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Dossier : 2009-3842(IT)G

ENTRE :

2763478 CANADA INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu les 18 et 19 mai 2016, à Montréal (Québec)

Devant : L'honorable juge B. Paris

Comparutions :

 

Avocats de l'appelante :

Me Serge Amar

Me Marie-Hélène Tremblay

 

Avocats de l'intimée :

Me Andrew Miller

Me Justine Malone

 

JUGEMENT

L’appel à l’encontre de la nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de

l’impôt sur le revenu en date du 3 juillet 2008 concernant l’année d’imposition se terminant le 31 octobre 2005 de l’appelante est rejeté, avec dépens à l’intimée, conformément aux motifs du jugement ci-joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour de juin 2017.

« B.Paris »

Juge Paris


Référence : 2017CCI98

Date : 20170601

Dossier : 2009-3842(IT)G

ENTRE :

2763478 CANADA INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Paris

[1]             Il s’agit d’un appel d’une nouvelle cotisation établie en vertu de la Règle générale anti-évitement (« RGAÉ ») prévue au paragraphe 245(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la « LIR »).

[2]             En l’espèce, le ministre du Revenu national (le « ministre ») a refusé la déduction d’une perte en capital déductible au montant de 6 423 650 $ déclarée par l’appelante pour l’année d’imposition se terminant le 31 octobre 2005.

[3]             Le montage fiscal par lequel la perte a été constituée est connu sous le vocable de « transfert de valeur ». L’application de la RGAÉ aux cas mettant en jeu cette technique a déjà été discutée par la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de notre Cour : Triad Gestco Ltd. c. Canada, 2012 CAF 258; 1207192 Ontario Ltd v. R., 2012 CAF 259 ; Barrasso c. R., 2014 CCI 156.

[4]             Les opérations effectuées par l’appelante en l’espèce et les opérations en cause dans les affaires Triad Gestco, 1207192 et Barrasso comportent plusieurs éléments en commun, notamment que le contribuable a reçu des actions d’une nouvelle société contrôlée par le contribuable en échange d’une contrepartie d’une valeur importante (soit des biens, soit un billet à ordre). La valeur des actions au moment de leur émission au contribuable était égale à la valeur de la contrepartie offerte par le contribuable. Peu après l’émission des actions au contribuable, la nouvelle société a déclaré un dividende en actions (d’une catégorie distincte). Ces actions avaient une valeur de rachat élevée et un capital versé bas. Le dividende en actions a eu pour effet de transférer la valeur des actions d’abord émises au contribuable aux actions résultant du dividende en actions. Par la suite, le contribuable a vendu ses actions initiales à une partie liée et a ainsi créé une perte en capital lors de la disposition.

[5]             Dans les affaires Triad Gestco, 1207192 et Barrasso il fut conclu que les pertes créées au moyen d’un transfert de valeur constituaient un recours abusif aux alinéas 38b), 39(1)b) et 40(1)b) de la LIR.

[6]             L’appelante en l’espèce soutient que certains éléments distinguent son affaire des affaires citées ci-haut. À la lumière de tous les éléments de preuve, et pour les motifs qui suivent, je rejette cette thèse.

Témoins

[7]             Les parties ont déposé un exposé conjoint des faits, et M. Richard Jobin, fondateur et l’unique actionnaire et administrateur de l’appelante, ainsi que son fils, Maxime Jobin, ont témoigné pour le compte de l’appelante.

Les faits

[8]             L’appelante est une société de gestion constituée en 1991 afin de servir de véhicule d’investissement à M. Richard Jobin, son unique actionnaire et administrateur

[9]             À toutes les époques pertinentes et jusqu’au 4 janvier 2005, M. Jobin a aussi été l’unique actionnaire et administrateur de Le Groupe AST (1993) Inc. (« Groupe AST »), constituée le 1er janvier 1989 et qui intervenait à titre de consultant dans le domaine de la santé et sécurité au travail.

[10]        Vers la fin des années 1990, Groupe AST a connu une croissance rapide, et, à l’automne 2002, Automatic Data Processing Inc. (« ADP » ), entreprise de premier plan dans le domaine des systèmes de gestion de paye, exprima l’intention « ferme » d’acheter Groupe AST. Cependant, les négociations n’ont abouti que le 17 janvier 2005, date à laquelle une entente fut conclue.

