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Dossier : 2012‑691(IT)G

ENTRE :

MARY E. KUCHTA,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu les 27 et 28 janvier 2014, à Windsor (Ontario)

Devant : L’honorable juge Gaston Jorré


Comparutions :

Avocats de l’appelante :

Me Marcela S. Aroca

Me Thomas MacKay

Avocat de l’intimée :

Me Ryan R. Hall

 

JUGEMENT

L’appel de la cotisation établie en vertu du paragraphe 160(1) est rejeté, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 19e jour de novembre 2015.

« David Graham »

Juge Graham

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de mai 2016.

Mario Lagacé, jurilinguiste


Référence : 2015 CCI 289

Date : 20151119

Dossier : 2012‑691(IT)G

ENTRE :

MARY E. KUCHTA,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


MOTIFS DU JUGEMENT

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Le juge Graham

[1]             Le présent appel a d’abord été entendu par le juge Jorré. Dans une lettre du 24 juillet 2015, les parties ont accepté que je me prononce dans cet appel en fonction des transcriptions et du dossier de la Cour. En outre, à ma demande, les parties ont présenté des observations orales supplémentaires le 2 novembre 2015.

Contexte

[2]             Mary Kuchta était mariée à Mathew Juba. M. Juba est décédé en 2007. Mme Kuchta était l’unique bénéficiaire désignée des deux REER détenus par M. Juba au moment de son décès. À la suite du décès de M. Juba, Mme  Kuchta a reçu une somme de 305 657 $ de ces REER. Après le dépôt de la déclaration de revenus de M. Juba pour l’année 2006, le ministre du Revenu national a établi à l’endroit de M. Juba un avis de cotisation d’un montant de 55 592 $ pour l’année d’imposition 2006. La succession de M. Juba n’ayant pas payé ce montant, le ministre a ensuite établi un avis de cotisation du même montant à l’endroit de Mme Kuchta en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Mme Kuchta a interjeté appel de cette cotisation.

[3]             Les quatre critères à respecter pour que s’applique le paragraphe 160(1) ont été définis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Livingston c. La Reine[1] :

1)      L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert.

2)      Il doit y avoir eu transfert direct ou indirect de biens au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon.

3)      Le bénéficiaire du transfert doit être :

i.       soit l’époux ou conjoint de fait de l’auteur du transfert au moment de celui-ci, ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

ii.     soit une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment du transfert;

iii. soit une personne avec laquelle l’auteur du transfert avait un lien de dépendance.

4)   La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

[4]             Mme Kuchta est d’accord que le premier, le deuxième et le quatrième critère étaient respectés. Elle est d’accord que M. Juba était l’auteur du transfert, qu’il était tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment du transfert, que les fonds qu’elle a reçus des REER étaient des transferts de biens au sens du paragraphe 160(1) et que la juste valeur marchande des fonds reçus excédait la contrepartie qu’elle avait donnée. Toutefois, Mme Kuchta soutient que le troisième critère n’a pas été respecté.

[5]             Pour répondre au troisième critère, Mme Kuchta doit avoir été l’épouse de M. Juba. Les parties conviennent que le transfert des REER a eu lieu immédiatement après le décès de M. Juba. Elles conviennent également que le mariage de M. Juba à Mme  Kuchta s’est terminé immédiatement après son décès. Autrement dit, les parties acceptent qu’au moment du transfert, Mme Kuchta n’était plus mariée avec M. Juba. Par conséquent, puisque Mme Kuchta et M. Juba n’étaient pas mariés lorsque le transfert a été effectué, elles conviennent qu’il n’existe que deux façons de conclure que Mme Kuchta était l’épouse de M. Juba.  La première est d’établir la nature de la relation entre Mme  Kuchta et M. Juba à un moment autre que celui où le transfert a eu lieu. La seconde est d’interpréter le terme « époux » au paragraphe 160(1) comme incluant une personne qui était l’époux du débiteur fiscal immédiatement avant son décès.

Sommaire des thèses des parties

[6]             Mme Kuchta fait valoir que la relation entre M. Juba et elle-même doit être établie au moment du transfert et qu’elle ne répond donc pas au troisième critère énoncé dans l’arrêt Livingston, car à ce moment M. Juba n’était plus son époux. De plus, Mme Kuchta soutient que le sens du mot « époux » au paragraphe 160(1) est clair et qu’il ne peut inclure la personne qui était l’époux du débiteur fiscal, immédiatement avant son décès.

[7]             Pour soutenir qu’elle ne répondait pas au troisième critère, Mme Kuchta s’appuie sur la décision de la juge Lamarre intitulée Kiperchuk c. La Reine[2]. Il était question dans l’affaire Kiperchuk d’une situation presque identique. La juge Lamarre a conclu que Mme Kiperchuk n’était pas visée par le paragraphe 160(1) parce qu’elle ne répondait pas au troisième critère.

[8]             L’intimée n’était pas convaincue de la valeur probante de la décision Kiperchuk. L’intimée a soulevé deux arguments, dont l’un avait été examiné par la juge Lamarre et un autre qui semble nouveau.

[9]             Essentiellement, l’intimée fait valoir que la relation entre Mme Kuchta et M. Juba doit être définie au moment où M. Juba a désigné Mme Kuchta à titre de bénéficiaire des REER. Puisque Mme Kuchta était clairement l’épouse de M. Juba à ce moment, l’intimée est d’avis que le troisième critère de l’arrêt Livingston est respecté.

[10]        Subsidiairement, l’intimée soutient que, même si la relation entre Mme  Kuchta et M. Juba doit être établie au moment du transfert des REER, le mot « époux » au paragraphe 160(1) inclut la personne qui était le conjoint du débiteur fiscal immédiatement avant son décès.


Questions

[11]        Dans le présent appel, les questions en litige sont les suivantes :

a)                 À quel moment la relation entre Mme Kuchta et M. Juba doit‑elle être établie?

b)                Le terme « époux » au paragraphe 160(1) inclut‑il la personne qui était l’époux du débiteur fiscal immédiatement avant son décès?

À quel moment la relation doit‑elle être établie?

[12]        L’intimée prétend que la relation entre Mme Kuchta et M. Juba doit être établie à la date à laquelle M. Juba a désigné Mme Kuchta à titre de bénéficiaire des REER. Puisque la désignation s’est produite plusieurs années avant la mort de M. Juba, l’intimée soutient que le troisième critère de Livingston est respecté.

[13]        La juge Lamarre a examiné expressément cet argument dans la décision Kiperchuk et elle a conclu que la relation devait être établie à la date du transfert, et non à la date de la désignation. Je suis d’accord avec sa conclusion.

