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Dossier : 2014-2370(GST)G

ENTRE :

MEHMET KOSKOCAN,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu le 8 juillet et les 19 et 20 septembre 2016, à Montréal (Québec).

Devant : L’honorable juge Pierre Archambault


Comparutions :

Avocat de l’appelant :

Me Philippe-Alexandre Otis

Avocate de l’intimée :

Me Josée Fournier

 

JUGEMENT

          L’appel de la cotisation établie en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, pour la période comprise entre le 1er janvier 2007 et le 31 décembre 2010, dont l’avis est daté du 24 juillet 2012 et porte le numéro F-038699, est accueilli, avec dépens, et la cotisation est annulée.

Signé ce 24ième jour de novembre 2016.

« Pierre Archambault »

Juge Archambault

 


Référence : 2016 CCI 277

Date : 20161124

Dossier : 2014-2370(GST)G

ENTRE :

MEHMET KOSKOCAN,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Archambault

I. Le litige

[1]             M. Mehmet Koskocan interjette appel d’une cotisation établie le 24 juillet 2012 par l’Agence du revenu du Québec (ARQ), pour le compte de l’Agence du revenu du Canada (ARC), en vertu de l’article 323 de la Loi sur la taxe d’accise (LTA ou Loi). Par cette cotisation, l’ARQ tient M. Koskocan solidairement responsable, avec la société 9056-4600 Québec inc. (9056), de la TPS non remise par cette société ainsi que des intérêts et des pénalités, pour un total, au moment de la cotisation, de 91 042,57 $ (dette fiscale). La période visée par cette cotisation est celle du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2010 (période pertinente)[1]. Pour établir la cotisation, l’ARQ a tenu pour acquis que M. Koskocan était un administrateur de fait de 9056 durant la période pertinente.

II. POSITION DE M. KOSKOCAN

[2]             M. Koskocan prétend qu’il n’était plus un administrateur de 9056 durant la période pertinente, ayant démissionné en 2003, et que par conséquent, il ne peut être tenu responsable de la dette fiscale de cette société. Subsidiairement, s’il devait être considéré comme un administrateur de fait de 9056, M. Koskocan soutient qu’il avait cessé de l’être le 8 juin 2009, moment où il aurait signé ou endossé le dernier chèque pour 9056. Finalement, M. Koskocan conteste la dette fiscale de 9056 en attaquant le bien-fondé de la méthode utilisée par l’ARQ dans le calcul de la taxe nette, soit, de façon plus particulière, la méthode consistant dans l’utilisation d’un ratio fondé sur les coûts de services publics pour déterminer le montant des ventes non déclarées.

III. CONTEXTE FACTUEL

A. Le parcours familial et l’exploitation de restaurants sous la bannière Champion 2 pour 1

[3]             M. Mehmet Koskocan émigre de la Turquie au Canada en 1986. Il réside d’abord à Toronto, où il travaille comme menuisier. Il est le père de 6 enfants : 4 filles et 2 garçons. Sa famille et lui déménagent à Montréal-Nord en 1995 et il commence alors à travailler dans la restauration. En 1997, il décide d’ouvrir son propre restaurant.

[4]             La société 9056 est constituée le 4 novembre 1997 en vertu de la partie IA de la Loi sur les compagnies du Québec (LCQ)[2]. Le fondateur de cette société, l’administrateur, le président et son actionnaire unique est M. Mehmet Koskocan[3]. Dans la convention relative à la gestion des comptes à la Banque Nationale du Canada (BNC), signée le 14 novembre 1997, on indique que le seul administrateur[4], le président et le secrétaire de la société est Mehmet Koskocan[5].

[5]             Selon le formulaire de demande d’inscription aux fins de l’ouverture d’un compte de TPS/TVQ pour 9056, daté du 10 novembre 1997, l’activité de 9056 est l’exploitation d’une pizzeria[6] et son exercice financier se termine le 31 décembre. Toutefois, cette information ne correspond pas à celle indiquée sur les états financiers, qui adoptent comme fin d’exercice le 4 novembre. Le principal établissement de 9056 est situé rue Charleroi à Montréal-Nord. Le 5 novembre 1997 représente la première journée d’exploitation de la pizzeria[7].

[6]             Le fils cadet de M. Koskocan, Sedat, est né en 1975 en Turquie et, en 1993, alors âgé d’environ 18 ans, il émigre au Canada pour rejoindre son père. En ce qui concerne son éducation, il a été à l’école primaire et a étudié pendant 6 mois au niveau secondaire. Par la suite, il travaille avec son père et son frère. Lors de son témoignage, j’ai tenté de vérifier si M. Sedat Koskocan comprenait la distinction entre un administrateur (en anglais, director) et un gérant (en anglais, manager) et il ne semblait pas comprendre la différence entre les deux. Je dois ajouter que l’agente de recouvrement de l’ARQ, qui a également témoigné, ne semblait pas non plus bien saisir cette différence[8].

[7]             En 2003, Sedat a 28 ans et est le père de deux enfants. Son père, Mehmet Koskocan, décide de l’aider à « commencer sa vie », selon Sedat, à « se tenir sur les pieds » selon Mehmet. Dans une entente datée du 5 mai 2003, Mehmet vend à Sedat, ainsi qu’à l’épouse de ce dernier, soit Mme Dondu Koskocan Oztopal, ses 100 actions de 9056. Le prix indiqué pour cette vente est de 15 000 $, montant qui est payable sur demande au moment et à l’endroit indiqués par le vendeur[9].

[8]             Au paragraphe 5 de l’entente, il est écrit :

Resignation

The Vendor shall resign as director and officer of the Corporation effective as of the signature hereof.

[Je souligne.]

[9]             Le 5 mai 2003, soit la même journée, M. Sedat Koskocan signe une déclaration modificative, déposée le 11 juin 2003 auprès de l’inspecteur général des institutions financières, concernant 9056. À la section 6 du formulaire, où il s’agit de l’identification des administrateurs, il est demandé d’inscrire « les changements apportés aux administrateurs en terme d’ajout et/ou de retrait ». Dans la colonne « Ajout », on a indiqué les noms de Sedat et de Dondu, mais rien dans la colonne « Retrait »[10].

[10]        Les parties ont produit une entente sur les faits, dont le paragraphe 2 est ainsi libellé :

Le 5 mai 2003, une Déclaration modificative a été transmise au Registre des Entreprises du Québec (ci-après le « REQ »), afin qu’il y soit indiqué que les actionnaires et administrateurs de la Compagnie étaient maintenant Sedat et son épouse.

[11]        Dans la déclaration annuelle de 2003, datée du 3 décembre 2003 et reçue par l’inspecteur général des institutions financières le 4 décembre 2003, tel que l’indique le timbre qu’on y trouve, M. Mehmet Koskocan, son fils et sa bru sont inscrits comme administrateurs, mais on indique que, dans le cas de M. Mehmet Koskocan, il s’agit d’un « retrait »[11].

[12]        Dans la déclaration de 2004, datée du 8 décembre 2004 et reçue le 10 décembre 2004, tel que le révèle le timbre qui y a été apposé, à la page 19 de l’onglet 17 de la pièce I-1, on n’indique comme administrateurs que Sedat et Dondu Koskocan.

[13]        Dans les déclarations annuelles pour les années 2005 à 2009, on retrouve les mêmes renseignements que dans la déclaration annuelle de 2004[12]. Toutefois, le nom de Mehmet n’y apparaît pas.

[14]        M. Sedat Koskocan, tout comme son père, a témoigné dans sa langue maternelle en se prévalant des services d’un interprète turc. Selon son témoignage donné en cour, corroboré par celui de Mehmet et tel qu’il appert du questionnaire fourni par Sedat à l’ARQ, c’est lui qui exploite à compter du 5 mai 2003 le restaurant de la rue Charleroi. C’est lui qui s’occupe de la gestion et de l’engagement du personnel et qui fait également l’achat des fournitures nécessaires à l’exploitation de la pizzeria. Telle est également la perception de la vérificatrice de l’ARQ qui a établi la cotisation de 9056. Voici ce qu’elle écrit le 25 novembre 2010, à la page 5 de son rapport: « Le président de la compagnie est Monsieur Sedat Koskocan [et il] est le seul responsable de l’ensemble des transactions faites par la compagnie. »[13]

[15]        Mehmet cesse de s’impliquer dans la gestion de 9056, sauf dans la mesure décrite ci-dessous. Il ne sait pas si 9056 remet la TPS à l’ARQ, ignore quel est le montant de ses ventes et des salaires versés et ne sait pas si 9056 fait des bénéfices. Mais il se rappelle le montant du loyer mensuel pour le bâtiment commercial qu’il possède. Mehmet va exploiter par l’intermédiaire d’une autre société par actions un autre restaurant sous la bannière Champion Pizza 2 pour 1, sur la Rive-Sud, à St‑Hubert, à partir de 2004 jusqu’à la fermeture du restaurant en 2007 en raison d’un incendie dans une pharmacie Jean-Coutu. Par la suite, il achète un immeuble dans le nouveau Longueuil, dans lequel un restaurant appartenant à une société de sa fille (9071) est exploité en 2008 et en 2009. Il prend sa retraite en 2014.

[16]        Il faut souligner que d’autres personnes exploitent des restaurants sous la bannière Champion Pizza 2 pour 1, dont notamment des sociétés par actions appartenant à plusieurs membres de la famille de M. Mehmet Koskocan, soit des frères, des sœurs, des enfants ou des cousins des enfants. La publicité commune de ces restaurants révèle l’existence de 9 points de vente dans la grande région de Montréal.

[17]        Sedat a déclaré lors de son témoignage que 90 % de ses frais d’électricité et de gaz étaient reliés au chauffage et 10 % aux appareils électroménagers. La superficie du restaurant était d’environ 2 500 à 2 600 pieds carrés et il pouvait contenir de 30 à 35 places. En plus du chauffage, il y avait le coût de la climatisation durant l’été, puisque la devanture du restaurant consistait à 75 % en des fenêtres. Également, il a expliqué que les fours à pizza, au nombre de deux, étaient allumés constamment dans le restaurant, peu importe s’il s’y trouvait des clients ou pas. Il a expliqué qu’il fallait entre 20 et 25 minutes pour réchauffer un four et qu’il était important d’avoir un four opérationnel quand se présentait un client. Par conséquent, il n’était pas possible de fermer les fours. Le restaurant était ouvert généralement sept jours par semaine à compter de onze heures le matin et fermait à deux heures du matin du lundi au mercredi, à trois heures du matin du jeudi au samedi et à une heure du matin le dimanche.

