Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Référence : 2017 CCI 55

Date : 20170602

Dossier : 2012‑754(IT)G

ENTRE :

WILLIAM KAUL,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

Dossier : 2013‑1882(IT)G

ET ENTRE :

IAN ROHER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Requête entendue le 31 janvier 2017, à Toronto (Ontario)

Devant : L'honorable juge en chef Eugene P. Rossiter

Comparutions :

 

Avocats des appelants :

Mes Irving Marks, Matthew Sokosky, Ellad Gersh et Adam Brunswick

Avocats de l'intimée :

Mes Jenna L. Clark, Erin Strashin et Amit Ummat

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS

 

I. INTRODUCTION  3

II. LES FAITS  4

A. Les rapports d'évaluation de Mme Yeomans  4

B. Les rapports d'évaluation de M. Rosoff  6

C. Les rapports à la Cour  6

D. L'objet de la requête  7

III. LES QUATRE CATÉGORIES DE TÉMOINS EXPERTS  8

L'expert indépendant  8

L'expert participant  9

L'expert non participant  9

La partie experte  10

IV. L'ARRÊT WESTERHOF S'APPLIQUE‑T‑IL?  10

A. Les thèses des parties  10

B. Analyse  12

i) L'expert participant est avant tout un témoin des faits  12

ii) L'arrêt Westerhof a été suivi dans d'autres ressorts canadiens  14

iii) Le texte des Règles ne vise que les experts indépendants, et non les « experts participants »  15

iv) Les Règles doivent recevoir une interprétation large, de manière à autoriser les experts participants et d'autres témoins experts  18

v) Notre Cour a déjà autorisé dans de nombreux cas des témoins experts à rendre des témoignages d'opinion  19

vi) La communication à la partie adverse présente moins de préoccupations dans le cas d'experts participants  20

V. LE CRITÈRE WESTERHOF EST‑IL REMPLI?  22

A. Survol  22

B. La signification des termes « engagé par une partie ou en son nom »  23

C. Mme Yeomans a‑t‑elle été « engagée par les donateurs appelants ou en leur nom » pour établir les évaluations initiales?  30

D. Mme Yeomans a‑t‑elle établi ses opinions d'évaluation à partir de son observation des événements en cause ou de sa participation à ceux‑ci, lors de l'exercice ordinaire de sa compétence professionnelle?  31

E. Comment l'expert participant s'intègre‑t‑il dans le cadre de Mohan et White Burgess?  34

VI. CONCLUSION  36

Annexe A – Règles de l'Ontario  37

 

Le juge en chef Rossiter

I. INTRODUCTION

[1]  Messieurs William Kaul et Ian Roher (les « appelants ») sont les seuls appelants types qui restent d'un ensemble d'appels connexes portés devant notre Cour. L'unique question en litige dans les appels est la juste valeur marchande des objets d'art que les participants ont achetés pour ensuite en faire don lors d'un programme de dons d'œuvres d'art qui existait de 1998 à 2003 (le « programme » ou le « programme d'Artistic »). Le programme a été promu et dirigé par plusieurs entités successives, notamment Artistic Ideas Inc., Artistic Expressions Inc. et Artistic Ideals Inc. (ci‑après collectivement désignées « Artistic »).

[2]  Le procès a commencé en octobre 2016 avec un groupe plus nombreux d'appelants types, qui comprenait les appelants. Au cours de l'audience, l'intimée a contesté l'admissibilité des rapports d'expert (les « rapports à la Cour ») établis par deux des évaluateurs qu'Artistic avait engagés pour le programme pendant les années en cause, soit Mme Edith Yeomans et M. Charles Rosoff (les « évaluateurs »). Pour divers motifs, dont on trouvera ci‑dessous l'exposé détaillé, les deux rapports à la Cour ont été exclus. Les parties ont ensuite plaidé devant le juge D'Arcy de notre Cour une requête confidentielle qu'on ne m'a pas divulguée. À la suite de la décision du juge D'Arcy sur cette requête, la plupart des appelants types, exception faite des appelants, ont conclu un règlement avec l'Agence du revenu du Canada (l'« ARC »).

[3]  Avant de poursuivre leurs appels, les avocats des appelants ont présenté une requête afin d'obtenir une décision anticipée sur la question de savoir si les évaluateurs pourront témoigner en tant qu'« experts participants » au sujet de leurs évaluations initiales (les « rapports d'évaluation ») pour faire la preuve de leur contenu.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis d'avis de conclure ou d'ordonner, en vertu du pouvoir discrétionnaire que me confère l'article 145 des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale), DORS/90‑688, telles que modifiées (les « Règles »), que Mme Yeomans peut témoigner à titre d'experte participante au sujet du contenu des rapports d'évaluation qu'elle a déjà établis pendant sa collaboration au programme d'Artistic. Quant à M. Rosoff, la Cour ne dispose pas pour l'instant d'une preuve suffisante pour arriver à la même conclusion, encore qu'il paraisse avoir établi des évaluations semblables à celles de Mme Yeomans.

II. LES FAITS

A. Les rapports d'évaluation de Mme Yeomans

[5]  Mme Yeomans et M. Rosoff sont deux des évaluateurs engagés par Artistic pour apprécier les lithographies qui ont fait l'objet d'opérations lors de son programme.

[6]  Mme Yeomans était établie à Toronto et était l'évaluateur principal qui avait lancé le programme d'Artistic. De 1998 à 2003, elle a évalué chacune des œuvres d'art qu'ont achetées les participants à ce programme et dont ils ont fait don.

[7]  Mme Yeomans était une évaluatrice agréée par l'American Society of Appraisers (Société américaine des évaluateurs). Ses titres de compétence comme évaluatrice d'objets d'art n'ont pas été contestés au voir‑dire tenu en novembre 2016 aux fins de son habilitation comme témoin expert devant notre Cour.

[8]  Au cours de ce voir‑dire, Mme Yeomans a déclaré qu'avant sa collaboration avec Artistic, elle avait reçu plusieurs offres d'autres programmes de dons d'objets d'art. Elle avait rejeté ces offres parce qu'on lui demandait d'attester sans examen propre la valeur d'objets d'art qu'on lui présentait sans qu'elle exerce son jugement et sa compétence professionnels.

[9]  Selon son témoignage, elle avait accepté de travailler pour Artistic parce que celle‑ci n'imposait pas une telle condition. Elle savait que le programme reposait essentiellement sur l'achat des œuvres à un prix faible pour en faire don à un prix élevé. Elle savait aussi que l'évaluation minimale qu'elle devait établir était d'environ 1 000 $ par œuvre. Néanmoins, c'est à elle qu'il appartenait d'établir, en qualité d'évaluatrice, la juste valeur marchande en dollars américains de chaque œuvre et par conséquent de décider si cette œuvre atteignait le seuil voulu. Les œuvres qui, selon son évaluation, atteignaient ou dépassaient ce seuil étaient admises pour le programme et proposées au choix des participants, et celles auxquelles elle attribuait une valeur inférieure au seuil étaient écartées. Artistic la rémunérait à l'heure, sans tenir compte des évaluations qu'elle établissait dans tel ou tel cas.

[10]  Mme Yeomans procédait normalement comme suit. Elle examinait d'abord l'objet d'art en question aux bureaux d'Artistic, puis faisait des recherches sur cette œuvre, y compris sur l'artiste, la nature de l'oeuvre, et ainsi de suite. Elle établissait ensuite une estimation préliminaire fondée sur le prix de vente d'oeuvres identiques ou semblables, par exemple, du même artiste sur le marché américain. Elle obtenait ces renseignements en communiquant directement avec des marchands d'art, des galeristes, et ainsi de suite. Elle examinait chaque oeuvre achetée et donnée par les participants au programme, mais pas chaque exemplaire de chaque oeuvre. Elle communiquait ses estimations préliminaires à Artistic soit verbalement, soit par télécopie.

[11]  Il n'y a aucun élément de preuve de contacts entre Mme Yeomans et les appelants ou un donateur participant.

[12]  Après ses estimations préliminaires, Mme Yeomans remettait deux rapports d'évaluation à Artistic : i) un rapport détaillé qui comprenait les évaluations de toutes les oeuvres qu'elle avait appréciées pour le programme; ii) un rapport abrégé qui ne portait que sur les œuvres retenues pour le programme, c'est‑à‑dire celles dont la valeur atteignait le seuil de 1 000 $. Ces rapports d'évaluation avaient principalement pour objet de noter par écrit les estimations préliminaires que Mme Yeomans avait déjà données verbalement. Les deux rapports d'évaluation ne différaient que par la longueur, en raison du nombre différent d'œuvres comprises. Seuls les rapports abrégés étaient plus tard remis aux donateurs participants et aux organismes de bienfaisance.

[13]  Les rapports d'évaluation ont été remis à l'intimée dès le départ. Cependant, les appelants ont refusé de produire les documents de travail de Mme Yeomans et les pièces justificatives au motif qu'ils sont visés par le secret relatif aux litiges.

B. Les rapports d'évaluation de M. Rosoff

[14]  L'autre évaluateur, Charles Rosoff, était établi à New York. Il n'a pas collaboré au programme d'Artistic au début; il a remplacé Lesley Fink, l'un des évaluateurs initiaux du programme, en 1999.

[15]  Mme Yeomans donnait à M. Rosoff des renseignements sur les artistes et le marché, mais ne l'informait pas de ses évaluations. M. Rosoff, procédait alors à des évaluations indépendantes et établissait les rapports d'évaluation nécessaires.

[16]  M. Rosoff n'a produit, jusqu'à maintenant, aucun élément de preuve, notamment sur ses compétences ou la manière dont il avait effectué ses évaluations.