[14]        L’intimée s’appuie sur la décision Homer c. La Reine[3] dans laquelle le juge Angers a conclu que la relation entre l’auteur et le bénéficiaire du transfert en vertu d’un testament devait être établie au moment de la signature du testament. La juge Lamarre était réticente à accepter la conclusion du juge Angers et elle refusé cet argument. Je suis d’accord avec sa décision.

[15]        L’intimée fait valoir que je ne devrais pas m’appuyer sur l’arrêt Livingston pour conclure que la relation entre l’auteur et le bénéficiaire du transfert doit être établie au moment du transfert. L’intimée affirme que l’expression « au moment de celui‑ci » utilisée dans la définition du troisième critère énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Livingston ne figure pas dans le paragraphe 160(1). Puisque le moment auquel on devait établir la relation entre l’auteur et le bénéficiaire du transfert n’était pas une question en litige dans l’affaire Livingston, l’intimée soutient que l’inclusion de l’expression « au moment de celui‑ci » dans le troisième critère est une opinion incidente. Je suis d’accord sur le fait que l’inclusion de cette expression dans le troisième critère est une opinion incidente[4]. Par conséquent, je n’ai pas considéré l'arrêt Livingston comme ayant force exécutoire au moment de conclure que la relation doit être établie au moment du transfert.

[16]        L’intimée fait valoir que le paragraphe 160(1) est silencieux à l’égard du moment auquel on doit établir la relation entre l’auteur et le bénéficiaire du transfert. L’intimée est d’avis que je devrais interpréter cette absence de précision comme une possibilité d’élargir la portée du paragraphe.

[17]        À mon avis, le paragraphe 160(1) n’est pas silencieux à l’égard du moment auquel on doit établir la relation entre l’auteur et le bénéficiaire du transfert. À ce sujet, la juge Lamarre a déclaré ce qui suit[5] :

Rien dans le libellé de cet alinéa ne rattache la relation qui unit l’auteur et le bénéficiaire du transfert à un autre moment que le moment du transfert du bien (ou un moment postérieur au transfert dans le cas où le bénéficiaire du transfert est depuis devenu l’époux de l’auteur du transfert). L’alinéa fait référence à l’acte et au moment du transfert, sans préciser qu’on pourrait tenir compte d’autres moments, antérieurs au transfert, pour que cette disposition s’applique au bénéficiaire du transfert.

[18]        Ayant conclu que la relation entre M. Juba et Mme Kuchta doit être déterminée au moment du transfert, je dois maintenant examiner si le terme « époux » au paragraphe 160(1) est suffisamment large pour viser Mme Kuchta.

Le terme « époux » au paragraphe 160(1) inclut‑il la personne qui était l’époux du débiteur fiscal immédiatement avant son décès?

[19]        Dans la décision Kiperchuk, la juge Lamarre a conclu que la bénéficiaire du transfert n’était pas visée par le paragraphe 160(1) parce qu’elle n’était plus l’épouse de l’auteur du transfert au moment du décès de celui‑ci. Il ne fait aucun doute que, sur le plan juridique, le mariage se termine au moment du décès[6]. En l’espèce, les deux parties acceptent que le droit est clair sur ce point, ce qui est reconnu au paragraphe 248(23). Immédiatement après le décès de M. Juba, Mme Kuchta n’était plus l’épouse de celui‑ci.  

[20]        Toutefois, l’intimée a fait valoir un nouvel argument qui ne semble pas avoir été soulevé devant la juge Lamarre. L’intimée soutient que le fait que l’état matrimonial prend fin au moment du décès ne signifie pas nécessairement que le terme « époux » au paragraphe 160(1) ne peut inclure la personne qui était l’époux d’un débiteur fiscal immédiatement avant son décès. L’intimée soutient que le terme « époux » est suffisamment large pour inclure cette signification. À la lumière de cet argument, je crois qu’il est approprié de procéder à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique du terme « époux » au paragraphe 160(1).

 Analyse textuelle

[21]        Le terme « époux » est abondamment utilisé dans la Loi sans toutefois être défini[7].

[22]        Dans les dictionnaires, la définition du terme « époux » décrit clairement une relation entre deux personnes vivantes. Ces définitions sont conformes au sens juridique du terme. Toutefois, les dictionnaires ne reflètent pas nécessairement l’utilisation familière d’un mot.

[23]        Les gens utilisent couramment les termes « époux » et « épouse » pour désigner le membre survivant d’un couple. Par exemple, après un tragique accident d’avion, on ne serait pas étonné de lire dans un journal que « les époux, les épouses et les enfants des passagers décédés se sont réunis sur les lieux de l’écrasement pour participer à une cérémonie privée ». Il est peu probable qu’un lecteur penserait qu’il est impossible que les époux assistent à la cérémonie puisqu’ils n’étaient plus des époux au moment des décès.

[24]        Les mots « femme » et « mari » sont simplement d’autres versions des mots « époux » et « épouse », et ils sont aussi couramment utilisés pour désigner le membre survivant d’un couple. Les synonymes désignant l’époux survivant d’une personne décédée sont « veuve » et « veuf ». Pourtant, malgré l’existence des mots « veuve » et « veuf », dans certaines situations, les gens préfèrent souvent parler de la « femme » du défunt ou du « mari » de la défunte. Cette utilisation des mots « femme » et « mari » pour désigner une veuve et un veuf se produit non seulement lorsque les gens parlent d’événements qui surviennent peu après le décès, mais aussi lorsqu’il est question d’événements futurs ou qui se sont passés il y a longtemps. Par exemple, en pensant à l’avenir, John pourrait dire à un ami « Quand je mourrai, ma femme continuera de recevoir ma pension ». Finalement, au décès de John, sa nécrologie mentionnera que « John laisse dans le deuil sa femme Jane ». Quelques années plus tard, les amis de John pourraient dire que « la femme de John devrait sortir plus souvent. Nous allons l’inviter à dîner ». Si Jane, après ce dîner, commence à fréquenter des hommes et qu’elle se remarie, les amis de John pourraient observer que la « femme de John s’est remariée environ quatre ans après sa mort ». Aucune de ces façons d’utiliser le mot « femme » ne semble étrange ou maladroite. En fait, il serait inhabituel aujourd’hui que l’on remplace le mot « femme » par « veuve » dans ces exemples[8].

[25]        Mme Kuchta fait valoir que l’utilisation des termes « époux », « femme » et « mari » pour désigner le membre survivant d’un couple est plutôt une question de politesse ou de sensibilités modernes qu’un malentendu sur le statut juridique de la relation. Les gens comprennent que le mariage prend fin au moment du décès. Quand nous disons que « John laisse dans le deuil son épouse bien‑aimée Jane », nous ne suggérons pas que John et Jane sont toujours mariés. Je suis d’accord.

