Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 20010810

Dossier: 1999-3925-IT-I,

2000-350-IT-I

ENTRE :

ADALBERT G. LALLIER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifsdu jugement

(Rendus oralement à l'audience le 14 juillet 2000 à Sherbrooke (Québec)

et modifiés par souci de clarté)

Le juge Archambault, C.C.I.

[1]            M. Adalbert Lallier interjette appel de cotisations d'impôt sur le revenu établies par le ministre du Revenu national (le « ministre » ) pour ses années d'imposition 1995 et 1997. Relativement à l'année d'imposition 1995, le ministre a rejeté des pertes d'entreprise déclarées par M. Lallier à l'égard d'une entreprise exploitée sous le nom de A.G. Lallier, Consulting and Research (l' « entreprise de consultation » ). Dans le cas de l'année d'imposition 1997, le ministre a rejeté le crédit d'impôt demandé au titre de dons de bienfaisance à une université thaïlandaise, l'Université Sripatum.

FAITS

[2]            Au début de l'audience, M. Lallier a admis les faits suivants, exposés par le ministre dans sa réponse à l'avis d'appel, concernant l'appel relatif à l'année d'imposition 1995 :

                    [TRADUCTION]

3. Le ministre s'est fondé sur les hypothèses de fait suivantes pour établir la cotisation mentionnée précédemment :

a)    depuis 1987, l'appelant a déduit de son revenu de profession libérale des pertes totalisant 224 798 $;

1987

1988

1989

1990

1991

Revenu brut de profession libérale

   203 $

7 810 $

6 624$

   899 $

2 022 $

Perte

29 043 $

23 802 $

14 674 $

41 411 $

30 120 $

1992

1993

1994

1995

Revenu brut de profession libérale

    0 $

0 $

476 $

1 015 $

Perte

23 188 $

22 764 $

20 099 $

19 697 $

b)    en 1995, l'appelant a inclus des dépenses d'emploi non déductibles dans les dépenses engagées en vue de gagner un revenu de profession libérale;

c)    l'appelant a tiré son revenu de profession libérale d'activités de consultation et de la rédaction d'ouvrages théoriques dans les domaines de l'économie et de l'économie sociale, le revenu en question consistant en honoraires et en droits d'auteur;

e)    au cours de l'année faisant l'objet de l'appel, l'appelant a également fourni des services d'enseignement universitaire à l'Université Concordia, de Montréal, aux termes d'un contrat de travail, sa rémunération en 1995 selon son feuillet T4 s'élevant à 37 707,99 $;

f)     un feuillet T4, État de la rémunération payée, a été délivré à l'appelant concernant les services fournis à l'Université Concordia;

g)    l'appelant fournit à titre gracieux des services professionnels à des organisations internationales;

k)    l'appelant se consacre à la fois à ses travaux de recherche, à des projets de rédaction et à la prestation de services d'enseignement à l'Université Concordia;

m) voici l'état des résultats de l'appelant pour l'année d'imposition 1995 :

Revenu de profession libérale

1 015,20 $

Dépenses

Intérêts

1 921,86 $

Frais relatifs à l'usage d'une automobile

4 632,00 $

Bureau

3 781,87 $

Fournitures de bureau

957,00 $

Honoraires

2 920,19 $

Déplacements

2 483,69 $

Déduction pour amortissement

4 016,53 $

20 713,14 $

Perte

19 697,94 $

[3]            Pour ce qui est de l'appel concernant l'année d'imposition 1997, M. Lallier a admis les faits suivants :

                [TRADUCTION]

6. Le ministre s'est fondé sur les hypothèses de fait suivantes pour établir la cotisation mentionnée précédemment :

a)    l'appelant a fait don à l'Université Sripatum, de Bangkok, en Thaïlande, de 1 221 livres appartenant à sa bibliothèque personnelle d'ouvrages académiques;

c)    le montant estimatif de ce don, soit 6 230 $ (américains) [valeur totale des livres], a été déclaré à titre de don de bienfaisance pour l'année d'imposition 1997;

d)    le montant de 6 230 $ a été déclaré intégralement à titre de crédit d'impôt non remboursable pour don de bienfaisance; or, si un crédit d'impôt non remboursable au titre de ce don devait être accordé, le crédit ainsi accordé pour l'année devrait s'établir uniquement à la fraction de ce montant correspondant au taux prescrit.

[4]            M. Lallier, qui était âgé de 70 ans en 1995, est né en Autriche et a immigré au Canada en 1951. M. Lallier est un chercheur et un universitaire émérite, un homme qui cultive des valeurs morales et des idéaux élevés. Il s'efforce de rendre à la société ce que celle-ci lui a donné, ainsi que d'aider des pays en voie de développement, et ce, non seulement parce que la chose est utile du point de vue du Canada, mais aussi parce que cela constitue à ses yeux un devoir moral. Il juge également important de payer ses impôts; il ne voulait pas que l'on puisse croire qu'il avait voulu se soustraire au régime fiscal.

[5]            M. Lallier détient plusieurs diplômes universitaires. Il a un baccalauréat en économie et en sciences politiques de l'Université McGill (1958), une maîtrise en économie et un diplôme en relations internationales de l'Université Columbia, de New York (1961), ainsi qu'un doctorat en économie de La Sorbonne, Paris II (1978). Il a également fait des études postdoctorales à la London School of Economics and Political Science. Avant d'immigrer au Canada en 1951, il s'est inscrit à un programme d'une durée de trois ans en économie, droit et sciences politiques à Vienne, mais il n'a pu le terminer, faute d'argent.

[6]            Au tout début de sa carrière, en 1960, M. Lallier a été chargé de cours au département d'économie de l'Université Loyola ( « Concordia » ). Il est par la suite devenu professeur à Concordia et l'est demeuré jusqu'en 1986, année de sa retraite anticipée. De 1963 à 1965, il a été doyen du programme des cours du soir à Concordia. En 1985, M. Lallier a reçu le prix d'excellence en enseignement John W. O'Brien ( « John W. O'Brien Distinguished Teaching Award » ), qui soulignait dix années d'enseignement éminent à Concordia. Lors de sa retraite anticipée, il a reçu une somme de 52 000 $ à titre d'encouragement.

[7]            Voici l'une des raisons invoquées par M. Lallier dans une lettre qu'il a envoyée au vérificateur du ministre le 15 décembre 1996 (la « lettre de 1996 » ) pour expliquer sa retraite anticipée :

                               

[TRADUCTION]

On constatait l'émergence d'une volonté, de la part des associations de professeurs, de déclencher la grève en guise de tactique pour que l'on donne suite aux sempiternelles revendications d'augmentation des salaires et d'amélioration des avantages sociaux, ce qui était contraire à mon éthique de professeur.