[11]        En vue de la vente des actions de Groupe AST, et aux fins d’un gel successoral, M.  Jobin a constitué deux sociétés. En juillet 2004, il a constitué 9144-4075 Québec Inc. (« 9144 »). Au moment de sa constitution, l’appelante en était l’unique actionnaire et M. Jobin en était le seul administrateur.

[12]        En novembre 2004, Richard Jobin a constitué la société 9149-2736 Québec Inc. (« 9149 ») dont Maxime Jobin, était l’unique actionnaire et administrateur.

[13]        À partir du 4 janvier 2005, les opérations suivantes ont eu lieu. Ces opérations ont résulté en la réalisation d’un gain en capital et en la création d’une perte en capital de la part de l’appelante :

i)          le 4 janvier 2005, Richard Jobin a transféré ses actions de Groupe AST à l’appelante par un roulement en vertu du paragraphe 85(1) de la Loi;

ii)         le 6 janvier 2005, Groupe AST a augmenté le capital versé relativement aux actions détenues par l’appelante et il en a résulté un dividende réputé à l’appelante de 2 600 000 $;

iii)        dans sa déclaration de revenu, l’appelante a déclaré un gain en capital de  2 600 000 $ relatif au dividende réputé de Groupe AST;

iv)        le 14 janvier 2005, l’appelante a effectué un échange d’actions (comprenant entre autres les actions de Groupe AST) avec 9144, ce qui a entrainé un gain en capital de 9 875 137$ ventilé comme suit:

Actions

Produit de disposition

Prix de base rajusté

Gain ou (Perte)

11 143 607 actions de Groupe AST

11 143 607 $

2 941 413 $

8 202 194 $

100 actions FHS– Focus on Health & Safety

856 878 $

50 $

856 828 $

100 actions AST Assurances

230 322 $

100 $

230 222 $

100 actions Assurance Générale

0 $

100 $

(100 $)

400 actions Optimisst

168 280 $

400 $

167 880 $

300 actions Groupe AGI

448 113 $

30 000 $

418 113 $

Total

12 847 200 $

2972 063 $

9 875 137 $

 

 

 

 

 

 

 

v)         en contrepartie des actions mentionnées ci-dessus, 9144 a émis en faveur de l’appelante 9 999 900 actions de catégorie A de son capital-actions dont le capital déclaré est de 12 847 200 $ ;

vi)        l’appelante a déclaré un gain en capital de 12 475 137 $ et un gain en capital imposable de 6 237 569 $ dans sa déclaration de revenu pour l’année d’imposition 2005. Le gain en capital de 12 475 137 $ est composé de 2 600 000 $ relatif au dividende réputé et 9 875 137 $ relatif à l’échange d’actions avec 9144.

vii)       le 17 janvier 2005, 9144 a vendu à 6295231 Canada Inc. (société appartenant à ADP) les actions reçues de l’appelante dans l’échange d’actions mentionnés au paragraphe iv) ci-dessus. Au moment de cette vente, le produit de disposition et le prix de base rajusté des actions vendues par 9144 étaient de 12 847 200 $;

viii)      le 28 octobre 2005, 9144 a déclaré un dividende en actions à l’appelante sur les actions de catégorie A, payable par l’émission de 13 000 actions catégorie B du capital-actions de 9144;

ix)        les actions de catégorie B était des actions n’ayant aucun droit de vote, dont le capital émis et payé était de 130 $ et avec une valeur de rachat totale de 13 000 000 $;

xi)        le 29 octobre 2005 l’appelante a vendu à 9149 ses 10 000 000 actions catégorie A de 9144 pour 1 $;

xii)       en conséquence de la vente des actions de catégorie A, l’appelante a déclaré une perte en capital déductible dans sa déclaration de revenu pour l’année d’imposition 2005, calculée comme suit :

Produit de disposition

1  $   

Prix de base rajusté

(12 847 300 $)

Perte en capital

12 847 299 $

Perte en capital déductible

6 423 650 $

 

 

xiii)      la perte en capital déductible de 6 423 650 $ déclarée par l’appelante a eu pour effet de réduire à 0 $ le gain en capital imposable de 6 237 569 $ réalisé par l’appelante pour l’année d’imposition se terminant le 31 octobre 2005;

Thèses de l’appelante

i) Moyens préliminaires

[14]        L’appelante affirme que, dès le début, son dossier a été « étiqueté » par l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») comme un cas où la RGAÉ devait être appliquée. Elle soutient que, sans véritable examen, l’ARC a vu dans la série d’opérations en cause une manœuvre visant la constitution d’une perte en capital déductible artificielle et donc « abusive ».