[18]        Au moment de l’acquisition de 9056 par Sedat en mai 2003, la BNC a préféré que son père continue à être le seul autorisé à signer les chèques au nom de 9056. Il le sera jusqu’en 2010 quand 9056 cesse d’exploiter le restaurant à la suite d’un incendie survenu le 3 novembre 2010[14]. Il semble que les renseignements sur le crédit de M. Sedat Koskocan ne satisfaisaient pas la banque assez pour qu’elle remplace Mehmet par Sedat, notamment en ce qui concerne l’obtention d’une marge de crédit. Par conséquent, pour l’exploitation du restaurant, le père, Mehmet Koskocan, signait des chèques d’avance et les remettait à son fils en blanc, souvent par blocs de 20 chèques. Par conséquent, c’est souvent Sedat qui inscrivait le nom du bénéficiaire du chèque et le montant à payer. Dans l’entente sur les faits, M. Mehmet Koskocan admet que sa signature apparaît sur une série de chèques allant du 16 janvier 2006 jusqu’au 8 juin 2009[15]. Pour ce qui est des chèques signés par la suite, il a témoigné qu’il ne reconnaissait pas sa signature sur ces chèques et qu’elle devait être celle de Sedat, qui soit imitait sa signature, soit signait en utilisant sa propre signature[16]. Selon l’estimation de l’avocate de l’intimée, les chèques de 9056 produits en preuve pour la période du 16 janvier 2006 au 8 juin 2009 totalisent 45 088 $.

[19]        MM. Sedat et Mehmet Koskocan ont expliqué dans quelles circonstances Sedat avait agi de la façon décrite ci-dessus. Mehmet exploitait pour sa propre société le restaurant de St-Hubert. En outre, il était souvent absent du pays. Dans son questionnaire, Mehmet indique à l’ARQ que son fils était autorisé à agir comme il l’a fait[17]. De façon plus particulière, le père déclare :

However, it is to be noted for the last several years, I was outside Canada for anywhere between five and six months per year, such that when I was absent for these 5-month or 6-month periods, I would “pre-sign” a series of cheques so that my son Sedat could continue the operations of the Corporation.

Et plus loin il ajoute:

I also further recall that, at some point in time, my son Sedat would have been given “power of attorney” to sign cheques in my absence such that, at some point in time, I may have ceased signing cheques completely and the cheques would actually have borne Sedat’s signature, signed on my behalf, in virtue of the said power of attorney.

Once again, I had no problem with any of this because I trusted my son […].

[20]        On peut constater également que les comptes d’Hydro-Québec étaient adressés au nom personnel de M. Mehmet Koskocan pour les services fournis au restaurant de 9056 situé rue Charleroi. Ceux de Gaz Métropolitain étaient adressés à une société de Mehmet, 9060-7078 Québec inc (9060), à l’attention de Mehmet Koskocan. Il existe également une entente conclue en 2004, plusieurs mois après la vente de 9056, entre un fournisseur de services de téléphonie et M. Mehmet Koskocan, qui est signée par ce dernier et dans laquelle il est décrit comme le propriétaire.

[21]        La société 9056 a reçu d’une société d’assurance un chèque d’environ 12 400 $ pour des dommages causés par un feu de friteuse. Ce chèque a été endossé et déposé dans le compte bancaire de 9056 le 30 décembre 2008, mais Mehmet ne reconnaît pas sa signature lors de son contre-interrogatoire. Il n’a pas reconnu non plus sa signature sur des chèques payables à Conan, un des fournisseurs en fromage de 9056, et au comptable pour ses services professionnels ni sur des chèques pour des services de formation en gestion.

[22]        À la suite de l’autre incendie, survenu le 3 novembre 2010, la société d’assurance a versé une somme de 84 000 $ comme indemnité, ce qui aurait permis à 9056 de pouvoir reconstruire le restaurant. Sedat a demandé à son père de déposer le chèque dans le compte bancaire de 9056 en décembre 2010. (Voir la copie du chèque, qui n’a pas été endossé pour effectuer le dépôt, pièce I-2, onglet 40.) Malheureusement, l’ARQ a saisi la somme en question, ce qui, selon les versions données par le père et le fils à l’ARQ, les a empêchés de relancer les opérations de 9056. L’agente de recouvrement aurait été informée par la vérificatrice de l’ARQ que sa cotisation était une cotisation béton. La vérificatrice ne se rappelait pas lors de son témoignage avoir fait une telle affirmation. La preuve révèle toutefois que le restaurant de la rue Charleroi continue d’être exploité directement, ou indirectement par l’intermédiaire d’une société par actions, par des membres de la famille Koskocan − d’abord par le mari de la fille de Sedat et par la suite par la fille de Sedat.

B. La vérification de 9056

[23]        Lorsque la vérification de 9056 par l’ARQ a eu lieu, c’est Sedat, et non son père, qui a rencontré la vérificatrice de l’ARQ et a fourni les réponses aux questions posées par elle. C’est Sedat qui a signé la procuration permettant à l’ARQ de communiquer avec les avocats de 9056. Ce document a permis à l’agente de recouvrement de discuter du dossier avec ces personnes. 

[24]        On trouve parmi les documents de la pièce I-1, aux onglets 1 et 4 à 9 les documents suivants :

-        L’avis de cession des biens de 9056, daté du 28 juin 2013, onglet 4;

-        Copie de la preuve de réclamation du ministre, onglet 5;

-        Copie du certificat enregistré à la Cour fédérale le 12 avril 2011, onglet 6;

-        Copie de la cotisation en date du 24 juillet 2012, onglet 1;

-        Copie du bref de saisie, en date du 15 juillet 2011, onglet 7;

-        Rapport de carence en date du 25 août 2011, onglet 8;

-        Copie d’un avis de cotisation à l’égard de 9056 en date du 16 décembre 2010, pour la période du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2009, onglet 9; il faut rappeler que la cotisation de M. Mehmet Koskocan du 24 juillet 2012 vise un montant de taxe nette dû en vertu de la LTA pour la période du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2010 (voir la pièce A-1, onglet 1); on a ajouté les montants de TPS nette déclarés pour l’année 2010, mais non remis par 9056 et ne faisant pas l’objet d’une cotisation établie par l’ARQ.

[25]        La vérificatrice a expliqué la démarche qu’elle avait suivie en effectuant sa vérification de 9056 en 2009 et en 2010. Elle a constaté l’absence totale de rouleaux de caisse (communément appelés Z de caisse), de factures de livraison de pizzas et de factures d’achat pour la période du 1er novembre 2005 au 30 juin 2009, éléments nécessaires pour lui permettre de déterminer si toutes les ventes du restaurant avaient été comptabilisées et déclarées à l’ARQ. La raison donnée pour cette absence était la destruction par erreur.

[26]        Des ZZ1 de caisse, soit les totaux cumulatifs des ventes pour une période donnée, ont été fournis pour toutes les transactions du 1er juillet 2009 au 10 juillet 2009 et du 11 novembre 2009 au 18 février 2010 à la suite, semble-t-il de la visite de la vérificatrice[18]. Des factures d’achat de Conan pour la période du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2009 et de Delorme Primeau pour la période du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2008 ont pu être retracées, mais aucune facture d’autres fournisseurs d’autres produits, comme les ailes de poulet, les pains pita et les pains à sous-marin, le fromage en grains pour la poutine, etc.[19]

[27]        Selon les informations fournies par Sedat, toutes les ventes faites par livraison ont été comptabilisées dans la caisse enregistreuse. Or, une vérification des factures de livraison pour trois journées prises au hasard a révélé qu’une proportion importante de ces factures ne s’y trouvait pas, soit : 11 sur 19, 10 sur 17 et 7 sur 12. Également, les ventes inscrites aux livres pour le mois de septembre 2009 sont inférieures de 3 606 $ au total des ventes selon les Z de caisse.

[28]        C’est en raison de toutes ces anomalies que la vérificatrice a décidé de procéder par une méthode alternative de reconstitution des ventes, soit celle du ratio des « services publics et de télécommunication ». Dans son rapport de vérification, elle donne cette explication : « la quantité de gaz et d’électricité utilisée va varier en fonction de la production. Ce qui nous amène à une reconstitution plus juste des ventes. » Elle a utilisé le pourcentage que représente le coût de ces services, soit 4 %, chiffre provenant de Statistique Canada pour les établissements de restauration avec service restreint, c.-à-d. sans service à la table. Ce pourcentage représente, selon elle, un chiffre avantageux pour 9056, car la moyenne est de 2,7 %, le ratio le plus élevé étant 5,6 %. Cependant, cette méthode a donné des ventes totalisant 1,76 million de dollars, soit 1,26 million de plus que les ventes déclarées par 9056. Il s’agit d’un montant outrageusement élevé selon l’avocat de M. Koskocan[20].

C. L’expertise de M. Léger

[29]        M. Mehmet Koskocan a demandé l’expertise de M. Christian Léger, Ph. D. P. Stat., professeur titulaire à l’Université de Montréal, qui a préparé une évaluation de la méthodologie statistique dans la vérification comptable des restaurants Champion Pizza 2 pour 1. Monsieur Léger a été déclaré témoin expert avec l’assentiment de l’avocate de l’intimée. Il a expliqué l’analyse qu’il a faite de la méthode utilisée par l’ARQ pour déterminer un ratio correspondant au rapport entre les ventes et les dépenses pour des services publics comme Hydro‑Québec et Gaz Métropolitain. En conclusion, il déclare dans son rapport :

L’utilisation d’un chiffre unique (moyenne ou médiane) pour représenter une valeur particulière de la distribution d’une variable aléatoire peut souvent mener à des erreurs très importantes sauf si la variabilité des valeurs autour de cette moyenne ou médiane soit faible. Même si les données de Statistique Canada ne contiennent pas toute l’information pour bien juger de la variabilité de la distribution des pourcentages de revenus consacrés aux dépenses de services publics, le fait que la moyenne globale soit de 2,8% alors que les moyennes pour les quatre quarts déterminés sur la base des revenus sont de 5,6%, 4,2%, 3,1% et 2,4 % démontre clairement que la distribution est asymétrique à droite. Ceci veut donc dire qu’il y a un très grand nombre d’établissements (surtout à hauts revenus) qui ont un très faible pourcentage mais qu’un nombre important d’établissements (surtout à faibles revenus) qui ont des pourcentages qui peuvent grandement s’éloigner de la moyenne. En particulier, comme la moyenne du quart des petits établissements est de 5,6%, plusieurs établissements ont des pourcentages encore supérieurs à cette valeur. De plus, aucune justification scientifiquement valable n’est présentée pour justifier qu’il soit raisonnable de penser que « Champion Pizza 2 pour 1 » devrait avoir un pourcentage aussi bas que 4%.

