités autres que des institutions financières venait de ce que a) sauf dans le cas des institutions réglementées, on ne pouvait pas se fier à l’exactitude des valeurs déterminées par référence au marché et b) l’ARC ne disposait pas d’un effectif suffisant de vérificateurs pour vérifier l’exactitude des valeurs du marché.

[77]        M. Watson a souscrit à la thèse des avocats de l’appelante selon laquelle des instruments financiers dérivés tels que les contrats d’option sur devises ne sont pas des biens évalués à la valeur du marché au sens du paragraphe 142.2(1). Les banques [traduction] « font figurer ces produits sous cet article (c.‑à‑d. l’article 142.2) et y rattachent la manière dont elles produisent leurs déclarations de revenus, et les vérificateurs (de l’ARC) ne contestent généralement pas cela. »

[78]        M. Watson a reconnu que, lorsque le ministre fait une concession au  contribuable, celle‑ci doit être conforme à la loi, bien que [traduction] « nous n’appliquions pas toujours nécessairement la loi pour ce qui est des différences temporelles. » Il y a des cas, où, selon lui, l’ARC réduit le fardeau de conformité pour les deux parties, afin de faciliter l’application de la loi. Apparemment, de l’avis de M. Watson et de son employeur, seules les institutions financières et les contribuables dont les activités sont « réglementées » peuvent se prévaloir de la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché dans le calcul de leurs revenus pour les besoins de l’impôt. Je ne m’étonne pas que Kruger, surtout en raison de ses nombreuses opérations sur dérivés, se soit sentie exclue.

LES BIENS FIGURANT À L’InventAIRE

[79]        La thèse subsidiaire de l’appelante est que les contrats d’option sur devises constituent des biens figurant à l’inventaire et que, dans le calcul du revenu tiré de ses activités de spéculation liées à ces contrats, il lui est donc permis de calculer la valeur des contrats en application du paragraphe 10(1) de la Loi ou de l’article 1801 du RIR. Le ministre déclare que Kruger n’exploite pas une telle entreprise et que, même si elle exploitait pareille entreprise, les contrats d’option ne figureraient de toute façon pas dans l’inventaire de Kruger. J’ai conclu que Kruger exploitait effectivement une entreprise de spéculation sur des contrats d’option. La question à trancher est donc de savoir si les contrats figurent à l’inventaire.

[80]        Le rapport de Mme Leclerc est muet sur la question de savoir s’il y a lieu de considérer les contrats d’option sur devises comme des biens figurant à l’inventaire conformément aux PCGR canadiens, mais, lorsqu’on lui a posé la question, elle a convenu que, en tant que comptable, elle ne considérerait pas un produit dérivé comme bien figurant à l’inventaire. Mme O’Malley est d’avis que, selon les PCGR, les biens figurant à l’inventaire sont composés d’actifs corporels destinés à la vente dans le cours normal des activités d’une entreprise. Elle déclare que les options sur devises achetées sont des actifs incorporels et que les options sur devises données/vendues sont des passifs et non des actifs.

[81]        Mme O’Malley reconnaît que l’article 3030 du Manuel de l’ICCA ne définit pas les mots « biens figurant à l’inventaire », mais n’assimile pas les biens figurant à l’inventaire à autre chose que des biens. L’ouvrage Terminology for Accountants, 4e éd., 1992 de l’ICCA définit les stocks comme se composant :

[traduction]

[…] d’éléments d’actifs corporels qui sont destinés à la revente dans le cours normal des activités de l’entreprise, qui sont produits afin d’être vendus ou qui sont consommés directement ou indirectement dans la production de biens ou services mis en vente.

[82]        Dans son témoignage, Mme O’Malley a déclaré que les PCGR des États‑Unis reconnaissent aussi les [traduction] « biens figurant à l’inventaire » comme étant des actifs corporels, [traduction] « des stocks de biens » qui sont destinés à la revente dans le cours des activités de l’entreprise, qui sont utilisés dans le processus de production nécessaire à ces ventes ou qui sont consommés dans la production de biens mis en vente. Les Normes internationales (IAS2) définissent les biens figurant à l’inventaire de la même façon que les PCGR américains et excluent spécifiquement les instruments financiers de l’éventail des biens figurant à l’inventaire.

[83]        Quant aux PCGR canadiens, selon Mme O’Malley, ils considèrent que les options sur devises sont soit des actifs financiers soit des passifs financiers, et non des biens figurant à l’inventaire. Les parties des définitions du Manuel de l’ICCA portant sur les options signalent qu’un actif financier est un droit contractuel d’échanger des instruments financiers avec une autre partie à des conditions potentiellement favorables. L’obligation contractuelle d’échanger des instruments financiers avec une autre partie à des conditions potentiellement défavorables constitue un passif financier. La définition globale des actifs financiers comprend les liquidités.

[84]        L’appelante déclare qu’il n’est pas pertinent de dire que des instruments financiers dérivés ne sont pas des biens figurant à l’inventaire selon les PCGR parce que ces instruments n’étaient pas des actifs corporels et parce qu’ils constituaient soit des actifs financiers soit des passifs financiers. Tout cela est sans intérêt aux fins fiscales. Peu importe que les PCGR canadiens catégorisent les contrats comme actifs financiers ou passifs financiers : ces actifs figurent à l’inventaire. La définition que l’IASB donne des biens figurant à l’inventaire exclut les instruments financiers, et, selon Mme O’Malley, la raison en est que les instruments financiers doivent être évalués à leur juste valeur en fin d’exercice, et non selon la méthode du moindre du coût et de la valeur marchande, comme c’est requis pour les biens figurant à l’inventaire.

ANALYSE

a)       L’évaluation à la valeur du marché ou l’évaluation à la réalisation

[85]        L’appelante soutient que, dans le calcul de ses pertes de 91 104 379 $ subies dans la négociation de contrats sur devises pour son année d’imposition 1998, elle a suivi les dispositions de la Loi, comme l’exige le paragraphe 9(2) de la Loi. L’appelante déclare qu’aux termes de l’article 9, elle a le droit d’établir la valeur de ses contrats d’option sur devises selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché lorsqu’elle déclare son revenu tiré d’une entreprise ou ses pertes subies relativement à une entreprise pour l’année.

[86]        Les deux comptables qui ont témoigné à titre d’experts ont déclaré que les PCGR reconnaissent l’évaluation à la valeur du marché comme la méthode privilégiée d’évaluation des produits dérivés à la fin d’une année d’imposition. Toutefois, il me faut rechercher si les évaluations à la valeur du marché employées par Kruger pour ses contrats d’option sur devises sont cohérentes et appropriées aux fins de la Loi et donc obtenir une image fidèle du revenu de Kruger pour l’année conformément aux dispositions de la Loi, à la jurisprudence et aux principes commerciaux reconnus[16].

[87]        Pour l’année d’imposition 1998, les paragraphes 9(1) et (2) de la Loi disposent :

(1)      Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

(1)      Subject to this Part, a taxpayer's income for a taxation year from a business or property is the taxpayer's profit from that business or property for the year.

(2)      Sous réserve de l’article 31, la perte subie par un contribuable au cours d’une année d’imposition relativement à une entreprise ou à un bien est le montant de sa perte subie au cours de l’année relativement à cette entreprise ou à ce bien, calculée par l’application, avec les adaptations nécessaires, des dispositions de la présente loi afférentes au calcul du revenu tiré de cette entreprise ou de ce bien.

(2)      Subject to section 31, a taxpayer's loss for a taxation year from a business or property is the amount of the taxpayer's loss, if any, for the taxation year from that source computed by applying the provisions of this Act respecting computation of income from that source with such modifications as the circumstances require.

[88]        Aucun des mots « revenu », « bénéfice » et « perte » figurant dans l’article 9 n’est défini dans la Loi, si ce n’est que le paragraphe 9(1) assimile le revenu au bénéfice. Pour que soit déterminée la perte que le contribuable subit relativement à une entreprise ou à un bien, le paragraphe 9(2) prescrit que la perte doit être calculée par l’application, avec les adaptations nécessaires, des dispositions de la Loi afférentes au calcul du revenu tiré d’une entreprise ou d’un bien.