C. Les rapports à la Cour

[17]  En 2016, les évaluateurs ont chacun produit un rapport à la Cour visé par l'article 145 des Règles pour les présents appels. Le rapport à la Cour de Mme Yeomans reproduit dans une large mesure les conclusions qu'elle avait notées dans les rapports d'évaluation abrégés. Ce rapport à la Cour comprend aussi d'autres éléments, tels que des opinions sur le marché à prendre en considération pour déterminer la juste valeur marchande, ainsi que des recherches complémentaires sur les valeurs d'œuvres semblables à une date plus proche de l'audience. Je ne sais pas exactement ce que contenait le rapport à la Cour de M. Rosoff.

[18]  Avant le début de l'audience proprement dite, l'intimée a présenté une requête en exclusion des deux rapports à la Cour au motif qu'ils ne remplissaient pas les conditions de préavis et de communication énoncées à l'article 145 des Règles. Plus précisément, les rapports déposés à la Cour ne comprenaient pas « les ouvrages ou les documents invoqués expressément à l'appui des opinions », comme l'exige l'alinéa 3h) du Code de conduite régissant les témoins experts à l'annexe III des Règles (le « Code de conduite »).

[19]  La Cour a conclu que le rapport d'expert de M. Rosoff était défectueux à cet égard en grande partie, voire entièrement, et l'a donc exclu pour ce motif. Par conséquent, M. Rosoff n'a pas encore été appelé à témoigner comme témoin expert devant notre Cour.

[20]  Quant au rapport à la Cour de Mme Yeomans, l'intimée a reconnu qu'il remplissait les conditions de fond énoncées à l'article 145 des Règles et dans le Code de conduite qui le complète. Cependant, au cours de l'audience, lorsque Mme Yeomans a été appelée à témoigner comme témoin expert, l'intimée a levé une autre opposition à l'admissibilité de son rapport à la Cour, qui formait le fondement du témoignage d'expert qu'elle devait donner, au motif que sa participation importante au programme d'Artistic lui interdisait de témoigner en tant qu'experte devant notre Cour en raison de sa partialité.

[21]  À la suite du voir‑dire susmentionné pour établir si Mme Yeomans pouvait être habilitée comme témoin expert (plusieurs des conclusions de fait ont été énoncées plus haut), la Cour a conclu qu'elle était manifestement dépourvue de l'impartialité et de l'objectivité nécessaires pour témoigner au sujet de son rapport à la Cour comme témoin expert indépendant et impartial. Par conséquent, son rapport à la Cour n'a pas été admis en preuve.

[22]  Après cette décision, l'instance a été ajournée sine die pour permettre aux parties de réfléchir sur la suite. En décembre 2016, les parties ont plaidé une requête confidentielle devant le juge D'Arcy, qui a rendu une décision à la suite de laquelle la plupart des appelants types ont conclu un règlement avec l'ARC, sauf les appelants dans les présents appels.

D. L'objet de la requête

[23]  Les appelants souhaitent maintenant produire les rapports d'évaluation de Mme Yeomans et de M. Rosoff comme preuve de leur contenu, notamment et surtout les conclusions sur la valeur qui y sont exposées, au motif que les évaluateurs sont des [TRADUCTION] « experts participants » selon l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario Westerhof v. Gee Estate, 2015 ONCA 206, 124 R.J.O. (3e) 721, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 2015 CanLII 69447 (« Westerhof »).

[24]  L'intimée soutient que l'arrêt Westerhof, qui portait expressément sur les dispositions modifiées relatives à la preuve d'expert des Règles de procédure civile de l'Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194 (les « Règles de l'Ontario »), n'est pas applicable à l'espèce, au motif que le libellé des dispositions pertinentes des Règles de l'Ontario diffère de celui des Règles. Elle fait valoir à titre subsidiaire, si la Cour conclut que l'arrêt Westerhof s'applique, que ni Mme Yeomans ni M. Rosoff ne remplissent le critère énoncé dans Westerhof pour des experts participants. Enfin, l'intimée avance que la Cour ne devrait pas, à ce moment, rendre une décision générale sur l'admissibilité des rapports d'évaluation.

[25]  Comme la Cour ne dispose pas pour l'instant d'éléments de preuve sur les évaluations de M. Rosoff, je n'ai pas l'intention de rendre de décision concernant l'admissibilité de ses rapports d'évaluation à ce moment. Je crois cependant que l'analyse qui suit devrait donner une idée de la manière dont sera abordée la question de l'admissibilité de ses évaluations.

III. LES QUATRE CATÉGORIES DE TÉMOINS EXPERTS

[26]  La Cour d'appel de l'Ontario a employé pour la première fois l'expression [TRADUCTION] « experts participants » dans l'arrêt Westerhof. Ce terme a ensuite été largement appliqué par les tribunaux ontariens : voir XPG v. Royal Bank of Canada, 2016 ONSC 3508 (« XPG »), et Hervieux v. Huronia Optical, 2016 ONCA 294, 399 D.L.R. (4th) 63 (« Hervieux »). Le même terme a aussi été repris dans d'autres ressorts canadiens : voir Laing v. Sekundiak, 2015 MBCA 72, 319 Man. R. (2d) 268 (« Laing »), et Kon Construction Ltd v. Terranova Developments Ltd, 2015 ABCA 249, 20 Alta L.R. (6th) 85 (« Kon Construction »).

[27]  Selon cette jurisprudence, on peut distinguer quatre catégories de témoins experts : i) l'expert indépendant, ii) l'expert participant, iii) l'expert non participant, iv) la partie ayant une expertise, ou partie experte.

L'expert indépendant

[28]  L'expert indépendant est un expert dont une partie retient les services en vue d'une instance. Dans l'arrêt Westerhof, il s'agit de l'expert visé par la règle 4.1.01 et la formule 53 des Règles de l'Ontario, c'est‑à‑dire celui qui est « engagé par une partie ou en son nom pour témoigner dans le cadre d'une instance ». Au paragraphe 35 de Kon Construction, la Cour d'appel de l'Alberta définit les experts de cette catégorie comme les personnes [TRADUCTION] « engagées pour formuler des opinions sur des questions en litige dans l'instance et qui n'ont pas par ailleurs participé aux événements en cause ». La Cour albertaine ajoute que c'est là la catégorie d'experts visée par la common law et les règles établies dans R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 (« Mohan »), et White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182 (« White Burgess »), et que [TRADUCTION] « les règles de preuve et de procédure civile concernant les témoins experts sont principalement conçues en fonction de [cette catégorie] ». L'expert indépendant doit vouloir et pouvoir fournir au tribunal des opinions indépendantes, objectives et impartiales concernant le litige, et il ne doit pas plaider la cause d'une partie : White Burgess.

L'expert participant

[29]  L'expert participant est un témoin doté d'expertise qui a participé aux événements dont découle le litige, mais qui, contrairement à l'expert indépendant, n'a pas été engagé en vue d'une instance. L'expert participant peut exprimer des opinions tirées de son observation des événements en cause ou de sa participation à ceux‑ci qu'il a formées en exerçant ses compétences, ses connaissances, sa formation et son expérience : Westerhof, au paragraphe 60. L'expert de cette catégorie est un hybride exceptionnel puisqu'il peut à la fois témoigner sur des « faits » qu'il a observés ou examinés en participant aux événements en cause, et formuler des « opinions » qu'il a formées pendant cette participation en exerçant sa compétence professionnelle : Westerhof, aux paragraphes 61 et 67 à 70. S'il est recommandé que ces témoins soient reconnus comme experts, aucune règle ne l'exige : Kon Construction, au paragraphe 37.

[30]  Le principal exemple de cette catégorie est le médecin traitant. Il peut exprimer l'avis formé lors du traitement sans avoir à remplir les conditions procédurales pour les autres témoins experts : voir Westerhof. Les témoignages de cette nature ne sont habituellement pas contestés, parce que ces témoins sont essentiellement des « témoins des faits », étant donné qu'ils témoignent sur les « faits » lors de leur participation, et qu'ils expriment les [TRADUCTION] « opinions afférentes à l'exercice de leur jugement » : Marchand v. The Public General Hospital Society of Chatham (2000), 51 R.J.O. (3e) 97, [2000] O.J. no 4428 (QL) (« Marchand »), au paragraphe 120; voir aussi Westerhof, aux paragraphes 67 à 70.

L'expert non participant

[31]  L'expert non participant, comme l'expert participant, tire ses conclusions à une autre fin que le litige : Westerhof, au paragraphe 62. Une personne ou une entité qui n'est pas partie à l'instance retient ses services. Dans Westerhof, on a donné comme exemple les médecins qui participent aux indemnités d'accident légales. Dans Westerhof, la Cour a autorisé un physiothérapeute et un kinésithérapeute à témoigner au sujet des avis établis au départ pour l'assureur de M. Westerhof sans se soumettre aux dispositions relatives à la preuve d'expert des Règles de l'Ontario : voir les paragraphes 112 à 114.

La partie experte

[32]  La quatrième catégorie est celle de la partie dotée d'expertise, y compris l'employé d'une société partie à un litige qui possède une compétence dans les fonctions qu'il a été embauché pour remplir. C'est la Cour d'appel de l'Alberta qui, dans Kon Construction, semble avoir été la première à définir formellement cette catégorie. Elle a établi deux distinctions à l'égard de cet expert. Premièrement, la partie qui cite un témoin de cette catégorie n'est pas tenue d'établir son indépendance, son objectivité ou son impartialité selon le critère White Burgess. L'intérêt personnel évident de la partie n'exclut pas automatiquement son témoignage d'opinion. Deuxièmement, il n'est pas nécessaire d'effectuer une analyse du type Mohan pour reconnaître l'expertise de ce témoin. Il est arrivé à notre Cour elle‑même d'autoriser un tel témoin à expliquer les raisons de ses actions : voir Diotte c. La Reine, 2008 CCI 244, où la Cour a permis au contribuable de donner ses opinions sur l'évaluation.