[Je souligne.]

D. États financiers fournis à l’expert en sinistres de la société d’assurance

[30]        Lors de l’audition de l’appel, l’intimée a été capable de produire des états financiers relatifs aux exercices financiers 2008 et 2009, lesquels avaient été remis à l’expert en sinistres de la société d’assurance pour quantifier, selon toute vraisemblance, les pertes résultant de l’incendie de 2010 et lesquels révèlent des ventes supérieures à celles indiquées dans des états financiers remis à l’ARQ[21]. Il est utile de reproduire dans un même tableau ces ventes et celles calculées selon la méthode alternative utilisant les ratios de 4 % et de 5,6 %, soit les plus hauts pourcentages moyens calculés par Statistique Canada[22] :

 

2006

2007

2008

2009

Total

Chiffre d’affaires - déclaré

122 580

121 394

128 008

129 338

501 320

Chiffre d’affaires-assurance

 

 

158 008

159 338

 

Augmentation des ventes

 

 

30 000

30 000

 

Augmentation des ventes %

 

 

23 %

23 %

 

Chiffre d’affaires à 4 %

375 625

465 015

387 890

533 720

1 762 250

Augmentation des ventes

253 045

343 621

259 882

404 382

1 260 930

Augmentation des ventes %

206 %

283 %

203 %

313 %

 

Chiffre d’affaires à 5,6 %

268 304

332 153

277 064

381 229

1 258 750

Augmentation des ventes

145 724

210 759

149 056

251 891

757 430

Augmentation des ventes %

119 %

174 %

116 %

195 %

 

E. La cotisation de Mehmet Koskocan établie par l’agente de recouvrement

[31]        L’agente de recouvrement a expliqué lors de son témoignage le fondement de sa cotisation. Elle a considéré M. Mehmet Koskocan comme un administrateur de fait parce qu’il participait à la gestion de 9056, était responsable du compte bancaire de cette société, avait endossé le chèque d’indemnité pour la friteuse et était facturé pour les services d’Hydro-Québec reçus par 9056 et que des factures de Gaz Métropolitain avaient été adressées à une de ses sociétés. Voici comment elle décrit ses motifs dans son rapport d’autorisation adressé à ses supérieurs :

Mehmet Koskocan n’est plus inscrit comme administrateur au REQ depuis le 2003-12-03. Toutefois, nous le cotisons en tant qu’administrateur de fait pour les raisons suivantes :

Il est inscrit en tant qu’administrateur unique au dossier bancaire et il est le seul signataire autorisé. Il a d’ailleur[s] signé presque tous les chèques émis par la société. Quelques[-]uns ont été signés par une personne non autorisée. Les comptes d’Hydro-Québec, de Gaz Metro et de TelSynergy sont au nom de Mehmet Koskocan[.] Suite à un sinistre, il a endossé le chèque d’indemnité du 30 décembre 2008 provenant de la Cie d’assurance Aviva. Il est inscrit en tant que seul administrateur et actionnaire de la société sur la CO-17 2006 et il a signé cette déclaration le 2007-12-12 à titre de président.

Le 17 mars 2004, il a signé, à titre de propriétaire, le contrat de service téléphonique avec la Cie TelSynergy Télécommunication. Il a donc posé un geste d’administrateur après son prétendu retrait.

Les représentants de Mehmet [K]oskocan prétendent que c’est son fils, Sedat Koskocan qui est l’administrateur [réel] et la seule âme dirigeante de la société. Or, nous avons également signifié [un] avis [d’intention] de cotiser Sedat Koskocan. Celui-ci a rempli [le] questionnaire accompagnant l’avis. Selon les réponses qu’il nous a données, il est clair qu’il n’a pratiquement aucune [connaissance] des affaires de la société. Nous en venons donc à la conclusion que Sedat Koskocan n’est pas l’âme dirigeante de la société.

Le 3 avril 2012, nous avons eu une conversation avec la [vérificatrice] du R.Q., Mme Julie Charron qui a enquêté sur 8 des restaurants de la chaîne "Champion Pizza deux pour un["] (voir intervention 162). Selon elle, Mehmet Koskocan aurait ouvert tous les restaurants et les a mis au nom de ses fils, beaux-fils, neveu[x] et frère[s]. Elle ne croit pas que l’un d’eux [pouvait] prendre de décisions sans consulter au préalable Mehmet Koskocan.

[Je souligne.]

[32]        Elle justifie sa conclusion que M. Mehmet Koskocan était encore un administrateur de fait durant la période de deux ans précédant la date de sa cotisation par le fait qu’il avait signé un rapport de TPS en date du 8 novembre 2010 et par la signature sur le chèque payable à l’ARQ en date du 9 novembre 2010[23]. Par contre, M. Mehmet Koskocan a nié qu’il s’agissait de sa signature sur ces documents. Selon l’agente de recouvrement, même s’il n’avait pas signé ces documents, Mehmet avait autorisé son fils à le faire pour lui. Par conséquent, sa cotisation n’était pas prescrite. Elle a reconnu, en contre‑interrogatoire, que l’ARQ n’avait pas eu recours à un expert en écriture pour analyser les signatures sur les chèques et les déclarations de TPS.

[33]        De façon surprenante, l’agente de recouvrement a expliqué qu’elle avait établi une cotisation visant Sedat comme administrateur, mais pas son épouse, alors que celle-ci était, à la connaissance de cette agente, également une administratrice élue par les actionnaires de 9056. Cette agente a motivé sa décision en disant : « [qu’]elle avait trop à perdre » et qu’elle n’avait pas de preuve de son implication dans la gestion de 9056. Il faut mentionner que l’épouse de Sedat possédait un triplex acheté en 2004 avec son beau-père, qui agissait à titre de caution seulement et non pas comme véritable propriétaire, selon le témoignage de M. Mehmet Koskocan. Le coût s’élevait à 550 000 $, dont 195 000 $ payés comptant. Le beau-père de l’épouse de Sedat lui a transféré le titre de propriété qu’il possédait le 29 mars 2010[24].

IV. Analyse

A. Dispositions législatives pertinentes et l’approche à suivre

[34]        Comme il s’agit d’une cotisation établie par l’ARQ en vertu du paragraphe 323(1) de la LTA, il est opportun de reproduire cette disposition de même que le paragraphe (5), lequel traite du délai pour établir une telle cotisation :

Responsabilité des administrateurs

323 (1) Les administrateurs d’une personne morale au moment où elle était tenue de verser, comme l’exigent les paragraphes 228(2) ou (2.3), un montant de taxe nette ou, comme l’exige l’article 230.1, un montant au titre d’un remboursement de taxe nette qui lui a été payée ou qui a été déduit d’une somme dont elle est redevable, sont, en cas de défaut par la personne morale, solidairement tenus, avec cette dernière, de payer le montant ainsi que les intérêts et pénalités afférents.

[…]

Liability of directors

323 (1) If a corporation fails to remit an amount of net tax as required under subsection 228(2) or (2.3) or to pay an amount as required under section 230.1 that was paid to, or was applied to the liability of, the corporation as a net tax refund, the directors of the corporation at the time the corporation was required to remit or pay, as the case may be, the amount are jointly and severally, or solidarily, liable, together with the corporation, to pay the amount and any interest on, or penalties relating to, the amount.

. . .

Prescription

(5) L’établissement d’une telle cotisation pour un montant payable par un administrateur se prescrit par deux ans après qu’il a cessé pour la dernière fois d’être administrateur.

Time limit

(5) An assessment under subsection (4) of any amount payable by a person who is a director of a corporation shall not be made more than two years after the person last ceased to be a director of the corporation.

[Je souligne.]

[35]        La Loi ne définit pas qui est un administrateur (ou, en anglais, director). Voici ce que la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge McDonald, dans l’arrêt Kalef c. Canada, [1996] A.C.F. no 269 (QL), au paragraphe 10, 96 DTC 6132, à la page 6134, décrit comme la démarche à suivre dans une telle situation :

La Loi de l’impôt sur le revenu ne définit pas le terme « administrateur » et elle n’établit pas de critère en ce qui concerne le moment où une personne cesse d’occuper ce poste. Compte tenu du silence de la Loi de l’impôt sur le revenu, il est logique de se tourner vers la loi régissant la constitution en personne morale de la compagnie pour y trouver une réponse[25].

[Je souligne.]

[36]        Cette approche a également été adoptée dans une autre décision de la Cour d’appel fédérale, soit La Reine c. Corsano et Wheeliker[26]. Dans cet arrêt, la loi pertinente était la Companies Act, R.S.N.S. 1967, ch. 42 de la Nouvelle-Écosse, qui, elle non plus, ne définissait pas la fonction d’administrateur. Voici ce qu’écrit le juge Noël (tel était alors son titre), la juge Desjardins souscrivant :

48  La LIR ne définit le terme « administrateur » ni de façon générale, ni aux fins de l’article 227.1. Comme cette Cour a conclu dans Kalef, il est logique de se tourner vers la loi régissant la constitution en personne morale de la compagnie pour déterminer qui est un administrateur aux fins de l’article 227.1. L’alinéa 2(1)f) [mod. par S.N.S. 1990, ch. 15, art. 2] de la Loi prévoit que:

[TRADUCTION] 2 (1)

f)         « administrateur » comprend toute personne qui occupe le poste d’administrateur, indépendamment de son titre, [Non souligné dans l’original.]

Je partage l’avis du juge de la Cour de l’impôt que les mots « qui occupe le poste d’administrateur, indépendamment de son titre », font qu’une personne agissant comme administrateur est visée par la définition, quel que soit son titre. Cette approche est semblable à celle adoptée par la Chancery Division dans Re Lo-Line Electric Motors Ltd., affaire dans laquelle la Cour devait interpréter une définition identique de la Companies Act, 1985 du Royaume-Uni [1985, ch. 6]. Selon cette Cour:

[TRADUCTION] [...] les mots « indépendamment de son titre » indiquent que le paragraphe traite de terminologie, par exemple lorsque les statuts d’une compagnie prévoient que la gestion de ses affaires est confiée à des « gouverneurs » ou à des « gestionnaires ».

49  Comme l’alinéa 2(1)f) vise uniquement la terminologie et est inclusif, il faut examiner les dispositions de la Loi pour dégager l’intention du législateur quant à savoir qui a le statut d’« administrateur » en vertu de la Loi.

50  Avant d’examiner les articles pertinents de la Loi, je souligne que celle-ci ne fait aucunement référence à des administrateurs de fait ou de droit. Elle utilise le terme « administrateur » dans plusieurs contextes, certains laissant supposer qu’elle veut parler d’un administrateur qui répond aux critères qu’elle fixe, et d’autres, d’une personne qui agit comme telle sans répondre à ces critères. On doit donc répondre à la question suivante: le terme « administrateur » est-il limité aux personnes qui satisfont aux critères fixés par la Loi pour l’exercice de cette fonction?