[89]        Les pertes déduites par Kruger ne résultent pas des déductions demandées par Kruger en vue de gagner un revenu; les pertes alléguées résultent d’un changement dans les valeurs de certains contrats d’option. A l’occasion de l’affaire Minister of National Revenue c. Consolidated Glass Ltd.[17], le juge Rand, à la page 174, s’est exprimé en ces termes :

[traduction]

[…] Comment peut‑on considérer que des bénéfices et des gains ont été faits au sens propre de ces termes si ce n’est par la réalisation effective? Il n’y a pas d’évaluation de biens figurant dans un inventaire pour des immobilisations. Le fait que les mots ne comprennent pas une simple appréciation en valeurs en capital élimine, à mon sens, toute controverse. Il est difficile, voire impossible, de dire cela lorsque l’on ne prend en compte que la valeur dans laquelle une variable implique que l’on ne peut rien obtenir d’autre qu’une estimation fluctuante. Le mot « perte » dans ce contexte signifie un état absolu et irrévocable. Cet état de fait se réalise lors d’une vente; […]

[90]        A l’occasion de l’affaire Mountain Park Coals Ltd. c. M.R.N., le président Thorson a émis l’avis qu’une [traduction] « […] perte est l’inverse d’un bénéfice […][18] ».

[91]        A l’occasion de l’affaire Symes c. Canada[19], le juge Iaccobucci, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême, a approuvé l’enseignement du président Thorson à l’occasion de l’affaire Royal Trust Co. c. M.N.R.[20], lorsque ce dernier a observé que, pour savoir si une dépense est déductible dans le calcul du revenu pour les besoins de l’impôt, la première étape consiste à établir si cette déduction est [traduction] « conforme aux principes ordinaires des affaires commerciales ou aux principes bien reconnus de la pratique des affaires et de la pratique comptable […][21] ».

[92]        Antérieurement, à l’occasion de l’affaire Canadian General Electric Co. Ltd v. M.N.R.[22], le juge Martland, à la page 11, a cité la jurisprudence  Dominion Taxicab Association c. M.N.R.[23], à l’appui du principe consacré par le juge Cartwright selon lequel [traduction] « pour trancher la question de savoir si une somme en cause constitue un bénéfice, il faut suivre les principes commerciaux ordinaires, à moins que les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu exigent qu’on s’écarte de tels principes ».

[93]        La jurisprudence compte plusieurs décisions et arrêts portant sur des cas où les contribuables ont réévalué leurs biens en fin d’exercice à des fins fiscales. Dans l’affaire Canadian General Electric Ltd.[24], le contribuable (« CGE ») avait emprunté des dollars américains de sa société mère américaine en 1950 afin d’acquérir des biens et services de fournisseurs américains. À cette époque, le dollar américain était fortement évalué par rapport au dollar canadien, et la société mère américaine de CGE avait mis des fonds américains à la disposition de CGE pour l’acquisition des biens. Au moment où chaque billet était émis, CGE inscrivait dans ses livres non seulement la créance pour la juste valeur des billets, mais aussi le montant de la prime nécessaire pour rembourser les billets en fonds américains. De 1950 au début de 1952, CGE a émis de nombreux billets à ordre à sa société mère, comme en témoignait son endettement. Peu de temps après, la valeur du dollar américain a décliné et CGE a remboursé certains billets en 1951 et le reste en 1952, épargnant 512 847 $. Il n’était pas controversé que les 512 847 $ constituaient un revenu pour CGE. Toutefois, CGE, qui déclarait ses revenus selon la comptabilité d’exercice, a soutenu que, pour brosser un tableau fidèle de sa situation financière, il fallait réévaluer le montant en dollars canadiens qui était nécessaire à la fin de chaque année pour rembourser les billets. CGE a donc réparti ainsi le bénéfice de 512 847 $ en trois montants : 64 675 $ pour 1950, 259 820 $ pour 1951 et 188 352 $ pour 1952. CGE a fait valoir qu’elle utilisait toujours cette méthode pour traiter ses obligations courantes en devise américaine. Le fisc, quant à lui, était d’avis que le bénéfice de 512 847 $ ne se produisait que lors du paiement effectif des billets et soutenait que la somme de 81 774 $, le montant payé en 1951, était imposable en 1951 et que la somme de 431 073 $, le montant payé en 1952, était imposable en 1952.

[94]        La thèse du ministre était que le bénéfice imposable n’est pas réalisé et ne se matérialise pas sur la simple réévaluation par comptabilité d’exercice du coût des montants en dollars canadiens, à une date donnée, servant à rembourser une dette remboursable dans une devise étrangère. Un tel bénéfice sera un bénéfice non réalisé. La Couronne a soutenu instamment que le bénéfice ne pouvait être réalisé que lors du paiement effectif des billets à ordre, en 1951 et en 1952.

[95]        La Cour suprême du Canada a jugé que CGE pouvait à bon droit calculer ses bénéfices relatifs aux billets de la façon dont elle l’avait fait. Il n’y aurait eu aucun « bénéfice » relativement aux billets en 1952 n’eût été le fait que leur valeur avait été estimée selon la comptabilité d’exercice en 1950 afin que soit déterminé le bénéfice de CGE pour cette année. Comme c’était une question d’estimation, les juges Martland, Cartwright et Ritchie, qui souscrivaient aux motifs, ont observé que l’évaluation de l’obligation devait se poursuivre et être rajustée chaque année par la suite jusqu’à l’année du paiement effectif[25]. La Cour suprême a accueilli l’appel de CGE. Le bénéfice pour 1952 relativement aux billets devrait être le montant par lequel, en dollars canadiens, le coût du paiement a été réduit cette année-là, soit la différence entre l’estimation du coût du paiement au début de 1952 et le coût réel du paiement en 1952.

[96]        L’obligation contractée par CGE relativement aux billets à ordre résultait de ce que CGE avait obtenu de sa maison mère des produits à mettre en vente dans le cadre de ses opérations commerciales canadiennes ordinaires et non d’une entreprise distincte exploitée par CGE.

[97]        Le juge Abbott a prononcé une dissidence; il privilégiait la méthode de la réalisation. En 1952, il a écrit que CGE avait pu acquérir, pour 9 032 383 $CAN, 9 225 327 $US afin de payer une dette de 9 461 455 $CAN dont elle avait demandé la déduction et pour laquelle elle avait obtenu une déduction du revenu brut pour en arriver à ses bénéfices de 1950 et de 1951. Elle a ainsi réalisé un gain de 431 073 $CAN, ce qui, selon les principes consacrés par plusieurs arrêts[26], doit entrer dans le calcul du bénéfice et des pertes pour les besoins de l’impôt, et ce gain de change doit entrer en ligne de compte en 1952, année où il est devenu réalité.

[98]        À la page 20, le juge Abbott a fait les observations suivantes :

[traduction]

Particulièrement en l’absence d’un taux de change fixe, une obligation contractée par un débiteur canadien dans une devise étrangère doit toujours comporter un élément de risque et, ce que l’appelante a fait, en réalité, lorsqu’elle a réévalué sa dette en dollars US à la fin de chaque exercice, c’était simplement 1) déclarer périodiquement son bilan, une estimation révisée de l’équivalent en dollars canadiens de ce qu’elle devait à sa société mère en dollars américains et 2) radier le montant de cet endettement tel qu’il avait été initialement inscrit dans ses livres puis traiter le « gain » qui en résultait comme un bénéfice d’immobilisation réparti sur trois années. Le fait que l’appelante ait utilisé la méthode de comptabilité d’exercice pour calculer ses bénéfices d’exploitation pour chaque année n’avait aucune pertinence dans cette pure opération de tenue de livres. Nul doute que les entrées que l’appelante a faites dans ses livres étaient appropriées du point de vue de la comptabilité pour présenter périodiquement un bilan aussi exact que possible, mais, à mon sens, elles n’avaient rien à voir avec l’obligation de l’appelante au titre de l’impôt sur le revenu.

