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Date: 19990122

Dossier: 96-4750-IT-G

ENTRE :

GESTION JEAN-PIERRE RUEL INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Tardif, C.C.I.

[1]            Il s'agit d'appels concernant les années d'imposition 1990, 1991 et 1992.

[2]            La question en litige consiste à déterminer si la déduction des pertes agricoles subies par l'appelante au cours de chacune de ces années est restreinte en vertu du paragraphe 31 (1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) comme en a décidé le ministre du Revenu national (le « Ministre » ). Cette disposition précise que la restriction est applicable « lorsque le revenu d'un contribuable pour une année d'imposition, ne provient principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source » .

[3]            Il s'agit de décider si l'appelante, Gestion Jean-Pierre Ruel Inc. avait le droit, pour les années d'imposition précédemment décrites, de déduire la totalité des pertes encourues soit 175 684 $, 130 600 $ et 102 121 $ ou essentiellement le montant limite pour chacune des années selon le paragraphe 31 de la Loi.

[4]            La société appelante fut constituée le 21 octobre 1982 par M. Jean-Pierre Ruel; à ce moment, la raison sociale était « Les Écuries de Tilly Inc. » M. Ruel a toujours été l'actionnaire majoritaire et le seul gestionnaire de la compagnie.

[5]            M. Jean-Pierre Ruel, toujours actionnaire majoritaire et seul gestionnaire de la compagnie appelante, a longuement témoigné au soutien de l'appel. Il est ressorti de son témoignage qu'il avait acquis, au fil des ans, une solide réputation dans le domaine immobilier, ayant réalisé plusieurs projets importants.

[6]            Il était l'âme dirigeante d'une famille associée à d'imposants projets de construction dans la région de Québec. Sa famille et lui ont remarquablement bien fait dans le domaine immobilier. Pour atteindre un tel succès, il avait dû consacrer une intensité soutenue et s'y investir totalement durant de nombreuses années.

[7]            À titre de promoteur immobilier, il s'occupait principalement d'administration, de financement et de l'organisation et structuration légale des projets; il se consacrait tout particulièrement au montage financier et légal des projets, tout en étant celui qui assumait la responsabilité des relations avec les diverses instances gouvernementales.

[8]            Les autres membres de sa famille se consacraient davantage à la réalisation pratique et concrète des projets.

[9]            Après une brillante carrière en immobilier et après s'être construit une sécurité financière appréciable, M. Ruel a indiqué avoir décidé de faire un virage vers une autre carrière en 1984.

[10]          Ne délaissant cependant pas complètement le domaine immobilier, il a conservé certains investissements et intérêts dans des projets particuliers; selon son témoignage, cette implication était limitée à quelques présences ponctuelles lors de diverses réunions d'associés et assemblées ayant trait à l'organisation et à l'administration de certains projets. Il a, en effet, indiqué être très sélectif dans le choix des projets où il a continué d'apporter une contribution partielle.

[11]          Pour illustrer la majorité de ses interventions, il a indiqué assister à certaines rencontres ayant trait à la bonne marche des investissements; il a aussi donné l'exemple où il contresignait les chèques relatifs à la réalisation des projets, à la demande des bailleurs de fonds qui voyaient là une mesure de contrôle accru.

[12]          Globalement, Jean-Pierre Ruel a clairement indiqué, qu'à la suite de sa réorientation de carrière, il avait diminué de façon appréciable et substantielle son intérêt pour le domaine immobilier. Ce désintéressement s'était surtout caractérisé par une diminution majeure du temps qu'il y avait toujours consacré. Il a d'ailleurs consacré une bonne partie de son témoignage pour illustrer et étoffer le fait que la nouvelle entreprise constituait largement sa principale occupation et qu'il s'y était consacré pratiquement entièrement au cours des années en litige.

[13]          Après ce changement de cap dans sa carrière, Jean-Pierre Ruel a soutenu être devenu très disponible et avoir eu beaucoup de temps à consacrer à sa nouvelle orientation. Il a soutenu avec énergie qu'il s'agissait là d'un travail à plein temps.

[14]          Eu égard à la nature de son travail en qualité d'entrepreneur immobilier, il était difficile voire impossible de chiffrer ses prétentions en termes d'heures ou de pourcentage; c'est ce que font souvent les appelants oeuvrant dans des domaines tels la médecine ou autres, où un agenda quoditien existe et permet de connaître précisément leur disponibilité.

[15]          Pour démontrer son très grand intérêt pour le domaine des chevaux, il a aussi fait l'historique de son cheminement.