[Je souligne.]

[37]        Après avoir regardé différentes dispositions de la Companies Act, le juge Noël écrit ce qui suit aux paragraphes 55 à 62 :

55  La Loi vise aussi à protéger les tiers qui traitent de bonne foi avec des personnes qui agissent en administrateurs alors qu’ils ne sont pas éligibles. L’article 30 vient codifier la règle de common law sur la gestion interne, de la façon suivante:

[TRADUCTION]

30 Une compagnie ou une instance tierce se portant garante d’une obligation de la compagnie ne peut opposer à toute personne traitant avec la compagnie ou qui a acquis certains droits de celle-ci

[…]

(b)        que les personnes nommées dans l’avis le plus récent envoyé au Registraire en application du paragraphe 98 (1) ne sont pas des administrateurs de la compagnie;

[…]

(d)       qu’une personne désignée comme administrateur, responsable ou représentant, par la compagnie n’a pas été valablement nommée ou n’a pas l’autorité requise pour exercer les pouvoirs et assumer les responsabilités qui sont généralement ceux de la compagnie ou de ses administrateurs, responsables ou agents;

[…]

sauf si la personne en cause est dans une situation telle vis-à-vis la compagnie qu’elle a, ou aurait dû avoir, connaissance du contraire. [Non souligné dans l’original.]

56  Une compagnie ne peut donc plaider qu’une personne qu’elle a désignée comme administrateur n’avait pas qualité pour agir comme telle [sic]. En conséquence, la compagnie sera alors liée de la même façon que si la personne en cause avait le statut nécessaire pour agir en son nom.

57  L’article 97 vient aussi valider les actes d’un administrateur, même si l’on découvre plus tard qu’il n’avait pas à l’époque qualité pour agir.

[TRADUCTION]

97 Les actes de l’administrateur ou du directeur sont valides, même s’il est constaté ultérieurement que la nomination comporte une irrégularité ou que l’administrateur ou le directeur n’est pas éligible. [Non souligné dans l’original.]

On trouve des dispositions similaires dans la plupart des lois régissant les compagnies au Canada. Elles ont pour but de protéger les tiers et d’assurer une certitude raisonnable quant aux effets des transactions des compagnies. Toutefois, l’article 97 ne confère aucune valeur à la nomination d’administrateurs non éligibles. Il ne fait que valider les « actes » d’un administrateur dont la nomination est irrégulière.

58  Il ressort de ceci que la Loi reconnaît la possibilité que des personnes agissent comme administrateurs alors qu’elles ne sont pas éligibles, et que le législateur a choisi, malgré cela, de valider leurs actes dans les circonstances susmentionnées. La question devient donc de savoir si cette reconnaissance de certains actes posés par des personnes agissant comme administrateurs, malgré le fait qu’elles ne soient pas éligibles, a pour effet de leur accorder le statut d’administrateurs en vertu de la Loi.

59  Je suis d’avis que l’article 95 de la Loi et les articles pertinents des Statuts perdraient tout leur sens si on pouvait interpréter la Loi de façon à accorder le statut d’administrateur à des personnes qui ne sont pas éligibles. Pour être un administrateur, il faut satisfaire aux exigences de la Loi, y compris celles de l’article 95. Les personnes qui agissent à titre d’administrateur alors qu’elles ne satisfont pas à ces exigences se voient imposer une amende. Il serait étrange que ceux qui enfreignent la Loi en agissant comme administrateurs alors qu’ils ne sont pas éligibles en vertu de celle-ci se voient ainsi accorder le statut d’administrateurs par la même Loi. Il va de soi que l’intention du législateur est que seuls ceux qui répondent aux exigences de la Loi peuvent avoir le statut d’administrateurs en vertu de celle-ci.

60  Je suis d’avis qu’on ne peut interpréter la Loi de façon à accorder le statut d’administrateurs aux personnes qui agissent comme tels alors qu’elles ne sont pas éligibles, non plus qu’on puisse parvenir à un tel résultat en appliquant la common law. Au fil des ans, les tribunaux ont trouvé des formules pour protéger les tiers ayant traité avec des personnes agissant comme administrateurs, ou que les compagnies ont désignées comme telles, alors qu’elles n’étaient pas éligibles et donc n’avaient aucun statut.

61  Je constate qu’un des principes qui sous-tendent ces redressements en common law veut qu’une personne qui n’a pas satisfait aux critères d’éligibilité ne peut [sic] se fonder sur ce fait pour échapper aux responsabilités de la charge d’administrateur. C’est ce qu’a conclu le juge d’appel Richards, dans Macdonald v. Drake:

[TRADUCTION] Je ne peux conclure qu’un administrateur qui a accepté d’être élu à ce poste et l’a exercé puisse, du simple fait qu’il n’était pas éligible, échapper à la responsabilité qui lui échoirait autrement. Le principe en cause ici est qu’un homme ne peut tirer profit de sa propre faute.

Comme il est avéré en l’instance que les intimés ont agi comme administrateurs selon la volonté des actionnaires, je ne vois pas pour quels motifs ils seraient autorisés à s’appuyer sur le fait qu’ils n’étaient pas éligibles pour échapper aux obligations imposées aux administrateurs par l’article 227.1 de la LIR.[27]

62  En conséquence, bien que je partage l’avis du juge de la Cour de l’impôt que les personnes agissant comme administrateurs sans être éligibles à ce poste ne sont pas des administrateurs au sens de la Loi, je ne crois pas que les intimés puissent échapper de ce fait à leurs obligations en vertu du paragraphe 227.1(1) de la LIR.

[Je souligne.]

[38]        La règle de common law de la gestion interne (indoor management) a été reconnue comme applicable par les tribunaux du Québec, comme en fait foi une décision de la Cour supérieure du Québec citée par les auteurs Jean‑Louis Baudouin et Yvon Renaud, dans Code civil du Québec annoté, tome 1, 18e édition, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, où ils commentent l’article 312 du Code civil du Québec (C.c.Q.). Il s’agit de la décision Gendron c. Gatien Transport inc., [2005] J.Q. no 2684 (QL), J.E. 2005-1003, 2005 CanLII 9506, EYB 2005-88306, rendue par le juge Gagnon :

86  De plus, s’applique ici la doctrine de l’indoor management, énoncée dans les termes suivants :

"Lorsqu’il y a des personnes qui conduisent les affaires de la compagnie d’une manière qui paraît parfaitement conforme aux statuts de constitution, alors ceux qui transigent avec ces personnes, de l’extérieur, ne doivent pas être touchés par toutes les irrégularités qui peuvent survenir dans la régie interne de la compagnie. Ils sont justifiés de présumer que les seules choses dont ils peuvent avoir connaissance, c’est-à-dire les actes externes, sont validement posés, lorsque ces actes externes sont selon toute apparence exécutés comme ils doivent l’être".

87  Cette doctrine trouve application au Québec.

88  Pour bénéficier de la protection de la règle de l’indoor management, le tiers doit être de bonne foi,

c’est-à-dire qu’il ne faut pas avoir eu connaissance de l’irrégularité ou avoir eu vent de circonstances susceptibles de soulever des doutes quant à la validité de la transaction et dans ce dernier cas, n’avoir pas fait enquête.

89  La preuve permet de conclure que Marcel Gendron et Gestion Gendron étaient des tiers de bonne foi à l’époque du 7 avril 2003.

90  Gatien Transport ne peut donc invoquer à son bénéfice le fait qu’il n’y avait que deux administrateurs en fonction le 7 avril 2003.

[Je souligne.]

[39]        En quelque sorte, la question n’est pas de savoir si quelqu’un est un administrateur de fait; il s’agit plutôt de déterminer, dans une poursuite judiciaire, s’il existe des motifs pour dénier le moyen de défense selon laquelle la personne n’est pas un administrateur en raison d’une irrégularité quelconque. Pour décrire cette démarche, qu’a suivie la Cour d’appel fédérale dans Corsano et Wheeliker, j’utiliserai l’expression « règle du déni de moyen de défense ».

[40]        Ici, 9056 a été constituée en vertu de la partie IA de la LCQ[28]. Cette loi ne définit pas à l’article 123.1 la notion d’administrateur ni d’ailleurs celle de dirigeant[29]. Il est donc nécessaire d’analyser les dispositions du chapitre XI de la Partie IA, qui traite des administrateurs. L’article 123.72 de la LCQ édicte :

Les affaires de la compagnie sont administrées par un conseil d’administration composé d’un ou de plusieurs administrateurs.

[…]

[Je souligne.]

[41]        À l’article 123.73, on définit quelles sont les personnes éligibles à titre d’administrateur :

Peut être administrateur toute personne physique sauf :

1°         une personne de moins de 18 ans;

2°         d’un [sic] majeur en tutelle ou en curatelle;

3°         d’une [sic] personne déclarée incapable par un tribunal d’une autre province ou d’un autre pays;

4°         un failli non libéré.

[42]        À l’article suivant, on précise que la qualité d’actionnaire n’est pas requise pour être administrateur.

[43]        L’article 123.75 de la LCQ édicte :

123.75. Sauf disposition contraire des statuts, des règlements ou d’une convention unanime des actionnaires ou d’une déclaration visées dans l’article 123.91, les administrateurs peuvent fixer leur rémunération ainsi que celle des dirigeants ou autres représentants de la compagnie malgré le paragraphe 2 de l’article 91.

[Je souligne.]

[44]        À l’article 123.76 de la LCQ, on dispose que malgré l’expiration de son mandat, un administrateur demeure en fonction jusqu’à ce qu’il soit réélu, remplacé ou destitué. Le deuxième alinéa de l’article 123.76 dispose que l’administrateur peut résigner ses fonctions en donnant un avis à cet effet.

[45]        À l’article 123.77 de la LCQ, on précise les modalités de destitution d’un administrateur :

Sauf disposition contraire des statuts, les actionnaires peuvent, par résolution, destituer un administrateur lors d’une assemblée générale extraordinaire convoquée à cette fin.

[46]        Selon l’article 123.78 de la LCQ, une vacance créée par suite de la destitution d’un administrateur peut être comblée lors de l’assemblée où la destitution a eu lieu ou, à défaut, conformément au paragraphe 3 de l’article 89.

[47]        À l’article 123.82 de la LCQ, on traite du cas de l’administrateur unique :

L’administrateur unique exerce les droits et assume les obligations d’un conseil d’administration.