[33]  Le trait commun aux témoins experts des trois dernières catégories qui les distingue de ceux de la première est que leurs opinions se fondent sur leur observation personnelle des faits qui sont en litige, ou leur participation directe à ces faits, pour une raison autre que le litige. L'expert participant et la partie experte ont arrêté leurs opinions au moment des faits. Quant à l'expert non participant, il peut avoir ou non observé les faits au moment de leur déroulement, mais il a néanmoins arrêté ses opinions à d'autres fins que le litige. Étant donné la nature de ces témoins, la portée de leur témoignage d'opinion doit nécessairement se limiter à leur rôle et à leur participation respectifs.

IV. L'ARRÊT WESTERHOF S'APPLIQUE‑T‑IL?

A. Les thèses des parties

[34]  La première question qui se pose est celle de savoir si l'arrêt Westerhof, une décision ontarienne qui porte sur les Règles de l'Ontario, s'applique à une instance devant la Cour canadienne de l'impôt.

[35]  L'intimée soutient que l'arrêt Westerhof ne s'applique pas au motif que le concept d'« expert participant » découle du libellé des dispositions pertinentes des Règles de l'Ontario, qui est différent de celui des dispositions homologues des règles qui régissent la présente instance.

[36]  Plus précisément, dans l'affaire Westerhof, la question que la Cour d'appel de l'Ontario avait à trancher était celle de savoir si la règle 53.03 des Règles de l'Ontario (voir l'annexe A), c'est‑à‑dire les dispositions procédurales sur la preuve d'expert, s'appliquait seulement à l'expert indépendant visé à la règle 4.1.01 et à la formule 53, qui s'appliquent expressément à l'expert « engagé par une partie ou en son nom pour témoigner dans le cadre d'une instance », ou si elle s'appliquait de manière beaucoup plus large à tous les témoins pourvus d'expertise, y compris l'expert participant et l'expert non participant, qui ont l'intention de rendre un témoignage d'opinion. La Cour a conclu que la règle 53.03 des Règles de l'Ontario s'appliquait seulement aux experts indépendants, et que les autres témoins experts non « engagé[s] par une partie ou en son nom », tels que les médecins traitants dans cette affaire, n'avaient pas à remplir les conditions de la règle 53.03 pour pouvoir rendre un témoignage d'opinion fondé sur leur observation des événements en cause ou leur participation à ceux‑ci.

[37]  L'intimée affirme que les dispositions homologues des Règles, soit l'article 145 et le Code de conduite, ne donnent pas de définition ni ne limitent le terme « témoin expert ». Par conséquent, les dispositions qui règlent la preuve d'expert à la Cour de l'impôt doivent être appliquées à tous les témoins experts qui manifestent l'intention de rendre un témoignage d'expert. Enfin, l'intimée reconnaît que les paragraphes 145(7) et (15) des Règles confèrent en définitive à notre Cour le pouvoir discrétionnaire d'admettre ou non de tels éléments de preuve au procès.

[38]  L'appelant soutient de son côté que l'arrêt Westerhof s'applique aux instances à notre Cour au motif qu'il n'existe pas de distinction déterminante entre l'expert « engagé par une partie ou en son nom » dont parlent les Règles de l'Ontario et le « témoin expert » visé par les Règles. Dans les deux cas, les termes devraient recevoir une interprétation étroite afin de ne viser que les experts indépendants, notamment en raison du libellé de la formule 145(2), le Certificat relatif au Code de conduite des témoins experts, que chaque témoin expert envisagé doit signer et joindre à son rapport d'expert conforme aux Règles. Cette formule porte expressément ce qui suit :

Je soussigné(e), (nom), témoin expert désigné(e) par l'(partie), atteste avoir pris connaissance du Code de conduite régissant les témoins experts, établi à l'annexe III des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale), et j'accepte de m'y conformer. [Non souligné dans l'original.]

B. Analyse

[39]  Je souscris à la thèse de l'appelant voulant que l'arrêt Westerhof s'applique aux instances à notre Cour et que l'article 145 des Règles ne vise que les experts indépendants, c'est‑à‑dire les experts engagés en vue d'un litige, et non les experts participants ni les autres catégories de témoins experts. Cette conclusion repose sur les motifs suivants.

i) L'expert participant est avant tout un témoin des faits

[40]  Tout d'abord, l'intimée fonde principalement son argumentation sur les différences entre les dispositions relatives à la preuve d'expert des Règles de l'Ontario qu'analyse l'arrêt Westerhof et les dispositions des Règles. Selon mon interprétation de Westerhof, l'affaire est plus complexe qu'elle le semble. Le libellé des Règles de l'Ontario ne forme que l'un des six motifs (le quatrième des six motifs, pour être précis) qu'invoque la Cour d'appel de l'Ontario pour conclure que la règle 53.03 ne s'applique pas aux experts participants ni aux experts non participants : Westerhof, au paragraphe 80. Je conclus que le motif principal qui a amené le tribunal ontarien à « créer » le concept de l'expert participant autorisé à donner un témoignage d'opinion fondé sur sa participation aux événements en cause ou sur son observation de ceux‑ci est que cet expert est en fait un témoin des faits.

[41]  Deux passages de l'arrêt Westerhof sont particulièrement révélateurs des véritables intentions de la Cour d'appel. Premièrement, aussitôt après le critère définissant les experts participants au paragraphe 60, la Cour expose les raisons pour lesquelles elle préfère les appeler ainsi, même si on les traitait autrefois de témoins des faits :

[TRADUCTION]

61  Ces témoins sont parfois désignés « témoins des faits » parce que leur témoignage provient de leur observation des faits en cause ou de leur participation à ceux‑ci. Cependant, on court ainsi un risque de confusion, étant donné que l'expression « témoin des faits » ne dit pas clairement si la preuve du témoin doit se rapporter seulement à son observation des faits en cause ou s'il peut aussi rendre un témoignage d'opinion, admissible comme preuve de son contenu. C'est pourquoi je désigne les témoins de cette catégorie comme « experts participants ».

[42]  Deuxièmement, la Cour explique en outre dans Westerhof, aux paragraphes 66 à 73, que le concept de l'expert participant trouve son origine dans la common law antérieure à la modification des Règles de l'Ontario dont sont issues les nouvelles règles. Il me paraît important de citer intégralement l'analyse donnée, aux paragraphes 67 à 70 de Westerhof, de l'arrêt de principe en cette matière, soit Marchand, étant donné qu'elle montre clairement que le concept de l'expert participant en Ontario, ou du « témoin des faits » comme le dit la Cour d'appel dans l'arrêt Marchand, vient de la common law :

[TRADUCTION]

67  L'arrêt de principe antérieur à 2010 sur la portée et l'application de la règle 53.03 est la décision de notre Cour Marchand v. The Public General Hospital Society of Chatham (2000), 51 R.J.O. (3e) 97. Notre Cour a confirmé dans cet arrêt que les médecins traitants pouvaient rendre un témoignage d'opinion relatif à leur traitement sans avoir à remplir les conditions de la règle 53.03 à cette époque.

68  Notre Cour a expliqué au paragraphe 120 de Marchand qu'un médecin traitant est cité « comme témoin de fait, et non comme témoin expert », de sorte qu'il échappait au champ d'application de la règle 53.03 dans sa version antérieure :

Le Dr Tithecott n'était pas un « témoin relevant de la règle 53.03 ». Il a été cité comme témoin des faits, et non comme témoin expert. Par conséquent, pour autant qu'il témoignait des faits relatifs à sa propre participation, ou des opinions afférentes à l'exercice de son jugement, la règle 53.03 n'était pas d'application. [Non souligné dans l'original.]

69  En qualifiant le Dr Tithecott de « témoin des faits, et non témoin expert », notre Cour n'établissait pas simplement une distinction entre la preuve des faits et la preuve d'opinion. Elle a dit explicitement que, « pour autant qu'il témoignait des faits relatifs à sa propre participation, ou des opinions afférentes à l'exercice de son jugement » [non en italiques dans l'original], l'ancienne version de la règle 53.03 « n'était pas d'application ».

70  Autrement dit, le Dr Tithecott, un médecin traitant, a été autorisé à exprimer des opinions procédant directement de son traitement de son patient, soit le demandeur. Il n'était pas tenu de remplir les conditions fixées par la règle 53.03, et son témoignage d'opinion a été admis comme preuve de son contenu. La raison en était qu'il avait formé les opinions applicables aux questions en litige en participant aux événements en cause et lors de l'exercice ordinaire de son expertise. Par conséquent, plutôt que de n'avoir aucun lien avec les événements en question et de donner une opinion fondée sur l'examen de documents ou de déclarations d'autres personnes sur ce qui s'était passé, le Dr Tithecott a formé son opinion d'une connaissance directe des faits en cause. Il était donc un « témoin des faits » ou, selon la terminologie que j'ai employée dans les présents motifs, un « expert participant ». [Non souligné dans l'original.]

[43]  C'est justement parce que ces témoins sont des témoins des faits qu'il paraît logique qu'ils échappent à l'application des dispositions relatives à la preuve d'expert aux tribunaux ontariens ou à notre Cour. Cependant, étant donné à la fois leur expertise et leur participation aux événements en cause, ils sont autorisés à témoigner essentiellement sur les faits liés à leur propre participation ou à exprimer les opinions afférentes à l'exercice de leur jugement.

ii) L'arrêt Westerhof a été suivi dans d'autres ressorts canadiens

[44]  Les tribunaux d'autres ressorts canadiens qui n'ont pas le même régime légal que l'Ontario ont néanmoins conclu que l'arrêt Westerhof s'appliquait ou était instructif.