[16]          Il a d'abord indiqué avoir acquis au coût de 125 000 $ une maison de campagne au début des années 1980. Il s'agissait alors là, d'une résidence secondaire dont la vocation était de permettre à la famille Ruel de se recréer dans un environnement sain, calme et près de la nature.

[17]          La famille Ruel possédait alors une ferme composée d'un terrain, d'une résidence et d'un pavillon. Les Ruel avaient des chevaux d'équitation. Ils ont mis un terme à l'expérience des chevaux d'équitation à la suite d'un accident subi par la conjointe de M. Ruel lors d'une randonnée. À la suite de cet accident et de la remise en question de sa carrière dans l'immobilier, M. Ruel décida de vendre la résidence secondaire et tout ce qui était associé à l'appelante, constituée en compagnie depuis le 21 octobre 1982.

[18]          À compter de 1984, temps et capitaux y furent investis pour en faire une toute autre organisation. L'immeuble fut également cédé pour une considération de 125 000 $, soit le montant payé quelques années auparavant. À la suite de l'acquisition, certains bâtiments furent érigés, d'autres modifiés ou agrandis et une véritable piste fut aménagée pour y entraîner des chevaux de course.

[19]          Très intéressé par les chevaux de course, M. Ruel s'y voue en y investissant temps, énergies et ressources. Il s'implique dans tout ce qui concerne l'activité des chevaux de courses. Il achète et vend des chevaux, il les entraîne et participe très régulièrement aux courses sur les différents circuits du Québec. Il s'implique auprès de différents organismes dont le but est de favoriser le développement de cette industrie.

[20]          L'entreprise agricole faisait aussi l'élevage et l'entretien de chevaux de course; elle louait des espaces « Box » à d'autres propriétaires de chevaux, générant ainsi des revenus définis comme « Revenus de pension » .

[21]          Parrallèlement aux activités agricoles, la compagnie s'occupait des placements de M. Ruel. Lors des années en litige et ce depuis 1984, l'appelante tirait ses revenus de différentes sources, soit de la participation aux courses de chevaux, de la pension payée pour la garde et l'entretien de chevaux, de revenus de loyer, d'intérêts provenant de placements et de divers dividendes.

[22]          Les importants revenus provenant des intérêts sur les placements et les dividendes subventionnaient les pertes générées par les activités agricoles de l'entrerprise, respectivement de 175 684 $, de 130 600 $ et de 102 121 $ pour les années en litige.

[23]          L'appelante a sontenu avoir droit de déduire la totalité des pertes pour les années en cause, en insistant notamment sur les éléments suivants :

·                importance du temps consacré à l'activité agricole

·                importance du capital investi

·                changement majeur et radical dans les habitudes de travail et du mode de vie de M. Jean-Claude Ruel.

·                rentabilité potentielle.

[24]          Pour soutenir ses prétentions, elle s'est référée à l'abondante jurisprudence suivante :

Moldowan v. The Queen, 77 DTC 5213

Van Straubenzee v. M.N.R., 81 DTC 552

Kasper v. The Queen, 82 DTC 6148

Mairleitner v. M.N.R., 84 DTC 1426

Astroff v. M.N.R., 84 DTC 1689

Hadley v. The Queen, 85 DTC 5058

Juravinski v. M.N.R., 86 DTC 1274

Gray v. M.N.R., 88 DTC 1520

The Queen v. Morrisey, 89 DTC 5080

Mohl v. The Queen, 89 DTC 5236

Twigg v. M.N.R., 91 DTC 1059

The Queen v. Roney, 91 DTC 5148

Moauro v. M.N.R., 92 DTC 1071

Connell v. The Queen, 92 DTC 6134

The Queen v. Wylie, 92 DTC 6294

The Queen v. Poirier, 92 DTC 6335

Hover v. M.N.R., 93 DTC 98

The Queen v. ICHI Canada Limited, 95 DTC 5384

Felicella et al. v. The Queen, 95 DTC 402

[25]          Elle s'est également référée au Bulletin d'interprétation No. IT-322R en date du 25 octobre 1978, relatif aux pertes agricoles.

[26]          Pour ce qui est du temps consacré à l'activité agricole, la preuve a effectivement démontré que M. Ruel avait effectué un réel virage dans l'utilisation de son temps; l'intimée a, de son côté, soutenu qu'il fallait faire une distinction entre l'emploi du temps de M. Ruel personnellement et la vocation de la compagnie appelante qui, elle, n'avait en rien changé ses habitudes et dont une partie très importante de sa vocation était de s'occuper des placements de M. Ruel. L'activité agricole devenait donc une sorte d'ajout.