[26]        À mon avis, nous faisons deux choses alors que nous continuons d’utiliser les termes « époux » et « épouse », « femme » et « mari » après la mort. Premièrement, nous évitons de reconnaître (soit publiquement ou à soi‑même) la fin de la relation. Deuxièmement, nous voulons, consciemment ou inconsciemment, éviter d’utiliser les termes « veuve » et « veuf ». Tout comme les expressions « vieille fille » et « vieux garçon », « veuve » et « veuf » sont des termes associés à certains préjugés. Les images stéréotypées invoquées par les mots « veuve » et « veuf » ne sont pas nécessairement celles que nous aurions choisies ou que nous voudrions imposer aux autres[9].

[27]        Mme Kuchta fait valoir que si tout le monde comprend qu’un mariage se termine au moment du décès, il ne peut y avoir aucune ambiguïté sur le sens général du terme « époux » même si nous l’utilisons régulièrement de manière plus large. Au contraire, l’intimée soutient que le sens général de ce terme correspond à notre façon de l’utiliser, et non à sa définition sur le plan juridique.

[28]        Je comprends les opinions des deux parties. Toutefois, à la présente étape de mon analyse, il suffira de dire qu’il existe deux façons d’utiliser le terme « époux » : une sur le plan juridique et l’autre plus familière. Ma conclusion quant à savoir si ces deux significations contradictoires entraînent une ambiguïté textuelle repose fortement sur l’analyse contextuelle qui suit. Par conséquent, je vais d’abord terminer l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique avant de formuler ma conclusion à l’égard de l’analyse textuelle.

Analyse contextuelle

[29]        Le terme « époux » est utilisé de nombreuses fois dans l’ensemble de la Loi. Il ne serait pas utile d’examiner l’utilisation de ce terme dans les articles qui traitent d’événements qui se produisent pendant la vie d’un contribuable. Ces articles n’aideront pas à déterminer si le législateur a utilisé le sens juridique ou familier de ce terme. Il serait préférable d’examiner l’utilisation de ce terme dans les dispositions qui traitent des transferts de biens après le décès.

[30]        Je conclus qu’en fait, plutôt que de préciser l’interprétation du terme « époux » au paragraphe 160(1), les dispositions portant sur les transferts de biens après le décès créent une ambiguïté sur la signification de ce terme. Dans certains cas, le législateur a utilisé le terme « époux » en englobant les veuves et les veufs, alors que, dans d’autres cas, ce terme exclut ces personnes. L’examen des dispositions pertinentes est présenté ci‑dessous.

Paragraphe 160(1)

[31]        Le point de départ logique de l’analyse contextuelle est le paragraphe 160(1), qui est l’un des deux paragraphes qui traitent des transferts de biens après un décès. Malheureusement, le contexte du paragraphe 160(1) n’apporte aucune précision sur le sens du terme « époux ».

[32]        La partie pertinente du paragraphe 160(1) est libellée comme suit :

Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait,

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans,

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

[…]

[Non souligné dans l’original]

[33]        Le terme « époux » est utilisé deux fois à l’alinéa 160(1)a). La deuxième partie de cet alinéa élargit la portée du paragraphe 160(1) aux personnes qui sont l’époux du cédant après la date du transfert. Il est évident que le législateur voulait englober les personnes telles que les fiancés, qui n’auraient autrement pas été visées par le terme « époux ». On pourrait conclure que, puisque le législateur a, après un examen attentif, élargi la catégorie de personnes visées sans toutefois mentionner les veufs et les veuves, il voulait probablement exclure ces personnes. Ce raisonnement serait toutefois un raisonnement tautologique. Si l’on croit que le terme « époux » exclut les veuves et veufs, on peut donc lire l’alinéa 160(1)a) et conclure que le législateur a choisi de ne pas élargir sa portée à d’autres personnes. Cependant, si l’on croit que le terme « époux » peut inclure les veuves et les veufs dans certains contextes, alors on peut lire l’alinéa 160(1)a) et conclure que le législateur n’était pas obligé d’ajouter quoi que ce soit puisque les veufs et les veuves sont déjà visés par le terme « époux ». L’analyse contextuelle doit examiner si un contexte donné, dans la Loi, écarte l’une de ces deux interprétations. Le contexte du paragraphe 160(1) appuie les deux possibilités, et par conséquent, il n’aide pas à déterminer si le législateur a utilisé ce terme dans son sens juridique ou familier.

[34]        Le terme « conjoint de fait » au paragraphe 160(1) n’apporte aucune précision. Tout comme le mariage, l’union de fait prend fin au moment du décès. Tout comme les personnes utilisent les mots « femme » et « mari » pour désigner l’époux survivant, les gens utilisent « conjoint de fait » pour désigner le partenaire survivant. En fait, il est encore plus difficile de décrire le conjoint de fait survivant, car il n’existe aucun terme équivalent à « veuve » et « veuf » en anglais ou en français. Le contexte du paragraphe 160(1) appuie autant le sens juridique que le sens familier du terme « conjoint de fait » et, par conséquent, il n’aide pas à déterminer lequel a été utilisé par le législateur.

Paragraphe 146(8.91)

[35]        Le paragraphe 146(8.91) porte sur le transfert de sommes à l’échéance d’un REER après le décès. Ce paragraphe est un excellent exemple de l’utilisation par le législateur du terme « époux » non seulement pour inclure les veuves et les veufs, mais en fait pour désigner réellement ces personnes. Il est libellé comme suit :

Lorsque, en raison du décès du rentier après l’échéance de son régime enregistré d’épargne‑retraite, son représentant légal a le droit de recevoir des sommes dans le cadre de ce régime au profit de l’époux ou conjoint de fait du défunt, et que le représentant et l’époux ou conjoint de fait présentent au ministre un choix époux ou conjoint de fait selon le formulaire prescrit,

a) l’époux ou conjoint de fait est réputé être devenu le rentier en vertu du régime en raison du décès du rentier;

b) ces sommes sont réputées être recevables par l’époux ou conjoint de fait et, une fois versées, être reçues par ce dernier à titre de prestation en vertu du régime, et n’être reçues par personne d’autre.

[Non souligné dans l’original]

[36]        L’expression « l’époux ou conjoint de fait du défunt » signifie qu’une personne a encore un partenaire après la mort. En fait, le paragraphe 146(8.91) n’aurait aucun sens si on n’acceptait pas que le terme « époux » puisse inclure une veuve ou un veuf. Sans cette interprétation, « l’époux ou conjoint de fait du défunt » ne ferait référence à personne. Puisque je dois présumer que le législateur voulait que le paragraphe 146(8.91) ait un sens et qu’il aurait évité d’utiliser une formulation qui lui enlèverait sa signification[10], je dois donc conclure que le législateur voulait que le terme « époux » dans ce paragraphe désigne également les « veuves » et les « veufs ».