[48]        Au deuxième alinéa du même article, on édicte que l’administrateur peut cumuler les fonctions de président, de secrétaire ou de tout autre dirigeant de la compagnie.

[49]        À l’article 123.83 de la LCQ, on précise que les « administrateurs, dirigeants et autres représentants de la compagnie sont des mandataires de la compagnie ».

[50]        Aux termes de l’article 123.85 de la LCQ, un administrateur présent à une réunion du conseil ou du comité exécutif est réputé avoir approuvé toute résolution ou participé à toute mesure prise lors de cette réunion sauf :

1°         s’il demande lors de la réunion que sa dissidence soit consignée au procès-verbal; ou

2°         s’il avise par écrit le secrétaire de la réunion de sa dissidence avant l’ajournement ou la levée de la réunion.

[51]        Il faut également tenir compte du chapitre VII de la Partie IA, qui traite de la capacité de la compagnie et qui vient codifier dans une certaine mesure la règle de common law sur la gestion interne (indoor management). On y trouve notamment les trois articles suivants :

123.30. Les tiers ne sont pas présumés avoir connaissance des informations contenues dans un document relatif à la compagnie, autres que celles visées à l’article 98 de la Loi sur la publicité légale des entreprises (chapitre P-44.1), du seul fait de son dépôt au registre ou du fait que ce document peut être consulté dans les bureaux de la compagnie.

1979, c. 31, a. 27; 1980, c. 28, a. 14; 1993, c. 48, a. 275; 2010, c. 7, a. 199.

123.31. Les tiers peuvent présumer que :

1°  la compagnie exerce ses pouvoirs conformément à ses statuts, à ses règlements et à la convention unanime des actionnaires ou à la déclaration visées dans l’article 123.91;

[…]

3°  les administrateurs ou dirigeants de la compagnie occupent valablement leurs fonctions et exercent légalement les pouvoirs qui en découlent;

4°  les documents de la compagnie provenant d’un de ses administrateurs, dirigeants ou autres mandataires sont valides.

1979, c. 31, a. 27; 1980, c. 28, a. 14; 1982, c. 52, a. 139; 1993, c. 48, a. 276; 1999, c. 40, a. 70.

123.32. Les articles 123.30 et 123.31 ne s’appliquent pas aux tiers de mauvaise foi ou aux personnes qui auraient dû avoir une connaissance contraire en raison de leurs fonctions au sein de la compagnie ou de leurs relations avec cette dernière.

1979, c. 31, a. 27; 1980, c. 28, a. 14.

[Je souligne.]

[52]        L’article 98 de la Loi sur la publicité légale des entreprises (LPLE) (RLRQ, ch. P-44.1) édicte ceci :

98. Sont opposables aux tiers à compter de la date où elles sont inscrites à l’état des informations et font preuve de leur contenu en faveur des tiers de bonne foi les informations suivantes relatives à l’assujetti:

[…]

6°   les nom et domicile de chaque administrateur en mentionnant la fonction qu’il occupe ou, si tous les pouvoirs ont été retirés au conseil d’administration par une convention unanime des actionnaires conclue en vertu d’une loi du Québec ou d’une autre autorité législative du Canada, les nom et domicile des actionnaires ou des tiers qui assument ces pouvoirs;

7°   la date de l’entrée en fonction des personnes visées aux paragraphes 6° et 10° et, s’il y a lieu, la date de la fin de leur charge;

[…]

Les tiers peuvent, par tout moyen, contredire les informations contenues dans un document qui est produit au registraire ou lui est transféré en application d’une entente conclue conformément à l’un des articles 117 ou 118.

Toutefois, l’assujetti dont l’immatriculation a été radiée d’office ne peut mettre en question les informations qu’il a déclarées et qui sont contenues à l’état des informations.

2010, c. 7, a. 98; 2010, c. 40, a. 44.

[Je souligne.]

B. L’administrateur de droit

[53]        À la lecture de toutes ces dispositions, il est clair que la LCQ reconnaît la distinction entre un administrateur et un dirigeant. Un administrateur visé par la LCQ n’est pas un simple salarié de la société ou même un de ses dirigeants. Un administrateur est la personne qui fait partie du conseil d’administration ou, lorsqu’il est administrateur unique, assume les obligations d’un conseil d’administration. Voici comment les auteurs Raymonde Crête et Stéphane Rousseau décrivent les administrateurs dans Droit des sociétés par actions, 2e édition, Montréal, Les Éditions Thémis, 2008, à la page 326, paragraphe 711 :

Le conseil d’administration est le forum principal au sein duquel s’exercent les pouvoirs de gestion des affaires de la société. En effet, les administrateurs ont la responsabilité de la gestion des affaires de la société en tant que collégialité.168 En principe, ce n’est que lorsqu’ils sont réunis en conseil d’administration que les administrateurs représentent la société et peuvent exercer les pouvoirs que la loi leur attribue.169 Pris individuellement, les administrateurs n’ont donc pas de pouvoir particulier de gestion, à moins de s’être vus déléguer des responsabilités spécifiques par le conseil d’administration.170 Dans cette perspective, les réunions du conseil d’administration revêtent une importance cruciale pour le bon fonctionnement des sociétés.

________________

168          Standard Construction Co. c. Crabb, (1914) 7 W.W.R. 719 (Sask.C.A.).

169          Article 311 C.c.Q; Cloutier c. Dion [1954] B.R. 595, 603; Dallaire c. Leclerc, (1918) 53 C.S. 201.

170          Kavanagh c. Norwich Union Ins. Co., (1900) 4 Q.P.R. 229 (C.A.); Bell c. Milner, (1957) 21 W.W.R. 366 (C.S.C.-B.).

[Je souligne.]

[54]        Ils reprennent le même discours au paragraphe 721 où ils précisent : « À l’extérieur du forum du conseil d’administration, l’administrateur ne dispose donc pas en principe du pouvoir de représenter la société et de prendre des décisions l’engageant. »

[55]        Au paragraphe 716, ces auteurs traitent du mode de fonctionnement du conseil d’administration:

De plus, la loi permet aux administrateurs de tenir une réunion du conseil d’administration sur papier. Pour ce faire, il suffit de préparer une résolution écrite qui sera signée de tous les administrateurs habiles à voter sur cette résolution lors d’une réunion du conseil. La résolution écrite a alors la même valeur que si elle avait été adoptée au cours de cette réunion.178 […]

________________

178        Article 89.3 L.C.Q.; article 117(1) et (2) L.C.S.A.[30]

[Je souligne.]

[56]        Les auteurs Me Maurice Martel et Me Paul Martel, dans leur ouvrage La compagnie au Québec, volume I : Les aspects juridiques, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, Martel Ltée (feuilles mobiles), adoptent une interprétation semblable, notamment au paragraphe 22-4. Voici ce qu’ils écrivent :

22-4 Quand on considère la position des administrateurs d’une compagnie, il faut bien faire la distinction entre les administrateurs en tant qu’individus, et le conseil d’administration en tant que corps. Comme on le verra, les administrateurs individuels ne sont pas des agents de la compagnie et ils ne bénéficient d’aucun pouvoir de lier la compagnie, sauf s’ils ont été spécialement autorisés à cet effet. D’un autre côté, les administrateurs pris en bloc sont un « organe » de la compagnie, par lequel elle agit. C’est ce que précise l’article 311 du Code civil du Québec.[31]

[Je souligne.]

[57]        Un peu plus loin au paragraphe 22-32, ils ajoutent ce qui suit en commentant la modification apportée en 1999 à l’article 123.83 de la LCQ, qui déclare que les administrateurs, tout comme les dirigeants, « sont des mandataires de la compagnie » :

[…] Il nous semble que cette nouvelle formulation, bien qu’exacte pour ce qui concerne les dirigeants et les autres représentants, va trop loin pour ce qui a trait aux administrateurs. Ceux-ci ont sans doute envers la compagnie les mêmes devoirs que des mandataires (article 321), mais ils ne sont pas des mandataires de la compagnie vis-à-vis les tiers, en ce sens qu’ils n’ont pas comme tels le pouvoir de représenter la compagnie dans l’accomplissement d’actes juridiques avec les tiers (article 2130). Ce sont les dirigeants de la compagnie qui ont le pouvoir de la représenter et de l’obliger (article 312), comme nous le verrons au chapitre 26 [qui traite des dirigeants].

[Je souligne.]

[58]        Les articles 311 et 312 du C.c.Q., cités par ces auteurs, édictent :

311. Les personnes morales agissent par leurs organes, tels le conseil d’administration et l’assemblée des membres.

312. La personne morale est représentée par ses dirigeants, qui l’obligent dans la mesure des pouvoirs que la loi, l’acte constitutif ou les règlements leur confèrent.

[Je souligne.]

C. Déni de moyen de défense

[59]        Ici, l’agente de recouvrement reconnaît que M. Mehmet Koskocan n’était pas un administrateur (de droit) puisqu’il avait dûment démissionné en 2003 et avis de cette démission avait été donné, comme cela est prévu à l’article 123.76 de la LCQ. Toutefois, elle a tenu pour acquis qu’il était un administrateur de fait. Or, cette notion n’est pas reconnue par la LCQ. Suivant les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corsano et Wheeliker, et suivant la démarche décrite plus haut, adoptée par elle dans ce même arrêt, il faut conclure que M. Mehmet Koskocan n’était pas un administrateur aux fins de la LCQ, laquelle régit 9056, et ne l’était pas non plus aux fins du paragraphe 323 de la Loi.

[60]        Toutefois, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas être tenu solidairement responsable de la taxe non remise en vertu de la Loi. En effet, il pourrait y avoir déni de moyen de défense, à savoir le moyen de défense selon laquelle il n’avait pas été régulièrement élu administrateur, si M. Koskocan s’était comporté comme un administrateur. Dans certaines décisions et dans la doctrine, on décrit le statut d’une telle personne comme celui d’un administrateur de fait. Pour bien déterminer si une personne se comporte comme un administrateur (de droit), soit le seul statut reconnu par la LCQ, aux fins du paragraphe 323(1) de la Loi, il faut d’abord bien comprendre qui est un tel administrateur. C’est donc à la lumière de l’analyse ci-dessus qu’il faut déterminer si cette personne s’est comportée comme un administrateur et si on lui déniera son moyen de défense contre une cotisation établie en vertu du paragraphe 323(1) de la Loi.