[27]          Quand au capital investi, en dépit des remarques et observations de l'intimée, je suis d'avis qu'il s'agissait d'un capital important, d'autant plus que l'importance du capital doit être fonction des activités agricoles; je ne crois pas que des investissements exagérés ou excessifs soient de nature à favoriser nécessairement la qualité d'un tel dossier. Là où le capital investi de l'appelante perd cependant de son importance et de sa pertinence est dans la comparaison avec l'autre partie de la combinaison, puisque les placements générant les revenus étaient substantiels.

[28]          D'entrée de jeu, l'intimée a concédé que l'appelante avait une expectative raisonnable de profit et que par voie de conséquence, elle exploitait une entreprise.

[29]          Le Tribunal a beaucoup apprécié la qualité de la recherche et la qualité du travail fourni par le procureur de l'appelante mais doit rappeler la justesse des commentaires de l'honorable juge Pierre Dussault dans l'affaire Douglas Henderson 95-1134 et 96-2494, à la page 13 :

Au départ, je dirai que l'application de principes bien définis est susceptible d'entraîner une conclusion plus satisfaisante qu'un simple exercice de comparaison de la situation de l'appelant avec celles d'autres contribuables, puisque l'on peut toujours déceler des éléments discordants, rendant leur comparaison boiteuse.

[30]          La preuve a été cependant beaucoup moins claire sur la question de la rentabilité réelle ou potentielle. En d'autres termes, la preuve a-t-elle démontré que les revenus générés par l'activité agricole pourraient éventuellement constituer des bénéfices pouvant faire le poids avec les revenus de d'autres sources?

[31]          Faute de pouvoir espérer des bénéfices aussi importants, était-il possible, réaliste et raisonnable d'espérer que les revenus puissent simplement assurer la survie de l'opération agricole? En d'autres termes, la preuve a-t-elle démontré que les activités agricoles pourraient éventuellement faire simplement leurs frais? Je ne le crois pas. L'appelante a accordé une grande importance au capital investi; certes, il s'agit là d'un aspect significatif mais non déterminant à lui seul.

[32]          Souscrire à une telle interprétation signifierait qu'une personne très bien nantie ou très riche serait nettement avantagée par ce critère d'où je crois nécessaire d'évaluer cette question du capital investi comme étant une composante pouvant compléter voire bonifier l'ensemble des faits disponibles.

[33]          D'ailleurs les nombreuses décisions ont souvent rappelé que les fameux critères définis par l'affaire Moldowan devaient s'apprécier dans leur ensemble. Ils sont cumulatifs et interdépendants. Tous les facteurs doivent s'apprécier de façon cumulative et non disjonctive ont répété les Cours d'appel.

[34]          Le critère du temps et l'énergie consacrée à l'activité agricole est tout aussi difficile à apprécier puisqu'il est facile d'imaginer des situations où le propriétaire d'une importante exploitation agricole limiterait son emploi du temps à l'administration; ceci pour des raisons multiples pouvant aller de l'incapacité physique à l'incompétence face à certains travaux pourtant essentiels.

[35]          Le temps consacré et le capital investi sont aussi des composantes du concept défini par la jurisprudence comme étant la « préoccupation majeure » . Préoccupation majeure exprime non seulement la question du temps consacré mais aussi la dimension du capital investi tout en permettant de relativer l'ensemble des faits pertinents en fonction des particularités du contribuable impliqué.

[36]          L'ensemble de la preuve permet-elle de conclure que les exigences prescrites pour bénéficier de la totalité des pertes agricoles ont été présentes lors des années en litige?

[37]          Dans un premier temps, il est impératif de se référer à la jurisprudence qui, au fil des ans, a apporté plusieurs précisions.

[38]          L'honorable juge Robertson de la Cour d'appel fédérale évoque très bien l'importance de cette question lorsque, dans l'affaire Sa Majesté la Reine et Andrew Donnelly, A-604-93, le 15 octobre 1997, il s'exprime comme suit :

                Même s'il s'est écoulé vingt ans depuis que l'arrêt Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, a été rendu, nous continuons d'entendre des appels concernant des contribuables qui gagnent leur revenu à la ville et le perdent à la campagne. Dans le présent appel, le contribuable intimé est un médecin qui a cherché à déduire de son revenu de profession libérale la totalité des pertes agricoles qu'il a subies au cours des années d'imposition 1986, 1987 et 1988. Selon l'arrêt Moldowan, le contribuable doit satisfaire à deux critères pour avoir gain de cause. Il doit démontrer, en premier lieu, que son exploitation agricole avait une « expectative raisonnable de profit » et, en second lieu, que l'agriculture est sa « principale source de revenu » (communément appelé l'agriculteur « à temps complet » ). Si le contribuable est incapable de satisfaire au premier critère, il ne peut déduire aucune perte (communément appelé l'agriculteur « amateur » ). S'il satisfait au premier critère mais pas au second, il peut déclarer une perte agricole restreinte de 5 000 $ (maintenant 8 500 $) par application de l'article 31 de la Loi de l'impôt sur le revenu (communément appelé l'agriculteur « à temps partiel » ).

