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Dossiers : 2013-1386(EI)

2013-1387(CPP)

2013-1388(EI)

2013-1389(CPP)

ENTRE :

ANDREW PELLER LIMITED,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

Intimé,

Dossiers : 2013-1390(EI)

2013-1392(CPP)

ET ENTRE :

ANDREW PELLER LIMITED,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

JENNIFER DEARBORN, PATRICIA BENSON

Intervenantes.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appels entendus sur preuve commune les 26 et 27 mars ainsi que le 8 juin 2015, à Hamilton (Ontario)

Devant : L’honorable juge Diane Campbell


Comparutions :

Avocat de l’appelante :

Me Duane Milot

Avocat de l’intimé :

Pour les intervenantes :

Me Jan Jensen

Les intervenantes elles-mêmes

 

JUGEMENT

Les appels sont rejetés, sans frais, et les décisions du ministre sont confirmées, conformément aux motifs de jugement ci-joints, compte tenu du fait que les pourboires et gratifications distribués aux travailleurs des restaurants de l’appelante leur ont été versés par l’appelante et que, par conséquent, ils font partie de leur rémunération assurable et ouvrant droit à pension.

Signé à Ottawa, Canada, ce 16e jour de décembre 2015.

« Diane Campbell »

La juge Campbell

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de janvier 2016.

C. Laroche


Référence : 2015 CCI 329

Date : 20151216

Dossiers : 2013-1386(EI)

2013-1387(CPP)

2013-1388(EI)

2013-1389(CPP)

ENTRE :

ANDREW PELLER LIMITED,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

Intimé,

Dossiers s: 2013-1390(EI)

2013-1392(CPP)

ET ENTRE :

ANDREW PELLER LIMITED,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

JENNIFER DEARBORN, PATRICIA BENSON

Intervenantes.


MOTIFS DE JUGEMENT

La juge Campbell

I. Introduction

[1]             L’appelante conteste les cotisations établies par suite de son omission de verser des cotisations au Régime de pensions du Canada (« RPC ») et à l’assurance‑emploi relativement à des pourboires et gratifications reçus par certains travailleurs de deux de ses restaurants, Peller Estate Winery Restaurant et Trius Winery Restaurant, situés tous les deux dans la région de Niagara.

[2]             Le ministre du Revenu national (le « ministre ») a confirmé les cotisations le 30 novembre 2012 et déterminé que les pourboires et gratifications constituaient une rémunération assurable au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’assurance‑emploi, LC 1996, c 23 (la « LAE ») et des traitement et salaire cotisables au sens du paragraphe 12(1) du Régime de pensions du Canada, LRC 1985, c C-8 (le « RPC »).

[3]             La période visée s’étend du 1er janvier 2008 au 30 novembre 2011 pour tous les appels, à l’exclusion d’un seul qui porte sur les cotisations au RPC d’un travailleur pour lequel la période visée remonte au 1er janvier 2007 (2013‑1389(CPP)).

[4]             Les appels ont été entendus ensemble sur preuve commune. J’ai entendu les trois témoins : Mark Torrance, directeur national d’Estate Wineries pour le compte de l’appelante; Thierry Clement, serveur comptant 40 années d’expérience en restauration, qui a travaillé pour l’appelante au restaurant Peller Estates Winery de 2005 à 2009; Jennifer Dearborn, une serveuse qui a travaillé à ce même restaurant de mai 2002 jusqu’au 22 novembre 2014, date à laquelle l’appelante a mis fin à son emploi. Jennifer Dearborn et Patricia Benson ont participé aux appels en tant qu’intervenantes.

II. La preuve

[5]             L’appelante est une société dont les actions sont cotées à la Bourse de Toronto, et qui y a été inscrite à Grimsby, en Ontario. Elle exerce de nombreuses et diverses activités commerciales en Ontario et partout au Canada. Elle exploite des établissements vinicoles, 100 succursales où elle vend du vin en gros et au détail et les deux restaurants dont il est question dans les présents appels. M. Torrance a décrit l’appelante comme [traduction] « une société vinicole… la plus grande société vinicole canadienne appartenant à des intérêts canadiens » (transcription, 26 mars 2015, à la page 54). Les revenus annuels de l’appelante se chiffrent à environ 300 millions de dollars, et elle emploie au total plus de 1 300 employés. Le flux de rentrées principales provient de la fabrication et de la vente de vin embouteillé.

[6]             Les restaurants en question sont reconnus pour leurs tables gastronomiques qui attirent une clientèle distinguée en offrant un service attentionné de qualité supérieure. M. Torrance a décrit la qualité du service offert comme [traduction] « … une expérience très riche et luxueuse » (transcription, 26 mars 2015, à la page 56). En conséquence, l’appelante emploie majoritairement du personnel chevronné ayant un grand savoir-faire, pour lui permettre d’atteindre cet objectif dans un environnement d’affaires dont l’exploitation et la coordination, au dire de M. Torrance, sont particulièrement complexes. Durant les périodes visées par les appels, environ 100 employés travaillaient à ces restaurants. Le chiffre d’affaires brut s’élevait à environ 6,5 millions de dollars par année, et la clientèle laissait environ un million de dollars en pourboires et gratifications chaque année.

[7]             M. Torrance a témoigné que le personnel du restaurant se divisait en deux groupes : les employés qui étaient en contact avec la clientèle, à savoir les employés de la salle à manger, et les employés qui n’étaient pas en contact avec la clientèle. Le personnel de la salle à manger comprenait les hôtes, les serveurs, les commis de rang, les demi-serveurs de rang, les commis de salle, les barmans et les débarrasseurs de tables. Le personnel qui n’était pas en contact avec la clientèle se divisait lui aussi en deux groupes : l’équipe de cuisine, qui comprenait le chef principal, les sous-chefs, les demi-chefs de rang, les chefs de partie, les apprentis‑chefs et les plongeurs, et l’équipe de supervision, qui comprenait les directeurs, les sous-directeurs et les superviseurs. Les employés de la salle à manger travaillaient à temps partiel et étaient payés à l’heure, tandis que les employés de l’équipe de supervision étaient des salariés à temps plein.