[15]        L’appelante a mis l’accent sur le fait que le dossier a été suspendu pendant trois ans afin que d’autres dossiers puissent suivre leurs cours et que c’est  l’appelante qui a dû exiger la réactivation du dossier. Elle allègue également que, jusqu’à tout récemment, le moyen fixé de la RGAÉ avait été soulevé de manière subsidiaire par l’intimée.

[16]        À son avis, cela signifie que l’intimée était consciente de la fragilité de sa position quant à l’application de l’article 245 de la LIR, l’appelante invite notre Cour à lui accorder le bénéfice du doute.

[17]        L’appelante rappelle aussi l’importance de la jurisprudence Inland Revenue Commissioners v. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1, laquelle enseigne que le contribuable a le droit d’organiser ses affaires de manière à réduire au maximum l’impôt qu’il doit payer.

[18]        En outre, l’appelante a cité dans son avis d’appel une directive publiée par le ministre des Finances en juin 1988 qui va dans le même sens:

Le paragraphe 245(3) ne permet pas de requalifier une opération afin de déterminer s’il s’agit ou non d’une opération d’évitement. Autrement dit, il ne permet pas de considérer une opération comme une opération d’évitement parce qu’une autre opération aurait pu permettre d’obtenir un résultat équivalent se serait traduite par des impôts plus élevés.

[19]        Dans le même ordre d’idées, l’appelante a invoqué la doctrine de la Cour suprême du Canada professée à l’occasion de l’affaire Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622:

[45]     Cependant, il ressort des arrêts plus récents de notre Cour qu’en l’absence d’une disposition expresse contraire, il n’appartient pas aux tribunaux d’empêcher les contribuables de recourir, dans le cadre de leurs opérations, à des stratégies complexes qui respectent les dispositions pertinentes de la Loi, pour le motif que ce serait inéquitable à l’égard des contribuables qui n’ont pas opté pour cette solution.  […] Sauf disposition contraire de la Loi, le contribuable a le droit d’être imposé en fonction de ce qu’il a fait, et non de ce qu’il aurait pu faire et encore moins de ce qu’un contribuable moins habile aurait fait.

[20]        À plusieurs reprises, l’appelante a en effet soutenu que le contribuable n’est pas tenu de retenir les autres possibilités de planification concevables.

[21]        Selon elle, bien que la série d’opérations retenue est plus avantageuse sur le plan fiscal, cela n’appelle pas l’application de la RGAÉ puisque cette planification avait un objectif réel. 

ii) Montant de l’avantage fiscal

[22]        Bien que l’appelante admette qu’un avantage fiscal a résulté de la série d’opérations en cause au sens du paragraphe 245(1) de la LIR, il y a controverse entre les parties quant à son montant. L’appelante est d’avis que même si la RGAÉ devait trouver application, notre Cour ne doit pas supprimer la perte en capital déductible en totalité.

[23]        En effet, à son avis, l’avantage fiscal est l’imposition du gain qui a été réduite par la déduction de la perte en capital déductible. Il est soutenu qu’une perte en capital déductible n’est pas un avantage fiscal en soi, car elle n’a aucune valeur s’il n’y a aucun gain en capital duquel on peut la déduire.

[24]        Ainsi, en l’espèce, l’appelante soutient que l’avantage fiscal doit se limiter au montant de 4 101 097 $, soit le gain en capital imposable résultant uniquement de la disposition de ses actions de Groupe AST dont l’imposition a été réduite par la perte en capital déductible.

[25]        Enfin, l’appelante demande à la Cour de tenir compte du gain latent qui résulte du roulement fiscal effectué, en vertu du paragraphe 85(1) de la LIR, entre Richard Jobin et l’appelante pour transférer les actions de Groupe AST.

[26]        Il est soutenu que si la Cour décide d’appliquer la RGAÉ afin de supprimer la perte en capital, il y aura double imposition de Richard Jobin sur la même juste valeur marchande.

iii) La série d’opérations ne constitue pas une « opération d’évitement »

[27]        L’appelante soutient que les opérations en cause ne peuvent être qualifiées d’opérations d’évitement au sens du paragraphe 245(3) de la LIR, car il n’y a eu nulle opération qui n’a pas été « principalement effectuée pour des objets véritables ».