[45]  La Cour d'appel du Manitoba a suivi Westerhof dans son arrêt Laing, où elle a conclu que le juge de la demande avait commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve d'opinion produite par le médecin traitant, un chirurgien orthopédiste qui avait fait une reprise de prothèse de hanche, dans une action en dommages‑intérêts fondée notamment sur la négligence en raison de l'absence de consentement éclairé. Plus précisément, au paragraphe 103, la Cour affirme :

[TRADUCTION]

La Cour d'appel de l'Ontario a récemment examiné les diverses catégories de preuves d'expert dans Westerhof v. Gee Estate, 2015 ONCA 206, 331 O.A.C. 129. Cette affaire portait sur la règle 53.03, modifiée en 2010, des Règles de procédure civile de l'Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194. La règle 53.03 énonce les conditions qui s'appliquent à la preuve d'expert dans un procès. Bien que cette règle soit propre à l'Ontario, l'arrêt Westerhof nous éclaire sur la manière dont la preuve d'un témoin expert tel que le Dr Hedden peut être utilisée. [Non souligné dans l'original.]

[46]  La Cour d'appel de l'Alberta a fait un pas de plus dans l'affaire Kon Construction, où elle a autorisé des employés « experts » d'une société de génie, la défenderesse dans une action portant sur l'exécution d'un contrat, à rendre un témoignage d'opinion expliquant comment et pourquoi ils avaient fait leur travail comme ils l'avaient fait, soit l'objet même du litige. Dans le raisonnement qui l'a menée à cette décision, la Cour a noté que les Rules of Court de l'Alberta, A.R. 124/2010 (les « Règles de l'Alberta »), définissaient [TRADUCTION] l'« expert » comme [TRADUCTION] « une personne à laquelle on demande de rendre un témoignage d'opinion d'expert », définition beaucoup plus large que celle de la nouvelle version des Règles de l'Ontario. La Cour a néanmoins ajouté ce qui suit aux paragraphes 32 et 34 :

[TRADUCTION]

32  À première vue, les Règles de l'Alberta s'appliquent à tout témoin qui manifeste l'intention de rendre un témoignage d'opinion d'expert.

[...]

34  Malgré le caractère très général de leur formulation, les dispositions des Règles et la common law relative aux témoins experts visent surtout le témoin expert « extérieur », engagé pour énoncer une opinion afin d'aider le tribunal. La Cour suprême du Canada donne par exemple l'explication suivante au paragraphe 32 de White Burgess :

Trois concepts apparentés sont à la base des diverses définitions de l'obligation de l'expert, à savoir l'impartialité, l'indépendance et l'absence de parti pris. L'opinion de l'expert doit être impartiale, en ce sens qu'elle découle d'un examen objectif des questions à trancher. Elle doit être indépendante, c'est‑à‑dire qu'elle doit être le fruit du jugement indépendant de l'expert, non influencée par la partie pour qui il témoigne ou l'issue du litige. Elle doit être exempte de parti pris, en ce sens qu'elle ne doit pas favoriser injustement la position d'une partie au détriment de celle de l'autre.

Cette définition de l'obligation du témoin expert suppose que celui‑ci n'a pas d'autre intérêt ni d'autre rôle dans l'affaire que de formuler son opinion d'expert sur les questions en litige. [Non souligné dans l'original.]

[47]  Aucun de ces arrêts, y compris Westerhof, ne lie notre Cour, mais ils revêtent une grande force persuasive. L'intimée ne m'a proposé aucune jurisprudence des cours fédérales sur la question précise de l'« expert participant ».

iii) Le texte des Règles ne vise que les experts indépendants, et non les « experts participants »

[48]  Si j'interprète les Règles comme formant un tout harmonieux, je constate qu'elles aussi ne s'appliquent qu'aux experts indépendants engagés lors d'un litige, et non aux « experts participants », qui sont essentiellement des témoins des faits, comme on l'a vu plus haut.

[49]  Tout d'abord, je pense comme l'appelant que, même si l'on ne retrouve pas textuellement l'expression « engagé par une partie ou en son nom » à l'article 145 des Règles, il n'existe pas de distinction déterminante entre cette expression et les termes « désigné(e) par l'(partie) » employés dans la formule 145(2), que doit signer la personne souhaitant présenter un témoignage d'expert. Ces deux expressions sont interchangeables dans le contexte qui nous occupe.

[50]  Cette conclusion est étayée par des passages semblables qu'on trouve un peu partout dans les dispositions applicables des Règles, passages qui, considérés dans leur ensemble, donnent fortement à penser que les Règles ne visent vraisemblablement que les experts indépendants engagés pour le débat contradictoire et non les experts en général, notamment les experts participants.

[51]  Par exemple, l'énoncé des obligations de l'expert que donne la règle 4.1.01 des Règles de l'Ontario ressemble à s'y méprendre aux dispositions homologues du Code de conduite régissant les témoins experts qu'on trouve dans les Règles. Je reproduis ci‑dessous en parallèle les passages en question aux fins de comparaison :

Règles de l'Ontario, règle 4.1.01, « Obligation de l'expert »

Règles, Code de conduite, « Devoir général envers la Cour »

4.1.01(1) Il incombe à tout expert engagé par une partie ou en son nom pour témoigner dans le cadre d'une instance introduite sous le régime des présentes règles :

a) de rendre un témoignage d'opinion qui soit équitable, objectif et impartial;

b) de rendre un témoignage d'opinion qui ne porte que sur des questions qui relèvent de son domaine de compétence;

[...]

Primauté de l'obligation

(2) L'obligation prévue au paragraphe (1) l'emporte sur toute obligation de l'expert envers la partie qui l'a engagé ou au nom de laquelle il a été engagé.

1. Le témoin expert a l'obligation primordiale d'aider la Cour avec impartialité quant aux questions qui relèvent de son domaine de compétence.

2. Cette obligation l'emporte sur toute autre qu'il a envers une partie à l'instance notamment envers la personne qui retient ses services. Le témoin expert se doit d'être indépendant et objectif. Il ne plaide pas le point de vue d'une partie.

[52]  En outre, l'alinéa 3i) du Code de conduite dispose que le rapport d'expert visé aux paragraphes 145(1) et (2) des Règles comprend « un résumé de la méthode utilisée, notamment [...] une mention quant à savoir si un représentant de l'autre partie était présent ». Cette formulation suppose qu'au moment où l'expert effectue ses recherches et enquêtes aux fins de l'établissement de son rapport d'expert, une instance est prévue ou a déjà commencé. Dans le cas contraire, cette condition serait dépourvue d'objet.

[53]  Les énoncés de principe suivants qu'on trouve dans le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation [1] publié conjointement avec les modifications apportées en 2014 aux dispositions relatives à la preuve d'expert viennent en outre étayer l'interprétation qui précède :

Afin de garantir que les témoins experts comprennent bien leur rôle de conseiller indépendant de la Cour, il est ajouté un Code de conduite du témoin expert en annexe aux règles. Le nouveau paragraphe 145(2) prévoit que le rapport d'expert doit reproduire la déposition de l'expert, ses compétences et domaines d'expertise, et être accompagné d'un certificat signé par l'expert où il reconnaît avoir lu le Code de conduite et accepte de s'y conformer. [Non souligné dans l'original.]

[54]  Enfin, j'ajouterais que les termes « engagé [...] par une partie, ou en son nom » figurent au paragraphe 99(1) des Règles, quoique dans un contexte différent, selon lequel la Cour peut accorder l'autorisation d'interroger au préalable un tiers, « à l'exception d'un expert engagé en prévision d'un litige ou en instance par une partie, ou en son nom ». Selon l'intimée, il faudrait conclure de l'absence de ces termes à l'article 145 que celui‑ci s'applique à tous les témoins experts. Je préfère pour ma part m'abstenir d'une conclusion si rapide fondée sur l'absence de termes particuliers. Étant donné mes constatations qui précèdent concernant la nature de l'expert participant, la jurisprudence inspirée de l'arrêt Westerhof, le contexte légal et les autres motifs exposés plus loin, je conclus plutôt que le contraire est vrai, c'est‑à‑dire que les seuls experts visés par les Règles sont les experts indépendants.

iv) Les Règles doivent recevoir une interprétation large, de manière à autoriser les experts participants et d'autres témoins experts

[55]  Le paragraphe 4(1) des Règles énonce le principe fondamental selon lequel les règles, y compris celles sur la preuve d'expert, « doivent recevoir une interprétation large afin d'assurer la résolution équitable sur le fond de chaque instance de la façon la plus expéditive et la moins onéreuse ». Conformément à ce principe, les experts participants devraient être autorisés à témoigner sur les événements qu'ils ont observés ou auxquels ils ont participé et qui ont plus tard donné naissance au litige, sous réserve des limites intrinsèques sur la portée de leur témoignage.

[56]  Tout d'abord, le témoignage d'opinion des experts participants constitue dans bien des cas la meilleure preuve disponible. L'expert participant forme son opinion au moment en question, selon son expertise et sa participation aux événements. Les opinions de cette nature ne sont pas influencées par les exigences du litige, et les tribunaux peuvent s'y fier parce que ces témoins, comme c'est souvent le cas, sont des professionnels et que les tribunaux peuvent compter sur leur intégrité professionnelle, sauf preuve du contraire. J'estime tout aussi valable et convaincante à cet égard l'analyse donnée par la Cour d'appel de l'Alberta au paragraphe 40 de Kon Construction afin de justifier l'admission des témoignages d'opinion des parties expertes sur les événements en cause :

[TRADUCTION]

En tant que parties à l'instance, ils ont le droit de témoigner, et ils disposent en général des éléments de preuve les plus directs et les plus pertinents sur les questions en litige. La fonction d'établissement de la vérité du procès exige que l'on admette leur preuve. Étant donné que, souvent, ils n'ont participé aux événements en cause qu'en raison de leur expertise, il ne serait pas logique de leur interdire d'expliquer les motifs de leurs actes en recourant à leur expertise. Leurs opinions expliquent pourquoi ils ont agi comme ils l'ont fait. [Non souligné dans l'original.]