[99]        La Cour suprême du Canada s’est penchée sur la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché à l’occasion de l’affaire Friedberg c. Canada[27]. Dans l’affaire Friedberg, le contribuable s’est fondé sur la méthode de la moindre valeur entre le coût et la valeur de marché pour calculer son revenu provenant de la négociation de contrats à terme sur l’or. Il a déclaré des pertes non réalisées lorsque celles‑ci s’étaient effectivement produites, mais n’a déclaré de gains que lorsque ceux‑ci avaient été effectivement réalisés. La Couronne a établi la cotisation en tenant pour acquis que le contribuable aurait dû évaluer les contrats à terme sur l’or selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché, en constatant toutes les pertes et tous les gains non réalisés. La Cour suprême a rejeté la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché en disant que, bien que cette méthode ait pu mieux décrire la situation du contribuable en matière de revenu à d’autres fins – je présume que la Cour suprême pensait à des fins financières –, la Cour suprême n’était pas convaincue que cette méthode pouvait décrire le revenu pour les besoins de l’impôt. La Cour suprême a jugé que la procédure utilisée par M. Friedberg dans ses déclarations de revenus était adéquate.

[100]   Les experts, qui ont témoigné dans l’affaire Friedberg, ont convenu qu’était acceptable la méthode de la moindre valeur entre le coût et la valeur de marché selon les PCGR canadiens, et la Cour d’appel fédérale a convenu que la méthode utilisée par M. Friedberg était « adéquate pour le genre d’entreprise en cause » et indiquait « fidèlement la situation financière du contribuable »[28].

[101]   Je retiens la thèse des avocats de l’appelante portant que la Cour suprême du Canada a jugé qu’au regard des faits, la Couronne n’a pas démontré que des erreurs avaient été commises dans la méthode retenue par M. Friedberg pour calculer le revenu qu’il tirait de son entreprise. Les avocats de l’appelante ont fait valoir que la Cour suprême n’avait pas fermé la porte à l’application de la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché pour les besoins de l’impôt sur le revenu.

[102]   Les principes appliqués à la détermination des revenus ou bénéfices du contribuable servent aussi à déterminer ses pertes. On trouve une analyse critique détaillée du calcul d’un bénéfice pour les besoins de l’impôt dans les motifs que le juge Iaccobucci a prononcés dans l’arrêt Canderel c. La Reine[29]. Dans l’affaire Canderel, la question à trancher était de savoir si un paiement d’incitation à la location devait être intégralement déduit du revenu au cours de l’année dans laquelle ce paiement avait été fait ou s’il devait être amorti sur la durée du bail auquel il se rattachait. La Cour suprême du Canada a jugé que le calcul du revenu du contribuable, avec amortissement des paiements, donnait une image fidèle du revenu pour l’année en question et n’était pas incompatible avec quelque principe de la Loi que ce soit.

[103]   Le juge Iaccobucci a observé :

30        Par conséquent, quelle est la véritable nature du « bénéfice » aux fins de l’impôt? Bien que cette notion ait été exprimée de diverses manières, la formulation la plus claire et la plus concise de ce terme a peut‑être été donnée dans l’arrêt souvent cité de notre Cour M.N.R. c. Irwin, [1964] R.C.S. 662, à la p. 664, où les bénéfices d’une année ont été décrits comme étant constitués de [traduction] « la différence entre les recettes du commerce ou de l’entreprise encaissées pendant cette même année [….] et les dépenses effectuées pour réaliser ces recettes » (en italique dans l’original). Cette définition a été reprise par le président Jackett dans la décision Associated Investors of Canada Ltd. c. M.N.R., [1967] 2 R.C. de l’É. 96, où il a déclaré ceci, à la p. 102 :

[traduction] Les principes commerciaux ordinaires prescrivent, suivant les décisions, qu’il faut déterminer le profit annuel d’une entreprise en défalquant des revenus de cette dernière pour l’année les dépenses engagées en vue de tirer lesdits revenus.

31        Acceptant cette définition fondamentale, dans l’arrêt Symes, précité, aux pp. 722 et 723, la majorité a fait les observations suivantes au sujet du calcul du bénéfice :

… le concept de « bénéfice » au par. 9(1) est en soi un résultat net qui présuppose des déductions de dépenses d’entreprise. Il est maintenant généralement reconnu que c’est le par. 9(1) qui autorise la déduction des dépenses d’entreprise; le par. 18(1) est limitatif seulement …

En vertu du par. 9(1), la déductibilité est habituellement considérée de la façon dont elle l’avait été par le président Thorson dans Royal Trust, [Royal Trust Co. c. Minister of National Revenue, 57 D.T.C. 1055 (C. de l’É.)] (à la p. 1059) :

[traduction] … pour savoir si un débours ou une dépense était déductible aux fins d’impôt la première étape était de déterminer si la déduction était conforme aux principes ordinaires des affaires commerciales ou aux principes bien reconnus de la pratique courante des affaires … (Je souligne.)

En conséquence, dans l’analyse des déductions, il faut commencer par le par. 9(1), disposition qui englobe, comme l’a précisé le juge de première instance, un « critère des affaires » aux fins du calcul du bénéfice imposable.

[…] dans l’examen du par. 9(1), il convient davantage de parler de « principes bien reconnus de la pratique courante des affaires (ou comptable) » ou de « principes bien reconnus des affaires commerciales ». [Souligné dans l’original.]

32        La grande difficulté qui semble avoir affligé les tribunaux dans la détermination du bénéfice aux fins de l’impôt sur le revenu fait ressortir la nécessité de formuler le plus clairement possible le critère juridique applicable à cet égard. Le postulat de départ est évidemment que la détermination du bénéfice visé au par. 9(1) est une question de droit, non de fait. Les facteurs juridiques déterminants sont au nombre de deux : premièrement, l’existence d’une disposition expresse de la Loi de l’impôt sur le revenu commandant l’application d’un traitement précis à l’égard de certaines dépenses ou recettes, notamment la limite générale formulée à l’al. 18(1)a), et, deuxièmement, l’existence de règles de droit établies découlant de l’interprétation que les tribunaux ont donnée de ces diverses dispositions au fil des ans.

33        À part ces paramètres, tous les autres moyens d’analyse susceptibles d’aider à déterminer le bénéfice ne sont que ce que leur nom indique : des critères d’interprétation, sans plus. Entrent dans cette catégorie les « principes bien reconnus de la pratique courante des affaires (ou comptable) » mentionnés dans l’arrêt Symes, également appelés « principes commerciaux ordinaires » ou « principes ordinaires des affaires commerciales », entre autres. Ces principes ont été formellement codifiés dans les « principes comptables généralement reconnus » (« PCGR ») établis par la profession comptable pour la préparation des états financiers. La profession comptable reconnaît que ces principes produisent une information financière fidèle relativement à l’objet des états financiers, et ils deviennent « généralement reconnus » soit parce qu’ils sont effectivement suivis dans un certain nombre de cas, soit parce qu’ils trouvent appui dans les déclarations faites par des organismes professionnels ou dans les écrits d’universitaires et d’autres personnes, ou encore par une combinaison de ces facteurs : voir Peter W. Hogg et Joanne E. Magee, Principles of Canadian Income Tax Law (2e éd. 1997), aux pp. 180 et 181. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il s’agit d’outils non juridiques et, de ce fait, extrinsèques à la détermination du bénéfice en droit, alors que les dispositions de la Loi et les autres règles de droit établies constituent la base même de cette notion.

34        Cette constatation ne vise pas à minimiser le rôle clé que jouent ces principes commerciaux bien reconnus (ainsi que je les désignerai ci‑après) dans le processus de calcul du bénéfice. Dans ses motifs dans Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, le juge Major a fait l’observation suivante au par. 41:

La Loi ne définit pas le terme « bénéfice » et n’établit pas de règles précises pour en faire le calcul. La jurisprudence en matière fiscale a établi que la détermination du bénéfice en vertu du par. 9(1) est une question de droit qui doit être tranchée selon le critère des « principes reconnus de la pratique des affaires (ou comptable) » ou des « principes reconnus des échanges commerciaux », sauf lorsque ceux‑ci sont incompatibles avec les dispositions expresses de la Loi de l’impôt sur le revenu …

35        Je pense que cet énoncé décrit bien le lien qui doit exister entre le droit fiscal et les principes commerciaux. En l’absence de définition de la notion de bénéfice dans la loi, il ne serait pas sage que le droit renonce aux indications précieuses qu’offrent des principes commerciaux bien établis. En effet, plus souvent qu’autrement, ces principes constitueront la base même de la détermination du bénéfice. Cependant, des principes commerciaux reconnus ne sont pas des règles de droit et, partant, il est possible qu’un principe donné ne s’applique pas à tous les cas. Fait plus important encore, ces principes doivent nécessairement occuper un rang subordonné par rapport aux règles de droit qui régissent la question.