[37]        Mme Kuchta accepte que le paragraphe 146(8.91) n’aurait aucun sens si le terme « époux » n’incluait pas les veuves et veufs. Elle est incapable d’expliquer de manière convaincante pourquoi le législateur aurait utilisé le sens familier du terme « époux » dans ce paragraphe.

[38]        Mme Kuchta a souligné que le paragraphe 146(8.91) est une disposition déterminative. Je suis d’accord. Elle a fait valoir qu’une disposition déterminative peut avoir pour effet de donner à un ou plusieurs mots une signification tout à fait différente de ce qu’ils signifieraient dans un autre contexte que celui de la disposition. Je suis également d’accord. Toutefois, Mme Kuchta n’a pas été en mesure de démontrer que les dispositions déterminatives du paragraphe 146(8.91) modifiaient le sens du mot « époux ». Ces dispositions indiquent simplement le moment auquel un époux devient un rentier et les personnes qui recevront les sommes réputées être recevables. Elles ne disposent pas que les veufs et les veuves sont réputés être des époux.

[39]        La version française du paragraphe 146(8.91) est cohérente avec la version anglaise.

Paragraphe 70(6)

[40]        Le paragraphe 70(6) porte sur la disposition et l’acquisition d’un bien à la suite d’un décès. Il s’agit d’un autre bon exemple de l’utilisation du terme « époux » par le législateur pour désigner la veuve ou le veuf.

[41]        La partie pertinente du paragraphe 70(6) est libellée comme suit :

Lorsqu’un bien d’un contribuable qui résidait au Canada immédiatement avant son décès est un bien auquel le paragraphe (5) s’appliquerait par ailleurs et qu’il est, par suite du décès du contribuable, transféré ou distribué

(a) soit à son époux ou conjoint de fait qui résidait au Canada immédiatement avant le décès du contribuable;

(b) soit à une fiducie créée par le testament du contribuable qui résidait au Canada immédiatement après le moment où le bien a été, par dévolution, irrévocablement acquis par la fiducie, et en vertu de laquelle :

(i) d’une part, l’époux ou conjoint de fait du contribuable, sa vie durant, a droit à tous les revenus de la fiducie,

(ii) d’autre part, nulle autre personne que l’époux ou conjoint de fait ne peut, avant le décès de l’époux ou conjoint de fait, recevoir ou obtenir de toute autre façon l’usage de toute partie du revenu ou du capital de la fiducie,

et qu’il est démontré, dans un délai se terminant 36 mois après le décès du contribuable ou, si son représentant légal en a fait la demande écrite au ministre dans ce délai, dans un délai plus long que le ministre considère raisonnable dans les circonstances, que le bien a été dévolu irrévocablement à l’époux ou conjoint de fait ou à la fiducie, les règles suivantes s’appliquent :

[…]

[Non souligné dans l’original]

[42]        Le paragraphe 70(6) décrit une acquisition qui se produit après le décès du contribuable par « l’époux […] du contribuable » ou par une fiducie selon laquelle « l’époux […] du contribuable » a le droit de recevoir tous les revenus pendant toute sa vie. Ainsi, le paragraphe 70(6) prévoit non seulement qu’un contribuable peut avoir un époux après la mort, mais aussi que cette personne serait considérée comme l’époux pendant le reste de sa vie. Ce paragraphe entier serait dépourvu de sens si on n’acceptait pas que le terme « époux » puisse inclure une veuve ou un veuf. L’objectif de ce paragraphe est de permettre le transfert d’un bien à une veuve, à un veuf ou à une fiducie au profit de cette personne. Si le terme « époux » n’incluait pas la veuve ou le veuf, le bien ne pourrait être transféré à personne. De nouveau, je dois supposer que le législateur voulait que le paragraphe 70(6) ait un sens, et je dois donc conclure qu’il voulait que le terme « époux » englobe les « veuves » et les « veufs » dans ce paragraphe.

[43]        L’alinéa 70(6)a) mentionne : « son époux […] qui résidait au Canada immédiatement avant le décès du contribuable ». Je suis d’avis que l’expression « immédiatement avant le décès du contribuable » précise le moment où l’époux doit résider au Canada. Cela ne veut pas dire que cette personne doit être l’époux du contribuable immédiatement avant son décès. J’en suis arrivé à cette conclusion en examinant les dispositions équivalentes relatives aux fiducies au profit du conjoint à l’alinéa 70(6)b). Cet alinéa exige que, pour que le transfert soit exécuté à une fiducie testamentaire au profit du conjoint, la fiducie réside au Canada, sans toutefois préciser à quel moment l’époux doit être le conjoint.

[44]        La version française du paragraphe 70(6) est cohérente avec la version anglaise.

[45]        Mme Kuchta est d’accord avec le fait que le paragraphe 70(6) n’aurait aucun sens si le terme « époux » n’incluait pas les veuves et veufs. Elle est incapable d’expliquer de manière convaincante pourquoi le législateur aurait utilisé le sens familier du terme « époux » dans ce paragraphe.

[46]        Le paragraphe 252(3) élargit le sens familier du terme « époux » pour y inclure les personnes qui sont parties à un mariage nul ou annulable. Cette définition élargie ne s’applique qu’à certaines dispositions de la Loi qui sont citées au paragraphe 252(3), et qui incluent notamment le paragraphe 70(6). Mme Kuchta fait valoir que cette définition élargie peut expliquer l’utilisation plus familière du terme « époux » au paragraphe 70(6), sans toutefois être en mesure d’expliquer pourquoi il en serait ainsi. Je ne vois rien dans le paragraphe 252(3) qui montrerait que le terme « époux » englobe les veuves et les veufs dans les dispositions auxquelles il renvoie. Je remarque de plus que le paragraphe 146(8.91) examiné ci‑dessus ne fait pas partie des dispositions citées au paragraphe 252(3).

Paragraphes 72(2) et 148(8.2)

[47]        On remarque des utilisations semblables du terme « époux » englobant les veuves et les veufs au paragraphe 72(2), qui porte sur les droits après le décès, et au paragraphe 148(8.2), qui traite du transfert des polices d’assurance‑vie après le décès. Le libellé du paragraphe 148(8.2) est semblable à celui du paragraphe 70(6). Le paragraphe 72(2) concerne directement l’époux décrit au paragraphe 70(6).

[48]        La version française de ces paragraphes est cohérente avec la version anglaise.


Paragraphe 146(8.8)

[49]        Le paragraphe 146(8.8) traite de l’imposition d’un REER après le décès du rentier. Il s’agit d’un excellent exemple de l’utilisation par le législateur du terme « époux » excluant les veuves et les veufs.