Au moment de la retraite, M. Lallier gagnait un salaire annuel de 67 000 $, plus une rémunération de 5 400 $, à ce que je crois savoir, au titre des cours d'été.

[8]            M. Lallier a indiqué en réponse à un questionnaire écrit (le « questionnaire » ) préparé par le ministre qu'il avait enregistré son entreprise de consultation en 1971 sous le nom « A.G. Lallier, Consultation et recherche économique, éducation, financement » . M. Lallier fournissait des services à plusieurs clients dans le cadre de cette entreprise de consultation. Entre 1971 et 1974, il a mené une étude pour le compte de la Banque Royale au sujet des risques associés à la souveraineté du Québec. En 1972 et 1973, il a procédé à une étude de recherche de trois mois pour Alcan sur les tarifs d'affrètement pratiqués à l'échelle internationale, sa rétribution s'élevant à 1 000 $. Dans le cadre de cette recherche, il a dû embaucher un adjoint, à qui il a versé une rémunération de 400 $. Également, de septembre 1973 à mars 1974, il a fourni des services pour le compte des Nations Unies au sujet des transports maritimes au Moyen-Orient, sa rétribution se chiffrant à 6 000 $. En 1981, il a mené pour le gouvernement du Québec une étude qui a duré six semaines sur les ports de Montréal et de Port-Cartier, en contrepartie d'une rétribution de 15 000 $. Il semble qu'aucun travail de consultation analogue n'ait été effectué après 1989, exception faite d'un contrat relatif à la Thaïlande, que je commenterai davantage plus loin. Si j'en arrive à cette conclusion, c'est que, d'après ce que je puis voir, aucun montant important ne figure à titre d'honoraires dans le calcul de son revenu brut tiré de l'entreprise de consultation durant cette période, point d'ailleurs admis par M. Lallier [1].

[9]            Dans le calcul de son revenu tiré de l'entreprise de consultation, M. Lallier a inclus des sommes reçues au titre de différentes activités, notamment l'enseignement. Après sa retraite anticipée en 1986, il a été embauché de nouveau pour des périodes d'une année par Concordia, qui ne parvenait pas à trouver un remplaçant adéquat pour donner les cours qu'il dispensait auparavant. Ce rengagement était fonction des besoins de Concordia et de l'existence de fonds suffisants pour les cours en question. M. Lallier se qualifiait de [TRADUCTION] « professeur auxiliaire » . Son salaire annuel s'est établi à 25 000 $ de 1987 à 1992, et à 28 000 $ de 1993 à 1995. Il semble bien que M. Lallier ait continué d'enseigner à Concordia jusqu'en 1999, année où il s'est retiré de façon définitive.

[10]          M. Lallier considère que ses activités d'enseignement étaient assimilables à une entreprise parce qu'elles étaient assorties d'un risque élevé. Voici l'explication qu'il a fournie au vérificateur dans la lettre de 1996 :

                                [TRADUCTION]

S'il en est ainsi, c'est que les travailleurs à temps partiel ne savent jamais si leur contrat sera renouvelé, ce qui signifie que le travail de préparation des cours à donner peut se muer sans que l'on puisse s'y attendre en « désinvestissement » , c'est-à-dire une perte imprévue que les enseignants à temps plein ne subissent pas. En outre, étant donné la perte des privilèges accordés aux professeurs à temps plein, il est nécessaire d'engager des frais additionnels, au titre de l'achat d'un ordinateur, d'une imprimante, de fournitures de bureau, sans compter la nécessité d'accomplir bon nombre des tâches qui sont habituellement effectuées par des secrétaires dans le cas des professeurs à temps plein.

[11]          M. Lallier a classé au nombre des activités rattachées à son entreprise de consultation le travail bénévole effectué pour le SACO, soit, si je comprends bien, le Service d'assistance canadien aux organismes, une organisation non gouvernementale dont une partie des fonds provient de l'ACDI, agence gouvernementale canadienne qui finance la réalisation de projets dans les pays en voie de développement. Le but du SACO est de fournir une aide spécialisée aux pays en voie de développement ou aux pays qui passent d'un régime communiste à un régime capitaliste. Cette aide spécialisée est donnée par des cadres et chercheurs canadiens qui se rendent dans ces pays pour y travailler sans recevoir de rémunération. Ces cadres et chercheurs reçoivent uniquement une allocation de déplacement et de subsistance. M. Lallier a fait ce genre de travail durant un mois, en août 1995, en République tchèque, où il a donné un ensemble de séminaires. Il a également travaillé pour deux universités thaïlandaises du 26 juin au 16 août 1996.

[12]          Par suite du travail accompli en Thaïlande en 1996, M. Lallier a pu obtenir un contrat lucratif prévoyant l'établissement d'un programme international de communications d'affaires, offert en anglais, à l'Université Sripatum. Ce contrat s'est étendu sur un an, de juin 1997 à mai 1998. Aux termes de ce contrat (le « contrat de consultation » ), M. Lallier avait droit à une allocation mensuelle de 50 000 bahts en contrepartie de services équivalant, selon sa description, à ceux fournis par un doyen ou un chef de département. M. Lallier avait aussi droit aux avantages habituels offerts aux fonctionnaires, par exemple une assurance-vie et une assurance-maladie ainsi que des congés annuels payés, à concurrence de 30 jours ouvrables par année.

[13]          M. Lallier, lorsqu'il a travaillé pour l'Université Sripatum, a pris conscience que celle-ci était dépourvue de bien des ressources, notamment d'une bibliothèque convenable. Il a donc décidé de faire don à cette université de 1 221 livres de sa propre bibliothèque, ce qui représentait une valeur totale de 6 105 $ américains [2].

[14]          La rédaction de livres est la dernière des activités associées à l'entreprise de consultation. M. Lallier a écrit plusieurs livres. Le premier, un roman intitulé Peace Without Honour, a été publié en 1974. Il a été écrit entre 1969 et 1973. Le récit se déroule durant la guerre du Viêtnam et, selon M. Lallier, contient un réquisitoire très dur au sujet de la participation des États-Unis à cette guerre. Des éditeurs américains ont refusé de le publier aux États-Unis parce que le livre était perçu comme étant anti-américain. M. Lallier a dit avoir reçu environ 4 000 $ de droits d'auteur à l'égard de ce livre sur une période de cinq ou six ans.

[15]          Son livre suivant, La souveraineté-association - Réalisme économique ou utopie? ( « Souveraineté » ) a été publié par le Cercle du livre de France en 1980. M. Lallier indique dans la lettre de 1996 que ce livre, qualifié d'ouvrage important par les critiques, avait tous les ingrédients requis pour devenir un best-seller. M. Lallier a toutefois précisé que le succès attendu n'est pas venu parce qu'on considérait que la souveraineté du Québec était une question qui ne pouvait être traitée que par des auteurs appartenant [TRADUCTION] « aux deux peuples fondateurs du Canada » , et non par un auteur que l'on savait être « un nouveau arrivé » . Aux dires de M. Lallier lui-même, ce livre n'a pas rapporté grand chose - environ 2 500 $ seulement sur une période de cinq ou six ans.