[28]        En effet, l’appelante soutient que chacune des étapes de la série d’opérations a été accomplie afin que soient atteints les objectifs qui avaient été déterminés.

[29]        Selon elle, il ressort des preuves présentées à l’audience que l’objet véritable de la planification était la volonté de Richard et de Maxime Jobin de mettre en œuvre leur projet commun d’exploiter ensemble une entreprise et que Maxime bénéficie de la plus-value future de l’entreprise.

[30]        Ainsi, l’appelante soutient fermement que vu les témoignages et la documentation produite, elle a démontré que ces opérations ont été effectuées dans le but général de concrétiser ce gel successoral.

[31]        Plus précisément, elle soutient qu’il est démontré que chaque étape de la série d’opérations était nécessaire pour que soit atteint cet objectif.

[32]        Par ailleurs, elle explique que la manière dont la valeur a été transférée a été ainsi planifiée afin de s’assurer que l’actif demeure dans 9144, lui permettant ainsi de bénéficier d’un fonds de roulement dans cette société.

[33]        De surcroît, l’appelante a cité les notes explicatives du ministre des Finances relatives à l’article 245 de la LIR à l’appui de sa thèse portant que les opérations de gel successoral ne sont généralement pas visées par la RGAÉ, car il est tenu pour acquis qu’elles ont été effectuées en vue d’un objectif autre que fiscal :

Le nouvel alinéa 245(3)a) fait référence à « des objets véritables – l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considéré comme un objet véritable » plutôt qu’à « des objets commerciaux véritables », selon la proposition initiale puisque cette dernière expression pourrait ne pas s’appliquer aux opérations qui ne sont pas effectuées dans le contexte d’une entreprise (selon une interprétation restrictive). La grande majorité des opérations commerciales, familiales ou d’investissement ne seront pas touchées par l’article 245 proposé puisqu’elles auront des objets véritables non fiscaux.

iv) L’opération d’évitement n’est pas « abusive »

[34]        L’appelante a affirmé que l’intimée ne s’était pas acquittée de la charge de la preuve relative à la thèse d’évitement fiscal abusif qui lui incombait. Il est soutenu que son montage fiscal ne constituait pas un abus et qu’aucune iniquité n’en a résulté.

[35]        Au contraire, l’appelante a plutôt soutenu qu’une iniquité résulterait de l’application de la RGAÉ si la perte était supprimée. En effet, selon elle, la déduction de la perte en capital déductible par l’appelante respecte en tout point l’objet et l’esprit des dispositions de la LIR.

[36]        L’appelante, à cet égard, a mis l’accent sur le paragraphe 10 de l’affaire Sa Majesté la Reine c. Hypothèques Trustco Canada, 2005 SCC 54 où la Cour suprême a conclu :

[10]  […] L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition  est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

[37]        Ainsi, comme les dispositions en cause en l’espèce sont claires, elles appellent une interprétation stricte.

[38]        Également, en se fondant sur la jurisprudence Trustco, l’appelante a rappelé à la Cour que si l’abus des dispositions de la LIR n’est pas clairement établi, le contribuable a droit au bénéfice du doute; le fisc ne doit pas automatiquement refuser toute perte qui n’est pas économique, surtout si celle-ci a été faite dans le cadre d’un réel objet commercial.

[39]        Enfin, selon l’appelante, le gel successoral est un mode de planification qui est reconnu par la loi fiscale et qui autorise, dans cette mesure, le report de l’impôt sur la succession. Il s’agit d’un objectif « louable » qui ne donne lieu à aucun abus et qui n’appelle donc pas l’application de la RGAÉ.

[40]        L’appelante soutient que, par les opérations en cause, elle n’avait pas pour but de contourner la LIR. Ainsi la RGAÉ ne saurait s’appliquer puisque l’ensemble des opérations ont été réalisées conformément aux dispositions de la LIR. La création et la déduction de la perte en capital déductible n’étaient pas contraires à l’objet ou l’esprit des dispositions visées.

