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Dossier : 2015-541(IT)I

ENTRE :

FRANK R.A. TURNER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Appel entendu le 1er décembre 2015 à Toronto (Ontario).

Devant : L’honorable juge suppléant Rommel G. Masse


Comparutions :

Pour l’appelant :

L’appelant lui-même

Avocat de l’intimée :

Me Aaron Tallon

JUGEMENT

L’appel relatif aux nouvelles cotisations établies au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu à l’égard des années d’imposition 2012 et 2013 est rejeté, conformément aux motifs du jugement ci-joints.

Signé à Toronto (Ontario), ce 1er jour d’avril 2016.

« Rommel G. Masse »

Juge suppléant Masse


Référence : 2016 CCI 77

Date : 20160401

Dossier : 2015-541(IT)I

ENTRE :

FRANK R.A. TURNER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge suppléant Masse

Aperçu

[1]             L’appelant interjette appel de nouvelles cotisations à l’égard des années d’imposition 2012 et 2013. Pour l’année d’imposition 2012, l’appelant a réclamé 44 959,18 $ au titre de pertes d’entreprise reportées d’années antérieures. Pour l’année d’imposition 2013, l’appelant a réclamé 47 274,58 $ au titre de pertes autres qu’en capital reportées d’autres années. L’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») a refusé les pertes d’entreprise reportées d’années antérieures pour les motifs que l’appelant n’exploitait pas une entreprise et que, par conséquent, il n’avait aucune source de revenus d’entreprise de laquelle déduire des dépenses d’entreprise et subir des pertes d’entreprise en vertu des articles 3 et 9 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C., 1985, ch. 1 (5e suppl.) [la « Loi »]. L’ARC a refusé les déductions à l’égard de pertes autres que des pertes en capital reportées d’années antérieures pour les motifs que l’appelant n’a pas subi de pertes autres que des pertes en capital, au sens du paragraphe 111(8) de la Loi à l’égard d’une année d’imposition ultérieure à 1991.

Contexte factuel

[2]             L’appelant est ingénieur électricien professionnel. Il a obtenu son diplôme en génie de l’Université du Nouveau-Brunswick et il a également obtenu une maîtrise de l’Université de l’État d’Ohio. Avant de devenir ingénieur, il a eu une carrière militaire de 20 ans, ayant atteint le grade de major. Il a travaillé pour Ontario Power Generation jusqu’au moment de sa retraite. Après sa retraite, il a travaillé comme expert-conseil à son compte. Dans son témoignage, il a dit que depuis cinq ans environ, il était complètement à la retraite.

[3]             L’appelant a commencé à investir dans le domaine des valeurs mobilières il y a un certain temps déjà. Malheureusement, il est soit un très mauvais investisseur, soit un investisseur très malchanceux, car il a perdu beaucoup d’argent au fil des ans. Il dit que les années 2012 et 2013 ont été les pires de sa vie. Il indique qu’il n’a fait aucun placement au cours de ces deux années et qu’il n’a donc pas réalisé de gains en capital pendant cette période. Il est également clair qu’il n’a pas mené d’activités d’entreprise pendant ces deux années.

[4]             Il a dit dans son témoignage que, lorsqu’il a commencé à exercer des activités dans le domaine des valeurs mobilières, il a eu besoin d’un investissement de capitaux; il a donc emprunté des banques aux taux d’intérêt habituels. Lorsqu’il n’a plus eu de crédit auprès des banques, il a commencé à emprunter beaucoup sur ses cartes de crédit, dont les taux d’intérêt sont très élevés. Il a ajouté qu’il obtenait des tuyaux de divers services de placements et il agissait en conséquence. Tous ces tuyaux portaient sur des placements très risqués et il a perdu de l’argent. Il a donc décidé d’acheter des placements à long terme. En 1991, il a commencé à investir beaucoup d’argent dans une société qui s’appelait Central Capital Corporation (« Central »). Cependant, le prix des actions de Central a commencé à dégringoler. À mesure que le prix des actions diminuait, il continuait d’acheter d’autres actions, dans l’espoir que le prix remonterait. Cependant, le prix des actions a continué de dégringoler; il a ainsi perdu de plus en plus d’argent. Dans son témoignage, il a dit que le prix de l’action de Central est passé de 25 $ à environ 5 cents. Central a ultimement fait faillite. En conséquence, l’appelant a tout perdu.