[57]  La preuve de cette nature est particulièrement utile dans les cas où le tribunal doit examiner des faits déjà anciens. L'espèce en est un parfait exemple. Le différend dont je suis saisi concerne la valeur d'objets d'art dont on a fait don il y a de 14 à 19 ans. En interdisant catégoriquement, au motif de l'expertise, la production en preuve des opinions des évaluateurs engagés à l'époque pour apprécier ces objets, la Cour se priverait d'éléments probants qui se rapportent très probablement au fond de l'affaire.

[58]  L'interprétation étroite que propose l'intimée de l'article 145 ne favoriserait pas « la résolution [...] sur le fond de chaque instance de la façon la plus expéditive et la moins onéreuse », mais aurait plutôt pour effet d'aggraver les problèmes actuels posés par les retards et les coûts judiciaires. Selon cette interprétation, tous les témoins experts devraient remplir les conditions de l'article 145 pour pouvoir présenter une opinion d'expert. Or, dans la plupart des cas, si ce n'est dans tous, les experts participants, du fait de leur participation aux événements qui ont donné naissance au litige, ne rempliront pas le critère d'impartialité auquel est soumis le témoin expert : White Burgess. Le rapport à la Cour de Mme Yeomans a été exclu précisément à ce motif. Cette interprétation ne peut être la bonne. L'expression « expert participant » n'est après tout qu'une autre façon de désigner « un témoin des faits expert ». Les arrêts Marchand et Westerhof constituent le fondement jurisprudentiel qui permet d'autoriser les témoins de cette catégorie, en raison de leur nature hybride, non seulement à témoigner sur les « faits » de leur participation aux événements en cause, mais à exprimer les opinions qu'ils ont formées dans l'exercice ordinaire de leur expertise.

v) Notre Cour a déjà autorisé dans de nombreux cas des témoins experts à rendre des témoignages d'opinion

[59]  Je note que notre Cour se montre depuis longtemps plutôt disposée à admettre les opinions contemporaines des témoins experts ayant participé aux événements en cause. Ces témoins n'ont jamais été désignés « experts participants », puisque la Cour a vraisemblablement admis leurs témoignages d'opinion limités en partant du principe qu'ils étaient essentiellement des témoins des faits, puisque leurs opinions se rapportaient à leur participation directe aux événements en cause. Comme tous les procès de notre Cour sont des procès sans jury, notre Cour préfère depuis longtemps trancher les litiges sur leur fond réel, ce qui implique l'admission d'opinions probantes de la part de témoins experts ayant formulé leurs opinions à d'autres fins que celles de l'instance.

[60]  Je me contenterai de donner deux exemples. Dans Klotz c. La Reine, 2004 CCI 147, conf. par 2005 CAF 158, une autre affaire mettant en cause des dons d'objets d'art et des éléments de preuve d'experts évaluateurs, le juge Bowman (alors juge en chef adjoint de notre Cour) a autorisé l'évaluatrice, Mme Laverty, à témoigner en tant qu'experte, bien qu'elle eût en fait collaboré au programme de dons en question. Il a admis en preuve l'intégralité de son rapport d'évaluation initial et, malgré l'opposition de l'avocat de l'intimée, le rapport d'expert qu'elle avait établi pour l'instance. Le juge en chef adjoint Bowman a affirmé aux paragraphes 35 et 37 de Klotz :

35  L'avocat de l'intimée affirme que la preuve présentée par Mme Laverty devrait être rejetée parce que Mme Laverty n'est pas objective et qu'elle a un intérêt dans le résultat. [...]

37  Je ne suis pas prêt à rejeter le rapport de Mme Laverty simplement à cause de sa participation peu importante au programme AFE. Mes préoccupations, en ce qui concerne l'évaluation, vont plus loin. L'avocat a remis en question l'objectivité, l'indépendance et la crédibilité de Mme Laverty. Je préfère examiner le rapport objectivement. C'est somme toute l'évaluation plutôt que l'évaluateur qui est ici en cause. [Non souligné dans l'original.]

[61]  Même si Klotz est antérieur aux modifications apportées en 2014 à l'article 145 des Règles et même si j'ai moi-même adopté un point de vue différent dans les présents appels pour ce qui est du rapport de Mme Yeomans à la Cour, je ne trouve rien à redire à la décision du juge Bowman d'admettre les rapports d'évaluation initiaux comme preuve des valeurs et des autres opinions qu'une évaluatrice qualifiée avait établies lors de sa participation directe au programme de dons.

[62]  De même, dans la décision Attia c. La Reine, 2014 CCI 46, notre Cour a autorisé les médecins traitants du contribuable à témoigner sur leurs diagnostics et leur traitement de la dépression qu'il avait durant les années en cause. Il ne semble pas, selon la décision, que l'avocat de l'intimée ait contesté au procès l'admissibilité de ces éléments de preuve. Le juge a attribué une valeur probante considérable à ces témoignages d'opinion dans l'analyse qui l'a mené à la conclusion que le contribuable avait fait preuve de diligence raisonnable dans les circonstances, ce qui l'exonérait de la responsabilité de l'administrateur prévue au paragraphe 323(1) de la Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985), ch. E‑15.

vi) La communication à la partie adverse présente moins de préoccupations dans le cas d'experts participants

[63]  Je note enfin que l'article 145 des Règles, qui est semblable à la règle 53.03 des Règles de l'Ontario, a pour objet « de préserver l'équité procédurale et d'éviter les « procès par embuscade » » : Grimes c. La Reine, 2016 CCI 280, au paragraphe 160. Le témoignage d'experts participants ne contrevient pas à ce principe, parce que leur nature même limite nécessairement la portée de la preuve qu'ils sont autorisés à présenter. Le raisonnement de la Cour d'appel de l'Ontario au paragraphe 85 de Westerhof est particulièrement persuasif :

[TRADUCTION]

Je ne suis pas convaincu que les opinions d'experts participants et d'experts non participants posent des problèmes de communication à la partie adverse qui exigeraient qu'on leur applique la règle 53.03. Dans bien des cas, ces experts auront établi, au moment de leur intervention, des documents résumant leurs opinions sur la question. La partie adverse peut obtenir ces résumés lors de la communication préalable. En outre, même si ces experts n'ont pas établi de tels résumés, une partie peut, lors de la communication préalable, demander la communication des opinions, notes ou dossiers des experts participants et des experts non participants sur lesquels la partie adverse entend se fonder au procès. Si les notes produites sont illisibles, la partie qui les produit est tenue d'en fournir une version lisible.

[64]  En l'espèce, le témoignage d'opinion de l'évaluatrice se limiterait au contenu des rapports d'évaluation, communiqués depuis longtemps à l'intimée. Par conséquent, les inquiétudes de l'intimée concernant la communication des opinions initiales sont certainement plus théoriques que réelles. Cependant, si les appelants n'ont pas produit dans leur liste de documents les pièces sur lesquelles l'évaluatrice s'est fondée en préparant son rapport, comme les factures et les ouvrages spécialisés, et si l'intimée n'a pas eu la possibilité de poser de questions à leur sujet lors de l'interrogatoire préalable, l'équité procédurale exige que ces documents ne soient pas admis pour la seule raison que les rapports d'évaluation sont admis.

[65]  En définitive, je conclus que l'arrêt Westerhof, sous réserve de certains éclaircissements que je donnerai dans la section suivante, devrait également s'appliquer aux instances devant notre Cour. Plus précisément, les dispositions relatives aux témoins experts des Règles, quoique formulées en termes généraux, ne s'appliquent qu'aux experts indépendants désignés ou engagés par une partie à l'instance pour formuler des opinions indépendantes et impartiales. Les experts participants et les autres témoins experts, à condition de remplir le critère, échappent à l'application de ces dispositions.

V. LE CRITÈRE WESTERHOF EST‑IL REMPLI?

A. Survol

[66]  Ayant conclu que l'arrêt Westerhof s'applique aux instances à la Cour de l'impôt, je dois décider si Mme Yeomans remplit le critère de l'expert participant énoncé au paragraphe 60 de cet arrêt :

[TRADUCTION]

[...] le témoin pourvu de compétences, de connaissances, de formation ou d'expérience spéciales qui n'a pas été engagé par une partie ou en son nom peut rendre un témoignage d'opinion pour faire la preuve de son contenu sans devoir satisfaire aux exigences de la règle 53.03 lorsque :

  • l'opinion à donner est fondée sur son observation des événements en cause ou sa participation à ceux‑ci;

  • il s'est formé cette opinion lors de la mise en œuvre ordinaire de ses compétences, de ses connaissances, de sa formation et de son expérience, en observant ces événements ou en y participant. [Non souligné dans l'original.]

[67]  L'intimée soutient que, même si l'arrêt Westerhof s'applique à la Cour de l'impôt, Mme Yeomans ne remplit pas le critère de l'expert participant pour les raisons suivantes :

i) elle a été « engagée par une partie ou en son nom » pour établir pour le litige le rapport à la Cour, rapport exclu lors du voir‑dire. L'intimée fait valoir à titre subsidiaire qu'Artistic a obtenu les rapports d'évaluation de Mme Yeomans au nom des appelants et d'autres donateurs, pour étayer les crédits fiscaux pour dons;

(ii) Mme Yeomans a fondé ses opinions sur un examen de renseignements et de dossiers de tiers, et non sur son observation directe des événements en cause ou sa participation directe à ceux‑ci, contrairement au cas, par exemple, d'un médecin traitant.

[68]  L'intimée avance en outre que la Cour conserve sa fonction de contrôle afférente à toute preuve d'expert et qu'elle ne devrait pas rendre, lors de la présente requête, de décision générale touchant l'admissibilité des rapports d'évaluation.

[69]  L'appelant soutient que le critère de l'arrêt Westerhof pour l'expert participant est rempli en l'espèce. Mme Yeomans a participé directement à l'évaluation des objets d'art dont la valeur est en litige dans le présent appel. Ses opinions d'évaluation sont contemporaines des faits. Elle a deux rôles : celle de l'évaluatrice initiale, c'est‑à‑dire de l'experte participante, et celle de l'experte indépendante, engagée pour l'instance. Même si la Cour lui a interdit d'avoir le second rôle, elle devrait l'autoriser à avoir le premier.