[50]        La partie pertinente du paragraphe 146(8.8) est libellée comme suit :

Lorsque le rentier en vertu d’un régime enregistré d’épargne‑retraite (autre qu’un régime arrivé à échéance avant le 30 juin 1978) meurt après le 29 juin 1978, il est réputé avoir reçu, immédiatement avant son décès, une somme à titre de prestation, versée dans le cadre du régime, égale à l’excédent éventuel du montant visé à l’alinéa a) sur le montant visé à l’alinéa b) :

a) la juste valeur marchande de tous les biens du régime au moment de son décès;

b) si le rentier est décédé après l’échéance du régime, la juste valeur marchande, au moment du décès, de la partie des biens visés à l’alinéa a) qui, par suite du décès, devient à recevoir par une personne qui était l’époux ou conjoint de fait du rentier immédiatement avant le décès ou deviendrait ainsi à recevoir si cette personne devait survivre pendant tous les termes garantis que comprend le régime.

[Non souligné dans l’original]

[51]        Le paragraphe 146(8.8) désigne particulièrement une personne dans une situation semblable à celle de Mme Kuchta non pas comme « l’époux du rentier » mais plutôt une « personne qui était l’époux […] du rentier immédiatement avant le décès ». Cette formulation montre clairement que le législateur voulait exclure les veuves et les veufs au paragraphe 146(8.8). Si le législateur avait voulu inclure ces personnes dans la définition du terme « époux », il aurait été inutile de décrire le statut comme étant la situation immédiatement avant le décès.

[52]        La version française du paragraphe 146(8.8) est cohérente avec la version anglaise.

Paragraphes 146(1) « remboursement de primes », 146(5.1) et 248(23.1)

[53]        On trouve des formulations semblables à celle du paragraphe 146(8.8) dans la définition de « remboursement de primes » au paragraphe 146(1) et aux paragraphes 146(5.1) et 248(23.1). Tous ces paragraphes sont de bons exemples de l’utilisation par le législateur du terme « époux » de façon à exclure les veuves et les veufs.

[54]        La définition de « remboursement de primes » au paragraphe 146(1) fait référence au « particulier qui, immédiatement avant le décès du rentier, était son époux ».

[55]        Le paragraphe 146(5.1) traite de la déduction des primes versées au REER du conjoint pour l’année du décès du contribuable. On y parle du « particulier qui était son époux […] immédiatement avant le décès ».

[56]        Le paragraphe 248(23.1) est une disposition déterminative concernant le transfert d’un bien après le décès du contribuable. Il est question du transfert de biens « à la personne qui était l’époux […] du contribuable au moment du décès de celui‑ci ».

[57]        La version française de ces paragraphes est cohérente avec la version anglaise.

Paragraphe 147.3(7)

[58]        Le paragraphe 147.3(7) traite des montants transférés d’un régime de pension agréé après le décès. Les différences entre les versions anglaise et française de ce paragraphe entraînent de l’incertitude sur le sens accordé par le législateur aux termes « spouse » et « époux ». La version française du paragraphe 147.3(7) est la suivante :

Un montant est transféré d’un régime de pension agréé conformément au présent paragraphe si les conditions suivantes sont réunies :

a) il s’agit d’un montant unique dont aucune fraction n’est afférente à un surplus actuariel;

b) le montant est transféré pour le compte d’un particulier qui est l’époux ou le conjoint de fait ou l’ex‑époux ou l’ancien conjoint de fait d’un participant au régime au décès de celui‑ci et qui a le droit de recevoir ce montant par suite de ce décès;

c) le montant est transféré directement à l’un des régimes ou fonds suivants :

(i) un autre régime de pension agréé au profit du particulier,

(ii) un régime enregistré d’épargne‑retraite dont le particulier est rentier au sens du paragraphe 146(1),

(iii) un fonds enregistré de revenu de retraite dont le particulier est rentier au sens du paragraphe 146.3(1).

[Non souligné dans l’original]

[59]        La version anglaise parle d’une personne qui était l’époux à la date du décès, et la version française parle d’une personne qui est l’époux à la date du décès. La version anglaise suggère ainsi que le statut d’époux cesse au moment du décès, tandis que la version française suggère le contraire. En raison de cette incohérence, le paragraphe 147.3(7) n’est pas utile aux fins de l’analyse contextuelle.

Thèse de Mme Kuchta

[60]        J’ai résumé les arguments de Mme Kuchta ci‑dessus. En bref, Mme Kuchta est d’accord avec le sens du terme « époux » dans toutes les dispositions précitées qui appuient sa thèse et elle est en désaccord dans le cas des dispositions qui n’appuient pas sa thèse. Elle convient que les dispositions avec lesquelles elle n’est pas d’accord seraient dépourvues de sens sans une interprétation familière du terme. Elle est incapable d’expliquer de manière convaincante pourquoi le législateur aurait utilisé une interprétation familière dans ces dispositions et une interprétation juridique dans les autres.

Thèse de l’intimée

[61]        Le point de vue de l’intimée est un peu surprenant[11]. Plutôt que de simplement accepter que le législateur a utilisé le terme « époux » de manière incohérente et de faire valoir ces incohérences pour montrer que ce terme peut avoir deux significations différentes, l’intimée prétend que le législateur a utilisé ce terme de manière cohérente dans toutes les dispositions mentionnées ci‑dessus en incluant les veuves et les veufs. L’argument de l’intimée est le même pour toutes les dispositions que j’ai citées à l’appui de l’interprétation juridique du terme « époux ». Dans chaque cas, l’intimée insiste sur l’inclusion dans les dispositions pertinentes d’une formulation telle qu’« immédiatement avant le décès » qui indique au lecteur à quel moment le statut d’époux doit être établi.

[62]        Je vais répondre à l’argument de l’intimée en examinant la définition de « remboursement de primes » au paragraphe 146(1). La partie pertinente de cette définition est la suivante :

« remboursement de primes » Toute somme versée à l’une des personnes ci‑après dans le cadre d’un régime enregistré d’épargne‑retraite par suite du décès du rentier du régime, à l’exception d’un montant libéré d’impôt relativement au régime,

a) le particulier qui, immédiatement avant le décès du rentier, était son époux ou conjoint de fait, dans le cas où le rentier est décédé avant l’échéance du régime,

[…]

[Non souligné dans l’original]

[63]        L’intimée soutient qu’au moment de rédiger cette définition, le législateur aurait commencé avec la phrase « particulier qui était son époux ou conjoint de fait » et que le terme « époux » dans cette phrase aurait inclus les veuves et les veufs. Toutefois, l’intimée fait valoir que cette phrase aurait aussi visé les ex‑époux et que par conséquent le législateur a ajouté « immédiatement avant le décès » non pas pour s’assurer que les veuves et les veufs soient visés par ce paragraphe, mais plutôt pour assurer l’exclusion des ex‑époux. Je ne suis pas d’accord. 