36        La raison de ce fait est simple : en règle générale, les principes commerciaux reconnus tirent leur origine de la méthodologie de la comptabilité générale, qui, comme il a été mentionné dans Symes, est motivée par des facteurs fondamentalement différents de la fiscalité. De plus, la comptabilité générale vise habituellement à fournir une image comparative du bénéfice d’une année à l’autre et tend donc à respecter une uniformité méthodologique pour le bénéfice de ceux à qui sont destinés les états financiers : notamment les actionnaires, les investisseurs, les prêteurs, les organismes de réglementation. Par contre, le calcul de l’impôt vise seulement à produire, pour le bénéfice du contribuable et du percepteur d’impôts, une image fidèle du revenu pour chaque année d’imposition. Selon l’activité commerciale du contribuable au cours d’une année donnée, la méthode utilisée pour calculer le bénéfice aux fins de l’impôt peut être très différente de celle utilisée l’année précédente, qui elle aussi a pu différer de celle utilisée l’année d’avant. Par conséquent, bien que la comptabilité générale puisse, dans les faits, constituer à certaines fins une méthode fidèle de détermination du bénéfice, son application à la question juridique du bénéfice est intrinsèquement limitée. La prudence s’impose dans l’application de principes comptables à des questions juridiques.

37        Je ne voudrais toutefois pas que l’on croie que je minimise le rôle des PCGR dans la détermination du bénéfice aux fins de l’impôt sur le revenu. Certains ont déduit de mes motifs dans l’arrêt Symes l’intention d’écarter complètement les PCGR : voir, par exemple, Hogg et Magee, op. cit., aux pp. 185 à 187. Telle [n’]était [sic] pas mon intention. De fait, la meilleure façon de voir les choses est de dire que les PCGR forment généralement la base même des « principes commerciaux reconnus » applicables au calcul du bénéfice. Toutefois, il est important que les tribunaux évitent de déléguer la responsabilité des critères du test juridique du bénéfice à la profession comptable, voilà pourquoi il faut maintenir une distinction. Autrement dit, même si, plus souvent qu’autrement, les PCGR correspondent aux principes commerciaux reconnus par le droit, il peut survenir des occasions où ils différeront, auxquels cas les derniers doivent avoir préséance : voir, par exemple, l’arrêt Friedberg c. Canada, précité.

38        […] les PCGR ne seront sûrement pas déterminants quant à la méthode permettant d’obtenir une image fidèle du bénéfice aux fins de l’impôt, quoiqu’ils puissent rester utiles pour indiquer les diverses méthodes acceptables de calcul, dont l’une pourrait fournir le résultat approprié aux fins de l’impôt.

39        Le paragraphe 18(9) de la Loi, qui exige que certaines dépenses payées d’avance soient amorties sur les périodes auxquelles elles se rapportent est un bon exemple du rapport qui existe entre les dispositions de la Loi, les principes élaborés par la jurisprudence et les PCGR ou les principes commerciaux reconnus. […]

40        Je m’arrête un instant afin de distinguer, à cet égard, le rôle des tribunaux et celui du législateur. En général, les tribunaux sont libres, en l’absence de dispositions législatives ou de règles de droit établies à l’effet contraire, d’apprécier le calcul du revenu effectué par le contribuable conformément aux principes commerciaux reconnus. Évidemment, il faut dans chaque cas évaluer lequel de ces principes s’applique aux circonstances particulières qui se présentent. Cependant, il n’appartient pas aux tribunaux de décider qu’un principe prédomine ou s’applique de manière telle qu’il exclut leur application ou que celle-ci est subordonnée à la sienne en disant qu’il a été élevé au rang de règle de droit devant être appliquée dans tous les cas. Ce pouvoir relève exclusivement de la compétence du législateur, et la volonté de ce dernier de l’exercer est illustrée par le par. 18(9) et par la codification dans la Loi d’une multitude d’autres règles qui autrement seraient vraisemblablement considérées comme des principes commerciaux reconnus : voir Symes, précité, aux pp. 723 à 725.

[…]

42        Naturellement, cette question diffère de celle de l’interprétation de telles règles, par exemple l’éclaircissement de la notion par ailleurs non définie de « bénéfice », éclaircissement qui relève tout à fait de la compétence des tribunaux. Une telle jurisprudence interprétative entrera dans la catégorie des « règles de droit » qui, naturellement, l’emporteront sur les principes commerciaux reconnus. Cependant, dans le cas où aucune règle juridique précise n’a été élaborée, que ce soit dans la jurisprudence ou en vertu de la Loi, le contribuable est libre de calculer son revenu conformément aux principes commerciaux reconnus et d’adopter celui parmi ces principes qui convient dans les circonstances particulières, qui n’est pas incompatible avec le droit et qui, comme je vais l’expliquer en détail plus loin, donne une image fidèle de son bénéfice pour l’année. En outre le simple fait qu’un tribunal applique l’un ou l’autre des principes commerciaux reconnus à un ou plusieurs cas particuliers n’aura généralement pas pour effet d’ériger ce principe en « règle de droit ». En général, le ministre n’a pas le droit d’insister pour qu’une méthode trouvant appui dans les principes commerciaux et la pratique des affaires soit employée de préférence à une autre méthode bénéficiant d’un appui égal, sauf si, comme je vais l’expliquer, la méthode choisie par le contribuable ne permet pas d’obtenir une image fidèle de son revenu pour l’année d’imposition visée.

b)         Le but de l’interprétation : une image fidèle du revenu

43        Après avoir établi un cadre d’analyse approprié, je vais maintenant me demander quelle est exactement la question à laquelle il faut répondre lorsqu’on tente de déterminer le bénéfice d’un contribuable aux fins de l’impôt. Un bon point de départ est la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire West Kootenay, précitée, où le juge MacGuigan a dit ceci, à la p. 745 :

… la méthode applicable est celle qui donne l’image la plus fidèle du revenu du contribuable, qui le représente le plus fidèlement et proprement et qui permet le meilleur « rattachement » des charges et des produits.

44        […] le critère juridique du « bénéfice » devrait viser à déterminer quelle méthode comptable dépeint le mieux la situation financière du contribuable concerné. Si ce but est atteint par l’application du principe du rattachement, qu’il en soit alors ainsi. Par contre, si une autre méthode convient, si elle est permise en vertu des principes commerciaux reconnus et si elle n’est pas interdite par la Loi ou par quelque autre règle de droit précise, il n’existe alors aucun principe autorisant le ministre à insister pour que ce soit le principe du rattachement ‑‑ ou d’ailleurs quelque autre méthode -- qui soit utilisé. Dans West Kootenay, le juge MacGuigan a semblé se référer à cette notion, dans le passage qui suit immédiatement l’extrait cité ci‑dessus (aux pp. 745 et 746) :

Souvent, le résultat obtenu ne différera pas de celui auquel on serait parvenu en appliquant le principe de la continuité, mais la méthode de « l’image la plus fidèle » ou du « rattachement » n’aboutit pas à des effets absolus et exige un examen factuel minutieux de la situation du contribuable. [Je souligne.]

47        […] Dans la mesure où ils peuvent s’appliquer à des circonstances particulières, les principes commerciaux reconnus ne doivent être appréciés et appliqués qu’au cas par cas, et uniquement dans le but d’obtenir une image fidèle du bénéfice pour l’année en question aux fins de l’impôt sur le revenu […]

[…]

50        Il découle de tout ce qui précède que, dans le calcul de son revenu pour une année d’imposition donnée, le contribuable doit adopter une méthode de calcul qui ne soit pas incompatible avec la Loi ou les autres règles de droit établies, qui soit conforme avec les principes commerciaux reconnus et qui produise une image fidèle de son revenu pour l’année en question. Dans les cas les plus simples, il ne sera même pas nécessaire de recourir formellement aux divers principes commerciaux reconnus, car la simple formule qui consiste à appliquer aux revenus les dépenses engagées dans le but de les gagner est toujours le facteur déterminant fondamental.