[5]             L’appelant déclare qu’il a investi environ 260 000 $ dans ses placements désastreux. Entre-temps, l’intérêt sur les sommes empruntées pour investir continuait de s’accumuler. Il estime que ses pertes totales s’élèvent à environ 306 000 $. Dans son témoignage, il a dit qu’il n’a fait aucune transaction de valeurs mobilières depuis 2005 et qu’il n’a donc pas subi de pertes en capital ou de pertes autres que des pertes en capital depuis 2005. Il ne faisait que payer l’intérêt sur l’argent emprunté pour faire des placements.

[6]             Lorsque l’appelant a fait sa déclaration de revenus de 2012 (pièce R-1), il a réclamé des pertes d’entreprise de 44 959,18 $ (ligne 135). L’appelant a inclus dans sa déclaration un état financier. Dans la partie supérieure de son état financier, l’appelant se décrit comme un courtier en valeurs mobilières reconnu par l’ARC; cependant, aucun élément de preuve n’indique que l’ARC le reconnaissait à ce titre. Cet état financier indique que les intérêts courus caractérisés comme [traduction] « frais d’intérêt annuels courus du service de la dette à l’égard de prêts d’investissement négociés et utilisés expressément pour l’achat “sur marge” de valeurs mobilières reportées d’années de transactions boursières précédentes » s’élevaient au montant de 42 716,57 $ et l’intérêt actuel, au montant de 2 242,61 $. L’appelant décrit ce montant total de 44 959,18 $ comme [traduction] « pertes non réparties du déficit » au 31 décembre 2012, déclarées comme pertes d’entreprise nettes à la ligne 135 de sa déclaration. Dans son témoignage, il a dit qu’il s’agit de pertes d’entreprise reportées d’années antérieures, en particulier 2005. Lorsque l’appelant a produit sa déclaration de revenus pour l’année d’imposition 2013 (pièce R-2), il a déclaré 47 274,58 $ en pertes autres que des pertes en capital à la ligne 252. L’appelant a essentiellement caractérisé les pertes réclamées pour 2012 et 2013 comme pertes d’entreprise subies pendant qu’il exploitait l’entreprise de courtage en valeurs mobilières. Il déclare que ces pertes d’entreprise ont été subies en 2005 et qu’elles comprennent des charges financières sur l’argent emprunté.

[7]             En 2005, il n’a pas réclamé de gain ou de perte suite à la disposition de valeurs mobilières. En 2005, il a déclaré un revenu total de 44 890 $. Cette somme provient de divers régimes de pensions comme la Sécurité de la vieillesse, le Régime de pensions du Canada et d’autres revenus de pension. Il a déclaré des gains d’entreprise négatifs de 30 545,73 $ en 2005. Avec sa déclaration de 2005, il a produit un état financier (pièce R-3) réclamant une perte de 28 816,73 $ décrite comme étant des [traduction] « charges financières d’intérêt annuels courus du service de la dette à l’égard de prêts d’investissement négociés et utilisés expressément pour l’achat “sur marge” de valeurs mobilières, plus particulièrement 20 000 actions de Central Capital de classe A portant dividende et rachetables au gré du porteur à un coût initial de 150 130 $ payé à TD Waterhouse ». Il a aussi réclamé des intérêts de 1 729 $ découlant d’une perte totale susmentionnée de 30 545,73 $. Cette somme a servi à compenser d’autres sources de revenus qu’il avait déclarées en 2005. Il n’a pas déclaré d’autres pertes en 2005, et il n’a pas déclaré de pertes pour la disposition de valeurs mobilières en 2005. Les seules dépenses déclarées étaient les charges financières qu’il souhaitait reporter au titre de pertes d’entreprise.