[70]  Pour établir si Mme Yeomans remplit le critère Westerhof, il faut répondre à plusieurs questions :

i) Que signifient les termes [TRADUCTION] « le témoin [...] qui n'a pas été engagé par une partie ou en son nom » dans le critère de l'arrêt Westerhof?

ii) Mme Yeomans a‑t‑elle été engagée par les appelants ou en leur nom pour formuler ses opinions d'évaluation?

iii) Mme Yeomans a‑t‑elle établi ses opinions d'évaluation en se fondant sur son observation des événements en cause ou sa participation à ceux‑ci, lors de l'exercice ordinaire de sa compétence?

iv) Comment l'expert participant s'intègre‑t‑il dans le cadre des arrêts Mohan et White Burgess au sujet des témoins experts?

B. La signification des termes « engagé par une partie ou en son nom »

[71]  Le premier obstacle pour que Mme Yeomans puisse être autorisée à témoigner comme experte participante réside dans le libellé suivant du critère Westerhof : [TRADUCTION] « le témoin pourvu de compétences, de connaissances, de formation ou d'expérience spéciales qui n'a pas été engagé par une partie ou en son nom peut rendre un témoignage d'opinion [...] ». Mme Yeomans a en fait été engagée par les appelants ou en leur nom pour rendre un témoignage d'opinion sous la forme des rapports à la Cour. L'intimée soutient à titre subsidiaire qu'Artistic a obtenu les rapports d'évaluation au nom des appelants. Par conséquent, raisonne l'intimée, Mme Yeomans ne remplit pas le critère de l'expert participant et ne peut être autorisée à produire ses opinions sous la forme des rapports d'évaluation qu'elle a établis pendant sa collaboration directe au programme d'Artistic.

[72]  Je ne souscris pas à l'interprétation que propose l'intimée du critère de l'arrêt Westerhof pour l'expert participant. Selon moi, les termes [TRADUCTION] « engagé par une partie ou en son nom » ne peuvent s'interpréter isolément du reste du critère ni du raisonnement de la Cour dans Westerhof. Plus précisément, je conclus que ces termes peuvent être superflus pour établir si un témoin peut témoigner en tant qu'expert participant.

[73]  Le véritable critère juridique, me semble‑t‑il, est que le témoin expert qui n'a pas été engagé par une partie ou en son nom pour établir l'opinion initiale pour l'instance peut rendre ce témoignage d'opinion sans devoir se conformer aux dispositions relatives à la preuve d'expert, par exemple la règle 53.03 des Règles de l'Ontario et l'article 145 des Règles, à condition que soit rempli l'essentiel du critère Westerhof, soit : [TRADUCTION] « l'opinion à donner est fondée sur son observation des événements en cause ou sa participation à ceux‑ci; il s'est formé cette opinion lors de la mise en œuvre ordinaire de ses compétences, de ses connaissances, de sa formation et de son expérience, en observant ces événements ou en y participant ».

[74]  Le raisonnement qu'expose la Cour d'appel dans Westerhof étaye cette interprétation. Par exemple, afin d'expliquer en quoi le libellé de la règle 4.1.01 des Règles de l'Ontario et de la formule 53.03 étaye la distinction entre les experts indépendants et les experts participants, elle formule les observations suivantes à propos des termes [TRADUCTION] « engagé par une partie ou en son nom » :

[TRADUCTION]

82  Les témoins pourvus d'expertise qui témoignent des opinions qu'ils ont formées pendant leur participation à une affaire n'entrent pas dans cette définition. Ils n'ont pas été engagés par une partie pour formuler leurs opinions, et ils n'ont pas établi ces opinions pour l'instance. Par conséquent, on ne peut dire qu'ils sont « engagé[s] par une partie ou en son nom pour témoigner ». Il ne suffit pas qu'une partie appelle un expert à exprimer l'opinion qu'il a déjà formée pour dire qu'elle a « engagé » cet expert « pour témoigner ».

83  De même, la disposition de l'alinéa 53.03(2.1)3 selon laquelle le rapport d'expert contient « [l]es directives données à l'expert en ce qui concerne l'instance » ne permet pas de douter que la règle 53.03 s'applique seulement aux experts indépendants. Une partie ne donne pas de directives à un expert du litige* ou à un expert non participant en ce qui concerne l'instance, puisque ces experts ont déjà arrêté leurs opinions. [Non souligné dans l'original. *Je crois qu'il s'agit d'une erreur et que la Cour voulait dire un « expert participant ».]

[75]  Je note que l'expression « engagé par une partie ou en son nom » n'est pas une innovation judiciaire; elle est empruntée directement à la règle 4.1.01 des Règles de l'Ontario.

[76]  Je considère en outre comme directement pertinentes les observations suivantes au paragraphe 86 de Westerhof, même si elles ont été formulées dans un contexte différent :

[TRADUCTION]

Sixièmement, je souscris aux conclusions des parties et des intervenants selon lesquelles la décision de la Cour divisionnaire aura en fait pour effet d'aggraver les problèmes de coûts et de retards auxquels elle dit vouloir remédier. Contrairement au témoin expert engagé par une partie ou en son nom pour rendre un témoignage d'opinion lors d'une instance, l'expert participant et l'expert non participant ne témoignent pas parce qu'ils sont rémunérés en tant qu'experts pour établir le rapport visé à la règle 53.03. Ils témoignent plutôt parce qu'ils ont participé aux événements en cause et, en général, ont déjà formulé leurs opinions dans des notes ou des résumés qui ne satisfont pas à cette règle. La règle 53.03(2.1) énonce de rigoureuses exigences. Le fait d'obliger l'expert participant et l'expert non participant à remplir les conditions de la règle 53.03 ne peut avoir pour effet que d'accroître le coût de l'instance, d'entraîner le risque de retards en raison des difficultés que pourrait présenter l'établissement de rapports conformes à cette règle, et d'alourdir inutilement la charge de travail de personnes qui ne s'attendent pas à devoir rédiger de tels rapports (par exemple les urgentistes, les chirurgiens et les médecins de famille). [Non souligné dans l'original.]

[77]  Comme l'explique la Cour d'appel, la différence fondamentale entre l'expert participant et l'expert indépendant, que les règles de procédure en question visent, est que le premier n'exprime dans son témoignage que les opinions qu'il a formées pendant sa participation à l'affaire, et que ces opinions étaient déjà arrêtées pour d'autres raisons que l'instance, tandis que le second souhaite exprimer une opinion qu'il a établie uniquement pour l'instance.

[78]  Pour reprendre les termes du paragraphe 82 de Westerhof [TRADUCTION] : « Il ne suffit pas qu'une partie appelle un expert à exprimer l'opinion qu'il a déjà formée pour dire qu'elle a « engagé » cet expert pour témoigner. » On ne peut dire que les appelants « engagent » Mme Yeomans pour formuler les opinions d'évaluation dans les présents appels simplement parce qu'ils essaient aujourd'hui de la citer à témoigner au sujet de ces évaluations qu'elle a déjà établies il y a plus d'une décennie.

[79]  Le fait que les appelants l'aient engagée pour établir le rapport à la Cour maintenant exclu ne devrait influer en rien sur l'issue de la présente requête, qui porte sur l'admissibilité des évaluations initiales et non sur celle du rapport.

[80]  En d'autres termes, elle joue un rôle différent en tant qu'experte participante, ce qui est le seul rôle, à mon avis, qu'elle aurait dû jouer dès le début des appels. Le rôle de l'expert indépendant est de formuler des opinions indépendantes, impartiales et objectives pour aider le tribunal. Du fait de son importante participation au programme d'Artistic, il était absolument impossible à Mme Yeomans de remplir ce rôle, ce qui a entraîné l'exclusion de son rapport à la Cour.

[81]  Toutefois, dans son rôle d'évaluatrice participante d'Artistic, Mme Yeomans est témoin des faits lorsqu'elle témoigne au sujet des évaluations initiales qu'elle a établies pour le programme. Maintenant qu'elle a cessé de jouer le rôle d'experte indépendante qui ne lui allait pas, on devrait l'autoriser à jouer le bon rôle en témoignant sur les évaluations qu'elle avait déjà faites avant de prendre part au litige.

[82]  Les deux rôles peuvent être valablement séparés, parce que les opinions peuvent l'être. En fait, c'est précisément ce que la Cour d'appel de l'Ontario avait en vue lorsqu'elle décrivait, au paragraphe 72 de Westerhof, les remarques incidentes suivantes du juge de première instance dans la décision Burgess (Litigation Guardian of) v. Wu (2003), 68 R.J.O. (3e) 710 (C. sup.) :

[TRADUCTION]

[...] le juge de première instance a fait une distinction entre les opinions du médecin au moment du traitement, qui comprennent l'établissement d'un diagnostic, d'un plan de traitement et d'un pronostic (les « opinions afférentes au traitement »), et les opinions formulées afin d'aider le tribunal au procès, fondées sur l'examen de renseignements provenant de sources diverses (les « opinions afférentes au litige »). S'il est vrai que le tribunal n'était pas saisi de la question de savoir à qui s'applique la règle 53.03, la nette distinction posée entre les opinions afférentes au traitement et les opinions afférentes au litige étaye l'idée que ce ne sont pas tous les témoignages d'opinion qui entrent dans le champ d'application de cette règle.

[83]  En l'espèce, la séparation des deux catégories d'opinions est encore plus facile du fait qu'elles ont été mises par écrit. La Cour n'admettra aucune opinion qui n'aurait pas été formulée dans les rapports d'évaluation mêmes. Ainsi, les évaluateurs ne seront pas des experts indépendants déguisés.