[16]          Il a ensuite écrit The Economics of Marx's Grundrisse - An Annotated Summary ( « Grundrisse » ), publié par la St. Martin's Press en 1989. M. Lallier a dit que, entre 1985 et 1988, il a passé deux ans et demi en tout à faire des recherches pour ce livre puis à l'écrire. Parmi les frais engagés durant cette période, il a mentionné les photocopies, qui lui ont coûté quelque 2 500 $, les services de dactylographie, qui se sont élevés à 200 $, et des appels téléphoniques, dont le coût n'a pas été communiqué. Il a expliqué les faibles ventes de ce livre par la chute du communisme à peu près à cette époque. Il a dit que le livre a rapporté 750 livres sterling approximativement sur une période de six ou sept ans, ce qui représente probablement 1 700 $ canadiens environ.

[17]          En 1991, la maison d'édition ontarienne Mosaic Press a publié Sovereignty-Association - Economic Realism or Utopia? (Sovereignty), version anglaise mise à jour de son livre Souveraineté, publié en 1980.

[18]          M. Lallier a achevé l'ébauche de deux autres livres, qui n'ont pas encore été publiés. L'un est intitulé Sexonomics et l'autre, Sin and Retribution. Il me semble que M. Lallier, lors de son témoignage, a mentionné avoir commencé à écrire le premier de ces deux livres en 1992. Par contre, voici ce que je lis à la page 2 du questionnaire : [TRADUCTION] « Sexonomie, enquête scientifique narquoise sur le comportement humain, manuscrit, Montréal, 1987. »

[19]          Dans l'état des résultats de son entreprise de consultation pour 1995, M. Lallier déclare un revenu de 20 $ tiré de « Sexonomics (1990) » . Également, au cours de son témoignage, il a dit avoir fait plusieurs voyages en 1992 et en 1993 dans le but d'obtenir l'opinion d'autres spécialistes. Voici l'explication que je trouve à la page 7 du questionnaire au sujet de la raison pour laquelle ce livre n'a pas encore été publié :

                               

Je veux mentionner que l'une des éditions que j'avais approchées avec ma Sexonomie m'offrait la publication si j'aurais la volonté de remplacer les expressions trop intellectuelles par leur équivalent en langue ordinaire, c'est-à-dire de consentir à remplacer les expressions comme « fornication » et « copulation » par leur équivalent vulgaire qui se vendront en masse, mais absolument, non. Ma devise: un dollar honnête en échange pour un produit supérieur et réfléchissant nos valeurs morales.

[20]          M. Lallier a dit avoir commencé à travailler sur son roman Sin and Retribution en 1950 mais s'y être mis plus sérieusement au cours des trois dernières années. Selon lui, ce livre n'a pas encore été publié parce qu'il devait témoigner au procès d'un criminel de guerre nazi en Allemagne : M. Lallier était élève-officier au sein de la Waffen SS à l'époque où les prétendus crimes ont été commis. On lui a conseillé d'attendre d'avoir témoigné avant de publier le roman.

[21]          M. Lallier a admis que les pertes subies relativement à l'entreprise de consultation de 1987 à 1995 ont totalisé 224 798 $. Le revenu gagné par M. Lallier à titre d'enseignant à temps partiel n'a pas été inclus dans le calcul de ces pertes. Les pertes enregistrées de 1996 à 1998 s'élèvent pour leur part à 29 989 $, si l'on ne tient pas compte du revenu de l'appelant comme enseignant à temps partiel et des services qu'il a fournis à l'Université Sripatum.

[22]          Je vais maintenant procéder à l'examen des revenus et des dépenses de M. Lallier se rapportant à l'année d'imposition 1995. Le revenu qu'il a déclaré à titre d'enseignant à temps partiel s'est chiffré à 38 818,99 $; il semble s'agir du revenu gagné de janvier à avril, durant l'été et de septembre à décembre. M. Lallier a reçu 304,60 $ de droits d'auteur au titre de ses livres, Sovereignty, paru en 1991, lui rapportant le plus - 197 $. Enfin, il a déclaré un revenu de 710,60 $ à titre d'allocation versée afin de lui permettre de se rendre à Prague (République tchèque) pour le SACO.

[23]          M. Lallier a déclaré à titre de dépenses un montant relatif à l'utilisation d'une partie de sa résidence de Mansonville, dans les Cantons de l'Est. Lors de son témoignage, il a déclaré qu'il menait ses travaux de recherche et exploitait son entreprise de consultation à même sa maison. Pour mener les activités rattachées à son entreprise, il utilisait une pièce et demie de sa résidence, qui en comptait sept, soit une proportion de 21 % de celle-ci. Voici comment, dans le questionnaire, il mentionne avoir imputé à son entreprise 40 % des dépenses reliées à sa résidence : « En total, approximativement 40% de la superficie totale, comme rapporté dans ma déclaration d'impôt [3]. » Je constate également que, pour les années d'imposition 1997 et 1998, le pourcentage des dépenses reliées à sa résidence qui ont été imputées à l'entreprise n'était plus que de 16,6 %.

[24]          Des frais de déplacement étaient également inscrits relativement aux voyages entre Mansonville et Montréal. M. Lallier devait résider à Montréal trois ou quatre jours pour dispenser ses cours à Concordia. Bien qu'il n'ait enseigné qu'à temps partiel, le nombre d'heures d'enseignement était essentiellement le même que lorsqu'il était professeur à temps plein. D'après lui, la grande différence était que sa rémunération était beaucoup moins élevée qu'avant [4].

[25]          M. Lallier a aussi déclaré s'être rendu en Autriche deux fois au cours d'une année. En 1995, il y a passé une semaine et, comme il s'agissait uniquement d'un voyage d'agrément, il n'a pas déduit de montant au titre des dépenses engagées alors. Son deuxième séjour a duré deux semaines, durant lesquelles il a fait des travaux de recherche à une bibliothèque de Vienne. Ces travaux étaient reliés à son roman Sin and Retribution et portaient sur la période allant de 1934 à 1945.

[26]          Au cours de l'audience, l'agente des appels a témoigné et a produit son rapport écrit, à la page 8 duquel elle explique ainsi pourquoi elle a conclu que le vérificateur avait eu raison de rejeter les pertes d'entreprise déclarées par M. Lallier pour l'année 1995 :

                               

Considérant toutes les informations au dossier, les activités de M. Adalbert Lallier sont plus qu'un simple passe-temps. Il est raisonnable de conclure que les activités de recherche et d'écriture font partie de la vie courante du contribuable.