[64]        La position de l’intimée suppose que les rédacteurs de la définition ont utilisé un langage complexe qui a ensuite dû être corrigé pour éviter un problème. À mon avis, il est préférable de penser que, si les rédacteurs de la définition avaient cru que le terme « époux » incluait les veuves et les veufs, ils auraient simplement utilisé la formulation suivante : « à l’époux ou au conjoint de fait du rentier ». Cette formulation est cohérente avec des expressions comme « l’époux ou conjoint de fait du défunt », que l’on trouve au paragraphe 146(8.91), paragraphe où le législateur semble avoir accepté que le terme « époux » inclut les veuves et les veufs. De plus, contrairement à l’interprétation de l’intimée, cette simple formulation aurait été conforme à la convention de la rédaction au présent suivie par les rédacteurs législatifs. Elle aurait également évité tout prétendu problème avec les ex‑épouses et ex‑maris. À mon avis, la seule raison logique d’élargir la portée de cette formulation simple et d’introduire le passé en ajoutant les mots « une personne qui était, immédiatement avant le décès » était d’assurer que les veuves et les veufs étaient visés par la définition parce que le législateur croyait qu’autrement ils ne le seraient pas.

Conclusion

[65]        Compte tenu de ce qui précède, je constate deux utilisations conflictuelles du terme « époux » dans la Loi. Une utilisation indique que, dans certaines circonstances touchant le transfert de biens après le décès, le législateur voulait que le terme « époux » désigne également une veuve ou un veuf. L’autre utilisation donne à penser que le législateur voulait le contraire. Ainsi, l’analyse contextuelle montre que l’ambiguïté remarquée dans l’analyse textuelle n’est pas simplement théorique. L’utilisation du sens familier du terme « époux » dans certaines dispositions portant sur le transfert de biens après le décès a montré que le législateur peut également avoir eu l’intention d’utiliser le sens familier au paragraphe 160(1).

Analyse téléologique

[66]        L’analyse téléologique du paragraphe 160(1) penche fortement en faveur d’une interprétation du terme « époux » qui inclut la veuve ou le veuf. L’esprit du paragraphe 160(1) montre que son objectif est d’inclure tous les transferts à des personnes ayant un lien de dépendance et d’élargir la portée aux personnes sans lien de dépendance après le décès. Dans le cas plus précis du REER, le contexte du paragraphe 160(1) semble avoir été formulé pour inclure le transfert des REER après le décès.

[67]        La situation la plus courante que vise à empêcher le paragraphe 160(1) est qu’un mari qui a une dette fiscale en souffrance transfère ses biens à sa femme. Tout transfert de biens que M. Juba aurait fait à Mme Kuchta pendant sa vie serait visé par le paragraphe 160(1). Pour quelle raison le législateur aurait‑il voulu exclure le transfert du REER de M. Juba après son décès? Serait‑ce pour soustraire les transferts de biens après un décès à l’application du paragraphe 160(1)? Serait‑ce pour soustraire les transferts de biens aux veuves ou aux veufs? Serait‑ce pour soustraire les transferts de biens aux personnes qui, financièrement, sont entièrement ou partiellement dépendantes du débiteur fiscal? Serait‑ce pour soustraire les transferts de REER après le décès? Serait‑ce pour soustraire les transferts de REER après le décès à des personnes entièrement ou partiellement dépendantes financièrement du débiteur fiscal? Comme il est expliqué ci-dessous, je ne vois aucune preuve corroborant l’existence de l’un ou l’autre de ces objectifs au paragraphe 160(1).

Transferts après le décès :

[68]        Rien dans la Loi n’indique que le législateur avait l’intention de soustraire à l’application du paragraphe 160(1) les transferts de biens après le décès. En fait, le contraire est vrai. En raison de l’alinéa 160(1)c), le paragraphe 160(1) s’applique aux transferts à toute personne ayant un lien de dépendance avec l’auteur du transfert. L’alinéa 251(1)b) considère que la succession a un lien de dépendance avec les bénéficiaires de la succession. L’effet combiné de ces deux dispositions est qu’une personne qui reçoit un bien aux termes d’un testament est visée par le paragraphe 160(1), peu importe qu’elle ait ou non un lien de dépendance avec le défunt. Ainsi, un organisme caritatif qui reçoit un legs d’un débiteur fiscal aux termes d’un testament est visé par le paragraphe 160(1) même si cet organisme n’aurait pas été visé si l’auteur du testament avait fait ce don pendant qu’il était vivant.

Transferts de biens à une veuve ou un veuf après le décès :

[69]        Rien dans la Loi n’indique que le législateur avait l’intention de soustraire à l’application du paragraphe 160(1) les transferts de biens à une veuve ou à un veuf. Si M. Juba avait transféré des biens à Mme Kuchta aux termes de son testament, le transfert aurait été assujetti à ce paragraphe même si la signification légale du terme « époux » était utilisée au paragraphe 160(1). Malgré le fait que Mme Kuchta n’était plus légalement l’épouse de M. Juba, l’alinéa 251(1)b) aurait considéré qu’elle avait un lien de dépendance avec la succession et elle aurait été visée par le paragraphe 160(1).

Transferts après le décès à des personnes entièrement ou partiellement dépendantes financièrement du débiteur fiscal :

[70]        Rien dans la Loi n’indique que le législateur voulait que l’application du paragraphe 160(1) varie selon que le bénéficiaire du bien est ou non une personne entièrement ou partiellement dépendante financièrement du débiteur fiscal. Le paragraphe 160(1) s’applique aux transferts aux époux, aux enfants, aux petits‑enfants et aux enfants mineurs faits pendant la vie du débiteur fiscal, sans égard aux répercussions financières pouvant en découler. De même, il s’applique aux transferts aux veuves, veufs, enfants, petits‑enfants et mineurs faits aux termes d’un testament, sans égard aux répercussions financières pouvant en découler.

Transferts de REER après le décès :

[71]        Rien dans la Loi n’indique que le législateur avait l’intention de soustraire à l’application du paragraphe 160(1) les transferts de REER après le décès. Si M. Juba avait désigné ses enfants comme bénéficiaires de son REER plutôt que Mme Kuchta, ces transferts auraient été visés par le paragraphe 160(1). Ces enfants seraient encore les enfants de M. Juba après le décès de celui‑ci, et seraient donc liés à ce dernier et seraient réputés avoir un lien de dépendance en vertu de l’alinéa 251(1)a). Par conséquent, ils seraient assujettis à l’application de l’alinéa 160(1)c). Ceci serait également vrai si M. Juba avait désigné ses parents, ses grands‑parents, ses frères et sœurs ou ses petits‑enfants comme bénéficiaires puisque tous ces parents conservent leur statut de membres de la famille après le décès. Ceci serait également vrai si M. Juba avait désigné un mineur sans aucun lien de parenté puisque les transferts à un mineur sont assujettis à l’alinéa 160(1)b). En outre, en vertu de l’article 160.2, le transfert d’un REER à toute personne, peu importe la relation avec le débiteur fiscal, rend cette personne redevable de l’impôt associé à la liquidation du REER[12].