[84]  Deuxièmement, mon interprétation cadre avec la manière dont les tribunaux ontariens eux‑mêmes ont formulé le critère de l'expert participant après Westerhof.

[85]  Dans l'arrêt Hervieux, précité, la Cour d'appel de l'Ontario, réexaminant la question dans le cas des petites créances, a formulé comme suit le critère Westerhof :

[TRADUCTION]

15  Notre Cour a récemment affirmé, au paragraphe 60 de Westerhof v. Gee Estate, 2015 ONCA 206, 124 R.J.O. (3e) 721, autorisation de pourvoi refusée, 2015 CarswellOnt 16501 (C.S.C.), qu'un médecin traitant peut rendre un témoignage d'opinion d'expert pour faire preuve de son contenu sans devoir satisfaire formellement aux exigences énoncées à la règle 53.03 des Règles de procédure civile, Règl. de l'Ont. 17014, si les deux conditions suivantes sont remplies :

i) l'opinion à donner est fondée sur son observation des événements en cause ou sa participation à ceux‑ci;

ii) il a formé cette opinion lors de la mise en œuvre ordinaire de ses compétences, de ses connaissances, de sa formation et de son expérience, en observant les événements ou en y participant.

[86]  Il n'est pas fait mention de la condition selon laquelle le médecin ne devrait pas avoir été « engagé par une partie ou en son nom ». Dans l'affaire Hervieux, le demandeur n'avait pas produit de rapport d'expert au procès, ce qui avait causé le rejet de son action par la Cour des petites créances, mais il avait néanmoins [TRADUCTION] « exprimé plusieurs fois l'intention de citer ses médecins traitants comme témoins experts au procès et avait inscrit leurs noms sur la liste de témoins qu'il avait déposée à la Cour », de même qu'il avait [TRADUCTION] « demandé les opinions de ses médecins traitants » : Hervieux, au paragraphe 17. Cependant, rien de tout cela n'entrait en ligne de compte pour la Cour d'appel, qui aurait manifestement autorisé les médecins traitants du demandeur à témoigner à titre d'experts participants.

[87]  La Cour d'appel de l'Ontario a expliqué le critère Westerhof dans les termes suivants au paragraphe 28 de l'arrêt Hoang (Litigation guardian of) v. Vicentini, 2016 ONCA 723 (« Hoang ») :

[TRADUCTION]

En règle générale, il est permis à l'expert participant pourvu de compétences, de connaissances, de formation ou d'expérience spéciales de rendre un témoignage d'opinion sans devoir satisfaire aux exigences de la règle 53.03, lorsque les conditions suivantes sont remplies : i) l'opinion qu'il prévoit donner est fondée sur son observation des événements en cause ou sa participation à ceux‑ci; ii) il a formé cette opinion lors de la mise en œuvre ordinaire de ses compétences, de ses connaissances, de sa formation et de son expérience, en observant les événements ou en y participant : Westerhof, au paragraphe 60. Toutefois, s'il produit une preuve sous forme d'opinion dépassant ces limites, l'expert participant doit se conformer aux exigences de la règle 53.03 relativement à cette partie de son opinion : voir le paragraphe 60.

[88]  L'absence flagrante, encore une fois, des termes « engagé par une partie ou en son nom » dans cette autre formulation du critère Westerhof donnée par la même Cour induit fortement à penser que celle‑ci n'avait pas l'intention de faire de ces termes une partie intégrante de ce critère.

[89]  Troisièmement, mon interprétation concorde également avec la manière dont les tribunaux d'autres ressorts canadiens ont par la suite interprété l'arrêt Westerhof.

[90]  La Cour d'appel du Manitoba a conclu dans l'arrêt Laing, précité, que le juge avait commis une erreur manifeste et dominante en écartant la preuve d'opinion d'un chirurgien orthopédiste concernant les risques afférents à l'utilisation d'une prothèse de hanche en céramique non homologuée. La Cour a conclu que, selon Westerhof et Marchand, le chirurgien, bien qu'il n'eût pas qualité d'expert indépendant, entrait dans la définition du participant ou de l'expert participant, apte non seulement à témoigner sur son observation des faits en cause, mais aussi à s'exprimer sur les opinions qu'il a formées au cours de sa participation directe au traitement de sa patiente.

[91]  La Cour d'appel du Manitoba est arrivée à cette conclusion sans éprouver le besoin d'examiner le moindrement la condition supposée selon laquelle l'expert participant ne devrait pas avoir été engagé par une partie ou en son nom. On peut dire que cela n'était tout simplement pas nécessaire puisque le chirurgien en question avait été interrogé à l'étape de la demande d'autorisation sous le régime du paragraphe 39.03(1) des Règles de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, Règl. du Man 553/88 (les « Règles du Manitoba »), qui s'applique à « toute personne, à l'exception d'un expert », mais je ferais aussi remarquer que la Cour a cité des passages de deux rapports médicaux donnés par ce chirurgien à l'avocat de Mme Laing en mai et en juillet 2004, le second en réponse à des questions sur le premier, à une époque où l'instance avait déjà commencé ou était en tout cas certainement prévue. En fait, Mme Laing a déposé son avis de requête en juin 2004, soit durant la période entre ces deux rapports médicaux.

[92]  La Cour d'appel de l'Alberta, dans l'arrêt Kon Construction, précité, a créé une autre catégorie de témoins experts qui peuvent rendre un témoignage d'opinion fondé sur leur participation aux événements en cause, à savoir les parties expertes. La Cour a fondé cette catégorie d'« experts » sur la même justification que celle sur laquelle repose la catégorie des experts participants, c'est‑à‑dire qu'ils ont participé aux événements dont procède le litige : Kon Construction, au paragraphe 35. Au paragraphe 43 de cet arrêt, la Cour a autorisé un ingénieur surveillant et un arpenteur de la société de génie qui était l'une des parties à l'instance à donner un témoignage d'opinion :

[TRADUCTION]

Pour autant qu'il était nécessaire de porter des jugements professionnels sur le choix des levés à retenir et les programmes informatiques à utiliser, Marinus Scheffer et M. Klaver [les parties expertes] pouvaient aussi être contre‑interrogés afin de mettre leur témoignage à l'épreuve. Il se peut qu'ils aient justifié certains de leurs choix en invoquant leurs opinions d'expert sur la bonne marche à suivre, mais leurs témoignages n'en sont pas pour autant inadmissibles au motif qu'ils relèveraient de la « preuve d'expert ». Le litige soutenait qu'ils n'avaient pas valablement exercé leurs compétences, de sorte qu'ils avaient le droit de se défendre en expliquant pourquoi ils avaient agi comme ils l'avaient fait. Terranova avait retenu Scheffer Andrew comme société d'ingénieurs‑conseils pour surveiller le projet et vérifier les factures. Lorsqu'elle a fait l'objet d'une poursuite, Scheffer Andrew avait le droit d'expliquer comment et pourquoi elle avait fait son travail; c'est en raison de son expertise qu'on avait retenu ses services, de sorte qu'il est illogique de soutenir maintenant qu'il ne lui est pas permis de démontrer qu'elle possédait une quelconque expertise. On ne peut en toute équité lui refuser la possibilité de justifier le produit de son travail au motif que ses dirigeants et employés, engagés (et plus tard poursuivis) en raison de leur expertise, expriment maintenant des « opinions ». Les experts indépendants engagés par les parties avaient ensuite le loisir de formuler des opinions d'experts tiers sur la question de savoir si la norme de diligence avait été remplie. [La note en gras ne figure pas dans l'original.]

[93]  En outre, dans Kon Construction, la Cour d'appel de l'Alberta a cité à l'appui de son raisonnement la décision Diotte, précitée, où notre Cour, tout en refusant au contribuable l'autorisation de donner un témoignage d'expert en évaluation d'actions au motif de son parti pris et de son intérêt personnel évidents, lui avait néanmoins permis d'expliquer comment et pourquoi il était arrivé à l'évaluation qui était devenue l'un des objets du litige. La Cour d'appel de l'Alberta a affirmé au paragraphe 41 :

[TRADUCTION]

Son intérêt à l'issue de l'affaire ne lui interdisait pas de témoigner. Il l'a fait, vraisemblablement, en tant que témoin ordinaire, même si son témoignage mettait manifestement en jeu ses opinions sur la valeur des actions. M. Diotte était un témoin doté d'expertise, qui avait participé aux événements en cause, et à qui l'on a en conséquence permis de rendre un témoignage procédant de son expertise, même s'il n'était pas habilité comme « expert » selon le critère Mohan.

[94]  Si une partie experte, qui est manifestement intéressée, peut témoigner au sujet de ses opinions lors des événements sous‑jacents en raison de son expertise, je peux difficilement accepter l'interprétation étroite du terme « engagé par une partie ou en son nom » que propose l'intimée pour les experts participants.

[95]  Je conclus que les termes « engagé par une partie ou en son nom » n'ont pas à entrer en ligne de compte pour établir si une personne donnée est un expert participant. Une interprétation beaucoup plus logique et qui concorde avec Westerhof est que le témoin ne doit pas avoir été engagé par une partie ou en son nom pour établir pour les besoins de l'instance les opinions initiales qu'il veut présenter au tribunal à titre d'expert participant. Tel est le véritable risque lié à l'utilisation sans entrave de la preuve d'opinion provenant d'experts participants.

C. Mme Yeomans a‑t‑elle été « engagée par les donateurs appelants ou en leur nom » pour établir les évaluations initiales?

[96]  Je dois maintenant décider si Mme Yeomans a été « engagée par les appelants ou en leur nom » pour établir les évaluations initiales dont l'admissibilité est maintenant en cause. L'intimée, on s'en souviendra, avance à titre subsidiaire qu'Artistic a en fait obtenu les rapports d'évaluation au nom des appelants.