[8]             La pièce R-8 est un affidavit fait sous serment par Paul Culliton, un agent des litiges du Bureau des services fiscaux de Toronto-Centre de l’ARC. Cet affidavit a été admis en preuve conformément à l’article 244 de la Loi. Cet affidavit indique qu’en 2002, l’appelant a déclaré des pertes d’entreprise nettes de 42 944 $, qui ont été déduites des revenus de pension, de dividendes et d’intérêts, donnant lieu à un revenu total de 29 124 $. En 2003, l’appelant a déclaré des pertes d’entreprise nettes de 45 186 $, qui ont été déduites des revenus de pension et d’intérêts, donnant lieu à un revenu total de 26 694 $. En 2004, l’appelant a déclaré des pertes d’entreprise nettes de 43 137 $, qui ont été déduites des revenus de pension, donnant lieu à un revenu total de 30 621 $. En 2005, l’appelant a déclaré des pertes d’entreprise nettes de 30 545 $, qui ont été déduites des revenus de pension, donnant lieu à un revenu total de 44 890 $. En 2006, l’appelant a déclaré des pertes d’entreprise nettes de 30 640 $, qui ont été déduites des revenus de pension, donnant lieu à un revenu total de 46 735 $. Autrement dit, de 2002 à 2005, l’appelant a réclamé des pertes d’entreprise nettes totalisant plus de 192 000 $. M. Culliton atteste qu’il a effectué une recherche dans les dossiers de l’ARC et qu’il n’a pas été en mesure de trouver que l’appelant a demandé que le ministre du Revenu national (le « ministre ») détermine le montant d’une perte au cours des années d’imposition 2002 à 2006 en vertu du paragraphe 152(1.1) de la Loi.

[9]             L’appelant ne peut pas nous dire à quel moment Central a fait faillite. Il n’a aucun document indiquant la date de la faillite; il ne peut qu’affirmer c’était avant 1995. Il croit que YMG Capital a acheté Central entre 1993 et 1995, mais il ne peut pas contester l’indication de la Couronne selon laquelle la faillite est survenue en 1992. L’appelant n’a aucune preuve qui établit qu’il détenait des actions remplaçantes. Il déclare que les actions de Central sont tout simplement venues à échéance peu après la faillite.

[10]        L’appelant tient très mal ses dossiers. Il a effectivement quelques documents qui ont trait à l’acquisition d’actions de Central, mais ils portent une date antérieure à 2000. Il n’a aucune documentation qui indique à quel moment il y aurait eu une disposition de valeurs mobilières lui appartenant. Il n’existe aucun registre, relevé bancaire, bordereau de transaction mobilière ou autre document qu’une entreprise commerciale devrait normalement tenir. Il a présenté des relevés de cartes de crédit (pièces R-4, R-5 et R-6) pour montrer qu’il avait une lourde dette envers les compagnies de cartes de crédit, mais ces relevés datent de décembre 2001, de juin 2003 et d’octobre 2003. Ces relevés de cartes de crédit comprennent aussi des dépenses strictement personnelles, et l’une d’elles était reliée au compte de carte de crédit de sa femme. Par conséquent, il est clair que l’appelant n’a pas séparé ses dépenses personnelles de ses supposées dépenses d’entreprise. Aucun de ces relevés ne ventilait des achats de valeurs mobilières.

[11]        En 2012 et 2013, l’appelant n’a fait aucune transaction de valeurs mobilières et il n’a donc déclaré aucun gain en capital pour ces deux années.

Les questions en litige

[12]        L’appelant affirme qu’il exploitait une entreprise en 2005 et pendant les années précédentes, une entreprise de courtage en valeurs mobilières. Il a subi des pertes d’entreprise et ces pertes peuvent être reportées et être déduites de son revenu au cours des années d’imposition 2012 et 2013.

[13]        L’intimée affirme que l’appelant n’exploitait pas une entreprise de courtage en valeurs mobilières et, par conséquent, qu’aucune perte d’entreprise ne pouvait être reportée et utilisée en déduction du revenu pour les années d’imposition 2012 et 2013. L’intimée affirme que toutes les pertes au titre de charges financières subies par l’appelant en 2005 étaient de nature personnelle et non des pertes d’entreprise. Comme tel, le ministre a refusé à juste titre les pertes demandées.

[14]        De plus, si l’appelant a emprunté de l’argent pour investir, alors les charges financières peuvent uniquement être caractérisées comme faisant partie du prix de base rajusté des valeurs mobilières. S’il y a eu disposition des valeurs mobilières à perte, alors les charges financières sont intégrées aux pertes nettes en capital relativement à la disposition des valeurs mobilières. L’intimée soutient que l’appelant n’a subi aucune perte nette en capital qui pourrait être reportée et, même si c’était le cas, ces pertes nettes en capital pourraient uniquement être reportées et déduites de gains en capital. En 2012 et 2013, il n’y a eu aucun gain en capital et, par conséquent, le ministre était justifié de refuser les pertes demandées pour ces années d’imposition.