Le contribuable se fait un devoir et une obligation de remettre à la société son savoir pour en faire un meilleur endroit. Toutefois, est ce [sic] que ce sens d'obligation et de dévouement rencontre les principes de base d'une entreprise au sens défini par la Loi de l'impôt sur le revenu?

En considérant objectivement tous les éléments est ce [sic] qu'on peut s'attendre du contribuable qu'il atteigne une expectative raisonnable de profit, en d'autres mots est ce [sic] raisonnable de présumer que les recherches et les écrits du contribuable vont générer un profit éventuellement?

De par les dires du contribuable, ce dernier fait beaucoup de consultations et de recherches pour divers organismes bénévolement, le principe en lui-même est honorable, mais va à l'encontre même d'une entreprise à savoir que le but premier de cette dernière est d'en tirer un avantage économique, en d'autres termes d'en tirer des profits. Pour M. Adalbert Lallier le but premier des [sic] ses activités est la renommée internationale, le second de rendre à l'humanité son savoir puis en dernier lieu en tirer un avantage pécuniaire.

Le contribuable désire qu'il soit pris en considération le fait qu'il a volontairement changé son statut de professeur à temps plein pour celui de professeur à temps partiel et qu'il contribue à la renommée du pays. Il n'est pas dans l'optique du législateur que la contribution sociale et économique du contribuable lui en fasse découler un avantage fiscal.

Les revenus du contribuable sont minimes, et ce même depuis 1987. Il n'y a pas eu de croissance réelle dans les revenus bruts déclarés.

Le contribuable a toujours oeuvré dans les domaines de recherches et d'écriture, donc on peut admettre que la période de démarrage à [sic] commencé durant les années postdoctorales.

Le contribuable consacre beaucoup de temps à ses activités de recherches et d'écriture mais ne fait aucune étude ou encore de « sondage » avant de commencer l'écriture d'un manuscrit. Il écrit et espère par la suite que les maisons d'édition s'intéresseront à son produit. Il est à noter que le contribuable ne réclame aucune dépense pour la promotion de ses livres. M. Adalbert Lallier ne peut définir la rentabilité potentielle de ses oeuvres, il espère qu'il [sic] seront de bons vendeurs.

Les recherches ou études « commandées » au contribuable sont de par les dires du contribuable, des documents officiels qui sont pour usage restreint et confidentiel du demandeur, donc si par hasard le sujet serait d'intérêt général le contribuable ne peut les mettre sur le marché.

Le contribuable admet que ses recherches et écritures sont accessibles et désirées que par un groupe très restreint et sélect. M. Adalbert Lallier fait peu d'effort pour mousser la vente de ses produits, il s'en remet aux maisons d'édition entièrement.

La plus grande partie d'ouvrages que le contribuable a réalisés s'adresse à un public restreint et rencontre les intérêts personnels et professionnels du contribuable.

Le contribuable n'a pas vraiment de plan structuré pour faire en sorte que les travaux d'écriture sur lesquels il travaille présentement deviennent de plus gros vendeurs, M. Adalbert Lallier se contente d'espérer que le prochain livre sera un succès. De plus le contribuable a de grandes ambitions soit de faire du roman sur lequel il travaille (et qui n'a pas encore été édité et publié) un scénario pour film, il est raisonnable d'avancer que les dépenses pour les années en cours et à venir seront encore considérables.

Par conséquent, en considérant tous ces facteurs il est raisonnable de conclure que les activités de M. Adalbert Lallier ne permettent pas d'établir l'existence d'une attente raisonnable de profit.

Thèse de l'intimée

[27]          Essentiellement, le ministre est d'avis que M. Lallier n'a pas droit au crédit d'impôt pour dons de bienfaisance demandé pour l'année d'imposition 1997 parce que l'Université Sripatum, établissement thaïlandais, n'était pas un donataire reconnu aux fins d'impôt. Concernant les pertes d'entreprise déclarées par M. Lallier pour l'année d'imposition 1995, le ministre estime que ces pertes ne sont pas conformes aux normes établies par la jurisprudence et que, partant, M. Lallier n'avait pas une attente raisonnable de profit.

[28]          Les avocates de l'intimée ont cité trois des arrêts classiques portant sur cette question. Le premier est celui rendu par la Cour suprême dans l'affaire Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480. Les avocates ont cité la remarque incidente bien connue du juge Dickson à la page 485 :

Il y a d'abord eu controverse, mais il est maintenant admis que pour avoir une « source » de revenu, le contribuable doit avoir en vue un profit ou une expectative raisonnable de profit. L'expression source de revenu équivaut donc au terme entreprise [...]

Une jurisprudence volumineuse traite de la signification de l'expression expectative raisonnable de profit, mais il ne s'en dégage aucune constante. A mon avis, on doit s'appuyer sur tous les faits pour déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit. On doit alors tenir compte des critères suivants : l'état des profits et pertes pour les années antérieures, la formation du contribuable et la voie sur laquelle il entend s'engager, la capacité de l'entreprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l'allocation à l'égard du coût en capital. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive.

[29]          Les avocates ont également mentionné la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Landry c. La Reine, C.A.F., no A-392-93, le 5 juillet 1994 (94 DTC 6624), qui présente certaines similitudes avec le présent appel, et elles ont cité l'énoncé suivant du juge Décary de la Cour d'appel à la page 6626 :

Outre les critères énumérés par le juge Dickson, ceux dont la jurisprudence a tenu compte, à ce jour, pour déterminer s'il y avait espoir raisonnable de profit, comprennent les suivants : le temps requis pour rentabiliser une activité de ce genre, la présence des ingrédients nécessaires à la réalisation éventuelle de profits, l'état des profits et pertes pour les années postérieures aux années en litige, le nombre d'années consécutives pendant lesquelles des pertes ont été enregistrées, l'accroissement des dépenses et la diminution des revenus au cours des périodes pertinentes, la persistance des facteurs qui causent les pertes, l'absence de planification, et le défaut d'ajustement. Par ailleurs, il ressort de ces mêmes arrêts que la bonne foi et la réputation du contribuable, la qualité du résultat obtenu, le temps et l'énergie consacrés, ne suffisent pas, en eux-mêmes, à transformer en entreprise l'exercice d'une activité [5].

[30]          Enfin, elles ont cité cet extrait d'une autre décision de la Cour d'appel fédérale, dans l'affaire Tonn c. Canada (C.A.), [1996] 2 C.F. 73, à la page 75 :

Cependant, lorsque les circonstances donnent à penser qu'une motivation personnelle ou non commerciale existait ou que l'attente de profit était déraisonnable au point de soulever un doute, le contribuable devra prouver objectivement que l'activité constituait effectivement une entreprise.