[8]             En plus d’offrir une expérience gastronomique pour les clients sans réservation, l’appelante prépare des « réceptions », tels des événements tenus par des entreprises, des mariages et des repas pour grands ou petits groupes, dans les deux restaurants. M. Torrance a déclaré que les réceptions représentent 37 p. 100 du chiffre d’affaires total des deux restaurants. Une réception s’entend d’un événement organisé pour un groupe d’au moins dix personnes, par l’intermédiaire d’un coordonnateur des ventes ou d’un « agent des réservations de groupe », dont les modalités sont prévues par contrat. Il s’ensuit qu’une troisième catégorie d’employés, à savoir celle des coordonnateurs des ventes, est nécessaire à l’organisation des activités relatives à l’accueil des groupes. Un pourboire de 15 p. 100 était ajouté à la facture de tous les événements et spécifié dans le contrat de réservation. M. Torrance a affirmé que le pourboire de 15 p. 100 n’était pas obligatoire si un client refusait cette modalité. En ce qui a trait aux groupes de six à neuf personnes avec menu à la carte, ou pour les événements sans réception, les serveurs avaient la possibilité d’ajouter un pourboire de 15 p. 100, mais ils n’avaient pas cette possibilité pour les tables de moins de six personnes.

[9]             Les appels portent seulement sur les pourboires reçus par les employés de la salle à manger, à savoir les serveurs et le personnel qui leur procurent du soutien. À toutes les périodes visées, l’appelante a fait les retenues et les remises de cotisations du RPC et de l’assurance-emploi à l’égard des employés à temps plein qui n’étaient pas en contact avec la clientèle.

A. La politique de l’appelante concernant les pourboires

[10]        M. Torrance a déclaré que l’appelante favorisait une approche d’équipe coordonnée dans ses deux restaurants. À son avis, les pourboires étaient donnés pour récompenser l’expérience gastronomique dans son ensemble – service, ambiance, nourriture, breuvages, soutien et assistance. La position de la direction concernant les pourboires et gratifications comportait deux volets : premièrement, les pourboires devaient être retournés aux employés qui les avaient gagnés et, deuxièmement, les pourboires devaient être répartis équitablement pour éviter des tensions et des conflits entre les employés. L’appelante n’a jamais considéré que les pourboires et gratifications lui appartenaient, parce qu’elle jugeait qu’ils appartenaient à toute l’équipe. M. Torrance a expliqué que, même si presque tous les pourboires étaient déposés dans son compte bancaire général, l’appelante traitait ces montants, non pas comme un revenu, mais comme une dette, sensiblement de la même façon qu’elle traitait la TVH perçue auprès des clients. Pour une répartition équitable des pourboires, les serveurs devaient les partager avec toute l’équipe. En fait, un serveur ne pouvait pas unilatéralement décider de les garder pour lui, quoique M. Torrance ait fait observer que, si un serveur mettait des pourboires dans sa poche en catimini, l’appelante ne pouvait pas faire grand‑chose. Tous les pourboires reçus par l’appelante étaient remis aux employés, sans qu’elle n’en retienne une partie.

[11]        L’appelante a toujours tenu une méthode de partage des pourboires et gratifications entre le personnel de la salle à manger et le personnel de cuisine et de supervision, en y apportant des modifications au fil des ans. M. Torrance et Mme Dearborn ont déclaré qu’il avait toujours eu un [traduction] « pourboire à partager » ou [traduction] « pourboire pour la cuisine et la supervision », qui était appliqué aux deux restaurants. Avant et pendant les périodes visées par les appels, le pourboire à partager était fixé à 1,7 p. 100 du revenu, et était prélevé sur la somme des pourboires et gratifications laissés par les clients du restaurant. Ce pourboire était réparti entre le directeur, les directeurs adjoints, les sous‑chefs et, le cas échéant, le pâtissier. Dans le cas d’une réception, un montant additionnel correspondant à 1 p. 100 du revenu était prélevé sur les pourboires laissés par les clients et remis au coordonnateur des ventes qui avait pris la réservation et organisé l’événement. Le droit de participer à ce [traduction] « programme de gratification » faisait partie des modalités stipulées aux contrats de travail des membres du personnel à temps plein qui n’étaient pas en contact avec la clientèle.

[12]        Avant 2004, chaque serveur percevait les pourboires dans la section qui lui était assignée, et le personnel de cuisine et de supervision avait droit à une partie de ce montant et une autre partie était versée aux autres employés de la salle à manger.

[13]        Après 2004, à la suite d’un vote des employés, les deux restaurants ont été [traduction] « réunis », c’est‑à‑dire que les pourboires perçus dans toutes les sections de chacun des restaurants étaient mis en commun pour les travailleurs présents au quart de travail en question. Le pourboire pour la cuisine et la supervision était prélevé sur le montant mis en commun, et le montant restant était distribué au personnel de la salle à manger, chacun ayant droit à un pourcentage de ce dernier montant. Selon Mme Dearborn, c’était Peter Trajkovski, directeur du restaurant à l’époque, qui décidait du pourcentage que recevait chacun des membres du personnel de la salle à manger. M. Torrance a affirmé que, bien qu’il n’ait jamais exercé de pression en vue de l’établissement d’un mécanisme de mise en commun, il a bien accueilli le changement parce qu’il a permis de réduire les conflits entre les membres du personnel.

[14]        En 2008, la méthode de mise en commun des pourboires selon un pourcentage a été remplacée par une méthode à points, qui a été mise en application dans les deux restaurants. M. Thierry Clement, qui travaillait pour l’appelante durant cette période et qui avait acquis de l’expérience dans des restaurants en Europe qui utilisaient une méthode à points, a témoigné que le nouveau directeur du restaurant, Luigi Cirelli, l’avait consulté pour obtenir de l’aide pour réaliser cette conversion. M. Clement a façonné cette nouvelle méthode d’après son expérience acquise en Europe, et M. Cirelli a adopté la méthode à points telle qu’il l’avait conçue. Il a été le seul membre du personnel à être consulté pour la mise en œuvre de la nouvelle méthode.

[15]        Conformément à cette nouvelle méthode, le pourboire de 1,7 p. 100 distribué à la cuisine et à la supervision et le pourboire de 1 p. 100 accordé pour les réceptions continuaient de s’appliquer, mais les employés de la salle à manger se voyaient attribuer un nombre déterminé de points selon le rôle joué par chacun dans l’expérience gastronomique. Ainsi, un serveur se voyait attribuer plus de points qu’un barman ou qu’un commis de salle. À la fin du quart de travail ou d’une réception, le montant total des pourboires était calculé, et 1,7 p. 100 du revenu mis en commun était remis au personnel de cuisine et de supervision (plus 1 p. 100 aux coordonnateurs des ventes dans le cas des réceptions). Le reste du montant était réparti entre les membres du personnel de la salle à manger en service pendant le quart en question, selon le nombre de points attribués à chacun. M. Torrance a affirmé qu’il n’avait reçu aucune plainte ni rétroaction concernant cette nouvelle méthode. Celle-ci a été appliquée pour le reste des périodes visées par les appels, jusqu’en 2012.