[39]          Les résultats financiers provenant de l'activité agricole ayant une grande importance, je crois pertinent de reproduire en annexe au présent jugement le tableau descriptif annexé à la Réponse à l'avis d'appel. Les données de ces tableaux démontrant des pertes importantes et répétitives ne permettent pas nécessairement de tirer des conclusions; par contre, elles créent certainement une obligation de fournir des explications raisonnables et plausibles pour soutenir la probabilité d'une éventuelle rentabilité.

[40]          Tout homme d'affaires avisé, préoccupé par la rentabilité et désirant faire d'une quelconque entreprise, y compris une entreprise agricole, une opération rentable s'interroge et se questionne; il remet en question le futur et le devenir de son entreprise et ce, d'une façon toute particulière si elle subit des pertes importantes de façon continue.

[41]          Ce temps d'arrêt, cette remise en question, ce repositionnement s'effectuent généralement par l'intervention d'experts, l'embauche de consultants, par une rationalisation des opérations, par l'ajout ou la réduction de certaines activités.

[42]          En d'autres termes, une entreprise qui connaît systématiquement des pertes financières substantielles doit s'interroger sur ses objectifs et la façon de les atteindre. Une entreprise dont une combinaison des activités génèrent essentiellement des pertes importantes et cumulatives sur plusieurs années doit certainement s'interroger, à défaut de quoi il se crée une sorte de présomption que la viabilité n'est pas l'objectif ultime. Cela est d'autant plus pertinent si la vocation de l'entreprise concernée coïncide avec une activité qui, pour beaucoup d'individus, est un loisir, un passe-temps, un divertissement et non pas une question de pain et de beurre.

[43]          Sur cette question de la nature ou vocation de l'entreprise, l'honorable juge Linden de la Cour d'appel Fédérale dans l'affaire Tonn et al c. Sa Majesté la Reine, 96 DTC 6001 et suivantes, apporte une aide précieuse dans ce domaine.

[44]          À la page 6008, il écrit :

[...] Le critère de l'arrêt Moldowan est plus strict que les critères de la fin commerciale prévus au paragraphe 9(1) et à l'alinéa 18(1)a). Tel qu'il est mentionné ci-dessus, ces critères exigent que le contribuable ait formé l'intention subjective de réaliser un bénéfice lorsqu'il engage une dépense. Cependant, selon le critère de l'arrêt Moldowan, cette intention doit également être raisonnable sur le plan objectif. En réalité, dans la plupart des cas, le critère objectif de l'arrêt Moldowan et les critères subjectifs découlant de la Loi ne donneront pas de résultats vraiment différents. Il est fréquemment possible de déduire l'intention subjective d'une analyse raisonnable des circonstances. Une personne qui invoque une intention subjective irréaliste ne sera peut-être pas crue. Habituellement, l'intention de réaliser un bénéfice doit être raisonnable pour qu'un tribunal l'accepte.

[45]          Aux pages 6009 et 6010, il poursuit :

                Il appert d'un examen plus approfondi de la jurisprudence que cette interprétation est maintenant celle qui est retenue dans la plupart des cas. Les litiges dans lesquels le critère de « l'attente raisonnable de profit » est appliqué appartiennent à deux catégories. La première se compose des cas où l'activité reprochée se caractérise en grande partie par un élément personnel. Il s'agit de situations dans lesquelles le contribuable a investi de l'argent pour poursuivre une activité qui lui procure une satisfaction ou des avantages personnels, notamment sur le plan psychologique. L'exploitation de fermes d'élevage pour chevaux, la location d'unités en copropriété à Hawaii et en Floride ou de chalets de ski, l'affrètement de yachts, l'exploitation de chenils et ainsi de suite ont été considérés comme des activités de cette nature. Même si ces activités peuvent parfois être poursuivies comme s'il s'agissait d'une entreprise, les tribunaux ont généralement décidé qu'elles visaient avant tout des fins personnelles. Le désir de réaliser un bénéfice dans ce genre de situation n'est rien de plus qu'un voeu pieux ou un rêve impraticable et ne constitue qu'une intention secondaire liée à l'activité. En réalité, le contribuable cherche à subventionner le coût de ces activités en déduisant de son revenu ce qui constitue effectivement une dépense personnelle.