Thèse de l'appelant

[31]          En ce qui touche les dons de bienfaisance, M. Lallier pense que le régime fiscal canadien devrait tenir compte du fait qu'il est à l'avantage du Canada que des gens comme lui puissent faire des dons à des organisations comme l'Université Sripatum. Le travail qu'il a accompli en Thaïlande était appuyé par des organismes canadiens; dès lors, si un ministère ou un organisme reconnaît l'utilité de ce travail, le ministère du Revenu national devrait en faire autant. Il a ajouté qu'il croyait qu'un tel don était déductible aux fins d'impôt.

[32]          Au sujet des pertes d'entreprise, M. Lallier a observé que la jurisprudence dont les avocates du ministre ont fait mention n'incluait aucune affaire où il était question de propriété intellectuelle. Il croyait fermement qu'il n'aurait pas engagé les dépenses en question si les activités connexes avaient été pour lui un simple passe-temps. De même, il pensait vraiment que l'un de ses livres finirait par bien se vendre et que la déduction de ses pertes d'entreprise devait de ce fait être acceptée.

Analyse

Don à l'Université Sripatum

[33]          Pour donner droit à un crédit d'impôt aux termes de l'article 118.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ), un don doit être visé par la définition de l'expression « total des dons de bienfaisance » énoncée à ce même article. Ainsi, il doit être fait à l'une des entités visées aux alinéas a) à f) de la définition. C'est l'alinéa f) qui est pertinent en l'espèce :

f) universités situées à l'étranger, visées par règlement et qui comptent d'ordinaire, parmi leurs étudiants, des étudiants venant du Canada

[34]          Pour établir quelles sont les universités « visées par règlement » , il faut examiner l'article 3503 du Règlement de l'impôt sur le revenu (le « Règlement » ), dont voici le libellé :

Pour l'application du sous-alinéa 110.1(1)a)(vi) et de l'alinéa f) de la définition de « total des dons de bienfaisance » au paragraphe 118.1(1) de la Loi, les universités situées à l'étranger qui comptent d'ordinaire, parmi leurs étudiants, des étudiants venant du Canada sont celles qui sont visées à l'annexe VIII.

[35]          Malheureusement pour M. Lallier, l'Université Sripatum n'est pas mentionnée à l'annexe VIII. De ce fait, son don ne donne pas droit à un crédit d'impôt aux termes de l'article 118.1 de la Loi. Peu importe que M. Lallier ait fait un don authentique, qu'il ait posé un geste très généreux envers le peuple thaïlandais, la Loi et le Règlement énoncent toutes les conditions devant être réunies pour que ce crédit d'impôt soit accordé; si l'une de ces conditions n'est pas remplie, notre Cour n'est pas habilitée à accorder le crédit d'impôt.

Pertes d'entreprise

[36]          Ainsi que cela est précisé dans l'affaire Brock (D.J.) c. La Reine, C.C.I., no 93-598 (IT)I, 20 octobre 1993 ([1993] 2 C.T.C. 2989), c'est à M. Lallier qu'il incombe de prouver qu'il a subi les pertes en cause dans le cadre de l'exploitation d'une entreprise [6]. Autrement dit, il doit prouver que les dépenses ayant donné lieu à ces pertes ont été engagées en vue de tirer un revenu d'une entreprise ou d'un bien, qui constituent deux sources de revenu distinctes aux termes de la Loi.

[37]          Les avocates du ministre n'ayant mentionné aucune affaire où il était question d'activités de rédaction de livres, je vais récapituler succinctement les affaires que j'ai pu trouver qui sont pertinentes en l'espèce selon moi.

[38]          Dans l'affaire McKinney c. R., C.C.I., no 96-954 (IT)I, 5 mars 1997 (1996 CarswellNat 2382), les faits pertinents sont les suivants. Le contribuable était un professeur ayant pris sa retraite en 1985. Les années d'imposition en cause allaient de 1990 à 1993. Les pertes ont été subies dans le cadre d'une activité décrite par le contribuable comme étant une entreprise de rédaction fondée sur les connaissances. Il avait travaillé sur sept projets de rédaction depuis 1970. Toutefois, un seul livre a été publié, et il s'en est vendu 500 exemplaires seulement. Les dépenses totales pour les années faisant l'objet d'un appel se chiffraient respectivement à 12 088 $, 13 788 $, 10 533 $ et 10 529 $. À titre de revenu rattaché à ces dépenses, le contribuable a déclaré 50 $ pour 1990 et aucun revenu pour les autres années en cause.

[39]          Le juge Mogan a conclu que l'examen des comptes du contribuable révélait que celui-ci avait accumulé des pertes de quelque 200 000 $ dans le cadre de ses activités d'écriture et en avait tiré un revenu insignifiant au cours de la période allant de 1978 à 1994. Une entreprise doit être exploitée dans une attente raisonnable de profit, or, dans les circonstances, il n'existait aucune attente de ce genre. De l'avis du juge Mogan, l'oeuvre de toute la vie du contribuable en sociologie était devenue un passe-temps à sa retraite. Le juge a déclaré ce qui suit :

20 En rendant ma décision, je suis influencé par la situation de l'appelant en 1990, en 1991, en 1992 et en 1993. À cette époque, il était un professeur à la retraite. En 1990, il était à la retraite depuis cinq ans. Avant 1986, il a eu une carrière en enseignement de 40 ans et toute sa vie était consacrée à la recherche, à l'enseignement et à la rédaction. Je ne m'attendrais pas qu'il aurait fait quelque chose d'autre que ce qu'il a fait toute sa vie au moment où l'enseignement a pris fin avec l'arrivé de la retraite. Un homme possédant une curiosité intellectuelle et un bon esprit n'arrêtera pas de réfléchir parce qu'il prend sa retraite. Il va tout simplement continuer de faire ce qu'il a toujours fait, réfléchir, faire de la recherche et écrire. C'est sa seconde nature. Je conclus que cela relève plus du domaine du passe-temps que de l'entreprise parce que l'appelant n'en a presque pas tiré de recettes.

29 [...] Ce dernier ne fait que se consacrer à l'oeuvre de toute sa vie qui est devenue son passe-temps au moment de sa retraite, et un passe-temps ne constitue pas une entreprise. Il doit y avoir, dans le cas d'une entreprise, une attente raisonnable de profit [...]