[61]        Avant de s’embarquer dans cette tâche, il est aussi utile de  rappeler le rôle des tribunaux et les principes qui doivent les guider. Voici ce qu’écrivait le juge en chef adjoint Wery de la Cour supérieure du Québec, qui, dans l’affaire Allman c. Laplante, 2005 J.Q. no 12477 (QL), 2005 CanLII 31504, était appelée à interpréter l’article 119 de la Loi sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985 ch. C-44, lequel prévoit que les administrateurs d’une société sont solidairement responsables envers les employés de la société des dettes liées aux services que ceux-ci exécutent pour le compte de cette dernière, et ce, jusqu’à concurrence de six mois de salaire :

[27]  La position des demandeurs est éminemment sympathique. La plupart sont aujourd’hui d’un certain âge et ils veulent être payés pour le travail effectué pour Limousine Mont-Royal en 1991 (sic). Or, comme on le sait, les tribunaux ne peuvent fonder leurs jugements sur les sentiments, mais sur la loi. En effet, comme le rappelait la Cour suprême du Canada à l’égard de circonstances semblables dans l’arrêt Crabtree :

Quelle que soit la sympathie que l’on puisse éprouver à l’endroit des appelants privés, en l’espèce, de certains avantages découlant du contrat de travail avec leur employeur, elle n’autorise pas une cour de justice à leur conférer des droits que le législateur n’a pas entendu leur donner. […] Seul le législateur est en mesure, s’il le désire, d’étendre ces avantages après en avoir pesé les conséquences, ce qui demeure, en dernière analyse, un choix politique qui ne saurait être l’apanage des tribunaux.

[28]  Normalement, une réclamation pour salaires et autres avantages ne pose pas problème, sauf si cette réclamation est dirigée, non pas vers l’employeur, mais vers les administrateurs de celui-ci. En effet, normalement, les administrateurs d’une société ne sont pas personnellement responsables des dettes de celle-ci. Pour utiliser la formule imagée du juge Monet de la Cour d’appel : « [c]’est par dérogation au droit commun que les administrateurs de la compagnie peuvent être transformés en débiteurs par l’effet de la loi ».

[Je souligne.]

[62]        Il est utile de reproduire les propos des auteurs Mes Maurice et Paul Martel, dans leur ouvrage déjà cité, concernant la notion d’administrateur de fait. Voici ce qu’ils écrivent aux paragraphes 21-69 et 21-70 :

[…] le fait que l’élection d’un administrateur soit entachée d’irrégularité n’a pas pour effet d’invalider les actes de cet administrateur ou ceux de l’ensemble du conseil d’administration, du moins pas à l’égard des tiers de bonne foi. Un administrateur qui exerce cette fonction alors que les formalités requises n’ont pas été intégralement respectées ou qui continue d’agir comme administrateur malgré le fait qu’il ait démissionné de ce poste est un administrateur de facto, soumis aux mêmes responsabilités qu’un administrateur de jure.

Comme son nom l’indique, l’administrateur de facto sera considéré comme un administrateur si, dans les faits, il usurpe cette fonction en posant des actes normalement réservés aux administrateurs : par exemple, participer aux réunions du conseil d’administration, signer des résolutions du conseil, prendre ou participer à des décisions d’administration ou d’aliénation, donner des instructions au nom de la compagnie, se présenter aux tiers comme un administrateur, etc.

[Je souligne; notes infrapaginales omises.]

[63]        À mon avis, les auteurs illustrent de belle façon le véritable rôle des administrateurs, qui consiste principalement en l’accomplissement d’actes que seuls des administrateurs peuvent poser, soit, notamment, signer des résolutions et participer comme administrateur à des réunions du conseil d’administration. Par contre, il faut bien prendre garde de mal interpréter l’étendue de deux des exemples donnés dans le passage ci-dessus, car ils peuvent porter à confusion. Il s’agit du fait de « participer à des décisions […] d’aliénation, donner des instructions au nom de la compagnie ». S’il s’agit de l’aliénation de biens importants, requérant l’approbation du conseil d’administration, l’exemple est tout à fait approprié et pertinent. S’il s’agit de disposer de marchandises dans le cadre de l’exploitation de l’entreprise, alors le conseil n’a pas à s’en mêler. Il ne faudrait pas, dans ces circonstances, voir là un exemple d’un geste posé par un administrateur. Il s’agit plutôt d’un geste que n’importe lequel des salariés de l’entreprise pourrait poser.

[64]        Il en est de même pour les instructions données. Si elles visent à définir la mission de l’entreprise ou à établir des mécanismes de contrôle à mettre en place dans les opérations de la société, cela relève du conseil d’administration. Mais l’exécution de ces instructions relève des dirigeants, qui à leur tour pourront donner des instructions plus détaillées au personnel de la société. Il ne faut pas confondre les gestes qu’on pose à titre d’administrateur et ceux qu’on pose à titre de dirigeant.

[65]        Voir également l’excellent exposé de l’ancien juge en chef Bowman de notre Cour, dans l’affaire Scavuzzo c. La Reine, 2005 CCI 772, [2006] 2 C.T.C. 2429, 2006 DTC 2136, 2005 G.S.T.C. 199, 2006 G.T.C. 97, sur la notion d’administrateur de fait, et les longs extraits doctrinaux reproduits dans cette décision, tirés notamment de Palmer’s Company Law, 23e édition (au paragraphe 31 de sa décision), de l’ouvrage bien connu de Wegenast, The Law of Canadian Companies (au paragraphe 29 de sa décision) et de Fraser and Stewart : Company Law of Canada, 5e édition (au paragraphe 30 de sa décision).

[66]        Comme on peut le constater à la lecture des dispositions législatives et de la doctrine, il est clair que, sous le régime de la Partie IA de la LCQ − tout comme sous celui des autres lois régissant les sociétés par actions −, il existe une nette distinction entre un administrateur et un dirigeant d’une société. D’ailleurs, la nouvelle LSA du Québec contient une définition de dirigeant, tel que nous l’avons vu plus haut. À mon avis, cette réalité juridique justifie amplement qu’il ne faille pas étendre la portée de l’article 323 de la LTA pour faire en sorte qu’un dirigeant de la société soit assimilé à un administrateur. Une personne peut agir à la fois comme unique actionnaire d’une société, comme son unique administrateur et comme son président. Ce n’est pas parce que cette personne signe une résolution en sa qualité d’administrateur pour déclarer et verser des dividendes qu’on puisse affirmer qu’il s’agit d’un dividende illégal parce que la résolution a été signée par un actionnaire ou par le président de la société.

[67]        Pareillement, ce n’est pas parce que la même personne signe un contrat de vente en sa qualité de président de la société qu’on puisse affirmer qu’elle agit comme un administrateur. Chaque fonction comporte un rôle précis reconnu par les lois sur les sociétés, dont notamment la LCQ, et il ne faut pas confondre les rôles et les pouvoirs reliés à chacune de ces fonctions.

[68]        À moins que les actionnaires d’une société n’aient signé une convention unanime des actionnaires, un actionnaire ne peut gérer les affaires de la société. Il ne peut qu’élire les administrateurs de celle-ci. Ce sont ces administrateurs qui ensemble constituent le conseil d’administration et qui ont le pouvoir de gérer et de superviser les activités de la société. Ce pouvoir s’exerce en collégialité et se manifeste par l’adoption de résolutions. Il revient au conseil d’administration de déclarer des dividendes, d’émettre de nouvelles actions et de nommer les dirigeants de la société, notamment le président, le secrétaire et d’autres dirigeants. Certaines lois obligent le conseil d’administration à nommer un de ces dirigeants, notamment le président, sans nécessairement l’obliger à en nommer d’autres. Par contre, il est pratique courante qu’un conseil d’administration nomme la personne responsable de la gestion de l’entreprise et qu’on délègue à cette personne les pouvoirs requis pour réaliser la mission de l’entreprise. Au bout du compte, ce sont les dirigeants qui, avec l’autorisation du conseil d’administration lorsque cela est nécessaire, prennent des engagements vis-à-vis des tiers et qui font la gestion des activités courantes de la société.

[69]        Par conséquent, il faut tenir compte des prérogatives et des pouvoirs propres à chacune des fonctions, qu’il s’agisse d’un actionnaire, d’un administrateur ou d’un dirigeant, pour déterminer dans quelle mesure une personne pourrait usurper les fonctions d’un administrateur. On ne peut usurper les fonctions d’un administrateur lorsque l’on signe des chèques, lorsque l’on signe des contrats, lorsqu’on engage du personnel, lorsqu’on signe des déclarations de revenus ou de TPS ou lorsqu’on reçoit des factures. Ces activités relèvent des prérogatives d’un dirigeant ou de toute autre personne désignée par le conseil d’administration ou d’une personne désignée par le dirigeant de l’entreprise et non de celles d’un administrateur. De là l’importance d’être prudent lorsque l’on essaie de déterminer si une personne agit comme un administrateur de fait.

[70]         Il faut également se rappeler que la notion d’administrateur de fait a été élaborée par la jurisprudence dans un contexte où il s’agit de protéger les tiers de bonne foi qui font des affaires avec la société alors qu’un ou plusieurs membres du conseil d’administration n’ont pas été légalement élus selon les conditions prévues par la loi régissant la société et dans des situations où une personne usurpait les fonctions d’un administrateur. Cet élargissement se justifie, à mon avis, lorsqu’une personne pose des gestes qui relèvent de la compétence d’un administrateur d’une société, mais il ne faudrait pas par le biais de cette approche étendre l’application de dispositions législatives protégeant les employés ou les autorités fiscales en élargissant de façon inappropriée la portée de ces dispositions, qui, de façon dérogatoire au droit commun, rendent les administrateurs responsables des manquements de la société. On ne peut pas étendre cette responsabilité à ceux qui agissent comme dirigeants, à moins que la loi ne le prévoie ou qu’elle ne soit modifiée pour rendre ces personnes agissant comme dirigeants solidairement responsables pour des taxes et impôts non remis aux autorités fiscales ou des salaires impayés des salariés de la société.

[71]        Comme on l’a vu plus haut, le paragraphe 323(1) de la LTA constitue une dérogation au droit commun et ne vise que les administrateurs. Le législateur aurait pu prévoir que son application s’étende à des hauts dirigeants (senior officers) de la société. Il aurait pu tenir le président de la société responsable des manquements ou édicter que toute personne autorisée à signer les chèques d’une société soit tenue responsable du manquement de la société à son obligation de remettre les sommes de TPS prévues par la LTA. Or, tels n’ont pas été la décision et le choix du législateur lorsqu’il a adopté l’article 323 de la LTA. Il a limité l’application du paragraphe 323(6) à la fonction d’administrateur.