B. Le programme de gratification

[16]        Le programme de gratification constituait un élément important de la méthode de distribution des pourboires, tant avant qu’après les périodes visées par les appels, parce que la direction des restaurants et certains salariés se voyaient garantir un pourcentage de revenu prélevé sur les pourboires et gratifications mis en commun. Comme le programme était limité à certains employés salariés travaillant à temps plein, y compris les directeurs, les directeurs adjoints, les sous‑chefs et, le cas échéant, le pâtissier, les membres du personnel de cuisine et de supervision n’avaient pas tous droit de participer à ce programme. Pour ce qui est des réceptions, le montant total du pourboire à partager était établi à 2,7 p. 100 du revenu, dont 1 p. 100 pour le personnel chargé des réceptions et 1,7 p. 100 pour le personnel de cuisine et de supervision.

[17]        M. Torrance a décrit le programme de gratification comme une obligation juridique, qui incombait à l’appelante, de payer un pourcentage des pourboires reçus à un certain groupe d’employés salariés au sein du personnel de cuisine et de supervision. Cette obligation existait en raison d’une clause prévue au contrat de travail de ces employés.

[18]        Si l’on se fie au témoignage de M. Torrance, le programme de gratification était une forme de [traduction] « rémunération au rendement » pour les directeurs et les chefs, qui leur permettait de participer à la croissance de l’entreprise, puisque les pourboires augmentaient. Ces employés étaient ainsi assurés d’un certain pourcentage de revenu, le reste des montants de pourboires mis en commun devant être distribué aux autres membres du personnel.

[19]        Les employés payés à l’heure avaient des contrats de travail, mais aucune modalité concernant les pourboires n’y était prévue parce que, comme l’a expliqué M. Torrance, l’appelante n’était pas en mesure de garantir les attentes des employés à cet égard. M. Torrance a également fait référence à un manuel de politiques à l’intention des employés, qui ne faisait pas état des pourboires pour ces employés. Toutefois, cette brochure n’a pas été versée en preuve.

[20]        M. Torrance et Mme Dearborn n’étaient pas du même avis sur la question de savoir si un serveur était néanmoins tenu de remettre au personnel de cuisine et de supervision un pourcentage de pourboire à partager, advenant le cas où un client ne laissait pas de pourboire. M. Torrance a affirmé que, bien que pareille situation ne soit survenue que rarement, l’appelante était tenue de combler la différence, tandis que Mme Dearborn a donné un exemple où elle avait dû remettre un pourcentage de pourboire à partager au personnel de cuisine et de supervision, malgré le fait que les clients n’avaient pas laissé de pourboire.

[21]        M. Torrance et Mme Dearborn ont tous les deux confirmé que l’appelante avait continué de percevoir le montant de 1,7 p. 100 des revenus de pourboire à partager, bien que certains postes, qui donnaient normalement droit à un pourboire à partager, aient été vacants pendant certaines périodes. Il convient de souligner que l’une des clauses du contrat de travail d’un directeur adjoint stipule que celui‑ci a le droit de participer au programme de gratification seulement durant la période où il est [traduction] « activement employé » par l’appelante. M. Torrance a mentionné que, malgré cette pratique, l’appelante ne s’est jamais retrouvée avec un surplus d’argent lorsqu’un poste était vacant, parce qu’elle devait parfois s’acquitter de son obligation dans le cadre du programme même lorsque les pourboires étaient insuffisants pour qu’il y soit satisfait; il a donné l’exemple d’une réception où le client, pour une raison quelconque, a refusé de payer le pourboire automatique de 15 p. 100 qui devait normalement s’appliquer.

C. La comptabilité de l’appelante et le paiement des pourboires

[22]        M. Torrance a affirmé dans son témoignage que, en raison de l’importance de la somme perçue annuellement en pourboires, l’appelante avait déployé beaucoup d’efforts pour s’assurer que les pourboires étaient bien comptabilisés et distribués selon la méthode mise en place. Il s’ensuit que l’appelante devait faire certaines vérifications et certains contrôles pour s’assurer que les pourboires étaient correctement perçus et distribués, parce qu’elle avait comme ligne de conduite que la totalité des pourboires perçus dans les restaurants devait être retournée à l’équipe d’employés.

[23]        Presque 90 p. 100 des transactions effectuées aux restaurants, y compris le paiement des pourboires, l’étaient par voie électronique, c’est‑à‑dire par carte de crédit, carte de débit ou carte-cadeau. L’appelante avait recours aux services de Moneris pour le traitement quotidien de toutes les transactions effectuées par carte et pour le dépôt quotidien dans son compte bancaire général de tous les montants reçus. L’appelante payait à Moneris des frais de traitement, sans rien déduire des montants de pourboires pour couvrir ces frais. La somme déposée incluait le montant perçu pour les services, les taxes et les pourboires.

[24]        L’appelante utilisait le système Silverware comme logiciel de point de vente dans les deux restaurants. Dès 2001, à la fin d’un quart ou d’une réception, les serveurs devaient chacun imprimer, à partir du logiciel Silverware, un relevé quotidien des ventes ou un relevé sommaire, qui permettait de connaître le montant total des ventes de nourriture et de breuvages et les pourboires applicables à chaque serveur d’un quart donné. Il permettait également de connaître la forme des montants totaux reçus : comptant, carte de crédit, carte de débit ou carte‑cadeau.

[25]        Après l’introduction de la méthode à points en 2008, les serveurs remettaient leur rapport quotidien des ventes au serveur principal responsable du quart ou de la réception. Ce dernier préparait alors un [traduction] « rapport ventilé des pourboires à partager » (le RVPP) pour calculer la part revenant à chaque employé ayant travaillé durant le quart en question. Conformément au RVPP, les pourboires étaient partagés entre certains employés de la cuisine et de la supervision (1,7 p. 100) et certains employés de la salle à manger selon les points qui leur avaient été attribués. Dans le cas d’une réception, les pourboires étaient également partagés avec le personnel chargé de la réception (1 p. 100 de plus). Conformément au RVPP, les ventes réalisées lors des réceptions étaient enregistrées séparément de celles des repas gastronomiques pour les clients sans réservation. Les ventes au comptant étaient également comptabilisées et enregistrées séparément. Selon le montant d’argent comptant reçu durant un quart ou une réception, les serveurs pouvaient s’approprier une partie sinon la totalité des pourboires reçus en argent comptant ce jour-là. Le cas échéant, cela était inscrit dans le RVPP, mais, la plupart du temps, il n’y avait pas suffisamment d’argent pour procéder à une distribution immédiate des pourboires. En consultant le RVPP, chaque employé de la salle à manger pouvait évaluer et déterminer lui‑même la part des pourboires reçus durant un quart ou une réception à laquelle il avait droit.