[…]

53        Il va de soi que le cadre d’analyse exposé n’est utile que dans la mesure où il est appliqué à des cas concrets. L’examen des faits du présent cas illustrera comment cette méthode raisonnée de calcul du revenu est censée fonctionner. Tout d’abord, cependant, il pourrait être utile et approprié de résumer les principes que j’ai énoncés précédemment :

(1)        La détermination du bénéfice est une question de droit.

(2)        Le bénéfice tiré d’une entreprise pour une année d’imposition est déterminé en déduisant des revenus tirés de l’entreprise pour l’année en question les dépenses engagées pour gagner ces revenus : M.N.R. c. Irwin, précité, Associated Investors, précité.

(3)        Dans la détermination du bénéfice, l’objectif est d’obtenir une image fidèle du bénéfice du contribuable pour l’année visée.

(4)        Dans la détermination du bénéfice, le contribuable est libre d’adopter toute méthode qui n’est pas incompatible avec :

a)         les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu;

b)         les principes dégagés de la jurisprudence ou les « règles de droit » établis;

c)         les principes commerciaux reconnus.

(5)        Les principes commerciaux reconnus, notamment ceux codifiés formellement dans les PCGR, ne sont pas des règles de droit, mais des outils d’interprétation. Dans la mesure où ils peuvent influencer le calcul du revenu, ils ne le feront qu’au cas par cas, selon les faits relatifs à la situation financière du contribuable.

(6)        En cas de nouvelle cotisation, une fois que le contribuable a prouvé qu’il a donné une image fidèle de son revenu pour l’année, image qui est compatible avec la Loi, la jurisprudence et les principes commerciaux reconnus, il incombe alors au ministre de prouver que le chiffre fourni ne donne pas une image fidèle ou qu’une autre méthode de calcul fournirait une image plus fidèle.

[104]   A l’occasion de l’affaire Friesen c. Canada[30], la Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si un projet du contribuable comportant un risque de caractère commercial constituait une entreprise véritable permettant ainsi au contribuable d’évaluer le terrain qu’il avait acquis comme un bien figurant à l’inventaire en application du paragraphe 10(1) de la Loi[31]. Le juge Major, aux paragraphes 45 et 46, et le juge Iaccobucci – bien que dissident –, aux paragraphes 105 à 108, ont tous deux convenu du principe général d’imposition voulant que ni les bénéfices ni les pertes ne soient reconnus par la Loi avant leur réalisation, à moins que la Loi ne prévoie une exception au principe de la réalisation. Au paragraphe 160, le juge dissident Iaccobucci a souligné les éléments suivants :

[…] toutes les fois que la Loi de l’impôt sur le revenu permet des aliénations réputées avoir été faites à la juste valeur marchande sans réalisation véritable, elle le fait de façon stricte et très limitée : par exemple, lorsqu’un contribuable cesse de résider au Canada (art. 48 (maintenant abrogé)), à la suite de son décès (art. 70), ou à la suite d’un changement de contrôle (art. 111). Des exceptions au principe de réalisation sont donc clairement prévues et explicitement codifiées, contrairement à l’exception qu’invoque l’appelant. En général, la Loi ne reconnaît pas les gains ou les pertes « non réalisées » ou qui n’existent que « sur papier » : Krishna, op. cit., aux pp. 278 et 279.

[105]   L’évaluation à la valeur du marché cadre avec une pratique et des principaux commerciaux reconnus. La méthode comptable privilégiée par les PCGR pour les contrats d’option sur devises en 1998 était celle de l’évaluation à la valeur du marché. Les normes comptables internationales reconnaissent aussi que ces options sont évaluées par référence au marché. Toutefois, à l’exception des articles 142.2 à 142.5 de la Loi (et de l’article 1801 du RIR), il n’y a pas de disposition expresse exigeant ou autorisant l’évaluation d’un bien à la valeur du marché.

[106]   Les dispositions des articles 142.2 à 142.5 exigent des institutions financières et des courtiers en valeurs mobilières qu’ils utilisent l’évaluation à la valeur du marché; il n’y a pas d’alternative. Ces dispositions ne parlent pas du droit ou non de toute autre catégorie de contribuables d’utiliser la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché pour la négociation d’instruments financiers. Kruger soutient que le fait qu’elle ne soit pas une institution financière n’influe nullement sur son droit de recourir à la méthode d’évaluation à la valeur du marché pour effectuer la comptabilité de ses bénéfices et ses pertes liés aux contrats d’option sur devises.

[107]   Les PCGR constituent un outil non-juridique qui est extrinsèque à la détermination du bénéfice en droit. Pour rechercher si l’évaluation à la valeur du marché est une méthode adéquate dont les contribuables peuvent se prévaloir pour les besoins de l’impôt sur le revenu, on a l’obligation de respecter les dispositions de la Loi et les règles de droit. Tel ou tel principe commercial reconnu ne s’applique pas nécessairement à chaque cas[32].

[108]   Le juge Iaccobucci avertit que la prudence s’impose dans l’application des principes comptables à des questions juridiques[33]. Les objectifs poursuivis dans la détermination du bénéfice et de la perte à des fins financières et aux fins de l’impôt ne sont pas les mêmes.

[109]   Le juge Iaccobucci a dit que la comptabilité générale vise à produire une image du bénéfice d’une année à l’autre d’une manière uniforme, au bénéfice de ceux à qui sont destinés les états financiers : notamment les actionnaires, les investisseurs, les prêteurs, etc. Mme O’Malley a qualifié l’état financier [traduction] d’« instantané » de l’entité à un moment précis. Le FASB considère l’évaluation à la valeur du marché de la même façon : elle vise à donner aux investisseurs, aux créanciers et aux autres personnes de meilleurs moyens d’évaluer la performance de l’entité. La valeur du marché est l’évaluation, par référence au marché, de la valeur actuelle des flux nets de trésorerie ultérieurs qui lui sont directement ou indirectement rattachés, avec actualisation pour tenir compte à la fois des taux d’intérêt courants et de l’appréciation, par le marché, du risque que les flux de trésorerie (rentrées de fonds) ne se produisent pas, ainsi que pour refléter l’actuel équivalent de trésorerie de l’instrument financier plutôt que son coût d’origine. Toute perte subie dans une évaluation à la valeur du marché est temporaire; la perte n’est pas absolue, ni irrévocable ni finale[34].

[110]   Habituellement, la comptabilité fiscale ne se préoccupe pas outre mesure du passé; elle veut obtenir une image du revenu pour une année donnée et, ainsi que le juge Iaccobucci l’a écrit, la méthode utilisée pour calculer le revenu pour une année donnée peut différer de celle qui a été employée au cours d’une année antérieure. L’opinion de Mme O’Malley est semblable : les états préparés pour les besoins de l’impôt visent uniquement le calcul du revenu afin d’obtenir une image précise du revenu pour l’année d’imposition visée.

[111]   Les parties conviennent qu’un contrat d’option sur devises ne correspond pas à la définition du « bien évalué à la valeur du marché » aux fins de l’article 142.5 de la Loi. Je retiens cette thèse. Nonobstant le fait qu’un contrat d’option sur devises ne soit pas un « bien évalué à la valeur du marché » aux fins d’application de l’article 142.2[35], M. Watson a reconnu que l’ARC permettait aux institutions financières d’utiliser la référence au marché pour évaluer les contrats d’option sur devises.