Analyse

[15]        Pour déterminer l’obligation fiscale de l’appelant pour les années d’imposition 2012 et 2013, le ministre s’est appuyé sur les hypothèses de fait suivantes :

a)         l’appelant n’a pas exploité d’entreprise pendant les années d’imposition 2012 ou 2013;

b)         l’appelant n’a pas subi de pertes d’entreprise pendant les années d’imposition 2012 ou 2013;

c)         l’appelant a subi pour la dernière fois une perte autre qu’une perte en capital avant le 23 mars 2004;

d)         l’appelant n’a pas subi une perte autre qu’une perte en capital pendant l’année d’imposition 2004 ou 2005;

e)         l’appelant ne dispose d’aucun montant au titre de pertes autres que des pertes en capital non déduites à reporter à l’année d’imposition 2012 ou 2013;

f)         l’appelant ne dispose d’aucun montant au titre de pertes en capital non déduites à reporter à l’année d’imposition 2012 ou 2013;

[...]

[16]        Dans Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 RCS 336, la Cour suprême du Canada a exposé les principes qui s’appliquent lorsqu’une personne conteste les présomptions de l’intimée. La juge L’Heureux-Dubé a déclaré :

92        Il est bien établi en droit que, dans le domaine de la fiscalité, la norme de preuve est la prépondérance des probabilités [...] et que, à l’intérieur de cette norme, différents degrés de preuve peuvent être exigés, selon le sujet en cause, pour que soit acquittée la charge de la preuve [...]. En établissant des cotisations, le ministre se fonde sur des présomptions [...] et la charge initiale de « démolir » les présomptions formulées par le ministre dans sa cotisation est imposée au contribuable [...]. Le fardeau initial consiste seulement à « démolir » les présomptions exactes qu’a utilisées le ministre, mais rien de plus [...].

93        L’appelant s’acquitte de cette charge initiale de « démolir » l’exactitude des présomptions du ministre lorsqu’il présente au moins une preuve prima facie [...]. Il est établi en droit qu’une preuve non contestée ni contredite « démolit » les présomptions du ministre [...].

94        Lorsque l’appelant a « démoli» les présomptions du ministre, le « fardeau de la preuve [...] passe [...] au ministre qui doit réfuter la preuve prima facie » faite par l’appelant et prouver les présomptions [...].

[17]        Pour satisfaire à l’obligation de démolir les présomptions de l’intimée, l’appelant doit présenter suffisamment d’éléments de preuve, à l’aide de documents ou de témoignages sous serment, pour établir une preuve prima facie. Une preuve prima facie est une preuve étayée par des éléments de preuve qui apporte un degré suffisant de probabilité en sa faveur qu’elle, si la Cour la croit, doit être acceptée.

[18]        Le paragraphe 230(1) de la Loi impose à quiconque exploite une entreprise de tenir des registres et des livres de comptes renfermant les renseignements qui permettent d’établir le montant des impôts payables en vertu de la Loi. Cette obligation concrète du contribuable est essentielle pour que les volets d’autodéclaration et d’autocotisation du régime canadien de l’impôt sur le revenu fonctionnent correctement. Le juge C. Miller de la Cour l’a dit clairement dans l’affaire Quaidoo c. La Reine, 2003 CCI 677. Dans Quaidoo, comme en l’espèce, le ministre a refusé la demande du contribuable au titre des pertes d’entreprise pour 1999 pour les motifs que le contribuable n’exploitait pas une entreprise au moment de la perte. Le contribuable avait quelques dossiers et seulement de vagues souvenirs des biens acquis et de la nature de l’entreprise. En rejetant l’appel du contribuable, le juge C. Miller a fait les observations suivantes relativement à l’exigence exposée à l’article 230 de la Loi qui exige que les contribuables tiennent des dossiers :

18 L’article 230 de la Loi oblige le contribuable à tenir des registres et des livres de comptes. Sans cela, comment le gouvernement serait-il en mesure, dans un système fondé sur l’autocotisation, d’établir une cotisation à l’égard des contribuables correctement et non pas arbitrairement? Il incombe à M. Quaidoo de prouver que les hypothèses du ministre, et par conséquent sa cotisation, sont erronées. Lui seul est en mesure de le faire. Il est possible qu’en des circonstances exceptionnelles, alors que la seule preuve disponible est verbale, un contribuable très crédible puisse convaincre l’Agence des douanes et du revenu du Canada ou la Cour en ce qui concerne les dépenses correctes. La Cour d’appel fédérale a traité ce point dans les termes suivants, aux paragraphes 3 et 4 de la décision Njenga :

Le système fiscal est fondé sur l’autocontrôle. Il est d’intérêt public que la charge de prouver le fondement des déductions et des réclamations repose sur le contribuable. Le juge de la Cour de l’impôt a statué que les personnes comme la requérante doivent être en mesure de produire toutes les informations et justifications permettant d’appuyer les réclamations qu’elles font. Nous sommes d’accord avec cette conclusion. Mme Njenga, à titre de contribuable, a la responsabilité de justifier ses affaires personnelles d’une manière raisonnable. Des reçus écrits par elle-même et des allégations sans preuve ne sont pas suffisants.