[46]          À la page 6011, le juge écrit :

                L'autre catégorie de cas se compose de situations dans lesquelles le contribuable ne poursuit pas l'activité en question pour en tirer des avantages personnels et dans lesquelles cette activité ne peut être considérée comme un passe-temps. Dans ces affaires, l'activité semble être poursuivie d'une façon commerciale et ne constitue pas une forme déguisée de loisir personnel. Habituellement, le ministère ne conteste pas ces déductions : par conséquent, elles ne sont pas portées en appel et les décisions publiées dans les recueils judiciaires à ce sujet sont peu nombreuses. Cependant, les tribunaux doivent encore déterminer s'il existe dans ce genre de situations des facteurs moins évidents qui pourraient mener à une conclusion différente. Bien qu'ils soient moins enclins à refuser ces dépenses, ils le font dans les cas opportuns.

[47]          À la page 6012, on peut lire :

                Lorsque les causes sont classées en deux groupes de la façon susmentionnée, il apparaît évident que les cas dans lesquels l'entreprise est exploitée comme passe-temps ou dans le but d'en tirer un avantage personnel sont rarement tranchés en faveur du contribuable. En revanche, l'activité qui est purement commerciale est rarement contestée. Si elle l'est, les tribunaux se sont montrés réticents à deviner l'intention du contribuable et lui ont accordé le bénéfice du doute. Je constate également que, sur le plan de la quantité pure et simple, le nombre d'affaires concernant un passe-temps ou un avantage personnel est nettement supérieur à celui des cas touchant une activité commerciale, qui sont plutôt rares, ce qui indique que l'activité du contribuable est moins souvent contestée dans ce genre de situations.

                L'application du critère de l'arrêt Moldowan principalement comme critère objectif vise donc à empêcher les réductions d'impôt illégitimes : le critère ne doit pas servir d'instrument permettant de faire des conjectures sur l'appréciation commerciale des contribuables. Un avertissement doit être formulé dans les cas où le critère est appliqué aux activités commerciales. Sauf s'il en est prévu autrement dans la Loi, les erreurs de jugement n'empêchent pas un contribuable de réclamer les déductions des pertes qui en découlent. Sheldon Silver a bien insisté sur ce dernier point.

[48]          À la page 6013, le juge ajoute :

                Même si je ne suis pas d'accord avec l'utilisation du mot « manifestement » dans l'arrêt Nichol, je, par ailleurs, reconnais que le critère de l'arrêt Moldowan devrait être appliqué avec modération lorsque l' « appréciation commerciale » du contribuable est concernée, qu'aucun élément personnel n'a été établi et que le montant des déductions réclamées n'est pas contestable à première vue. Cependant, lorsque les circonstances donnent à penser qu'une motivation personnelle ou non commerciale existait ou que l'attente de profit était déraisonnable au point de soulever un doute, le contribuable devra prouver objectivement que l'activité constituait effectivement une entreprise. Par conséquent, des circonstances douteuses appelleront plus souvent un examen plus approfondi comparativement à celles qui ne soulèvent aucun doute. (Je souligne)

[49]          À la page 6014, il a mentionné le fait que des pertes peuvent être subies pendant plusieurs années, jusqu'à ce que le projet devienne rentable. En l'espèce, l'appelante a-t-elle démontré que le projet était susceptible de devenir rentable? La preuve a effectivement fait état que l'appelante souhaitait, espérait ou en rêvait. A-t-il été établi que les décisions s'étaient inscrites dans un cheminement rationnel tout à fait indépendant des intérêts personnels et où seul l'absolue rigueur administrative avait existé?

[50]          À la page 6015, le juge précise :

[...] Il appert clairement de la preuve que les contribuables se sont lancés dans une entreprise commerciale et que leurs attentes de profit n'étaient pas déraisonnables dans les circonstances. Une petite entreprise de location a été créée sans l'aide d'une étude de marché sophistiquée à une époque où le marché de la location semblait prometteur. Peu après, par suite de circonstances imprévues, il est devenu précaire. Les contribuables n'ont tiré aucun avantage personnel des ententes de location. La propriété n'était pas un lieu de vacances. Elle n'a pas été utilisée non plus pour offrir un logement à prix modique ou sans frais à des parents ou à des amis. Les contribuables se sont honnêtement trompés et ont perdu de l'argent plutôt que d'en gagner. Il n'appartient pas au ministère ou à la Cour de les pénaliser pour cette erreur en appliquant le critère de l'attente raisonnable de profit sans donner à l'entreprise suffisamment de temps pour prouver qu'elle est rentable.