[26]        Le RVPP dûment rempli était remis au directeur du restaurant qui était en service pour ce quart ou cette réception-là afin qu’il prépare les données et les saisisse dans une feuille de calcul. Chaque feuille de calcul couvrait une période allant du lundi au dimanche. Selon M. Torrance, ces feuilles de calcul étaient utilisées pour retracer les montants perçus durant une période et les montants qui étaient dus aux employés pour cette même période.

[27]        Les feuilles de calcul étaient ensuite envoyées au service de la comptabilité de l’appelante, où l’exactitude des calculs du RVPP était vérifiée pour confirmer les montants qui devaient être remis à chacun des membres du personnel de la salle à manger. Des livres indépendants dans lesquels étaient consignés les pourboires donnés par les clients étaient tenus pour s’assurer qu’ils étaient retournés entièrement au personnel.

[28]        M. Torrance a expliqué que, lorsqu’il avait commencé à travailler pour l’appelante, la pratique consistait à payer les pourboires à partager à partir des fonds de caisse bien remplis. Au fil du temps, l’appelante s’est convertie à une méthode où le service de comptabilité libellait un chèque au nom du directeur, qui l’encaissait et distribuait les montants de pourboire, dans des enveloppes prévues à cette fin, à chacun des employés de la salle à manger. La paie était remise aux employés toutes les deux semaines, mais les enveloppes de pourboires étaient distribuées toutes les semaines.

[29]        En 2009, après le vol du coffre-fort et la disparition des fonds de caisse, l’appelante a décidé de garder moins d’argent comptant sur place, et, à partir de ce moment-là, le service de la comptabilité a commencé à remettre des chèques directement aux employés toutes les semaines pour le paiement de leurs pourboires. Ces chèques émanaient de l’appelante, Andrew Peller Limited, et étaient remis séparément des paies des employés, qui étaient déposées directement toutes les deux semaines. Par ailleurs, les autres employés salariés de la cuisine recevaient leur pourcentage de 1,7 p. 100 toutes les deux semaines, en même temps que leur chèque de paie ordinaire, et l’appelante faisait les retenues et les remises du RPC et de l’AE sur ces montants. Parallèlement, l’appelante payait les cotisations du RPC et de l’AE sur le pourboire de réception, parce que [traduction] « […] nous avions garanti ce montant […] comme un revenu sur lequel ils pouvaient compter […] » (transcription, 26 mars 2015, à la page 127).

III. Les points en litige

[30]        Deux questions ont été soulevées dans les appels :

1.       Les pourboires et gratifications reçus par les travailleurs, ou les employés de la salle à manger, faisaient-ils partie de leurs traitement ou salaire cotisables au titre des paragraphes 8(1) et 9(1) du RPC?

2.       Les pourboires et gratifications reçus par les travailleurs, ou les employés de la salle à manger, constituaient-ils une rémunération assurable au titre de la LAE?

IV. Les dispositions législatives applicables

A. Le Régime de pensions du Canada

[31]        Le paragraphe 8(1) du RPC exige qu’un employé qui occupe un emploi ouvrant droit à pension verse une cotisation d’employé calculée à partir du plus petit des montants suivants : les « traitement et salaire cotisables de l’employé » et le maximum des gains cotisables de l’employé, moins certains montants précis. La disposition est ainsi libellée :

8. Montant de la cotisation d’un employé – (1) Tout employé occupant chez un employeur un emploi ouvrant droit à pension verse, par retenue prévue par la présente loi sur la rémunération que lui paie cet employeur à l’égard de cet emploi, pour l’année au cours de laquelle cette rémunération lui est payée, une cotisation d’employé égale au produit obtenu par la multiplication du taux de cotisation des employés pour l’année par le plus petit des montants suivants :

a) les traitement et salaire cotisables de l’employé pour l’année, payés par cet employeur, moins tel montant, au titre de l’exemption de base pour l’année ou à valoir sur cette exemption, qui est prescrit;

b) le maximum des gains cotisables de l’employé pour l’année, moins le montant, s’il en est, qui est déterminé de la manière prescrite comme étant les traitement et salaire que cet employeur paie à l’employé et sur lesquels une cotisation a été versée pour l’année par l’employé en vertu d’un régime provincial de pensions.

[32]        Le paragraphe 9(1) du RPC exige de plus qu’un employeur qui verse une rémunération relativement à un emploi ouvrant droit à pension paie une cotisation d’employeur calculée à partir du plus petit des montants suivants : les « traitement et salaire cotisables de l’employé » et le maximum des gains cotisables de l’employé, moins certains montants précis. La disposition est ainsi libellée :

9. Montant de la cotisation de l’employeur – (1) Tout employeur doit, à l’égard de chaque personne employée par lui dans un emploi ouvrant droit à pension, payer pour l’année au cours de laquelle est payée à l’employé la rémunération à l’égard d’un emploi ouvrant droit à pension, une cotisation d’employeur d’un montant égal au produit obtenu par la multiplication du taux de cotisation des employeurs pour l’année par le plus petit des montants suivants :

a) les traitement et salaire cotisables de l’employé pour l’année, versés par l’employeur, moins tel montant, au titre de l’exemption de base de l’employé pour l’année ou à valoir sur cette exemption, qui est prescrit;

b) le maximum des gains cotisables de l’employé pour l’année, moins le montant, s’il en est, qui est déterminé de la manière prescrite comme étant les traitement et salaire de l’employé, sur lesquels une cotisation a été versée par l’employeur pour l’année à l’égard de l’employé en vertu d’un régime provincial de pensions.

[33]        Le paragraphe 12(1) énonce que le montant des traitement et salaire cotisables est le revenu qu’un employé retire pour l’année d’un emploi ouvrant droit à pension, calculé en conformité avec la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1, (la « LIR »).

B. La Loi sur l’assurance‑emploi

[34]        L’article 67 de la LAE impose à l’employé qui occupe un emploi assurable une cotisation correspondant à sa rémunération assurable. La disposition est rédigée en ces termes :

67. Cotisation ouvrière – Sous réserve de l’article 70, toute personne exerçant un emploi assurable verse, par voie de retenue effectuée au titre du paragraphe 82(1), une cotisation correspondant au produit de sa rémunération assurable par le taux fixé en vertu des articles 66 ou 66.3, selon le cas.