[40]          Dans l'affaire Brock, précitée, voici comment les faits pertinents et la décision rendue sont exposés dans le sommaire :

                                [TRADUCTION]

Durant toutes les périodes pertinentes, l'appelant travaillait pour le conseil scolaire local. Depuis 1975, il écrivait des oeuvres littéraires de différents genres, qui portaient principalement sur London (Ontario). Son livre le plus récent a été publié en novembre 1992. Au départ, 1 905 exemplaires avaient été imprimés, mais un deuxième tirage était prévu en mai 1993, étant donné que le livre se vendait bien. Le revenu tiré de sa plume par l'appelant lors des années d'imposition 1986, 1987, 1988 et 1989 a été minime, mais il a déduit 4 202 $ en 1986, 7 152,48 $ en 1987, 5 674,37 $ en 1988 et 8 358,60 $ en 1989 à titre de pertes nettes découlant de son activité d'écriture. Le ministre a rejeté les pertes au motif que l'appelant n'avait pas d'attente raisonnable de profit [...]

Arrêt : des pertes ont été enregistrées lors de chacune des années examinées. De plus, rien ne prouve que l'appelant ait jamais dégagé un bénéfice de ses activités littéraires avant ou après lesdites années. Le livre publié en 1992 a été décrit comme étant son oeuvre la plus rentable; pourtant, en 1992, il a déclaré un revenu brut de 6 286,59 $ et une perte nette de 480,51 $.

[41]          Le juge en chef adjoint Christie, qui citait la décision rendue par la Cour canadienne de l'impôt dans l'affaire Kerr et al v. M.N.R., [1984] CTC 2071, 84 DTC 1094, a donné l'explication suivante à la page 2992 :

                                [TRADUCTION]

L'existence d'une attente raisonnable de profit ne doit pas reposer sur des espoirs ou des aspirations subjectifs, aussi sincères soient-ils. La question doit être tranchée en fonction de critères objectifs.

[42]          Dans l'affaire Fleming et Gellately, précitée, les contribuables, qui étaient conjoints, étaient professeurs agrégés au même collège. Le mari enseignait l'histoire et son épouse, les sciences politiques. L'un et l'autre avaient écrit de nombreux articles ainsi qu'un livre et préparaient un autre livre dont la publication était prévue au départ en 1984. Dans les deux cas, la date de publication a été différée de plusieurs années. La question à trancher portait sur les dépenses déclarées pour l'année d'imposition 1981. Le sommaire de cette affaire contient le passage suivant (C.T.C.) :

                                [TRADUCTION]

Les dépenses comprenaient des sommes au titre de bureaux à domicile et de frais de déplacement, sans oublier un montant de déduction pour amortissement. Le ministre a rejeté les dépenses déclarées au motif que les contribuables n'exploitaient pas une entreprise dans une attente raisonnable de profit.

Arrêt : il incombait aux contribuables de prouver qu'ils exploitaient une entreprise dans une attente raisonnable de profit et que leur activité d'écriture était plus qu'un simple passe-temps ou l'une de leurs fonctions à titre d'enseignants. Les déclarations non corroborées des appelants concernant la qualité marchande ou les ventes anticipées de leurs livres en préparation ne suffisaient pas à établir l'existence d'une telle attente. L'activité de rédaction de livres des appelants évoquait davantage la poursuite de travaux rattachés à l'enseignement qu'un moyen de produire un bénéfice. L'utilité première de leur activité se rapportait surtout à leur carrière d'enseignants, ce que reflète le report des dates de publication. Les contribuables coordonnaient leurs voyages de recherche pour des raisons personnelles plus que pour des raisons d'affaires. On ne saurait en arriver à la conclusion qu'ils exploitaient une entreprise dans une attente raisonnable de profit.

[43]          Dans l'affaire Christopher Lobban, précitée, il est encore une fois question d'un professeur d'université qui, à compter de 1984, a consacré de nombreuses années à des travaux de recherche en vue d'écrire un livre sur la « culture vivrière » . Dans le calcul de son revenu pour 1984 et 1985, le contribuable a déduit des pertes d'entreprise de 14 809 $ et de 21 295 $, respectivement, au titre des coûts qu'il avait engagés en vue d'écrire et de faire publier le livre en question. Le ministre a rejeté une fraction de ces dépenses s'élevant à 10 125 $ et à 18 928 $ respectivement. Les appels ont été rejetés. En 1991, le livre du contribuable n'était toujours pas prêt à être publié. L'examen de la chronologie du projet de livre a montré que, du seul point de vue des revenus et des dépenses, il ne pouvait tout simplement pas y avoir d'attente raisonnable de profit rattachée à ce projet au cours des années d'imposition en cause.

[44]          Dans une autre affaire, Fouad E. Shaker c. M.R.N., no 84-1205 (IT), 15 juillet 1987 ([1987] 2 C.T.C. 2156, 87 DTC 463), la déduction par un enseignant de ses pertes rattachées à des activités d'écriture n'a pas été admise.

[45]          Il y a eu aussi des affaires où la décision a été rendue en faveur des contribuables. À titre d'exemple, je mentionnerai l'affaire Paul Zolis, précitée. Le contribuable en question était professeur de mathématiques de niveau secondaire. En collaboration avec trois collègues, il a rédigé un manuel de mathématiques, publié par un éditeur en 1980 et par un autre éditeur en 1981. Il a commencé à rédiger en 1979; l'année suivante, il a aménagé un bureau dans le sous-sol de sa maison pour y effectuer son travail de rédaction. Il a publié un deuxième livre en 1982, puis un troisième en 1983. Il a commencé à recevoir des droits d'auteurs au cours de l'année d'imposition 1980, et il a dégagé un bénéfice net en 1983 et en 1984. Le ministre a rejeté la déduction de pertes par le contribuable pour 1980 et 1981 au motif que son travail d'écriture ne donnait pas lieu à une attente raisonnable de profit et que, de ce fait, le contribuable n'exploitait pas une entreprise. La conclusion du juge en chef Couture de la Cour canadienne de l'impôt est formulée de la façon suivante dans le sommaire (C.T.C.) :

                                [TRADUCTION]

On a défini de façon concise l' « expectative raisonnable » comme étant « une conviction justifiée par des motifs valables et suffisants » . La compétence du contribuable dans le domaine de l'enseignement des mathématiques au secondaire, l'existence d'un marché accessible pour ses livres et la persévérance dont il a fait preuve dans la poursuite de sa carrière d'auteur, lorsque ces facteurs sont considérés dans leur ensemble, permettent de conclure qu'il avait une expectative raisonnable de profit [...]

[46]          On trouve un autre exemple de décision rendue en faveur du contribuable dans l'affaire Ron Callender c. La Reine, C.C.I., no 96-722 (IT)I, 25 juillet 1996 ([1996] 3 C.T.C. 2334). Toutefois, il faut en bout de ligne examiner chaque affaire en fonction des faits en cause. Je vais donc analyser maintenant les faits pertinents dans le présent appel.

[47]          Le premier commentaire qu'il convient de faire à propos de la présente affaire est que M. Lallier rattachait à son entreprise de consultation plusieurs activités qui, à mon avis, ne sont pas de la nature d'une entreprise. Je pense à son travail d'enseignant à temps partiel, à son travail pour le SACO, à celui accompli pour l'Université Sripatum en Thaïlande et à ses activités d'écriture de livres.