[...] Le critère de l'arrêt Moldowan est plus strict que les critères de la fin commerciale prévus au paragraphe 9(1) et à l'alinéa 18(1)a). Tel qu'il est mentionné ci-dessus, ces critères exigent que le contribuable ait formé l'intention subjective de réaliser un bénéfice lorsqu'il engage une dépense. Cependant, selon le critère de l'arrêt Moldowan, cette intention doit également être raisonnable sur le plan objectif. En réalité, dans la plupart des cas, le critère objectif de l'arrêt Moldowan et les critère subjectifs découlant de la Loi ne donneront pas de résultats vraiment différents. Il est fréquemment possible de déduire l'intention subjective d'une analyse raisonnable des circonstances. Une personne qui invoque une intention subjective irréaliste ne sera peut-être pas crue. Habituellement, l'intention de réaliser un bénéfice doit être raisonnable pour qu'un tribunal l'accepte.

[51]          À la lumière de la jurisprudence, l'appelante devait faire la démonstration, par une prépondérance de la preuve, que les pertes avaient une explication, que des mesures correctives avaient été apportées et finalement, que les activités avaient fait l'objet d'un contrôle judicieux par la suite.

[52]          Les activités agricoles n'ont pas été encadrées mais poursuivies sans but ou objectif précis, si ce n'est dans l'espoir intuitif qu'un jour les choses étaient ou devaient s'améliorer; cela manque quelque peu de sérieux et ne correspond pas aux paramètres déterminés par la jurisprudence.

[53]          À ce sujet, l'honorable juge Pierre Dussault, de cette Cour, dans l'affaire Douglas Henderson c. La Reine, 98 D.T.C. 1904 (1910), s'exprimait comme suit :

[42] En tout état de cause, c'est davantage sur l'aspect crucial de la rentabilité potentielle qu'ici encore, à l'instar de plusieurs autres affaires, la preuve est en deçà du seuil critique. Reconnaissant l'ampleur des sommes investies par l'appelant, lesquelles, je le répète, excèdent 900 000 $ on ne peut qu'être surpris de constater que l'appelant lui-même espérait en 1993 tirer un revenu brut annuel de 50 000 $ de son exploitation lorsque celle-ci serait à maturité. Lors de l'audition, c'est un revenu net annuel de 30 000 $ qu'il a affirmé à plusieurs reprises être son objectif. C'est ici que l'agriculture ne peut se comparer favorablement aux autres sources de revenu de l'appelant et plus particulièrement à l'ingénierie comme source principale de revenu. Prévoir ou espérer un revenu net de 30 000 $ après des investissements de plus de 900 000 $ c'est prévoir une rentabilité de moins de 3 p. cent sur le capital investi, rien qui pourrait correspondre à ce que l'on a désigné comme des bénéfices "considérables" ou même "raisonnables" en provenance de l'agriculture contrairement à ce que soutient l'avocat de l'appelant. Qui plus est, ce revenu net de 30 000 $ n'avait même pas été envisagé en 1993. Même si le témoignage de monsieur Boutet a été favorable à l'appelant, force est de constater qu'il n'a pour sa part avancé aucun chiffre concernant la rentabilité. De plus, rappelons qu'il n'a été consulté qu'en 1996 dans le but précis d'aider l'appelant à faire de l'élevage sa principale source de revenu et tenter de rentabiliser l'exploitation. De toute façon, ce n'est pas exactement ce que l'on pourrait qualifier de preuve pertinente pour établir quelle était la situation au cours des années 1989 à 1993.

[54]          Dans l'affaire Sa Majesté la Reine v. Andrew Donnelly (A-604-93), le juge Robertson rendant jugement pour la Cour d'appel fédérale résume de façon concise les principes d'analyse élaborés dans des décisions antérieures et auxquelles l'intimée s'est référée.