[35]        L’article 68, qui impose une cotisation à l’employeur, est rédigé en ces termes :

68. Cotisation patronale – Sous réserve des articles 69 et 70, la cotisation patronale qu’un employeur est tenu de verser correspond à 1,4 fois la cotisation ouvrière de ses employés qu’il est tenu de retenir au titre du paragraphe 82(1).

[36]        Le paragraphe 82(1) exige qu’un employeur, qui verse une rétribution à un employé occupant un emploi assurable, fasse les retenues et les remises de cotisations de l’assurance-emploi prévues aux articles 67 et 68.

[37]        Le paragraphe 2(1) de la LAE définit la « rémunération assurable » comme « [l]e total de la rémunération d’un assuré, déterminé conformément à la partie IV, provenant de tout emploi assurable ».

[38]        Le paragraphe 2(1) du Règlement sur la rémunération assurable et la perception des cotisations, DORS/97-33, (le « Règlement ») précise que, pour l’application de la définition de « rémunération assurable » au paragraphe 2(1) de la LAE, « […] le total de la rémunération d’un assuré provenant de tout emploi assurable correspond à l’ensemble des montants suivants :

a) le montant total, entièrement ou partiellement en espèces, que l’assuré reçoit ou dont il bénéficie et qui lui est versé par l’employeur à l’égard de cet emploi;

b) le montant de tout pourboire que l’assuré doit déclarer à l’employeur aux termes de la législation provinciale.

V. Analyse

[39]        Il existe des différences manifestes entre la formulation du cadre législatif du RPC et celle du cadre législatif de la LAE. Toutefois, une question d’importance cruciale est commune à ces deux lois, soit de savoir qui a « versé » les pourboires et gratifications ou encore, dans le cadre des présents appels, celle de savoir si l’appelante a « versé » les pourboires et gratifications. La réponse à cette question importante permettra de trancher la question concernant le RPC. Toutefois, en ce qui a trait à la LAE, il reste une autre question concernant l’interprétation législative du terme « rémunération assurable » contenu dans le Règlement.

[40]        Le terme « traitement et salaire cotisables » est défini dans le RPC comme un revenu tiré d’un emploi ouvrant droit à pension calculé en conformité avec les dispositions de la LIR, les pourboires et gratifications étant considérés comme un revenu pour l’application de cette loi. Toutefois, la question qui revêt une importance cruciale concernant les pourboires et gratifications demeure la suivante : l’employeur a‑t‑il payé les pourboires et gratifications au titre des alinéas 8(1)a) et 9(1)a) du RPC?

[41]        L’interprétation des dispositions de la LAE est un peu plus complexe. Sous le régime de cette loi, les cotisations doivent être prélevées sur la « rémunération assurable ». Ce terme est défini dans le Règlement comme étant le montant total a) versé à l’employé par l’employeur à l’égard de cet emploi et b) les pourboires que l’assuré doit déclarer à l’employeur « aux termes de la législation provinciale ». Toutefois, la province de l’Ontario n’a édicté aucune loi à cet effet, et, en fait, le Québec est la seule province, jusqu’à ce jour, ayant adopté pareille loi.

[42]        L’autre question intéressant les dispositions de la LAE que je dois trancher est de savoir si le mot « pourboire » au paragraphe 2(1)b) du Règlement signifie que les pourboires peuvent ou ne peuvent pas avoir le sens de « […] montant […] qui […] est versé [à l’employé] par l’employeur à l’égard de cet emploi », au titre de l’alinéa 2(1)a) du Règlement. Selon la thèse de l’appelante, le principe d’interprétation législative « generalia specialibus non derogant » devrait s’appliquer. L’application de ce principe en l’espèce, à savoir la priorité de la règle spéciale sur la règle générale, à moins de renvoi exprès quelconque à la loi antérieure ou d’incohérence entre les deux lois, signifie que le mot « pourboire » à l’alinéa 2(1)b) empêche effectivement les pourboires et gratifications d’entrer dans le champ d’application de l’alinéa 2(1)a) du Règlement. Si cette thèse s’avère exacte, les pourboires pourraient être assujettis seulement aux cotisations de l’AE dans les provinces ayant adopté une loi spécifique (ce qui est le cas de la province de Québec seulement jusqu’à ce jour) exigeant que l’employé déclare ses pourboires à l’employeur. L’appelante soutient de plus que le Parlement a conféré aux provinces la compétence d’inclure la question des pourboires et gratifications dans la législation en matière de sécurité sociale. Comme l’Ontario n’a pas édicté de loi en la matière, l’appelante soutient alors que les pourboires ne constituent pas une « rémunération assurable » pour l’application de la LAE parce que, contrairement au Québec, les assurés de cette province ne sont pas tenus de déclarer des pourboires à leur employeur au titre d’une loi ontarienne. Par conséquent, selon l’appelante, il n’y a pas lieu d’interpréter largement les dispositions de la LAE pour protéger les employés qui reçoivent des pourboires et gratifications, et le mot « versé » devrait être interprété et défini étroitement.

[43]        À l’inverse de la thèse de l’appelante, on pourrait faire valoir que le Règlement pourrait aussi être interprété comme signifiant que le terme « rémunération assurable » inclut les pourboires et gratifications dans le montant total « versé » par l’employeur « et », dans les provinces ayant adopté une loi spécifique, les pourboires qui ont été versés par les clients et déclarés à l’employeur.

[44]        Il convient de souligner, vu l’importance que revêt cet élément pour mon analyse, que, dans l’un ou l’autre des cas, le paiement des cotisations du RPC et de l’AE n’aura pas à être fait si l’employeur n’a pas « versé » les pourboires. L’appelante a avancé que les pourboires et gratifications reçus des clients ne constituent pas une rémunération assurable ni des montants de traitement et salaire cotisables, parce que, compte tenu des faits et du droit, elle n’a pas versé ces pourboires à ses employés.

[45]        L’arrêt Canadien Pacifique Ltée c Procureur général du Canada (ministre du Revenu national), [1986] 1 RCS 678, fait autorité relativement à la question du traitement des pourboires et gratifications pour le calcul des cotisations prévues par la législation en matière d’assurance-emploi. La question que devait trancher la Cour suprême du Canada dans cette affaire était semblable à la question dont je suis saisie, même si elle intéressait une loi antérieure à la présente LAE, à savoir la Loi de 1971 sur l’assurance‑chômage. La question soulevée devant la Cour suprême dans Canadien Pacifique consistait à établir si, dans le calcul des cotisations dues au titre des dispositions de la loi de l’époque, il était nécessaire d’inclure les montants de pourboires remis à l’employeur en vue de leur distribution aux employés. La Cour suprême a confirmé que ces pourboires étaient assujettis aux cotisations au titre de la loi. Elle a également déclaré que le terme « rémunération assurable » présente un sens plus large que, par exemple, le vocable « traitement et salaire » et qu’il peut inclure un pourboire reçu par un employeur en vue de le distribuer à ses employés. Il importe de souligner particulièrement pour les appels dont je suis saisie que le juge La Forest, à la page 687, a ensuite affirmé que le mot « payer » peut « aussi bien signifier une simple distribution par l’employeur que le paiement d’une créance de l’employeur [aux employés] » [non souligné dans l’original], par exemple, un montant de traitement et salaire.