[72]        Il est important de rappeler qu’il est loisible au gouvernement de proposer au Parlement de modifier une loi lorsqu’il juge que celle-ci n’atteint pas l’objectif recherché. Cela a été le cas il y a quelques années, soit le 12 décembre 1995, quand le ministre des Finances a déposé un Avis de motion des voies et moyens pour proposer l’ajout d’un article 323.1 à la LTA pour contrer le rôle joué par des institutions bancaires qui refusaient d’honorer des chèques payables aux autorités fiscales quand les sociétés se trouvaient en difficultés financières. Était également proposé l’ajout de dispositions semblables, à savoir les paragraphes 227(5.2) à (5.4) à la Loi de l’impôt sur le revenu. Toutefois, consécutivement à des démarches de l’industrie bancaire du Canada, qui s’engageait à ne pas intervenir dans les remises aux autorités fiscales et à ne pas y faire obstacle, le gouvernement n’a pas donné suite à ses propositions énoncées dans cet Avis de motion des voies et moyens. Selon le commentateur David M. Sherman, ces mesures ont été suspendues indéfiniment.

D. Application du droit aux faits de l’appel

[73]        Ici, un des principaux motifs qui ont incité l’agente de recouvrement de l’ARQ à tenir monsieur Mehmet Koskocan solidairement responsable des sommes dues en vertu de la LTA est le fait qu’il était la personne autorisée par 9056 à signer les chèques et à faire des affaires bancaires avec la banque de cette société, soit la BNC. À mon avis, la démarche suivie par cette agente a comme effet d’élargir de façon inappropriée la portée du paragraphe 323(1) de la LTA et constitue une dérive importante.

[74]        Ainsi, il m’apparaît tout à fait inapproprié de conclure que Mehmet Koskocan agissait comme administrateur du fait qu’il se livrait à des activités qui correspondaient à des activités d’un haut dirigeant, d’un simple dirigeant ou d’un simple salarié de l’entreprise. Par exemple, aucune loi n’exige que le signataire autorisé des chèques tirés sur une institution financière soit un administrateur, à savoir un membre du conseil d’administration. Un simple salarié pourrait être désigné pour être cette personne. Ainsi, je ne vois pas comment on puisse inférer du fait qu’une personne signe des chèques qu’elle se comporte comme un administrateur. Rappelons que, selon la LCQ, c’est le conseil d’administration qui a le pouvoir de gérer et de surveiller les activités de la société et non pas chacun des membres individuellement. En effet, on reconnaît qu’individuellement les administrateurs n’ont pas le pouvoir de faire des affaires au nom de la société. Le rôle du conseil d’administration − incarné par ses administrateurs − consiste notamment à autoriser une personne à signer les chèques de la société. Il le fait de façon générale en adoptant une résolution à cet effet. Normalement, le secrétaire de la société atteste, pour satisfaire l’institution bancaire, qu’une telle résolution a été adoptée par le conseil d’administration. Si Mehmet Koskocan avait produit à la BNC une résolution en matière bancaire signée de sa main comme l’administrateur de 9056, alors qu’il n’avait pas été élu comme tel par les actionnaires de 9056, et le désignant comme la personne autorisée à signer les chèques, alors la situation aurait pu être toute différente et Mehmet aurait pu être considéré comme agissant comme un administrateur qui usurpait cette fonction. Mais tel n’est pas le cas ici!

[75]        Également, le fait d’apposer sa signature sur un formulaire de déclaration de revenus ou une déclaration de TPS ne constitue pas un geste normalement posé par un administrateur. Il s’agit plutôt d’un geste posé par un dirigeant ou toute autre personne désignée par un dirigeant ou cadre de l’entreprise pour être en communication avec les autorités fiscales. Les lois fiscales n’exigent pas que la personne qui signe les déclarations fiscales soit un administrateur désigné par le conseil d’administration.

[76]        D’ailleurs, le libellé du paragraphe 323(3) de la LTA prévoit qu’un administrateur n’est pas responsable de l’omission lorsqu’il a agi avec le degré requis de soin et de diligence pour prévenir le manquement. On peut constater que ce libellé s’accorde avec le rôle qu’un conseil d’administration doit jouer en ce qui concerne les activités de la société, à savoir celui de prendre les mesures nécessaires pour que certaines tâches soient bien exécutées.

[77]        Il est aussi intéressant de citer le passage suivant tiré de l’arrêt Kalef, cité plus haut, qui décrit (paragraphe 7 QL, page 6134 DTC) la justification du choix qu’a fait le législateur de rendre un administrateur responsable :

La raison d’être de l’imposition de la responsabilité du fait d’autrui est simple. Les administrateurs d’une compagnie en sont l’âme dirigeante. Ce sont eux qui sont chargé de s’assurer que la compagnie respecte ses obligations financières.

[Je souligne.]

[78]        Il est important de rappeler ici que 9056 comptait deux administrateurs dûment élus, dont les noms ont été communiqués aux autorités compétentes, soit le registraire des entreprises du Québec, un employé de l’ARQ[32]. Il n’a pas été mis en doute par l’intimée que ces personnes étaient les véritables administrateurs de 9056. Au contraire, l’ARQ a établi une cotisation à l’égard de l’un d’eux, soit M. Sedat Koskocan, en vertu du paragraphe 323(1) de la LTA. Si l’ARQ a établi une telle cotisation à l’égard de Mehmet Koskocan, c’est parce qu’elle le considérait comme un administrateur de fait. On sait que ce dernier avait déjà été administrateur, mais il a dûment démissionné lorsqu’il a vendu toutes ses actions à son fils et à sa bru en 2003. Par la suite, cette démission a été dûment déclarée aux autorités gouvernementales, notamment au registraire des entreprises du Québec.

[79]        Ici, l’ARQ tente d’assimiler cet ancien administrateur à une personne qui joue un rôle d’administrateur de fait, comme s’il avait usurpé les fonctions des administrateurs dûment élus de 9056. Or, tel n’est pas le cas. M. Koskocan avait été dûment désigné par le conseil d’administration de cette société, lors de sa constitution en société à l’époque où M. Koskocan était le seul administrateur, pour signer les chèques tirés sur la BNC. Après sa démission comme administrateur et après la vente de ses actions en mai 2003, M. Koskocan est demeuré, à la connaissance du conseil d’administration, la personne désignée pour signer les chèques. Si le conseil avait voulu le remplacer, il aurait pu le faire en désignant une autre personne. La décision de demeurer comme signataire des chèques n’était pas une décision de M. Koskocan, mais plutôt résultait de l’hésitation de la banque à accepter le fils de celui-ci comme nouveau signataire. Dans ces circonstances, on ne peut pas conclure que M. Koskocan usurpait la fonction des administrateurs de 9056. On ne peut inférer de ce fait que M. Mehmet Koskocan agissait comme un administrateur de la société.

[80]        Il en est de même à l’égard du fait que les factures pour l’électricité, pour le gaz et même pour les télécommunications étaient adressées soit à M. Mehmet Koskocan personnellement ou à une société liée à ce dernier, soit 9060. Le fait qu’il agisse comme intermédiaire pour 9056 dans la fourniture de services ou de biens ne fait pas de lui un administrateur de fait de 9056. La facture pour le gaz était adressée à 9060. Personne ne penserait à affirmer que 9060 agissait comme administrateur en raison de ce rôle d’intermédiaire. Seules des personnes physiques peuvent agir comme administrateurs. Or, pourquoi, quand la facture est adressée à Mehmet personnellement, dirait-on qu’il agissait comme administrateur? Cela ne tient pas parce qu’il s’agit d’un fait non pertinent.

[81]        Parmi ses autres motifs, l’agente de recouvrement de l’ARQ mentionne le fait que la déclaration de revenus de 2006[33] produite le 12 décembre 2007 auprès de cette agence a été signée par M. Mehmet Koskocan comme président. Tout d’abord, M. Koskocan n’a pas signé comme président, mais comme le représentant autorisé à signer, sur la première page du document. C’est en qualité de président, par contre, qu’il avait signé en 1997 la demande d’inscription aux fins de la TPS. Comme il a déjà été mentionné plus haut, même s’il avait signé en sa qualité de président, cela ne porterait pas à conséquence puisque que le paragraphe 323(1) de la Loi ne vise pas les dirigeants d’une personne morale. Un président peut ne pas être un administrateur.

[82]        Dans la troisième partie de la déclaration de revenus de 9056 pour 2006, intitulée « Renseignements supplémentaires », à la ligne 200 – « Administrateurs de la société » − on a inscrit le nom de M. Mehmet Koskocan et on a indiqué que son titre était celui de président. Il semble que ce renseignement n’ait pas attiré l’attention de M. Koskocan lorsqu’il a signé ce document et qu’il s’agissait d’une erreur du comptable externe de la société, tout comme la mention à la ligne 206 – « Actionnaires » − que M. Mehmet Koskocan était le détenteur de 100 % des actions.

[83]        Or, le registraire des entreprises du Québec était informé depuis le mois de mai 2003 que les actions de 9056 avaient été cédées en faveur du fils de M. Koskocan et de sa bru en mai 2003[34]. Les mêmes renseignements apparaissent sur les déclarations annuelles envoyées pour les années 2003 à 2009 au registraire des entreprises du Québec[35]. Il s’agit de déclarations faites sur un formulaire portant la mention « Ministère du Revenu » du Québec. Ainsi, l’ARQ a tous les renseignements nécessaires pour constater qui étaient les véritables actionnaires et administrateurs de 9056 et pour constater également que la déclaration de revenus CO-17 est erronée quant à ces renseignements. Même s’il fallait considérer cette déclaration comme étant une indication que M. Koskocan agissait comme un administrateur nonobstant cette erreur d’écriture du comptable, il s’agit d’un fait qui est survenu le 12 décembre 2007 et la période de deux ans est écoulée depuis plusieurs années quand l’ARQ établit sa cotisation en juillet 2012. Cette cotisation était prescrite. L’intimée n’a pas présenté d’autres déclarations de revenus de 9056, pour des périodes subséquentes, contenant une pareille erreur d’écriture.

[84]        En conclusion, l’agente de recouvrement de l’ARQ tente d’étendre la responsabilité prévue à l’article 323 de la LTA à des personnes qui ne sont pas visées par cette disposition. Le plus que l’on pourrait soutenir par rapport aux activités exercées par M. Mehmet Koskocan serait qu’il était un dirigeant d’une société, et les dirigeants ne sont pas visés par l’article 323 de la LTA.