[55]          Il s'exprimait dans les termes suivants :

                [8] Pour déterminer si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable, il faut établir une comparaison favorable entre cette source de revenu et l'autre source de revenu du contribuable sous l'angle des capitaux investis, du temps consacré à chacune et de la rentabilité présente et future. Il s'agit d'un critère à la fois relatif et objectif. Ce n'est pas une simple question de proportion. Ces trois facteurs doivent être soupesés et aucun d'eux n'est décisif. Malgré tout, il ne saurait y avoir de doute que le facteur de la rentabilité est le principal obstacle auquel se heurtent les contribuables qui cherchent à convaincre les tribunaux que l'agriculture est leur principale source de revenu. Il en est ainsi parce que les contribuables ont la charge de prouver que le revenu net qu'ils pourraient raisonnablement s'attendre de tirer de l'agriculture est considérable par rapport à leur autre source de revenu : il s'agit invariablement d'un revenu d'emploi ou de profession libérale. Si la règle de droit était différente, la Cour de l'impôt n'aurait aucun moyen d'établir une comparaison entre les montants relatifs censés être tirés de l'agriculture et de l'autre source de revenu, ainsi que le prévoit l'article 31 de la Loi. J'approfondirai un peu plus loin la question de la mesure dans laquelle le fardeau de preuve pour ce qui est de la rentabilité diffère de celui qui régit l'expectative raisonnable de profit.

                                                                                                (Je souligne.)

un peu plus loin, il ajoute

                [12] L'analyse du facteur de la rentabilité permet de dissiper les doutes qui subsistent quant à savoir si la principale source de revenu d'un contribuable est l'agriculture. Il existe une différence entre le genre de preuve qu'un contribuable doit produire concernant la rentabilité en vertu de l'article 31 de la Loi et le genre de preuve applicable à l'expectative raisonnable de profit. Dans ce dernier cas, le contribuable n'a qu'à démontrer qu'il a ou avait une expectative de profit, que ce soit un dollar ou un million de dollars. Il est bien établi en droit fiscal que les termes "expectative raisonnable de profit" et "expectative de bénéfices raisonnables" ne sont pas synonymes. En ce qui concerne la rentabilité prévue à l'article 31, toutefois, le montant est pertinent parce qu'il permet de comparer un revenu agricole potentiel avec le revenu que le contribuable a effectivement tiré de l'autre occupation. Autrement dit, nous cherchons des éléments de preuve de nature à appuyer une conclusion d'expectative raisonnable de bénéfices "Considérables" en provenance de l'agriculture.

[56]          Il est certes important que le contribuable concerné par une exploitation agricole y consacre temps, énergie, capitaux et connaissances pour amener son entreprise à des résultats positifs avec un espoir raisonnable et probable de rentabilité éventuelle.

[57]          Souvent une entreprise subit des pertes pour des causes sur lesquelles elle n'a aucun pouvoir et aucun contrôle; cela est particulièrement vrai dans le domaine agricole où les impondérables sont multiples. Je fais notamment référence à la pénurie et/ou au surplus de production qui ont des effets directs sur les prix qui font la différence entre les profits et pertes.

[58]          La production est également assujettie aux conditions climatiques qui peuvent varier d'une région à l'autre.

[59]          Ce sont là des éléments qui placent les producteurs agricoles dans une situation de vulnérabilité telle qu'ils sont obligés de s'organiser et de s'auto-cotiser pour mettre sur pied différents programmes d'assurance, des programmes de contingentement, des programmes de regroupement pour l'achat et vente des intrants et de leurs productions et toutes sortes de formules visant à obtenir des prix qui tiennent compte de leurs coûts de production.

[60]          Il s'agit là d'exemples ou d'initiatives dont le but est essentiellement d'atteindre la viabilité, stabilité et rentabilité leur permettant de se nourrir et de nourrir leur famille avec l'activité agricole.

[61]          Pour se mettre à l'abri de certains soubresauts et pour sécuriser leurs investissements, certains diversifient leur production pour obtenir des revenus d'appoint leur permettant de continuer et de se placer à l'abri des nombreux aléas. Évidemment ces entreprises voient rarement leurs pertes contestées.

[62]          Dans le présent dossier, la survie de l'entreprise n'était jamais aussi préoccupante puisque les revenus générés par les placements la mettaient totalement à l'abri de toutes initiatives pouvant ébranler la solidité financière globale. L'autre source générait de tels revenus que le secteur agricole n'avait pas à s'inquiéter. Le fait que l'entreprise, dans son entièreté, produise des résultats positifs était-il suffisant pour justifier une certaine passivité devant des déficits des opérations agricoles? Je ne le crois pas, surtout que les pertes étaient très importantes et répétitives.