[48]          Je me pencherai en premier lieu sur les services qu'il a fournis à temps partiel à Concordia. Ces services étaient-ils fournis aux termes d'un contrat de travail ou d'un contrat d'entreprise? Cette question a été maintes fois examinée par les tribunaux. Voici quels étaient les faits pertinents dans l'affaire Rosen c. La Reine, C.F. 1re inst., no T-3375-75, 29 juin 1976 ([1976] CTC 462, 76 DTC 6274), entendue par le juge Marceau de la Division de première instance de la Cour fédérale du Canada : outre son emploi à temps plein dans la fonction publique fédérale, M. Rosen était également embauché régulièrement à titre de chargé de cours dans trois établissements d'enseignement postsecondaire. Il déclarait être un travailleur indépendant relativement à son travail d'enseignant et estimait pouvoir déduire des dépenses de 709 $ à ce titre. Le ministre a rejeté la déduction de cette somme par M. Rosen, au motif que le revenu tiré de ses activités d'enseignement était un revenu d'emploi. Le juge Marceau a conclu que la situation de M. Rosen à titre d'enseignant à temps partiel ne différait pas vraiment de celle d'un professeur à temps plein. Il n'était pas un entrepreneur indépendant mais un employé embauché pour donner des cours à temps partiel.

[49]          Cette décision a été suivie dans plusieurs autres décisions, entre autres l'arrêt Talbot c. M.R.N., C.C.I., no 90-1672(IT), 21 mai 1992 (92 DTC 1994). Dans l'affaire en question, le contribuable, qui travaillait pour l'Université Laval à titre de consultant en pédagogie, a également accepté une charge de cours, ce qui l'amenait à dispenser un cours régulier à l'université en dehors de ses heures normales de travail.

[50]          Les faits pertinents dans l'affaire Bart c. M.R.N., C.C.I., no 90-1105 (IT), 5 mars 1991 (91 DTC 884), ressemblent encore plus à ceux que l'on retrouve dans le présent appel. M. Bart, professeur permanent à l'Université de Windsor, exploitait aussi une entreprise de consultation. En mai 1985, il a donné un cours de cinq semaines à l'University of Cape-Town pour des honoraires fixes de 13 200 $, qui lui ont été versés en 1985. M. Bart a déclaré ce montant à titre de revenu d'entreprise gagné dans le cadre de son entreprise de consultation durant l'exercice de celle-ci se terminant en 1986. Le ministre a établi à l'égard de M. Bart une nouvelle cotisation dans laquelle il a imputé le montant en question à l'année d'imposition 1985 de M. Bart à titre de revenu d'emploi, et non de revenu d'entreprise. S'inspirant de l'arrêt Wiebe Door Services Ltd c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553 (87 DTC 5025), dans lequel la Cour d'appel énonce les quatre volets du critère bien connu servant à établir l'existence d'une relation employeur-employé (contrôle, propriété des instruments de travail, chances de bénéfice et risques de perte, intégration), le juge Brulé de la Cour canadienne de l'impôt a conclu, après avoir pesé la preuve, que la relation entre M. Bart et l'University of Cape-Town s'apparentait davantage à une relation employeur-employé qu'à une relation client-entrepreneur indépendant. Par conséquent, le montant de 13 200 $ était un revenu d'emploi.

[51]          Ainsi que cela a été mentionné précédemment, M. Lallier a dit que, lorsqu'il enseignait à temps plein, les services qu'il fournissait à Concordia étaient semblables à ceux qu'il offrait auparavant à titre de professeur à temps plein. M. Lallier a déclaré qu'il travaillait un nombre d'heures presque équivalent mais qu'il gagnait moins. La sécurité d'emploi et la permanence ne sont pas des caractéristiques essentielles d'un contrat de travail. Dès lors, la nécessité de renouveler chaque année le contrat de travail de M. Lallier et l'incertitude entourant ce renouvellement sont des faits dénués de toute pertinence lorsque l'on veut déterminer la nature du travail qu'il accomplissait pour l'université. J'ajouterai que, de nos jours, un grand nombre de fonctionnaires ont des conditions de travail similaires à celles de M. Lallier et qu'ils sont tous considérés comme étant des employés. À mon avis, après avoir pris sa retraite en 1986, M. Lallier a continué de fournir des services à Concordia en qualité d'employé.

[52]          Cette analyse vaut également selon moi pour le contrat exécuté par M. Lallier pour le compte de l'Université Sripatum. Il a décrit son travail comme celui d'un doyen ou d'un chef de département. M. Lallier a déclaré qu'il avait été embauché par le président de l'université à titre de consultant et que le contrat est qualifié de contrat de consultation, mais cela ne change rien au fait qu'il a été embauché pour assurer la prestation de services qui sont normalement fournis par un employé de l'université. Il est probable que l'une des raisons pour lesquelles M. Lallier n'a été embauché que pour un an est que, ainsi qu'il l'a indiqué, il semble exister certaines contraintes juridiques relativement à l'embauche d'un étranger à titre d'employé à temps plein dans une université thaïlandaise. Je souligne également que les modalités du contrat caractérisent un contrat de travail et non un contrat d'entreprise. En effet, un contrat d'entreprise ne contient habituellement pas de stipulations relatives à la rémunération durant les congés. On n'y aborde pas non plus, de façon générale, des aspects comme les prestations afférentes aux soins de santé accordées à un consultant. Il est indiqué dans l'un des documents produits durant l'audience que M. Lallier a quitté son emploi pour raisons de santé, deux ou trois mois probablement avant l'échéance stipulée dans le contrat, et que, si je comprends bien, la rétribution prévue pour toute la durée du contrat lui a été versée intégralement. Par conséquent, il m'apparaît approprié de soustraire du revenu de son entreprise de consultation la totalité de son revenu d'emploi.

[53]          Dans le cas de l'année d'imposition 1995, la seule autre activité pouvant être admissible à titre d'activité exercée dans le cadre d'une entreprise est l'écriture de livres. Aucun autre travail de consultation n'a été effectué. Ainsi que je l'ai mentionné précédemment lors de l'exposé des faits, je ne discerne aucun élément de preuve montrant que des services de consultation authentiques aient été fournis depuis 1989 pour des clients particuliers comme Alcan, la Banque Royale, le gouvernement du Québec ou les Nations Unies. En outre, aucun montant de revenu brut n'est déclaré en 1992 et en 1993 au regard de l'entreprise de consultation, et le revenu brut déclaré à ce titre en 1994 est très peu élevé. Il est probable, si l'on se fie au revenu brut déclaré pour 1995, que le revenu brut se rapportant à 1994 était constitué par les droits d'auteur reçus pour ses livres. Enfin, selon toute vraisemblance, le montant de 710 $ déclaré à titre de revenu brut en 1995 relativement au travail qu'il a effectué pour la République tchèque n'était pas un revenu, puisque cet argent avait été versé à M. Lallier à titre d'allocation de déplacement dans le cadre du travail non rémunéré qu'il effectuait dans ce pays sous les auspices du SACO.