Le problème du manque de justification est encore aggravé par le fait que le juge du procès, à qui il revient d’apprécier la crédibilité, a conclu que la requérante ne répondait pas aux exigences sur ce point.

19 Bien que j’accepte la position de M. Quaidoo selon laquelle il a mené une entreprise commerciale, la carence de celui-ci à tenir des dossiers, l’étrangeté de la présentation de factures en guise de reçus, son manque de clarté concernant la nature exacte des marchandises achetées et la façon de les acheter, son manque de clarté quant au statut de l’entreprise en propriété individuelle ou bien en société de personnes (et dans ce dernier cas l’identité des associés), me mettent dans l’impossibilité de m’appuyer exclusivement sur la déposition verbale de l’appelant en ce qui concerne ses dépenses. Le contribuable qui engage des dépenses considérables dans l’espoir de réaliser un profit doit être diligent pour en rendre compte. Il ne peut pas s’attendre à ce que le gouvernement les devine. Ce serait-là la ruine du système.

L’appelant exploitait-il une entreprise?

[19]        L’appelant soutient qu’il exploitait une entreprise de courtage en valeurs mobilières et, par conséquent, toutes les pertes qu’il subissait, y compris les charges financières, constituaient des pertes d’entreprise qui pourraient être reportées pour déduction d’un revenu futur.

[20]        Ce qui constitue une entreprise a fait l’objet d’une décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Stewart c. Canada, 2002 CSC 46. Les juges Lacobucci et Bastarache ont exposé le critère à deux volets pour déterminer si un contribuable dispose ou non d’une source de revenus tirée d’une entreprise ou d’un bien. La Cour suprême a déclaré :

50 Il est manifeste que, pour que l’art. 9 s’applique, le contribuable doit d’abord déterminer s’il a une source de revenus constituée soit d’une entreprise, soit d’un bien. Comme nous l’avons vu, une activité commerciale qui ne constitue pas véritablement une entreprise peut néanmoins être une source de revenus constituée d’un bien. De même, il est clair que certaines démarches de contribuables ne sont ni des entreprises, ni des sources de revenus constituées d’un bien, mais sont uniquement des activités personnelles. On peut recourir à la méthode à deux volets suivante pour trancher la question de l’existence d’une source :

(i)         L’activité du contribuable est-elle exercée en vue de réaliser un profit, ou s’agit-il d’une démarche personnelle?

(ii)        S’il ne s’agit pas d’une démarche personnelle, la source du revenu est-elle une entreprise ou un bien?

Le premier volet du critère vise la question générale de savoir s’il y a ou non une source de revenus; dans le deuxième volet, on qualifie la source d’entreprise ou de bien.

[21]        La Cour suprême note ensuite ce qui suit :

54 Il y a également lieu de souligner que la détermination de l’existence d’une source de revenus n’est pas un processus purement subjectif. Outre le fait que, pour qu’une activité soit qualifiée de commerciale par nature, le contribuable doit avoir l’intention subjective de réaliser un profit, il faut aussi, tel que mentionné dans l’arrêt Moldowan, que cette détermination se fasse en fonction de divers facteurs objectifs. Ainsi, sous une forme plus élaborée, le premier volet du critère susmentionné peut être reformulé ainsi : « Le contribuable a-t-il l’intention d’exercer une activité en vue de réaliser un profit et existe-t-il des éléments de preuve étayant cette intention? » Cela oblige le contribuable à établir que son intention prédominante était de tirer profit de l’activité et que cette activité a été exercée conformément à des normes objectives de comportement d’homme d’affaires sérieux.