[112]   Les motifs prononcés par le juge Major, à l’occasion de l’affaire Friesen sont pertinents quant à la question de l’évaluation à la valeur du marché, en particulier ses observations formulées aux pages 129 à 130 et 135. Le paragraphe 10(1) de la Loi exige d’une entreprise qu’elle évalue les biens figurant dans son inventaire au moindre de leur coût et de leur valeur marchande. Selon le juge Major, ce principe est une exception au principe général voulant que ni les bénéfices ni les pertes ne soient reconnus avant leur réalisation. Que l’entreprise doit évaluer les biens figurant dans son inventaire au moindre de leur coût et de leur valeur marchande signifie que l’entreprise n’inclura aucune valeur supérieure au coût dans le calcul de son revenu pour l’année. Le paragraphe 10(1) impose un plafond à la valeur du coût de l’inventaire. Comme le juge Major l’a observé à la page 130 :

[…] le principe de prudence reconnu qui sous‑tend la méthode d’évaluation prévue au par. 10(1) représente une exception non seulement au principe de réalisation (dans le cas de pertes), mais aussi au principe de symétrie, puisque les gains ne sont constatés que lorsqu’ils sont matérialisés. Par conséquent, le contribuable qui est habilité à invoquer le par. 10(1) peut déclarer une perte d’entreprise en cas de baisse de la valeur des biens figurant dans son inventaire, mais il n’est pas tenu de déclarer un bénéfice d’entreprise tant que les biens figurant dans son inventaire ne sont pas vendus, même si leur valeur augmente[36].

[113]   Antérieurement, le professeur Brian J. Arnold a expliqué l’effet, sur le bénéfice aux fins de l’impôt, des trois méthodes d’évaluation des biens figurant à l’inventaire permises par le paragraphe 10(1) de la Loi et l’article 1801 du RIR, la dernière de ces méthodes étant semblable à cette de l’évaluation à la valeur du marché[37]. Il a observé :

[traduction]

[…] Si tous les biens figurant à l’inventaire sont évalués selon leur coût, le bénéfice ou la perte ne se matérialise relativement à ces biens figurant à l’inventaire que si les biens sont vendus pour plus ou moins que leur coût initial; des fluctuations dans la valeur des biens ne se traduisent pas par un bénéfice ou une perte. En revanche, si tous les biens figurant à l’inventaire sont évalués à leur juste valeur marchande, il en résulte un bénéfice ou une perte si la juste valeur marchande des biens à la fin de l’année d’imposition diffère de leur valeur au début de l’année d’imposition ou au moment de leur acquisition (lorsque les biens ont été acquis pendant l’année). Si la valeur des biens s’est appréciée à la fin de l’année d’imposition, le montant de l’appréciation réduit le coût des biens vendus et donc augmente le revenu aux fins de l’impôt. À l’inverse, si la valeur des biens a diminué à la fin de l’année, le montant de la réduction s’observe dans un coût des biens vendus plus élevé et un revenu plus modeste. Selon la règle du moindre du coût et de la juste valeur marchande, si la valeur des biens devient inférieure à leur coût, le montant de la diminution en valeur augmente le coût des biens vendus et réduit le montant du revenu pour l’année. Par contre, l’appréciation de la valeur des biens ne produit pas l’effet inverse.

[114]   La comptabilité par référence au marché, ainsi que je la comprends, oblige donc le contribuable à inclure toute perte ou tout gain dans la valeur des biens en fin d’exercice dans son revenu pour l’année. Cela peut être approprié pour des états financiers, pour les raisons que nous avons évoquées plus tôt. Mais, aux fins de l’impôt sur le revenu, le contribuable peut se voir forcer d’inclure un montant dans son revenu alors qu’il n’y a aucune disposition législative claire qui l’y oblige. Le principe de la réalisation est fondamental en droit fiscal canadien. Il procure la certitude d’un gain ou d’une perte. En l’absence d’un certain appui dans le texte législatif ou d’un outil d’interprétation contraignant, on ne doit pas l’écouter. C’est ce que l’on trouve dans les articles 142.2 à 142.5; ces dispositions, à l’instar de l’article 1801 du RIR, représentent des exceptions au principe de réalisation et une dérogation au principe général voulant que les éléments d’actif soient évalués à leur coût d’origine.

[115]   L’appelante ne peut trouver d’appui dans le fait que l’ARC a reconnu que l’évaluation à la valeur du marché est une méthode appropriée de calcul du revenu aux fins de l’impôt en ce qui concerne les instruments financiers dérivés, y compris les contrats d’option sur devises. Tous conviennent que les instruments financiers dérivés ne sont pas des biens « évalués à la valeur du marché » au sens de la définition qu’en donne l’article 142.2. Pourtant, l’ARC a été obligeant envers les banques et d’autres organismes en leur permettant d’évaluer ces contrats par référence au marché. L’ARC a également publié une interprétation technique approuvant la méthode d’« évaluation à la valeur du marché »[38]. Au bout du compte, néanmoins, il appartient au législateur de promulguer les lois, aux juridictions de les interpréter et à l’ARC de les appliquer, nonobstant les politiques administratives de cette dernière.

[116]   Une difficulté se pose aussi en ce qui concerne les contrats d’option de Kruger en tant que tels. Selon mon interprétation des preuves, et comme le professeur Klein le soutient, les prix du marché des contrats d’option sur devises MHC sont estimatifs, voire artificiels. Les contrats de Kruger portent sur des options européennes et ne peuvent être négociés pendant la durée du contrat à moins qu’ils n’arrivent à échéance, sauf avec le consentement de l’autre partie au contrat. Chaque banque formule sa propre valeur de marché selon son propre modèle, en appliquant des variables d’entrée qui ne sont pas nécessairement utilisées par une autre banque. Il n’y a pas, il me semble, de cohérence ou d’objectif de la part des banques à fixer une juste valeur marchande commune pour un jour donné (ou un moment de la journée). Le professeur Klein a fait la description de deux contrats identiques, notamment dans leurs montants et leurs dates d’échéance, qui avaient des valeurs sensiblement différentes au 31 décembre 1998. Cela ébranle un peu mes convictions quant aux autres valeurs de marché utilisées par Kruger, non pas que Kruger essayait de dissimuler quelque chose – tel n’était pas le cas –, mais en raison d’un manque probable de cohérence entre les valeurs en fonction des différents modèles employés par les contreparties de Kruger. J’aurais peut‑être été plus enclin à retenir les évaluations de Kruger si tous les contrats avaient été évalués à l’aide des mêmes modèles et non selon une variété de modèles utilisés par différentes banques. Ainsi, même si j’estimais qu’il était approprié pour Kruger d’évaluer ses dérivés à la valeur du marché pour les besoins de l’impôt, je ne conclurai pas que les valeurs exemptes d’uniformité que les banques ont produites et que Kruger a utilisées étaient appliquées à bon droit dans le calcul de ses pertes subies relativement à la négociation de dérivés en 1998.

LES BIENS FIGURANT À L’INVENTAIRE

[117]   Selon la thèse subsidiaire de l’appelante, les contrats d’option sur devises tant vendus qu’achetés constituent des biens figurant à l’inventaire et doivent être évalués de la façon prescrite par le paragraphe 10(1) de la Loi. La Couronne nie que ces contrats constituent des biens figurant à l’inventaire.

[118]   L’appelante trouve appui dans l’enseignement de l’arrêt Friesen; la Cour suprême du Canada a jugé que la Loi définit deux types de biens, soit les biens en immobilisation, qui génèrent un gain ou une perte en capital lors de leur disposition, et les biens figurant dans un inventaire, dont le coût ou la valeur entre dans le calcul du revenu d’entreprise. Selon le juge Major, « [d]es règles distinctes s’appliquent » à chacune des deux catégories de biens (biens en immobilisation et biens figurant dans un inventaire) « et le contribuable devrait avoir le droit tout autant de profiter des avantages liés à la catégorie à laquelle son bien appartient. » Les parties reconnaissent que les contrats d’option sur devises ne sont pas des biens en immobilisation. Par conséquent, d’après l’appelante, ils doivent être des biens figurant dans un inventaire.

[119]   L’intimée soutient que les contrats d’option sur devises achetés ne sont pas des biens figurant dans un inventaire pour deux raisons : d’une part, ce sont des droits et non des biens corporels; d’autre part, ils ne représentent pas un droit de la part du vendeur, mais plutôt une créance, un passif et que, par conséquent, ils ne sont pas des biens pour le vendeur.