Transferts de REER après le décès à des personnes entièrement ou partiellement dépendantes financièrement du débiteur fiscal :

[72]        Rien dans la Loi n’indique que le législateur avait l’intention de soustraire à l’application du paragraphe 160(1) les transferts de REER à des personnes entièrement ou partiellement dépendantes financièrement du débiteur fiscal. Le paragraphe 160(1) s’applique aux transferts de REER aux enfants, petits-enfants et mineurs, sans égard aux répercussions financières pouvant en découler. Rien dans la Loi n’indique que le législateur voulait traiter les enfants, les petits‑enfants et les mineurs financièrement dépendants d’une façon et les veuves et veufs entièrement ou partiellement dépendants financièrement de manière complètement différente. Le législateur permet les transferts de REER tant aux veuves et aux veufs qu’aux enfants et petits-enfants financièrement dépendants[13]. Lorsque le législateur utilise la loi pour aider les veuves et veufs sur le plan de l’impôt à payer, il le fait en reportant l’impôt payable au décès d’une personne. Il ne radie pas l’impôt à payer, ni n’annule les sommes impayées les années précédentes. Si l’intention du législateur était de réduire le fardeau financier général auquel font face les veuves et les veufs, il serait étrange qu’il le fasse en soustrayant les REER à l’application du paragraphe 160(1). Ceci offrirait de manière absurde une dispense uniquement aux personnes dont les conjoints n’auraient pas respecté le régime fiscal de leur vivant. Les personnes qui seraient dans une situation financière désespérée même si leurs époux décédés avaient consciencieusement payé leurs impôts au fil des ans ne bénéficieraient d’aucune dispense. Il est peu vraisemblable que le législateur aurait voulu créer un tel régime. Chose encore plus irrationnelle, un tel régime n’aiderait que le débiteur fiscal qui détenait un REER. Les veuves et les veufs des débiteurs fiscaux qui possédaient d’autres biens ne bénéficieraient pas de cette dispense[14]. Je ne peux imaginer que le législateur se serait donné un tel objectif.

Observations de Mme Kuchta :

[73]        Mme Kuchta n’a pas été en mesure de me fournir un élément qui montrerait que le législateur avait l’intention précise de soustraire à l’application du paragraphe 160(1) certains transferts de REER aux époux. Elle a également été incapable de répondre de manière satisfaisante aux préoccupations soulevées ci‑dessus.

[74]        Mme Kuchta fait valoir que le législateur a une politique qui soustrait le transfert de biens à la fin d’un mariage à l’application du paragraphe 160(1). Elle fait valoir que le paragraphe 160(4) prévoit une dispense de l’application du paragraphe 160(1) lorsque les biens sont transférés en vertu d’une ordonnance ou d’un jugement d’un tribunal compétent, ou en vertu d’une entente de séparation écrite. Elle prétend que le législateur peut avoir décidé d’adopter une politique similaire lorsqu’un mariage se termine avec le décès, et qu’il a donc intentionnellement soustrait les transferts de REER aux veuves et veufs. Bien que je sois d’accord avec la description du paragraphe 160(4) faite par Mme Kuchta, je ne suis pas d’accord avec sa conclusion. Comme je l’ai précisé ci‑dessus, les transferts de biens aux veuves et aux veufs en vertu d’un testament sont clairement visés par le paragraphe 160(1). Ceci montre que les intentions du législateur étaient exactement le contraire de ce que Mme Kuchta propose. Pour accepter l’argument de Mme Kuchta, je devrais conclure que le législateur avait une politique visant à soustraire le transfert de biens à la fin d’un mariage à l’application du paragraphe 160(1), mais que, dans le cas des mariages se terminant avec le décès, il avait décidé d’appliquer cette politique uniquement aux REER.

Analyse

[75]        En résumé, le terme « époux » peut avoir deux sens différents, soit un sens juridique et un sens familier. L’analyse contextuelle montre que le législateur a utilisé les sens juridique et familier dans les dispositions relatives aux transferts de biens après le décès. Ceci entraîne une ambiguïté textuelle quant à la signification du terme « époux » au paragraphe 160(1). En raison de cette ambiguïté, il est approprié de tenir compte de l’objectif de ce paragraphe. L’analyse téléologique penche fortement en faveur d’une interprétation qui englobe les veuves et les veufs dans le terme « époux » au paragraphe 160(1). Par conséquent, je conclus que le terme « époux » au paragraphe 160(1) inclut la personne qui était l’épouse ou l’époux du débiteur fiscal immédiatement avant son décès.

[76]        Mme Kuchta fait valoir qu’une analyse contextuelle ne peut pas modifier le sens d’un mot lorsque le libellé utilisé dans le texte législatif est clair. Je ne pense pas que c’est ce que l’analyse contextuelle a fait en l’espèce. L’analyse contextuelle n’a pas modifié le sens familier du terme « époux ». Elle a simplement révélé que le législateur, dans le même texte législatif, et dans des dispositions traitant du même sujet, a utilisé le mot « époux » de deux façons différentes. Autrement dit, l’analyse contextuelle a révélé que le législateur accepte que ce terme a deux significations ordinaires. L’analyse contextuelle a éclairé ma compréhension de l’analyse textuelle et m’amène à conclure que le libellé du paragraphe 160(1) est ambigu. Ce processus a été décrit avec justesse par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada[15]:

Même lorsque le sens de certaines dispositions peut paraître non ambigu à première vue, le contexte et l’objet de la loi peuvent révéler ou dissiper des ambiguïtés latentes. [TRADUCTION] « Après tout, le libellé ne peut jamais être interprété indépendamment de son contexte, et l’objectif législatif fait partie de ce contexte. Il semblerait alors que la prise en compte de l’objectif législatif permette non seulement de dissiper les ambiguïtés manifestes, mais aussi de relever, à l’occasion, des ambiguïtés dans un libellé apparemment clair. » Voir P. W. Hogg et J. E. Magee, Principles of Canadian Income Tax Law (4e éd. 2002), p. 563.  Pour relever et dissiper toute ambiguïté latente du sens des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu, les tribunaux doivent adopter une méthode d’interprétation législative textuelle, contextuelle et téléologique unifiée.