[46]        La Cour suprême était d’avis que seuls les pourboires reçus par les employés eux‑mêmes étaient exclus de la « rémunération assurable ». Il en allait ainsi principalement pour des raisons et des préoccupations administratives attribuables à la difficulté de régler la question de la perception des cotisations sur les pourboires reçus à titre personnel par les employés. Même si la Cour suprême n’a pas défini la notion de pourboires reçus par les employés à titre personnel ni élaboré sur sa signification, il serait logique de conclure qu’elle faisait référence aux pourboires et gratifications pour lesquels la participation de l’employeur est à ce point négligeable qu’il lui serait impossible de déterminer le montant du pourboire que l’employé a reçu pour être en mesure de retenir et de remettre un montant, comme le prévoit la loi.

[47]        La Cour suprême du Canada, pour parvenir à sa décision, a souligné que la signification à donner au terme « rémunération assurable » devait être cohérente avec l’objet de la loi de l’époque, à savoir la Loi de 1971 sur l’assurance‑chômage, qui, de la même manière que la loi actuelle, visait à venir en aide aux particuliers en leur versant des prestations lorsqu’ils perdaient leur emploi. Exclure les pourboires et gratifications de la rémunération assurable serait, par conséquent, incompatible avec l’objet de la loi et signifierait que ceux pour qui les pourboires comptaient pour une partie importante de leur revenu se retrouveraient dans une situation plus défavorable que les employés qui recevaient un traitement ou un salaire. Cela signifierait également que les employeurs se trouveraient dans une situation plus favorable parce que ces employés étaient rémunérés en partie avec les pourboires et gratifications qu’ils touchaient, tandis que d’autres employés recevaient un salaire.

[48]        La Cour suprême du Canada a non seulement affirmé clairement que la « simple distribution » par un employeur pouvait constituer un paiement, mais elle a aussi adopté une approche large quant à la signification du mot « payé ». À mon avis, le même objet et les considérations de principe avancées par la Cour suprême dans Canadien Pacifique s’appliquent également aujourd’hui dans le cadre de la législation actuelle en matière d’assurance‑emploi, et je conclurais également qu’il en va de même à l’égard de la législation du RPC, car les deux lois sont des textes législatifs visant la sécurité sociale. Les principes énoncés par la Cour suprême du Canada ont été adoptés de la même manière par la Cour d’appel fédérale dans Lake City Casinos Ltd c Canada (Ministre du Revenu national – MRN), 2007 CAF 100, [2007] ACF no 337, au paragraphe 2, qui est rédigé en ces termes :

Pour obtenir gain de cause, il incombait à l’appelante d’établir que les pourboires étaient versés par l’employeur dans le sens large attribué à ce terme par la Cour suprême du Canada dans Canadien Pacifique Ltée c. Canada, […]. À cette fin, il fallait démontrer que l’employeur avait eu les pourboires en sa possession et les avait ensuite remis aux employés.

[Non souligné dans l’original.]

[49]        Dans les présents appels, les faits permettent-ils d’établir que l’appelante a eu en sa possession les pourboires et gratifications, y compris les pourboires en espèces, obtenus lors de réceptions ou pour des repas à la carte, si bien qu’il soit possible de conclure qu’elle a distribué ces montants à ses employés? Je conclus que, compte tenu de la preuve, l’appelante, durant la période visée, a non seulement été en possession de tous les montants de pourboires et gratifications, reçus par voie électronique ou en espèces, mais elle a aussi exercé un contrôle considérable sur ces montants, en se procédant à une redistribution de ces montants selon le sens large du mot « versé » prévu dans le Règlement.

[50]        L’appelante a rigoureusement contrôlé, vérifié et comptabilisé les pourboires laissés par les clients à ses deux restaurants. Au début de la période visée par les appels et jusqu’en mai 2009, la distribution se faisait au moyen d’un seul chèque hebdomadaire tiré sur le compte bancaire général de l’appelante et libellé à l’ordre d’un directeur des restaurants qui l’encaissait, partageait la somme reçue et remettait à chaque employé la part qui lui revenait en espèces. Cette façon de faire a été changée, et l’appelante a commencé à distribuer les pourboires en émettant des chèques hebdomadairement à chaque employé selon une comptabilisation tenant compte des points qui leur avaient été attribués. Avant d’émettre les chèques destinés aux membres du personnel de la salle à manger, l’appelante a eu recours à diverses méthodes de vérification et de pondération allant des rapports produits par les serveurs, aux RVPP et aux feuilles de calcul et, finalement, à la vérification par son service de la comptabilité. Rien ne permet d’établir que l’appelante ait déjà isolé ces sommes d’autres fonds qu’elle avait en sa possession et sous son contrôle. Même si cela se produisait rarement, s’il y avait suffisamment de comptant à la fin d’un quart pour qu’un employé reçoive la part de pourboires qui lui revenait en espèces, la formule que l’appelante avait établie pour le partage des pourboires était encore là appliquée en tenant compte des données enregistrées dans le RVPP et dans le logiciel Silverware. L’appelante a contrôlé la partie en espèces des pourboires, évaluée à environ 10 p. 100, en les conservant dans son coffre‑fort en vue de les déposer dans son compte bancaire.

[51]        L’appelante avait comme ligne de conduite que les pourboires et gratifications devaient être partagés par les employés, et aucun employé n’était autorisé à garder un pourboire pour lui‑même. Pour mettre au point la formule suivant laquelle les pourboires seraient partagés par les employés, un seul employé, Thierry Clement, a été consulté en raison de son expérience avec la méthode à points lorsqu’il travaillait en Europe. Selon la preuve recueillie, y compris le témoignage de Mme Dearborn, aucun autre employé n’a été consulté ou n’a eu son mot à dire dans ce processus.