55 Les facteurs objectifs énumérés par le juge Dickson dans Moldowan, précité, p. 486, étaient (1) l’état des profits et pertes pour les années antérieures, (2) la formation du contribuable, (3) la voie sur laquelle il entend s’engager, et (4) la capacité de l’entreprise de réaliser un profit. Comme nous le concluons plus loin, il n’est pas nécessaire pour les besoins du présent pourvoi d’ajouter d’autres facteurs à cette liste; nous nous abstenons donc de le faire. Nous tenons cependant à réitérer la mise en garde du juge Dickson selon laquelle cette liste ne se veut pas exhaustive et les facteurs diffèrent selon la nature et l’importance de l’entreprise. Nous tenons également à souligner que, même si l’expectative raisonnable de profit constitue un facteur à prendre en considération à ce stade, elle n’est ni le seul facteur, ni un facteur déterminant. Il faut déterminer globalement si le contribuable exerce l’activité d’une manière commerciale. Cette détermination ne devrait toutefois pas servir à évaluer après coup le sens des affaires du contribuable. C’est la nature commerciale de son activité qui doit être évaluée, et non son sens des affaires.

[22]        En l’espèce, il ne fait aucun doute dans mon esprit que l’appelant avait l’intention subjective de réaliser un profit – personne n’investirait les sommes que l’appelant a investies sans avoir l’intention de tirer un quelconque revenu de ce placement. Toutefois, j’en viens à la conclusion que l’appelant n’exploitait pas une entreprise de courtage en valeurs mobilières, et ce, pour les motifs suivants :

(a)     L’expérience des profits et pertes de l’appelant de 2002 à 2006 inclusivement est abominable. Il n’a jamais réalisé un profit et a toujours subi des pertes. Il a déclaré lui-même qu’il n’a pas fait d’argent et qu’il a continué de perdre au point où sa stratégie consistait à acheter plus d’actions de Central, même si le prix des actions dégringolait.

(b)     L’appelant reconnaît qu’il n’a eu aucune formation officielle en courtage des valeurs mobilières. Il ne détenait aucune certification de l’industrie et il n’a suivi aucun cours de planification financière ou d’entreprise. Il est difficile de résister à la conclusion qu’il boursicotait, comme le font de nombreux citoyens.

(c)      Le plan d’affaires de l’appelant consistait à donner suite à des tuyaux et à attendre pour voir si les valeurs achetées montaient. Il a finalement fait un seul placement, Central. Sa stratégie concernant ce placement consistait à jeter de l’argent par les fenêtres – sa stratégie de minimisation des pertes était d’acheter encore plus d’actions pendant que le prix baissait. Ce plan d’affaires a été désastreux et n’avait rien du modèle de l’entreprise privée.

(d)     La capacité de l’entreprise à réaliser un profit était faible. L’appelant empruntait de l’argent sur ses cartes de crédit pour financer son placement. Je peux prendre connaissance d’office que le taux d’intérêt des comptes de cartes de crédit est très élevé – beaucoup plus élevé que les prêts commerciaux négociés auprès d’une banque. L’appelant ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que ses placements offrent un rendement supérieur au taux d’intérêt qu’il payait sur ses cartes de crédit. Il a réclamé des dépenses nettement plus élevées que n’importe quel profit, et il faut souligner que ses dépenses d’intérêts à elles seules étaient exorbitantes. Emprunter sur des cartes de crédit ne constitue pas une bonne pratique commerciale. Il lui aurait fallu une appréciation d’environ 20 % uniquement pour atteindre le seuil de rentabilité. Il ne pouvait pas avoir une attente raisonnable de profit.

(e)      L’appelant ne tenait pas de registres et de livres de comptes détaillés. Sa tenue de livres était essentiellement inexistante. Il ne séparait pas ses dossiers d’affaires de ses dossiers personnels. Il n’avait pas un compte de banque distinct pour sa prétendue entreprise. Rien n’indique qu’il avait un endroit réservé dans sa maison qui servait de bureau. Rien n’indique qu’il avait des dépenses de bureau, un logiciel de courtage, des études de marché, des logiciels de comptabilité ou des grands livres d’entreprise. Il n’y a aucun élément de preuve d’activités de courtage ou de reçus à l’égard de ses dépenses ou registres d’entreprise. Le seul document qu’il a produit concernant son activité commerciale en 2005 était son état financier très bref et intéressé présenté à la Cour au titre de la pièce R-3. Il n’y avait pratiquement aucune documentation que l’on s’attendrait à voir dans une entreprise commercialement active. Cette activité n’était pas menée de façon professionnelle ou commerciale.