[120]   Mme Leclerc et Mme O’Malley ont toutes deux témoigné qu’aux fins des PCGR, les biens figurant à l’inventaire doivent être des actifs corporels. Le contrat d’option sur devises n’est pas un bien figurant dans un inventaire aux fins de la comptabilité. L’experte de l’intimée, Mme O’Malley, a qualifié le contrat d’option sur devises vendu de [traduction] « passif financier » et le contrat d’option acheté de [traduction] « actif financier » du point de vue des pratiques comptables. Pour autant que je sache, les expressions « actif financier » et « passif financier » n’ont pas été étudiées par la jurisprudence antérieure.

[121]   Nonobstant les PCGR, tout bien, imposable ou incorporel, peut figurer dans un inventaire aux fins de la Loi. Le mot « bien » figurant dans le paragraphe 10(1) est défini au paragraphe 248(1) de la Loi (1998) et signifie les biens de toute nature, réels ou personnels, corporels ou incorporels, et comprennent :

a)       les droits de quelque nature qu’ils soient, les actions ou parts;

[…]

a)       a right of any kind whatever, a share of a chose in action,

[122]   La jurisprudence tient pour acquis que des biens intangibles ou incorporels pouvaient figurer dans un inventaire. Dans l’affaire M.N.R. c. Curlett[39], par exemple, il n’était pas controversé que les « secondes » hypothèques figuraient à l’inventaire lorsque les hypothèques avaient antérieurement été vendues dans le cours normal des activités. Dans cette affaire, la question en litige était de savoir si le profit réalisé sur la vente des secondes hypothèques était un bénéfice tiré de la vente d’une entreprise en tant qu’entreprise en exploitation ou simplement un profit provenant de la vente du gros de l’inventaire existant de secondes hypothèques.

[123]   L’intimée soutient instamment que l’inventaire ne se compose que de biens destinés à la vente. Le paragraphe 248(1) de la Loi définit l’inventaire de la façon suivante :

Description des biens dont le prix ou la valeur entre dans le calcul du revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise pour une année d’imposition […]

[124]   Il n’est pas nécessaire que les biens soient destinés à être vendus pour être considérés comme biens figurant à l’inventaire. Toutefois, le coût ou la valeur des biens doit être pertinent dans le calcul du revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise. Si le bien qui est un contrat d’option sur devises est ainsi pertinent, alors on peut aussi le considérer comme un bien figurant à l’inventaire.

[125]   J’ai conclu qu’en 1998, Kruger exploitait une entreprise de vente et d’achat de contrats d’option sur devises. Il me faut maintenant décider si le contrat vendu ou le contrat acheté, ou les deux, sont des biens et, si tel est le cas, s’ils sont, l’un ou l’autre ou les deux, des biens figurant à l’inventaire.

[126]   La thèse de l’appelante est que les contrats d’option vendus comportent à la fois des droits et des obligations et sont des biens possédés par Kruger, et non simplement l’obligation contenue dans le contrat. Un contrat d’option vendu comporte un droit relatif à ce bien (droit de propriété) qui subsiste pendant la durée du contrat et dont la valeur fluctue, du montant de la prime payée à un montant nul, pendant la durée de vie du contrat. Ainsi, une option vendue représente un droit de propriété pour le vendeur autant qu’un droit pour l’acheteur. Dans les deux cas, la valeur de ce droit fluctue au gré des fluctuations des valeurs des devises en cause l’une par rapport à l’autre, de même qu’au fil du temps.

[127]   Le droit de propriété allégué du vendeur est la prime, c’est‑à‑dire le droit du vendeur de conserver la prime que l’acheteur a payée pour le contrat. Toutefois, selon les avocats de l’appelante, la prime, lorsqu’elle est reçue, ne constitue pas un bénéfice et, lorsqu’elle est payée, ne constitue pas une dépense; le bénéfice ou la perte ne sont comptabilisés qu’à l’échéance ou lors du règlement du contrat.

[128]   Si le contrat d’option prend fin à l’échéance ou à son règlement et si le contrat n’a pas de valeur, c’est‑à‑dire que le prix auquel l’acheteur peut acheter la devise est plus élevé que le prix au comptant d’alors, le contrat ne vaut rien. L’appelante soutient que ce n’est qu’à l’échéance ou lors du règlement que la prime appartient de façon absolue au vendeur et qu’elle est assimilée, selon la méthode de la réalisation, à un revenu pour le vendeur. Jusqu’à l’échéance, le vendeur a eu le droit contractuel de conserver le montant de la prime, mais ce montant ne constitue pas un bénéfice tiré du contrat ni un revenu tiré du contrat.

[129]   Selon les avocats de l’appelante, les exemples d’écriture de journal donnés tant par Mme Leclerc que par Mme O’Malley traduisent le fait que le vendeur possède un droit contractuel de conserver la prime qui subsiste jusqu’à ce que le contrat se termine, moment auquel le droit du vendeur de conserver le montant de la prime devient absolu et où cette prime est un revenu, ou alors que l’acheteur exercera l’option d’achat, auquel cas le vendeur devra acheter la devise à un prix plus élevé que le prix au comptant pour s’acquitter de son obligation contractuelle de vendre la devise à un prix plus bas, de sorte que le vendeur perdra la totalité ou une partie de la prime ou aura à payer un montant supplémentaire pour exécuter l’obligation.

[130]   Le résultat final, ainsi que je comprends la thèse de l’appelante, n’est connu qu’à l’échéance ou qu’au règlement. En d’autres termes, les effets économiques du contrat d’option doivent attendre la date d’échéance ou de règlement. L’obligation du vendeur ne devient exigible qu’à ce moment‑là. Toujours est‑il que, nonobstant le traitement comptable de la prime, une prime représente ce que le vendeur reçoit comme contrepartie pour le contrat. Jusqu’à l’échéance ou jusqu’au règlement, le vendeur a une obligation envers l’acheteur; c’est l’essence des contrats d’option sur devises. Les comptables n’ont pas tort lorsqu’ils qualifient l’obligation du vendeur de passif financier. Le vendeur n’a aucun droit de propriété sur le contrat[40].

[131]   Cependant, les contrats achetés sont des biens détenus par l’acheteur. L’acheteur d’un contrat d’option a acquis le droit d’en faire ce qu’il veut à l’échéance.

DÉCISION

[132]   L’appel sera accueilli uniquement pour permettre à l’appelante de déterminer la valeur de ses contrats d’option sur devises achetés en conformité aux dispositions du paragraphe 10(1) de la Loi, y compris l’article 1801 du RIR. Cela, en présumant que les valeurs ne sont pas controversées. Il n’est pas permis à l’appelante d’établir autrement la valeur de ses contrats d’option sur devises en utilisant la méthode d’évaluation à la valeur du marché. Le montant de 91 104 379 $, assujetti à tout rajustement par suite de l’évaluation, comme biens figurant à l’inventaire, des contrats d’option sur devises achetés, sera inclus dans le capital de l’appelante, conformément à la partie I.3 de la Loi

[133]   Les parties disposeront de 30 jours, ou d’un délai plus long approuvé par la Cour, pour présenter par écrit leurs observations sur les dépens.

[134]   Les présents motifs du jugement modifiés remplacent les motifs du jugement rendus le 26 mai 2015.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juin 2015.

« Gerald J. Rip »

Juge Rip

Traduction certifiée conforme

ce 16e jour de novembre 2015

Francois Brunet, réviseur


RÉFÉRENCE :

2015 CCI 119

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2003-3262(IT)G

INTITULÉ :

KRUGER INCORPORÉE c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 mars, les 1er, 2, 3 et 4 avril et le 17 juin 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Gerald J. Rip

DATE DU JUGEMENT MODIFIÉ :

Le 10 juin 2015

COMPARUTIONS :

Avocats de l’appelante :

Me Louis Tassé

Me Roger Taylor

Me Marie-Claude Marcil

 

Avocate de l’intimée :

Me Josée Tremblay

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Louis Tassé

 

Cabinet :

Couzin Taylor s.r.l./s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1]           Ces termes ont été résumés ou définis par M. Richard Poirier, Mme Patricia O’Malley, C.P.A., C.A., et le professeur Peter Klein, témoins experts à l’audition de l’appel.

[2]           Dans son nouvel avis d’appel modifié, l’appelante a déclaré qu’elle négociait des contrats de change à terme et des options sur devises. Les preuves, notamment les rapports d’experts, portaient presque exclusivement sur les contrats d’option de change sur devises, tout comme la réponse de l’intimée.