[52]        L’appelante a soutenu qu’elle n’avait pas « versé » les pourboires, mais, plutôt, qu’elle agissait comme un simple facilitateur ou agent dans la perception des pourboires et dans la remise de ces montants aux employés. Même si les droits de propriété ne font pas partie du critère applicable, et même si c’était le cas, l’appelante a néanmoins procédé à la distribution de tous les pourboires pour s’acquitter de ses obligations découlant de son programme de gratification. Les actions de l’appelante débordaient le critère fondamental de la « simple perception » et de la « simple distribution » de l’argent. Par exemple, pour mettre en œuvre son programme de gratification, l’appelante a traité les pourboires comme s’ils lui appartenaient afin de s’acquitter de ses obligations contractuelles et d’atteindre ses propres objectifs concernant la rémunération fondée sur des mesures d’encouragement de ses principaux employés salariés. Dans ces cas, l’appelante a convenu par contrat avec certains employés d’un pourcentage de revenu net devant être prélevé sur les montants de pourboires perçus et mis en commun dans le cadre d’un programme de gratification. La Cour suprême du Canada dans Canadien Pacifique a conclu que la « simple distribution » serait suffisante pour que ces montants entrent dans la définition de « rémunération assurable », mais les faits dans les présents appels corroborent une conclusion selon laquelle l’appelante utilisait les pourboires mis en commun, qu’elle contrôlait, pour financer son obligation contractuelle de payer certains employés salariés à temps plein occupant des postes clés ainsi que les coordonnateurs des ventes chargés des réceptions. Ces montants étaient prélevés sur les pourboires et gratifications avant que la formule ne soit appliquée au solde pour déterminer le montant de pourboire dû à chaque travailleur.

[53]        De toute évidence, le fait que l’appelante ait joué un rôle dans le traitement des pourboires permet de satisfaire au critère préliminaire de la « simple distribution », comme l’a prévu la Cour suprême du Canada dans Canadien Pacifique, mais il permet aussi de l’excéder, étant donné que les pourboires ont été utilisés pour l’atteinte des ses propres objectifs. En tout état de cause, comme l’avocat de l’intimé l’a à juste titre souligné, le critère n’est pas celui de savoir [traduction] « à qui appartiennent les pourboires et gratifications », mais plutôt celui de savoir [traduction] « qui les a versés ».

[54]        S’il est conclu que c’est l’appelante qui a versé les pourboires, la question sera résolue en ce qui a trait aux dispositions du RPC, et il en résultera que les pourboires et gratifications seront considérés comme une rémunération ouvrant droit à pension. Toutefois, dans le cas de la LAE, d’autres aspects doivent être pris en considération. L’appelante soutient qu’il existe une différence importante dans le libellé du règlement, tel qu’il était rédigé avant l’arrêt de la Cour suprême dans Canadien Pacifique et le libellé du Règlement de la LAE actuellement en vigueur, en ce qui a trait au calcul de la « rémunération assurable ». Les anciennes dispositions énonçaient ceci : la « rémunération assurable » désigne « […] le montant de rétribution [d’un employé], qu’elle soit entièrement ou partiellement versée en espèces, qui lui est payée par son employeur pour une période de paie, et comprend […] ». Suivait une énumération d’inclusions dont l’un des éléments était le suivant : « […] toute somme que lui paie son employeur […] en règlement […] d’un boni, d’une gratification […]. Le Règlement actuel remplace l’énumération des inclusions qui se trouvait à l’alinéa 2(1)a) et fait état du « […] montant total […] versé par l’employeur à l’égard de cet emploi ». L’alinéa 2(1)b) fait état des pourboires qui doivent être déclarés à l’employeur aux termes de la législation provinciale.

[55]        L’appelante a avancé également que l’ajout de l’alinéa a.1) à la définition de « rémunération » contenue à l’article 100 du Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., ch. 945, considéré avec l’alinéa 2(1)b) du Règlement pris sous le régime de la LAE, était censé exclure les pourboires du montant des « traitement et salaire cotisables » et de la « rémunération assurable » en l’absence d’une législation provinciale. Les modifications apportées à la définition de « rémunération », avec l’ajout de l’alinéa a.1), font en sorte qu’elle comprend « tout paiement […] relatif aux pourboires qu’un employé est tenu de déclarer à son employeur aux termes d’une loi provinciale ». Ces modifications ont été apportées après l’adoption par la Province de Québec d’un mécanisme obligeant les employés à déclarer leurs pourboires à leur employeur. Ces modifications ont été examinées dans la décision Lake City, aux paragraphes 57 à 61, et il a été conclu que les nouvelles dispositions impliquaient que le Parlement avait délégué aux provinces la compétence sur le mécanisme d’aide sociale quant au RPC et à l’AE. La décision Lake City a été confirmée par la Cour d’appel fédérale. Toutefois, à leur lecture, les motifs de la Cour d’appel fédérale soutiennent ma conclusion selon laquelle elle a confirmé cette décision seulement en ce qui a trait aux conclusions de fait et a, à vrai dire, réitéré que le critère applicable était celui qui était énoncé dans Canadien Pacifique, soit la question de savoir si l’employeur a distribué les pourboires en en ayant possession et en les remettant aux employés. La Cour d’appel fédérale n’a formulé aucun commentaire sur les conclusions du juge Hershfield concernant les modifications.

[56]        Les commentaires du juge Hershfield concernant la délégation par le Parlement de la compétence sur les pourboires et gratifications ont été formulés en obiter dictum dans la décision Lake City. Toutefois, après avoir examiné minutieusement la législation et la jurisprudence, je ne vois absolument rien qui pourrait soutenir les conclusions et les affirmations contenues dans Lake City. En fait, contrairement à l’opinion exprimée dans Lake City, les modifications semblent en imposer plus au mécanisme d’aide sociale, au lieu d’en enlever. Cela ressort clairement de l’emploi de la conjonction « and » [dans la version anglaise et du point-virgule dans la version française] dans les deux modifications. Autrement dit, les pourboires font partie de la « rémunération assurable », définie au paragraphe 2(1) du Règlement, s’ils ont été versés par l’employeur (comme le prévoit l’alinéa 2(1)a)) et s’ils doivent être déclarés à l’employeur au titre de la loi (comme le prévoit l’alinéa 2(1)b)).

[57]        Comme l’avocat de l’intimé l’a souligné dans ses observations, les descriptions pertinentes de la Gazette du Canada (partie II, DORS/98-1 à 19 et SI/98-1 à 4; partie II, DORS/98‑246 à 277 et SI/98-57 à 58) sont compatibles avec mon interprétation selon laquelle les modifications sont censées élargir la définition de « rémunération assurable », et non la limiter davantage. Si l’argument de l’appelante est exact, à savoir que le Parlement avait l’intention d’exclure les pourboires, sous réserve d’une législation provinciale, les rédacteurs législatifs les auraient sans doute mentionnés dans une disposition énumérant des exclusions comme le paragraphe 2(3) du Règlement pris sous le régime de la LAE.