(f)      L’appelant n’a eu qu’une seule valeur mobilière, Central. S’il était dans le domaine des valeurs mobilières, on s’attendrait à un portefeuille beaucoup plus diversifié. Il ne s’est pas départi des actions de Central lorsqu’elles ne cessaient de perdre de la valeur. S’il était un courtier, il aurait vendu les actions et minimisé ses pertes de façon à pouvoir récupérer tout ce qu’il pouvait et faire des placements dans d’autres valeurs mobilières. C’est de cette façon qu’un courtier fait de l’argent ou minimise ses pertes. Il achète et vend. Lorsqu’un contribuable fait une transaction isolée ou seulement quelques transactions, il n’est pas un courtier.

(g)     L’appelant n’a pas pu démontrer qu’il a effectué à compter de 2002 des transactions qui engendreraient un profit ou une perte. Il n’a pas présenté une preuve documentaire selon laquelle il y avait eu disposition des actions qu’il possédait de Central à partir de 2002. Il existe une absence d’éléments de preuve selon lesquels Central a fait faillite ou a été forcée de faire faillite à partir de 2002 ou que YMG Capital a acquis les actions ou les actifs de Central à partir de 2002.

[23]        Il incombe à l’appelant de démontrer selon une prépondérance des probabilités qu’il œuvrait dans le domaine des valeurs mobilières. Il a produit peu d’éléments de preuve, voire aucun, selon lesquels il exploitait une entreprise, à l’exception de son témoignage intéressé selon lequel il croyait qu’il exploitait une telle entreprise. Il n’a pas fourni de reçus, de registres de transactions, de registres comptables, de grands livres, de relevés de banque ou de registres de tiers qui peuvent établir que son activité présentait le degré requis de vocation commerciale. L’appelant n’a pas réussi à produire un seul document qui montre qu’il a acquis des actions ou s’en est départi au cours de l’année 2002 et des années suivantes. Il n’existe aucun élément de preuve selon lequel il possédait encore des actions de Central ou qu’il y avait eu une disposition de ces actions au cours de la période par voie de faillite ou autrement. J’en viens à la conclusion que l’appelant n’exploitait pas d’entreprise de courtage en valeurs mobilières et, par conséquent, qu’il n’a subi aucune perte d’entreprise qui pouvait être reportée.

[24]        Même si j’ai conclu que l’appelant n’exploitait pas une entreprise, je n’ai aucune difficulté à conclure qu’il a subi des pertes sous la forme de charges financières liées à l’argent emprunté pour acheter des actions. Ces charges financières peuvent être considérées comme faisant partie du coût d’achat et de disposition des actions. Elles font partie du prix de base rajusté des actions et, si les actions sont disposées à perte, alors les charges financières font partie de la perte en capital liée à la disposition des actions. Ces pertes en capital peuvent alors être reportées et être utilisées pour déduction des gains en capital au cours des années suivantes. Rien n’indique que l’appelant a subi des pertes nettes en capital à partir de 2002 et, par conséquent, il n’a aucune perte nette en capital à reporter. De toute façon, étant donné que l’appelant n’a pas réalisé de gains en capital en 2012 et 2013, ces charges financières, qui pourraient être considérées comme faisant partie de pertes nettes en capital, ne pourraient pas être reportées à ces années.

Conclusion

[25]        Compte tenu de l’ensemble des facteurs qui précèdent, j’en viens à la conclusion que l’appelant n’a pas pu démontrer que ses activités relativement au courtage en valeurs mobilières étaient menées de façon commerciale. Je conclus que l’appelant n’a pas pu établir qu’il exploitait une entreprise de courtage en valeurs mobilières. De plus, l’appelant ne disposait d’aucune perte nette en capital à reporter à 2012 et 2013.

[26]        Sa demande est rejetée pour l’ensemble des motifs qui précèdent.

Signé à Toronto (Ontario), ce 1er jour d’avril 2016.

« Rommel G. Masse »

Juge suppléant Masse


RÉFÉRENCE :

2016 CCI 77

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2015-541(IT)I

INTITULÉ :

FRANK R.A. TURNER c. LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er décembre 2015

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge suppléant Rommel G. Masse

DATE DU JUGEMENT :

Le 1er avril 2016

COMPARUTIONS :

Pour l’appelant :

L’appelant lui-même

Avocat de l’intimée :

Me Aaron Tallon

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

 

Cabinet :

 

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

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