[85]        Ce qui est encore plus surprenant dans la démarche de cette agente, c’est qu’elle ne semble pas s’être conformée à la politique administrative de l’ARC décrite au paragraphe 25 de la décision Scavuzzo déjà citée :

[25]  […] Dans la directive RCD-95-12 de l’Agence du revenu du Canada, concernant la responsabilité de l’administrateur, l’ARC fait les remarques suivantes :

(1) Il faut être très prudent avant d’établir une cotisation à l’égard d’un administrateur « de fait ». Le fait qu’une personne signe les chèques au nom de la compagnie n’est pas suffisant pour la considérer comme administrateur « de fait ». Règle générale, il ne faut pas établir de cotisation à l’égard d’un administrateur « de fait » si aux dates visées d’autres administrateurs étaient légalement nommés. Il ne faut envisager d’établir de cotisation à l’encontre d’un administrateur de fait que dans les cas où la personne se comporte comme un administrateur. Il doit y avoir une preuve écrite de ce comportement.

[Je souligne.]

[86]        Aux paragraphes suivants, le juge en chef Bowman indique qu’il souscrit à cette directive :

[26]  De tels énoncés n’ont pas force exécutoire, mais ils représentent ce qui selon moi constitue une approche administrative conforme au droit. J’ai conclu que Jack n’était pas administrateur de Resici, et ce, ni de fait ni de droit.

[27]  Je crois qu’il sera évident qu’il faut employer l’expression « administrateur de fait » avec prudence. Cette expression n’a pas une portée aussi étendue que celle qui lui est parfois attribuée. Ainsi, elle ne s’applique pas, du moins pas pour ce qui est de la responsabilité dérivée des administrateurs en vertu de la LIR et de la LTA, à quiconque exerce un pouvoir au sein de la société. Elle peut s’appliquer à des personnes qui, bien qu’elles soient élues à titre d’administrateurs, ne le sont peut-être pas à cause de certaines exigences techniques. Elle peut également inclure des personnes qui se présentent comme des administrateurs, de sorte que les tiers se fondent sur leurs pouvoirs à titre d’administrateurs. Tel est essentiellement le principe sur lequel le juge Noël a fondé sa conclusion au paragraphe 20 de l’arrêt Wheeliker.

[Je souligne.]

[87]        Voici une partie du paragraphe 25 de la décision du juge en chef Bowman que j’ai omise plus haut et qui décrit sa conclusion de fait qui, à mon avis, convient parfaitement aux faits de l’appel en l’espèce :

[…]  Après que Jack a démissionné en sa qualité d’administrateur, il ne s’est jamais présenté à titre d’administrateur de la société et il n’a jamais exercé sur les affaires de la société le genre de contrôle qu’exerce normalement un administrateur. Jack a signé un grand nombre de contrats à titre de directeur général, mais jamais à titre d’administrateur. […]

[Je souligne.]

[88]        Ici, Mehmet n’était même pas un directeur général (« General Manager » dans la version originale de la décision Scavuzzo) de 9056. C’est Sedat qui exerçait cette fonction. Mehmet n’exerçait même pas de contrôle en signant les chèques. En effet, il les signait souvent en blanc par bloc de 20 chèques et c’est Sedat qui complétait le chèque en inscrivant le nom du bénéficiaire du chèque, le montant à payer et la date du paiement. Sedat a même imité la signature de son père sur ces chèques à quelques reprises. Par conséquent, je conclus que M. Koskocan n’était pas un administrateur de 9056 ni ne s’est comporté comme un administrateur. Pour ce motif seulement, la cotisation de l’ARQ doit être annulée.

[89]        Même si M. Koskocan obtient gain de cause dans son appel, cela ne signifie pas que l’ARQ n’avait pas des motifs valables pour établir une cotisation à l’égard de 9056 en raison de ventes non déclarées. J’ai été convaincu par la preuve du ministre que 9056 avait sous‑estimé le montant de ses ventes. Cela paraît encore plus évident lorsqu’on constate que 9056 a fourni à son assureur, pour réclamer une indemnisation à la suite d’un incendie, des états financiers indiquant un montant des ventes supérieur au chiffre fourni aux autorités fiscales. Par contre, la méthode adoptée par la vérificatrice ne m’apparaît pas justifiée compte tenu des faits de cet appel. L’utilisation de la méthode alternative fondée sur le calcul d’un ratio calculé par rapport au coût des fournitures d’électricité, de gaz et de télécommunications, communément appelés des services publics, n’était pas appropriée dans les circonstances, comme le révèle l’analyse statistique faite par l’expert-conseil retenu par M. Koskocan. Pour justifier son choix, la vérificatrice avait tenu pour acquis que le coût des services publics était proportionnel aux activités du restaurant. Ici, M. Koskocan a établi que les fours utilisés par le restaurant de 9056 étaient allumés, peu importe le nombre de consommateurs et de clients qui se trouvaient dans le restaurant ou qui faisaient des commandes par téléphone.

[90]        Pour tous ces motifs, l’appel de M. Mehmet Koskocan est accueilli et la cotisation du 24 juillet 2012 est annulée, avec dépens.

Signé ce 24ième jour de novembre 2016.

« Pierre Archambault »

Juge Archambault

 


RÉFÉRENCE :

2016 CCI 277

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2014-2370(GST)G

INTITULÉ DE LA CAUSE :

MEHMET KOSKOCAN c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 juillet et les 19 et 20 septembre 2016

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L’honorable juge Pierre Archambault

DATE DU JUGEMENT :

Le 24 novembre 2016

COMPARUTIONS :

Avocat de l’appelant :

Me Philippe-Alexandre Otis

Avocate de l’intimée :

Me Josée Fournier

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelant:

Nom :

Me Philippe-Alexandre Otis

Cabinet :

Starnino Mostovac SENC

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1]           Pièce A-2, onglet 1.

[2]           Voir la pièce I-1, onglet 17, page 44.

[3]           Voir la pièce I-1, onglet 17, pages 45 et 56 et la pièce I-1, onglet 10, page 1.

[4]           Dans la déclaration annuelle pour l’année 2001, produite auprès de l’inspecteur général des institutions financières le 3 juin 2002, pièce I-1, onglet 17, page 27, on indique comme seul administrateur M. Mehmet Koskocan. Cette déclaration est datée du 22 mai 2002. Il en est de même en ce qui a trait à la déclaration annuelle pour l’année 2000, signée le 5 décembre 2000, pour l’année 1999, signée le 2 décembre 1999, et pour l’année 1998, signée le 4 septembre 1998 (page 30 et suivantes).

[5]           Pièce I-1, onglet 11, page 2.

[6]           Selon l’ensemble de la preuve, cette exploitation se fait sous la bannière « Pizza Champion 2 pour 1 ».

[7]           Pièce I-1, onglet 10, page 1.

[8]           Voir notamment les paragraphes 31 à 33 plus bas.

[9]           Pièce A-2, onglet 4, pages 1 et 2.

[10]          Pièce A-2, onglet 5 et pièce I-1, onglet 17, page 39.

[11]          Aux pages 22 et 24 de l’onglet 17 de la pièce I-1.

[12]          Voir pièce I-1, onglet 17, pages 4 à 18. Ces déclarations sont signées par Sedat Koskocan. Pour l’année 2010, seul le nom de Dondu Koskocan Oztopal apparaît sur la déclaration : page 3.

[13]          Pièce I-5.

[14]          Voir page 6 de l’onglet 19 de la pièce I-1.

[15]          Pièce A-1.

[16]          Voir la pièce A-3 pour des chèques allant du 14 juillet 2009 au 16 novembre 2010.

[17]          Voir page 9 de l’onglet 18 de la pièce I-1.

[18]          Voir rapport de la vérificatrice, pièce I-5, page 4.

[19]          Voir le rapport de vérification, pièce I-5, pages 4 et 17.

[20]          L’avocate de l’intimée était prête à accepter un chiffre des ventes calculé en utilisant le pourcentage de 5,6 au lieu de 4 %, ce qui aurait diminué les ventes non déclarées à 757 430 $.

[21]          Voir la pièce I-2, onglet 41.

[22]          Voir la pièce I-6, dernière feuille.

[23]          Pièce I-1, onglet 12, page 66.

[24]          Voir Rapport de la vérificatrice I-5, page 2.

[25]          J’ajouterais également que cette approche respecte l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, qui édicte ce qui suit :

Tradition bijuridique et
application du droit provincial

8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

Duality of legal traditions and application of provincial law

8.1 Both the common law and the civil law are equally authoritative and recognized sources of the law of property and civil rights in Canada and, unless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied.

 

[26]          [1999] 3 C.F. 173, 1999 CarswellNat 1800, [1999] 2 C.T.C. 395, 172 D.L.R. (4th) 708, 240 N.R. 151, 99 DTC 5658. J’adopte cet intitulé parce que, dans certains recueils de jurisprudence, on le répertorie sous le nom Corsano, et dans d’autres, sous le nom Wheeliker.

[27]          La Cour supérieure du Québec adopte une approche semblable dans Fennessey c. Toth, [1994] J.Q. no 2941 (QL), J.E. 94-317, EYB 1994-73616, [1995] R.L. 25. Voici ce qu'écrit le juge Chaput au paragraphe 10 de ses motifs:

10  Selon le procureur de la demanderesse, un administrateur de compagnie ne peut, pour éluder la responsabilité établie par l'article 119 de la Loi sur les sociétés par actions, arguer du défaut de formalité de sa nomination. Sur ce point, il a raison. […]

[28]          Il est à noter que depuis le 14 février 2011 les sociétés constituées en vertu de la partie IA sont assujetties aux dispositions de la Loi sur les sociétés par actions (LSA), L.Q. 2009, ch. c-52. Comme la période pertinente visée par la cotisation du ministre est celle du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2010, il m’apparaît approprié d’utiliser les dispositions de la LCQ qui étaient en vigueur lors de l’établissement de la cotisation, plutôt que celles de la LSA pour définir, pour la période pertinente, la notion d’administrateur et également pour déterminer si quelqu’un a agi comme administrateur aux fins de la règle du déni de moyen de défense, puisque c’est vraiment là la question en litige dans cet appel.

[29]          Il est à noter qu’à l’article 2 de la LSA, on ne définit pas non plus qui est un administrateur. Par contre, on y définit un dirigeant comme étant le président, le responsable de la direction, le responsable de l’exploitation, le responsable des finances et le secrétaire d’une société ou toute personne qui remplit une fonction similaire, ainsi que toute personne désignée comme tel par résolution du conseil d’administration.

[30]          L’article 89.3 de la partie I de la LCQ s’applique aux compagnies régies par la partie IA, selon l’article 123.6 de la LCQ.

[31]          Voir également Lagacé c. Lagacé, [1966] C.S. 489.

[32]          L’article 1 de la LPLE édicte : « Le ministre du Revenu désigne le registraire des entreprises, qui est un employé de l’Agence du revenu du Québec. Ce dernier est un officier public. »

[33]          Pièce I-1, onglet 16.

[34]          Pièce I-1, onglet 17, page 41.

[35]          Pièce I-1, onglet 17, pages 4 à 24.

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