[58]        L’interprétation que je donne à ces modifications est également compatible avec les objectifs politiques reconnus qui sont sous-jacents à la législation en matière d’aide sociale. L’arrêt de la Cour suprême du Canada a reconnu les objectifs politiques de cette législation, et rien dans les modifications n’indique une intention de réformer cette décision. Non seulement l’idée voulant que le Parlement ait délégué la compétence qu’il exerçait sur les pourboires et gratifications est incompatible avec ces objectifs politiques, mais aussi il n’y a aucune preuve que le Parlement voulait même déléguer cette compétence aux provinces.

[59]        Enfin, en ce qui a trait au principe generalia specialibus non derogant invoqué par l’appelante à l’appui de l’argument selon lequel le mot « pourboires » à l’alinéa 2(1)b) du Règlement signifie que les pourboires ne peuvent pas être inclus à l’alinéa 2(1)a), je ne vois aucun conflit entre ces deux alinéas. En fait, ce principe, suivant lequel les dispositions d’une loi spéciale l’emportent sur celles d’une loi générale, ne s’applique pas. Le libellé de l’alinéa 2(1)a) inclut les pourboires versés par l’employeur, selon le sens large et libéral donné dans Canadien Pacifique. Le libellé de l’alinéa 2(1)b) inclut les pourboires qui doivent être déclarés par l’employé à l’employeur au titre d’une loi provinciale. En conséquence, cela signifie les pourboires que l’employeur n’a pas « versés », sinon il n’y aurait pas lieu de les déclarer.

VI. La jurisprudence contradictoire

[60]        Les décisions émanant de la Cour qui portent sur les pourboires et gratifications semblent se diviser en deux catégories générales et opposées. Le premier groupe (comprenant S & F Philip Holdings Ltd OP Sooke Harbour c MRN, 2003 CCI 384 (« Sooke Harbour »); Union of Saskatchewan Gaming Employees, Local 40005 c MRN, 2004 CCI 799; Tampopo Garden Ltd c MRN, 2011 CCI 110) adopte une interprétation libérale pour les mots « versé » et « rémunération assurable » en concluant que les pourboires constituent une rémunération assurable et des montants de traitement et salaire cotisables. Le second groupe (comprenant Lake City; BLAJ Hospitality Inc c MRN, 2008 CCI 398, cette dernière se fondant sur Lake City) donne une interprétation restrictive de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canadien Pacifique pour conclure que les pourboires ne constituent pas une rémunération assurable ou n’ouvrent pas droit à pension. Comme je l’ai souligné précédemment dans mes motifs, une bonne partie du raisonnement dans Lake City n’est pas appuyé par le libellé des dispositions législatives et va à l’encontre de la jurisprudence des cours d’instance supérieure. Bien que l’appelante s’appuie sur ce qu’il est convenu d’appeler des principes, ceux‑ci sont si solidement rattachés aux faits de cette affaire-là en particulier que j’hésiterais à les qualifier de principes à suivre. En outre, la majeure partie de ce qui y est affirmé l’est en obiter dictum.

[61]        Une partie de la jurisprudence de l’autre groupe pose problème parce qu’elle adopte la distinction établie par l’Agence du revenu du Canada entre les pourboires contrôlés et les pourboires directs, une interprétation du droit qui est celle de l’Agence. Ainsi, dans Tampopo Garden, la Cour a conclu que l’employeur avait contrôlé les pourboires et gratifications lorsque, en fait, la question clé devait être de savoir si l’employeur avait « versé » ces montants.

VII. Conclusion

[62]        Une partie de la jurisprudence sur le traitement des pourboires et gratification pose problème, mais je suis d’avis que rien n’indique que le Parlement a délégué la compétence en la matière aux provinces.

[63]        Les questions de savoir si les pourboires et gratifications étaient contrôlés ou directs et dans quelle mesure l’employeur exerçait un contrôle ou si les pourboires et gratifications ont été payés par voie électronique ou en espèces ne sont pas pertinentes, parce que le critère pour établir si ces montants constituent une rémunération assurable ou des traitement et salaire cotisables consiste à répondre à la question de savoir s’ils ont été « versés » par l’employeur, au lieu d’avoir été reçus personnellement par l’employé. Dans le dernier cas, lorsque les pourboires et gratifications sont reçus par l’employé lui‑même, il faut aussi répondre à la question de savoir s’il existe une loi provinciale exigeant que l’employé déclare ces montants à l’employeur.

[64]        Le critère applicable repose sur deux énoncés législatifs : « les traitement et salaire cotisables de l’employé pour l’année, payés par cet employeur », extrait du RPC, et « le montant total […] versé par l’employeur à l’égard de cet emploi », extrait de la LAE. Dans Canadien Pacifique, la Cour suprême du Canada a interprété la loi de l’époque en tenant compte de l’objectif social et des réalités de la relation employeur-employé. Elle a interprété le mot « payé » dans le contexte de la législation en matière de sécurité sociale, de façon libérale, comme signifiant une simple distribution des montants de pourboires par un employeur. Dans Lake City, la Cour d’appel fédérale a insisté sur le fait que la signification du mot « versé », suivant une interprétation libérale, exigeait que l’employeur ait été en « possession » des pourboires et les ait par la suite remis aux employés.

[65]        Compte tenu de mon interprétation de la législation et de la jurisprudence pertinente en la matière, je conclus que les pourboires et gratifications distribués aux travailleurs des restaurants de l’appelante leur ont été versés par l’appelante et que, par conséquent, ils font partie de leur rémunération assurable et ouvrant droit à pension. Pour les motifs qui précèdent, les appels sont rejetés, sans frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 16e jour de décembre 2015.

« Diane Campbell »

La juge Campbell

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de janvier 2016.

C. Laroche


RÉFÉRENCE :

2015 TCC 329

NOS DE DOSSIER DE LA COUR :

2013-1386(EI)

2013-1387(CPP)

2013-1388(EI)

2013-1389(CPP)

2013-1390(EI)

2013-1392(CPP)

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ANDREW PELLER LIMITED c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L’AUDIENCE :

Hamilton (Ontario)

DATES DES AUDIENCES :

Les 26 et 27 mars ainsi que 8 juin 2015

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Diane Campbell

DATE DU JUGEMENT :

Le 16 décembre 2015

COMPARUTIONS :

Avocat de l’appelante :

Me Duane Milot

Avocat de l’intimée :

Pour les intervenantes :

Me Jan Jensen

Les intervenantes elles‑mêmes

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Duane Milot

 

Cabinet :

 

Pour l’intimé :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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