Analyse

i) Moyens préliminaires

[41]        Tout d’abord, je rejette la position de l’appelante portant que la Cour doit tenir compte des actes des agents de l’ARC, actes que l’appelante qualifie d’« étiquetage ». La Cour d’appel fédérale a observé à l’occasion de l’affaire Main Rehabilitation Co. Ltd. c. La Reine, [2004] A.C.F. no 2030, 2004 CAF 403 : « il est de jurisprudence constante qu’on ne peut tenir compte des actions de l’[ARC] dans le cadre d’appels interjetés à l’encontre d’un avis de cotisation. » La Cour a dit, au paragraphe 8 de la décision:

Il en est ainsi parce que l’appel interjeté sur le fondement de l’article 169 met en cause la validité de la cotisation et non du processus ayant conduit à l’établir (voir à titre d’exemple Canada c. The Consumers' Gas Company Ltd., 87 D.T.C. 5008 (C.A.F.), à la page 5012). Autrement dit, il ne s’agit pas de déterminer si les fonctionnaires de l’ADRC ont correctement exercé leurs pouvoirs, mais plutôt de déterminer si les montants pouvaient valablement être cotisés sous le régime de la Loi (Ludco Enterprises Ltd. c. R., [1996] 3 C.T.C. 74 (C.A.F.), à la page 84).

[42]        En ce qui concerne les prétentions de l’appelante au sujet du principe du duc de Westminster, il est important de se rappeler que ce principe est écarté par la présence d’une disposition contraire dans la LIR. La Cour suprême dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada a dit au paragraphe 12 :

…Comme l’affirme la Cour, au par. 45 de l’arrêt Shell Canada Ltée c. Canada, 1999 CanLII 647 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 622 :

[E]n l’absence d’une disposition expresse contraire, il n’appartient pas aux tribunaux d’empêcher les contribuables de recourir, dans le cadre de leurs opérations, à des stratégies complexes qui respectent les dispositions pertinentes de la Loi, pour le motif que ce serait inéquitable à l’égard des contribuables qui n’ont pas opté pour cette solution.  [Nous soulignons.]

La Cour suprême a poursuivi au paragraphe 13 :

…Comme l’indique l’arrêt Shell (par. 45), dans la mesure où la RGAÉ constitue une « disposition [. . .] contraire », le principe du duc de Westminster et l’accent mis sur l’interprétation textuelle peuvent être atténués.

RGAÉ

[43]        La Cour suprême, au paragraphe 66 de l’arrêt Hypothèques Trustco Canada, a résumé la démarche qui doit être suivie par les tribunaux dans le cadre d’une analyse de l’application de la RGAÉ :

66        L’approche relative à l’art. 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu peut se résumer ainsi.

1.         Trois conditions sont nécessaires pour que la RGAÉ s'applique :

(1)    il doit exister un avantage fiscal découlant d'une opération ou d'une série d'opérations dont l'opération fait partie (par. 245(1) et (2));

(2)     l’opération doit être une opération d'évitement en ce sens qu'il n'est pas raisonnable d'affirmer qu'elle est principalement effectuée pour un objet véritable - l'obtention d'un avantage fiscal n'étant pas considérée comme un objet véritable;

(3)     il doit y avoir eu évitement fiscal abusif en ce sens qu'il n'est pas raisonnable de conclure qu'un avantage fiscal serait conforme à l'objet ou à l'esprit des dispositions invoquées par le contribuable.

2.         Il incombe au contribuable de démontrer l'inexistence des deux premières conditions, et au ministre d'établir l'existence de la troisième condition.

3.         S’il n’est pas certain qu’il y a eu évitement fiscal abusif, il faut laisser le bénéfice du doute au contribuable.

4.         Les tribunaux doivent effectuer une analyse textuelle, contextuelle et téléologique unifiée des dispositions qui génèrent l’avantage fiscal afin de déterminer pourquoi elles ont été édictées et pourquoi l’avantage a été conféré. Le but est d’en arriver à une interprétation téléologique qui s’harmonise avec les dispositions de la Loi conférant l’avantage fiscal, lorsque ces dispositions sont lues dans le contexte de l’ensemble de la Loi.

5.         La question de savoir si les opérations obéissaient à des motivations économiques, commerciales, familiales ou à d’autres motivations non fiscales peut faire partie du contexte factuel dont les tribunaux peuvent tenir compte en analysant des allégations d’évitement fiscal abusif fondées sur le par. 245(4). Cependant, toute conclusion à cet égard ne constituerait qu’un élément des faits qui soustendent l’affaire et serait insuffisante en soi pour établir l’existence d’un évitement fiscal abusif. La question centrale est celle de l’interprétation que les dispositions pertinentes doivent recevoir à la lumière de leur contexte et de leur objet.