[54]          Qu'en est-il de l'écriture de livres? Peut-on conclure que les livres que M. Lallier écrivait représentaient le fruit de l'exploitation d'une entreprise ou constituaient à tout le moins un bien dont il tirait un revenu? Les éléments de preuve dont je dispose montrent que M. Lallier s'est mis sérieusement à l'écriture de son premier livre en 1969 [7]. À partir de cette année-là jusqu'en 1998, le revenu total tiré de ses livres s'établit à 10 700 $ environ : quelque 4 000 $ pour Peace without Honour, 2 500 $ pour Souveraineté et autant pour la version anglaise, et 1 700 $ pour Grundrisse.

[55]          Il ne faut pas oublier que les pertes de M. Lallier de 1987 à 1998 ont totalisé 254 787 $. Certes, les dépenses associées à ces pertes ne sont peut-être pas toutes rattachées à l'écriture de livres. Toutefois, pour la seule année d'imposition 1995, où l'écriture de livres était son unique activité commerciale, ses dépenses totales se sont élevées à 20 712 $. Il faut considérer également que le montant des pertes n'inclut pas les coûts imputables à l'écriture des livres publiés avant 1987, soit Peace without Honour etSouveraineté, ni non plus les dépenses engagées pendant un an au moins dans le cadre de l'écriture de Grundrisse.

[56]          Donc, me fondant sur ces faits, je conclus que M. Lallier n'est pas parvenu à s'acquitter du fardeau qui lui incombait de prouver qu'il exploitait son entreprise de consultation dans une attente raisonnable de profit en 1995. J'estime que l'observation faite par le juge Mogan dans l'affaire McKinney, précitée, est tout à fait à propos en l'espèce. M. Lallier ne faisait que se consacrer à l'oeuvre de toute sa vie, qui était devenue son passe-temps au moment de sa retraite - or, un passe-temps n'est pas une entreprise.

[57]          M. Lallier est une personne honnête qui croyait subjectivement qu'il exploitait une entreprise lorsqu'il écrivait ses livres. Toutefois, lorsque l'on considère les choses objectivement, sa conduite ne concordait pas avec celle d'un homme d'affaires exploitant une entreprise dans le but d'en tirer un bénéfice. Il tenait à se conformer à des normes élevées, ce qui l'amenait à rejeter les recommandations de ses éditeurs. Le fait que Sexonomics, achevé semble-t-il depuis 1987, ne soit toujours pas publié en l'an 2000 montre à mon avis qu'il n'existe pas de marché pour ce livre. Étant donné qu'aucun éditeur n'a accepté de le publier, M. Lallier mise actuellement sur le Web pour tenter d'éveiller l'intérêt pour son livre. Or, il est bien connu que les internautes sont habitués à obtenir des documents gratuitement, voire à copier illégalement des fichiers, entre autres des enregistrements musicaux. Je crois donc qu'il est très peu probable que le Web puisse être l'Eldorado que M. Lallier espère et sur lequel il compte pour contrebalancer ses très lourdes pertes. Je lui souhaite toutefois la meilleure des chances. Dans le cas peu probable où ses deux derniers livres, Sexonomics et Sin and Retribution, deviennent des best-sellers, le présent jugement, qui désappointe fort M. Lallier en ce moment, pourrait s'avérer un bien pour un mal. En effet, à partir du moment où je conclus que l'écriture de ces livres constituait un passe-temps pour M. Lallier, je vois mal comment le ministre pourrait imposer le revenu pouvant en être tiré dans l'avenir.

[58]          Pour tous ces motifs, les appels de M. Lallier à l'égard des années 1995 et 1997 sont rejetés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour d'août 2001.

« Pierre Archambault »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme ce 22e jour de mai 2002.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Mario Lagacé, réviseur

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

1999-3925(IT)I

2000-350(IT)I

ENTRE :

ADALBERT G. LALLIER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Appels entendus les 12 et 13 juillet 2000 et jugement rendu oralement

le 14 juillet 2000 à Sherbrooke (Québec) par

l'honorable juge Pierre Archambault

Comparutions

Pour l'appelant :                                   L'appelant lui-même

Avocates de l'intimée :                         Me Pascale O'Bomsawin et

Me Anne-Marie Desgens

JUGEMENT

          Les appels des cotisations établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour les années d'imposition 1995 et 1997 sont rejetés.

Signé à Magog (Québec), ce 20e jour de juillet 2000.

« Pierre Archambault »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de mai 2002.

Mario Lagacé, réviseur



[1] Se reporter à l'alinéa 3a) de la réponse du ministre à l'avis d'appel, ci-avant.

[2] Le reçu produit en preuve relativement au don fait mention de l'année d'imposition 1998, mais M. Lallier déclare qu'il s'agit d'une erreur et que le reçu se rapportait à l'année 1997; l'intimée ne conteste pas ce fait.

[3] Sa déclaration de revenu n'a pas été déposée auprès de la Cour, de sorte que je n'ai pu vérifier si l'appelant y avait bel et bien inscrit ce pourcentage.

[4] Il n'est pas tenu compte à cet égard de la pension de retraite versée par Concordia.

[5] Je mentionnerai certaines des affaires invoquées par le juge Décary de la Cour d'appel pour étayer son énoncé, soit Marie A. Fleming et Robert Gellately c. M.R.N., C.C.I., no 84-1637, 9 juillet 1987 (87 DTC 425), [1978] 2 C.T.C. 2113; Paul Zolis c. M.R.N., C.C.I., no 85-381 (IT), 20 février 1987 (87 DTC 183, [1987] 1 C.T.C. 2199); et Christopher S. Lobban c. M.R.N., C.C.I., no 88-1303 (IT), 17 septembre 1992 (92 DTC 2196).

[6] Le passage pertinent se trouve aux pages 4 et 5 (C.T.C.: à la page 2992) :

Il incombe à l'appelant de démontrer que les nouvelles cotisations sont erronées. Cela peut se faire par la prépondérance des probabilités. L'attribution du fardeau de la preuve a été établie par de nombreux arrêts par lesquels la Cour est liée. Il suffit de mentionner deux arrêts de la Cour suprême du Canada à ce propos : Anderson Logging Co. v. The King, [1925] R.C.S. 45 [...] et Johnston v. M.N.R., [1948] R.C.S. 486 [...]

[7] Je ne tiens pas compte ici de la thèse qu'il a rédigée dans le cadre de son doctorat en France.

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