[3]           Kruger a participé à sa négociation de dérivés avec une filiale à cent pour cent, Corner Brook Pulp and Paper Limited, et les trois quarts environ des pertes ont été attribuées à Kruger et un quart à Corner Brook. Les pertes liées à la négociation de contrats dérivés qui ont été effectivement déduites pour 1998 s’élevaient à 122 099 337 $, soit 91 104 379 $ par Kruger et 30 994 959 $ par Corner Brook.

[4]           Kruger a calculé par amortissement un montant de 18 696 881 $ comme étant le montant net de primes au 31 décembre 1998 et a déterminé qu’il restait un montant de 32 883 453 $ à amortir à l’avenir.

[5]           Il n’est pas controversé entre les parties que c’est en fonction de l’inclusion ou non des 91 104 379 $ dans le capital de Kruger pour l’application de la partie I.3 que l’on saura si le montant était une perte ou une dépense, ainsi que Kruger le soutient, ou une provision ou un montant éventuel dont la déduction est interdite par l’alinéa 18(1)e) de la Loi.

[6]           Le fait que l’appelante ait déclaré des revenus (ou pertes) d’exploitation et que cette imputation au compte de revenu ait été acceptée par la Couronne semble contredire la thèse du ministre selon laquelle les activités de Kruger liées aux contrats d’option sur devises n’étaient pas une entreprise.

[7]           20(4) [traduction] « […] que ledit montant de 91 104 379 $ n’était pas déductible dans le calcul du revenu de l’appelante pour l’année d’imposition 1998, mais que le montant de 18 696 881 $, que l’appelante avait inclus dans le calcul de son revenu pour cette année, à titre de fraction amortie de la différence entre le revenu tiré de primes et les dépenses liées aux primes relativement auxdits contrats d’option sur devises, devait être exclu du calcul du revenu de l’appelante pour cette année, de sorte que le revenu de l’appelante pour cette année a été augmenté du montant net de 72 407 498 $. »

[8]           On dit aussi « racheter », « fermer » ou « déchirer » l’option ou encore y « mettre fin ».

[9]           Une convention cadre de l’ISDA est une entente type que rédige l’International Swap Dealers Association Inc. pour régir les contrats sur produits dérivés sur le MHC. Ces ententes renvoient aux annexes ajoutées par les parties, et les annexes peuvent comprendre la définition de termes employés dans la convention cadre, des observations fiscales, des adresses pour les lois régissant les services de la convention cadre particulière, etc. La plupart des conventions présentées à l’instruction comprenaient des annexes, mais plusieurs n’en comportaient pas.

[10]          Dans l’une de ces comparaisons, les dates d’échéance différaient d’un jour, ce que le professeur Klein n’a pas jugé significatif aux fins du calcul des valeurs.

[11]          Accounting Standards in Evolution, Holt, Rinehart and Winston of Canada, Limited, 1987.

[12]          International Accounting Standards Board.

[13]          Op. cit.

[14]          Voir la note en bas de page 15 ci‑dessous.

[15]          Impôt sur le revenu – Nouvelles techniques no 14, 9 décembre 1998. Ce document a été annulé, mais il était en cour de remise en forme pour faciliter son accès en ligne. Son contenu est toujours valide.

[16]          Canderel Ltée c. La Reine, [1998] 1 R.C.S. 147, [1988] D.T.C. 6100, au paragraphe 53g).

[17]          [1957] R.C.S. 167.

[18]          [1952] R.C. de l’É 560, à la page 568.

[19]          [1993] 4 R.C.S. 695, aux pages 722 et 723.

[20]          57 DTC 1055, 1059 (C. de l’É.)

[21]          Ministre du Revenu national c. Shofar Investment Corp., [1980] 1 R.C.S. 350.

[22]          [1962] R.C.S. 3, [1961] 15 D.T.C. 1300.

[23]          (1954) R.C.S. 82, à la p. 85. Est également cité l’arrêt Lowry (Inspector of Taxes) v. Consolidated African Selection Trust Limited, (1940) A.C. 648, à la page 661, par le vicomte Maugham. Voir aussi les observations du président Thorson dans la décision Royal Trust Co. v. M.N.R., 57 DTC 1055, à la page 1059.

[24]          Op. cit.

[25]          Pages 14 et 15.

[26]        Eli Lilly & Co. (Canada) Ltd. c. The Minister of National Revenue, [1955] R.C.S. 745; Tip Top Tailors Ltd. c. The Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 703. Le juge Martland a cité ces deux arrêts, mais il a statué que le point en litige dans l’affaire CGE n’avait jamais été étudié.

[27]          [1993] 4 R.C.S. 285, [1993] D.T.C. 5507.

[28]          Friedberg, 92 DTC 6031, à la page 6036. Voir aussi les observations du président Thorson à l’occasion de l’affaire M.N.R. c. Publishers Guild of Canada Ltd., 57 DTC 1017, à la page 1026.

[29]          Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147.

[30]          [1995] 3 R.C. S. 103, 95 DTC 5551.

[31]          Il convient de noter qu’à la suite de l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Friesen, le paragraphe 10(1) a été modifié.

[32]          Canderel, op. cit., aux paragraphes 32 à 35, selon le juge Iaccobucci.

[33]          Canderel, op. cit., au paragraphe 36.

[34]          Consolidated Glass, précité; selon le juge Rand; voir plus haut le paragraphe 89.

[35]          Le ministre des Finances a proposé l’adoption de dispositions législatives qui allaient ultérieurement devenir les articles 142.2 à 142.6 de la Loi dans son budget de 1994, L.C. 1995, ch. 21. Le paragraphe 142.6(7) s’appliquait généralement aux dispositions ayant eu lieu après le 30 octobre 1994. Les articles 142.2 à 142.6 sont applicables aux années d’imposition se terminant après le 22 février 1994. Dans les Renseignements supplémentaires sur le Budget publiés en 1994, on trouvait le commentaire suivant :

La Loi de l’impôt sur le revenu ne prévoit aucune règle spéciale à l’égard des titres détenus par les institutions financières, ce qui est une source d’incertitude sur certains points. Le budget propose plusieurs mesures qui clarifieront le régime fiscal applicable à ces titres et permettront d’assurer que le revenu que les institutions financières tirent de valeurs mobilières est convenablement mesuré.

La définition du « bien évalué à la valeur du marché » a ultérieurement été remplacée par la L.C. 2009, ch. 2, par. 46(3), généralement applicable aux années d’imposition commençant après 2006.

[36]          Op. cit., aux pages 130 à 135. Voir aussi la décision Ostime v. Duple Motor Bodies, Ltd., [1961] 2 All E.R. 167 (Chambre des lords), aux pages 172 et 173, citée par le juge Major.

[37]          Arnold, B.J., Timing and Income Taxation: The Principles of Income Measurement for Tax Purposes, Canadian Tax Paper, no 71, 1983, Association canadienne d’études fiscales.

[38]          Par exemple, le bulletin d’interprétation technique 9824405 daté du 23 novembre 1999, l’interprétation technique 2000‑0001327 datée du 11 avril et l’interprétation technique 2002‑0160807 datée du 16 avril 2003.

[39]          [1967] R.C.S. 280. Et voir aussi l’arrêt Dobieco Ltd. v. M.N.R., 65 DTC 5300, où la Cour suprême du Canada a retenu la thèse portant qu’une participation dans une coentreprise constituait un bien figurant à l’inventaire.

[40]          Voir Friedlander, Lara, Taxation of Corporate Finance, vol. 2, Carswell, 2011, au paragraphe 8.1.4.1, où l’auteure discute des méthodes de la réalisation et de l’évaluation à la valeur du marché en faisant remarquer que [traduction] « […] il est des cas où une position sur un dérivé qui est en dehors du cours ne comporte plus de droits au titre du dérivé, mais seulement l’obligation de livrer les fonds ou le bien ultérieurement. […] » Par conséquent, pour établir si un contrat de change vendu qui est en dehors du cours peut être considéré comme un bien, par opposition à un passif, on peut recourir à l’évaluation à la valeur du marché.

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