6.         On peut conclure à l’existence d’un évitement fiscal abusif si les rapports et les opérations décrits dans la documentation pertinente sont dénués de fondement légitime relativement à l’objet ou à l’esprit des dispositions censées conférer l’avantage fiscal, ou si ces rapports et opérations diffèrent complètement de ceux prévus par les dispositions.

7.         Si le juge de la Cour de l’impôt s’est fondé sur une interprétation correcte des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu et sur des conclusions étayées par la preuve, les tribunaux d’appel ne doivent pas intervenir en l’absence d’erreur manifeste et dominante.

[44]        La Cour suprême par la suite a réaffirmé cette démarche à l’occasion des affaires Lipson c. Canada, 2009 SCC 1 et Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 SCC 63.

Avantage fiscal

[45]        Un « avantage fiscal » au sens du paragraphe 245(1) de la LIR est « [une] réduction, [un] évitement ou [un] report d’impôt ou d’un autre montant exigible » en application de la LIR ou de toute autre source pertinente de droit fiscal, ou encore à une « augmentation d’un remboursement d’impôt ou d’un autre montant » visé par la LIR ou par un texte législatif fiscal.

[46]        Je ne puis retenir la thèse portant que le montant de l’avantage fiscal en l’espèce doit se limiter au montant de 4 101 097 $. Il me semble clair que la perte en capital déductible entière créée par l’appelante en l’espèce constitue un avantage fiscal parce qu’elle a permis une réduction d’impôt et elle résulte de l’opération d’évitement relevée par l’intimée dans la Réponse à l’avis d’appel. En l'absence des opérations qui ont donné lieu au transfert de valeur, l'appelante aurait eu à payer l'impôt sur un gain en capital imposable de 6 237 569 $ pour l’année fiscale 2005. L'avantage fiscal consiste en la réduction à néant de l'impôt qui aurait par ailleurs été exigible sur ce gain.

Opération d’évitement

[47]        L’appelante soutient que l’objectif de la série d’opérations en question, et de chaque opération faisant partie de la série, était le gel successoral, précisant que si l’une des opérations avait manqué, le gel n’aurait pas pu être effectué. La charge de la preuve à l’égard de ce point incombe à l’appelante.

[48]        Selon le témoignage de Richard Jobin, il a suivi le plan qu’il avait reçu, exactement tel qu’il l’avait reçu, parce qu’il avait compris que chacune des étapes du plan était essentielle à la mise en œuvre du gel successoral et que l’avantage fiscal que l’appelante a obtenue n’était qu’accessoire.

[49]        Bien que j’accepte que l’objectif global de la série était de faire un gel successoral, à mon avis, les éléments de la preuve ne démontrent pas que cet objectif appelait l’émission d’actions de catégorie A de 9144 à l’appelante en échange des actions reçues de l’appelante. Manifestement, le gel successoral aurait très bien pu être accompli si l’appelante avait reçu directement les actions de catégorie B de 9144 en échange des actions transférées à 9144 et que les actions de catégorie A avaient été émises directement à 9149. En bref, rien ne prouve que l’objectif du gel successoral nécessitait l’émission d’actions de catégorie A dans 9144 à l’appelante avant de les transférer à 9149.

[50]        L’appelante a aussi soutenu que le transfert de valeur a permis la conservation d’un fonds de roulement dans 9144. Pourtant, le fonds de roulement y serait resté si l’appelante avait reçu directement les actions de catégorie B de 9144 au lieu des actions de catégorie A.

[51]        J’en conclus que l’appelante n’a pas établi objectivement que l’émission d’actions de catégorie A de 9144 à l’appelante avait été principalement effectuée pour un véritable objet non fiscal.

Abus

[52]        L’appelante soutient qu’il n’y a pas abus des alinéas 38b), 39(1)b) et 40(1)b) au sens du paragraphe 245(3) de la LIR.

[53]        Pourtant, la Cour d’appel fédérale, à l’occasion des affaires Triad Gestco et 1207192, a déjà tranché. L’objet et l’esprit des dispositions visées est d’accorder un allègement d’impôt lorsque le contribuable subit une « perte économique » et exclut par le fait même la déduction de « pertes théoriques ou artificielles ».