[63]          La preuve n'a jamais démontré que l'entreprise pourrait réalistement espérer éventuellement des bénéfices. Certes il a été établi que des bourses importantes étaient payées aux participants gagnants lors des courses; cela constitue-t-il une donnée rationnelle, probante et raisonnable de profitabilité potentielle? Bien qu'il soit, de toute évidence, beaucoup plus difficile de préparer des plans ou des stratégies dans un domaine aussi particulier, je crois quand même qu'une entreprise pour qui la rentabilité serait l'objectif ultime, mettrait en place une structure susceptible de protéger les gains et rationaliser les dépenses pour réduire les pertes.

[64]          Il est bien évident qu'une entreprise n'aime jamais subir des pertes; elle vise, au contraire, des profits. J'accepte volontiers que les pertes ne sont jamais un objectif en soi et que le profit est incontestablement toujours l'objectif à long terme. Il y a cependant des situations où la passion, le plaisir, l'ambition, l'exaltation pervertissent les objectifs de profits et cela, particulièrement si l'absence de profits ne remet pas en cause la survie ou la continuité de l'entreprise.

[65]          Dans le domaine des chevaux de courses, les données ne permettent peut-être pas de mettre sur pied des stratégies sur lesquelles il est possible d'avoir un parfait contrôle, et ce à cause de l'élément omniprésent de chance ou malchance.

[66]          Il est cependant possible de mettre de l'avant des stratégies qui démontrent une volonté réelle de planifier des activités pouvant mener l'entreprise vers une amélioration de ses résultats financiers.

[67]          La preuve a-t-elle démontré une pareille préoccupation? La preuve a-t-elle établi que l'appelante était profondément préoccupée par les pertes importantes et continues?

[68]          La preuve a essentiellement démontré que M. Ruel vouait une grande passion au domaine des chevaux de course. Il y a investi des sommes importantes et y a consacré une grande partie de sa disponibilité; il a été établi que M. Ruel espérait pouvoir devenir propriétaire du cheval qui effacerait la totalité sinon une partie des pertes. Je ne crois cependant pas que l'atteinte de l'ultime objectif profit puisse dépendre essentiellement de la chance ou de l'absence de malchance.

[69]          La preuve, dont le fardeau incombait à l'appelante, n'a pas démontré que l'appelante avait mis en place une structure lui permettant de rencontrer les frais fixes de manière à mitiger les pertes découlant de la participation aux courses. La preuve a plutôt démontré que M. Ruel dirigeait l'entreprise à partir d'intuitions et de l'espoir de trouver « un grand champion » . Jamais, il n'a été démontré que les pertes constituaient une véritable préoccupation et que des mesures correctives, concrètes et articulées avaient été mis de l'avant pour les annuler ou même les réduire.

[70]          À cet égard, la seule explication est venue de son procureur qui a indiqué et répété avec insistance et fermeté que personne n'était indifférent devant d'importantes pertes. Compte tenu de la structure de la compagnie appelante, qui générait sans effort des revenus importants et compte tenu de l'intérêt voire de la passion des chevaux de M. Ruel, il devenait primordial pour l'appelante de démontrer, d'une façon prépondérante, que l'activité agricole était d'une part, une préoccupation majeure mais aussi, une affaire avec un potentiel réel reposant sur des assises rationnelles.

[71]          Non seulement la preuve n'a pas fait cette démonstration, elle a plutôt établi que l'entreprise était beaucoup plus préoccupée par la recherche d'un champion que par son pain et son beurre. En dépit des pertes colossales et répétitives, l'entreprise ne s'est jamais remise en question. Les pertes n'ont jamais été une préoccupation majeure du moins à la lumière de la preuve.

[72]          Je comprends et accepte que le domaine des chevaux de course soit une activité très particulière avec des contraintes très spéciales. Est-ce une raison suffisante pour asseoir toute la question de la rentabilité sur la chance de découvrir et d'élever le fameux cheval qui gagnera d'imposantes bourses et rapportera le gros lot lors de son éventuelle vente? Je ne crois pas que l'on puisse construire le futur ou devenir d'une entreprise essentiellement sur la chance « qu'un jour ce sera son tour » et ce bien que des efforts réels soient déployés. Malgré le temps consacré et le capital investi dans le volet agricole de l'entreprise, il appert que l'appelante était peu préoccupée par les résultats financiers, probablement à cause de l'importance des revenus provenant d'une autre source.

[73]          Je conclus que la principale source de revenus de l'appelante au cours des années en litige découlait de ses placements; l'élevage des chevaux et la participation aux courses constituaient essentiellement une entreprise secondaire.

[74]          Pour ces motifs, l'appel est rejeté, le tout avec dépens en faveur de l'intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour de janvier 1999.

Alain Tardif

J.C.C.I.

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