[77]        Essentiellement, Mme Kuchta me demande de mettre fin à mon analyse après l’étape de l’analyse textuelle (puisqu’elle est d’avis que cette analyse n’a signalé aucune ambiguïté). Je ne crois pas que ce soit de cette façon que l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique doit être réalisée. Cette analyse n’est pas un système fermé dans lequel l’analyse contextuelle est effectuée uniquement si l’analyse textuelle révèle des ambiguïtés, puis l’analyse téléologique uniquement si l’analyse contextuelle révèle des ambiguïtés. Au contraire, on doit examiner les aspects textuel, contextuel et téléologique, et ensuite évaluer l’ensemble des résultats en appliquant la pondération appropriée à chaque aspect en fonction des circonstances avant de tirer une conclusion.

[78]        Si le législateur avait systématiquement utilisé le sens juridique du terme « époux » dans la Loi, je n’aurais pas conclu que le terme « époux » inclut les veuves et les veufs au paragraphe 160(1), malgré le fait que ce terme ait un sens familier et que l’analyse téléologique penche fortement pour cette interprétation. L’ajout d’une autre formulation dans des dispositions telles que le paragraphe 146(8.8) afin d’inclure de manière particulière les veuves et les veufs m’aurait convaincu de l’absence d’ambiguïté textuelle dans l’utilisation du terme « époux » au paragraphe 160(1). Mon rôle n’est pas d’interpréter autrement un texte sans ambiguïté dans une partie de la législation fiscale de manière à assurer l’atteinte des objectifs du législateur[16]. Ceci est particulièrement vrai dans une disposition générale « draconienne » telle que le paragraphe 160(1). C’est seulement parce que l’analyse contextuelle a révélé que le législateur a utilisé les deux sens du terme « époux » dans des dispositions similaires de la Loi que je suis disposé à en tenir compte dans l’analyse téléologique et pour déterminer le sens  voulu par le législateur dans l’utilisation ambiguë de ce terme au paragraphe 160(1).

Réserve

[79]        Je tiens à souligner que cette conclusion ne s’applique qu’à l’interprétation du terme « époux » au paragraphe 160(1). Toute personne qui voudrait appliquer une interprétation aussi large du terme dans d’autres dispositions de la Loi devrait réaliser une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de ce terme dans la disposition visée. L’ambiguïté contextuelle décrite ci‑dessus peut ne pas exister dans les dispositions autres que celles sur les transferts de biens après le décès. Dans le même ordre d’idées, l’objectif de la disposition en question pourrait ne pas appuyer clairement l’utilisation du sens familier. En l’absence d’ambiguïté contextuelle et d’objectif clair, le simple fait que le terme « époux » soit utilisé dans son sens juridique et familier dans une disposition donnée peut être insuffisant pour appuyer une interprétation élargie de ce terme.

Conclusion

[80]        Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le transfert de M. Juba à Mme Kuchta respecte le troisième critère énoncé dans l’arrêt Livingston. Par conséquent, l’appel est rejeté avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 19e jour de novembre 2015.

« David Graham »

Juge Graham

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de mai 2016.

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :

2015 CCI 289

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2012‑691(IT)G

INTITULÉ :

MARY E. KUCHTA ET SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Windsor (Ontario)

DATES DE L’AUDIENCE :

Les 27 et 28 janvier 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge David E. Graham

DATE DU JUGEMENT :

Le 19 novembre 2015

COMPARUTIONS :

Pour l’appelante :

Me Marcela S. Aroca

Me Thomas MacKay

Avocat de l’intimée :

Me Ryan R. Hall

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Marcela S. Aroca

Cabinet :

Aroca Litigation

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1]           2008 CAF 89, au paragraphe 17.

[2]            2013 CCI 60.

[3]           2009 CCI 219.

[4]           Je remarque aussi en passant que l’expression « au moment de celui‑ci » n’est pas utilisée dans le troisième élément du troisième critère de l’arrêt Livingston. Je ne peux que supposer que cette exclusion est accidentelle puisqu’on n’y trouve aucune raison expliquant pourquoi cette expression serait exclue de cet élément du critère.

[5]           Décision Kiperchuk, au paragraphe 29.

[6]           Arrêt Kindl, Re, 1982 CarswellOnt 340 (H.C. Ont.), au paragraphe 10.

[7]           Le paragraphe 252(3) élargit la signification familière en incluant les parties à un mariage nul ou annulable, mais il ne définit pas le terme lui‑même.

[8]           Un autre exemple de la signification élargie du terme « époux » est que le lecteur n’a probablement pas remarqué l’expression « l’époux survivant » utilisée dans la deuxième phrase du paragraphe auquel la présente note se rapporte. Si on interprète strictement le terme « époux », il serait impossible d’être à la fois un survivant et un époux et l’expression « l’époux survivant » serait absurde. Nous ne trouvons pas cette expression absurde parce que nous comprenons que l’utilisation générale du terme « époux » peut être plus large que la définition stricte du dictionnaire.

[9]           Malgré les préjugés attachés aux termes « veuve » et « veuf », je vais utiliser ces termes dans la suite des présents motifs du jugement pour désigner une personne qui se trouve dans une situation semblable à celle de Mme Kuchta. Le sens de ces mots est clair. Chose plus importante encore, il serait présomptif et déroutant que je parle des veuves et des veufs en utilisant le terme « époux » selon la définition juridique proposée par Mme  Kuchta ou la définition plus familière proposée par l’intimée au moment de déterminer laquelle de ces significations est appropriée. 

[10]          Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, au paragraphe 45. 

[11]          Je dis que ce point de vue est surprenant, car, si je l’accepte, il pourrait y avoir des conséquences variées et imprévues sur la signification du terme « époux » dans l’ensemble de la Loi.

[12]          Bien que l’impôt soit normalement exigé lors de la résiliation d’un REER après le décès, le transfert du REER à l’époux après le décès se fait libre d’impôt ‑ paragraphe 146(8). Puisque les REER de M. Juba ont été transférés à Mme Kuchta, aucun impôt ne découle de la résiliation du REER. Par conséquent, il n’existait aucune somme à laquelle l’article 160.2 pouvait s’appliquer.

[13]          Alinéa b) de la définition de « remboursement de primes » du paragraphe 146(1).

[14]          Par exemple, si un débiteur fiscal meurt pendant qu’il a une dette de 50 000 $ et des biens d’une valeur de 75 000 $, la dispense offerte à la veuve variera selon la nature de ces biens. Si tous les biens sont dans un REER, la veuve bénéficiera d’une dispense à l’égard de la totalité de la dette de 50 000 $. Si les biens sont constitués de 20 000 $ en espèces et de 55 000 $ dans un REER, la dispense ne visera qu’un montant de 30 000 $. Si le débiteur possédait 75 000 $ en espèces, la veuve ne bénéficierait d’aucune dispense.

[15]          2005 CSC 54, au paragraphe 47.

[16]          Placer Dome Canada Ltd, c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20.

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