[54]        Pour reprendre les observations de la Cour d’appel dans l’arrêt Triad Gestco, au paragraphe 39 :

Il n’est pas controversé entre les parties que la perte subie par l’appelante lors du transfert de valeur est une perte uniquement théorique, en ce sens qu’il n’y a eu aucune perte économique (l’expression « perte théorique » a cette acception tout au long des présents motifs). Tout ce qui s’est produit en fait a été un transfert de la valeur inhérente élevée des actions ordinaires aux actions privilégiées (en raison de leur priorité de paiement), ce qui a eu pour résultat d’enlever aux actions ordinaires toute la valeur tout en préservant leur coût élevé, permettant ainsi qu’une perte soit subie lors de leur disposition en faveur de la fiducie Peter Cohen. L’appelante n’était toutefois ni plus riche ni plus pauvre une fois la disposition effectuée.

[55]        Au paragraphe 50 de l’arrêt Triad Gestco la Cour d’appel a précisé :

… l’objet de ces dispositions, particulièrement de l’alinéa 38b), est d’accorder un allègement d’impôt, dans la mesure où il y a compensation avec un gain en capital, dans le cas où le contribuable a subi une perte économique par suite de la disposition d’un bien. Je retiens également sa conclusion selon laquelle la compensation d’un gain en capital par la perte théorique déclarée donne lieu au recours abusif aux dispositions pertinentes, plus particulièrement des alinéas 38b), 39(1)b) et 40(1)b) de la Loi (1207192 Ontario Limited, par. 92 et 93).

[56]        Pour les mêmes raisons, on peut constater un abus concernant les opérations en l’espèce au regard de la LIR.

Double imposition

[57]        L’appelante soutient aussi que, si la Cour décide de confirmer l’application de la RGAÉ pour supprimer la perte en capital, il y aura double imposition de « la même juste valeur marchande entre les mains de Richard Jobin ».  

[58]        La Cour d’appel s’est déjà prononcée sur un argument semblable à l’occasion de l’affaire Triad Gestco. Aux paragraphes 57 et 59, la Cour a observé :

Lors de l'audience, l'appelante a soutenu pour la première fois que refuser la perte déclarée était d'une certaine manière inéquitable parce qu'elle était toujours détentrice des actions privilégiées. Elle fait ainsi valoir que, puisque ces actions sont dotées de caractéristiques fiscales qui sont l'image miroir inverse de celles des actions ordinaires - c.-à-d., en proportion inverse, une valeur élevée et un faible coût -, leur disposition entraînerait un gain équivalent à la perte déclarée.

Cela dit, si l'appelante avait pu présenter un scénario crédible de vente des actions privilégiées, laquelle vente aurait réduit l'avantage fiscal obtenu, il lui aurait été loisible de demander que les attributs fiscaux découlant de l'application de la RGAÉ soient rajustés conformément aux dispositions du paragraphe 245(5). Or, elle n'a pas fait une telle demande.

[59]        Je note d’abord que cet argument n’a pas été plaidé par l’appelante dans son Avis d’appel. Quoiqu’il en soit, je rejetterais cette thèse. En l’espèce, l’appelante n’a pas présenté un scenario crédible de vente des actions de l’appelante reçues par Richard Jobin au cours du roulement en vertu du paragraphe 85(1), et l’appelante n’a pas demandé le rajustement des attributs fiscaux découlant de l’application de la RGAÉ pour tenir compte d’une vente éventuelle des actions. En conséquence, il n’y a pas lieu de modifier la cotisation sur cette base.

Conclusion

[60]        Pour tous ces motifs, l’appel est rejeté, avec dépens à l’intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour de juin 2017.

« B.Paris »

Juge Paris

 


RÉFÉRENCE :

2017CCI98

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2009-3842(IT)G

INTITULÉ DE LA CAUSE :

2763478 CANADA INC. ET SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATES DE L’AUDIENCE :

Les 18 et 19 mai 2016

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L'honorable juge B. Paris

DATE DU JUGEMENT :

le 1er juin 2017

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l'appelante :

Me Serge Amar

Me Marie-Hélène Tremblay

 

Avocats de l'intimée :

Me Andrew Miller

Me Justine Malone

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l'appelante:

Nom :

Me Serge Amar

Me Marie-Hélène Tremblay

Cabinet :

Miller Thomson, s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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