[97]  Malgré les dires de l'intimée, la preuve me paraît établir sans ambiguïté que c'est Artistic, et non les appelants, qui a engagé Mme Yeomans pour formuler les opinions d'évaluation. Artistic était en contact direct avec Mme Yeomans. Artistic l'a engagée à un taux horaire. Elle examinait les objets d'art aux bureaux d'Artistic. Par ailleurs, aucun élément de preuve n'indique qu'il y ait eu un contact direct entre Mme Yeomans et les appelants. En outre, étant donné mon interprétation, exposée plus haut, des termes « engagé par une partie ou en son nom », même si les évaluations de Mme Yeomans avaient été obtenues par les appelants ou en leur nom, il ne faudrait pas nécessairement écarter ses évaluations initiales, pourvu qu'elles n'aient pas été établies pour le litige. Aucun élément ne démontre que tel ait été le cas.

D. Mme Yeomans a‑t‑elle établi ses opinions d'évaluation à partir de son observation des événements en cause ou de sa participation à ceux‑ci, lors de l'exercice ordinaire de sa compétence professionnelle?

[98]  L'intimée avance aussi qu'il faut distinguer le rôle d'un médecin traitant et celui d'un évaluateur tel que Mme Yeomans. Tandis que le médecin traitant établit habituellement son diagnostic et son pronostic d'une observation directe de ses patients, Mme Yeomans a formé ses opinions, exposées dans les rapports d'évaluation, d'un examen de renseignements de tiers et de documentation.

[99]  Autrement dit, elle n'a pas établi ses opinions à partir d'une observation directe des ventes dont elle a tiré ses résultats de recherche, ni d'une participation directe à ces ventes. L'avocat de l'intimée a cité à l'appui de cet argument la décision A.G. Ontario v. 18,500.00 in Canadian Currency et al., 2016 ONSC 2237, 131 R.J.O. (3e) 162 (« Canadian Currency »), où la Cour a conclu que l'agent de police appelé par la Couronne pour donner un témoignage d'opinion dans une instance de confiscation civile ne pouvait être un expert participant. Selon l'intimée, la raison pour laquelle cet agent, qui possédait une expertise dans la confiscation des biens tirés du crime, ne pouvait donner un témoignage d'opinion était que ses opinions n'étaient pas fondées sur ses propres observations, mais sur celles d'autres personnes. De même, Mme Yeomans n'a pas établi ses opinions de ses propres observations. L'intimée ajoute qu'un exemple d'un expert participant en l'espèce serait l'un des marchands qui avaient fourni à Artistic les objets d'art en question, mais pas un évaluateur dont les opinions se fondaient dans une large mesure sur des éléments de preuve par ouï‑dire inadmissibles.

[100]  Je suis en désaccord avec l'interprétation de l'intimée, pour plusieurs raisons.

[101]  Premièrement, je considère que la distinction établie par l'intimée entre Mme Yeomans et un médecin traitant est sans pertinence. Un médecin, qu'il soit généraliste ou spécialiste, examine normalement le patient en personne à son cabinet. Mme Yeomans a examiné en personne les objets d'art aux bureaux d'Artistic. Le médecin note les antécédents du patient et effectue des analyses. Mme Yeomans examinait l'objet d'art, notait le nom de son auteur, ses dimensions, sa qualité et d'autres renseignements techniques nécessaires pour l'évaluation. Le médecin, s'il a des doutes sur l'interprétation des résultats des analyses, cherche des renseignements et des précédents dans les revues et ouvrages médicaux de sa bibliothèque. Si cela ne suffit pas, il pourra consulter un autre expert. De même, Mme Yeomans, quand elle n'était pas certaine de la valeur à attribuer à une œuvre d'art donnée, faisait des recherches sur le marché et les ventes de la même œuvre, ou d'une œuvre analogue, du même artiste ou d'artistes comparables. Elle puisait ces renseignements à diverses sources, s'adressant notamment à des galeristes et des marchands d'art. Le médecin analyse les renseignements qu'il a recueillis, il arrête ensuite une opinion, qu'il s'agisse d'un diagnostic ou d'un pronostic, et il propose des possibilités de traitement à son patient. Mme Yeomans, elle aussi, analysait les renseignements obtenus et formulait une opinion sur la valeur de l'œuvre en question.

[102]  Je ne vois aucune distinction pertinente entre les deux rôles. Les deux examinent physiquement le sujet ou l'objet en question. Les deux participent aux événements en raison de leur domaine de compétence. Les deux se livrent à des recherches et à des enquêtes selon leur formation afin d'établir leurs opinions. Au lieu de consulter des ouvrages et des revues, Mme Yeomans consulte des marchands d'art et des galeristes. Si l'intimée s'oppose au motif que Mme Yeomans se fondait dans une large mesure sur du ouï‑dire inadmissible, ou à la fois sur l'observation directe et sur le ouï‑dire, rappelons que la Cour suprême du Canada a bien précisé, dans R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, que de telles lacunes influent sur le poids à attribuer à l'opinion d'expert, mais pas sur son admissibilité. La juge Wilson, écrivant au nom de la majorité, a formulé à la page 897 de cet arrêt le principe suivant applicable dans le cas d'un procès devant jury :

Lorsque la base factuelle de l'opinion d'un expert consiste en un mélange d'éléments de preuve, tant admissibles qu'inadmissibles, le juge du procès est tenu de faire comprendre au jury que la valeur probante à accorder au témoignage de l'expert est directement reliée à la quantité et à la qualité des éléments de preuve admissibles sur lesquels il est fondé.

[103]  Dans City of St. John c. Irving Oil Co. Ltd., [1966] R.C.S. 581 (« St. John »), arrêt antérieur à Lavallee, la Cour suprême a conclu à l'unanimité à l'admissibilité des opinions d'évaluation fondées sur le ouï‑dire. Le juge Ritchie a affirmé à la page 592 :

[TRADUCTION]

L'avocat de la ville de Saint John a fait remarquer que si l'on devait exclure l'opinion d'un évaluateur qualifié au motif qu'elle se fonde sur des renseignements obtenus d'autres personnes non citées à témoigner, l'établissement de la valeur d'un bien‑fonds n'aurait plus de fin, puisqu'il faudrait citer chacune des personnes dont les points de vue auraient contribué à la formation finale de l'opinion de cet évaluateur. Considérer le témoignage d'opinion d'un évaluateur qualifié comme inadmissible parce qu'il est fondé sur quelque chose qu'on lui a dit revient selon moi à supposer en litige les faits de chacune des opérations comparables qu'il a examinées, alors que ce qui est réellement en litige, c'est la valeur de son opinion.

La nature de la source sur laquelle se fonde une telle opinion ne peut, à mon sens, avoir aucun effet sur l'admissibilité de l'opinion elle-même. Toute lacune qu'on peut reprocher aux renseignements sur lesquels l'opinion se fonde ne me paraît pertinente qu'aux fins de l'appréciation du poids; dans la présente espèce, cette question relevait entièrement des arbitres, de sorte que la section d'appel ne pouvait valablement fonder sa décision sur cette question. [Non souligné dans l'original.]

[104]  Je conclus que toute distinction que l'intimée essaie de faire entre un médecin traitant et Mme Yeomans paraît plus fictive que réelle.

[105]  Enfin, la décision Canadian Currency, précitée, qu'invoque l'intimée mérite quelques observations. À mon sens, on ne peut imaginer de rôle plus différent de celui de Mme Yeomans que le rôle joué par l'agent de police qui n'a pas été autorisé à témoigner comme expert participant. Ce policier n'avait pas participé directement à l'enquête ni à l'arrestation de la personne plus tard accusée et déclarée coupable d'une infraction liée aux stupéfiants. Il avait participé à une affaire de confiscation civile, puisque c'était lui qui avait demandé au procureur général de l'Ontario d'envisager l'introduction d'une instance de cette nature. Par conséquent, ses opinions n'étaient pas fondées sur l'observation des événements en cause ou sa participation à ceux‑ci, c'est‑à‑dire l'enquête et l'arrestation. Il a formé ses opinions lors de l'instance de confiscation civile et était donc, par essence, un « expert indépendant déguisé ».

[106]  Par contre, Mme Yeomans a participé directement au programme d'Artistic, en y jouant le rôle d'évaluatrice des objets d'art achetés et donnés. Ses opinions d'évaluation se fondaient sur la mise en œuvre ordinaire de ses compétences, de ses connaissances, de sa formation et de son expérience d'évaluatrice professionnelle alors qu'elle participait directement au processus d'évaluation. Elle a examiné chacune des oeuvres retenues ou écartées par le programme, et elle a établi lors de ces examens des rapports d'évaluation abrégés et détaillés. Artistic se basait sur ses opinions d'évaluation pour sélectionner les objets d'art qui seraient proposés au choix des donateurs. Les organismes de bienfaisance qui délivraient les reçus pour dons de bienfaisance pour ces objets d'art, dont l'évaluation est en litige dans le présent appel, se fondaient aussi sur ses opinions. Bref, elle est le type même de l'expert participant.

[107]  L'argument de l'intimée pourrait être plus convaincant si Mme Yeomans n'avait jamais examiné elle‑même les objets d'art en question, mais s'était contentée de renseignements et de documents de seconde main. Cependant, même dans ce cas, comme je le disais plus haut, ses opinions d'évaluation auraient néanmoins été établies lors de son rôle en tant que l'un des évaluateurs initiaux du programme d'Artistic.

[108]  Je conclus de ce qui précède que Mme Yeomans avait établi ses opinions exposées dans les rapports d'évaluation de son observation directe lors du programme d'Artistic ou lors de sa participation directe à celui‑ci, lors de l'exercice ordinaire de ses compétences d'évaluatrice professionnelle.

E. Comment l'expert participant s'intègre‑t‑il dans le cadre de Mohan et White Burgess?

[109]  L'intimée maintient qu'en l'espèce, il faut établir une distinction fondamentale entre un témoin expert assigné à témoigner sur les faits et qui ajoute des opinions en raison de son observation des événements en cause ou de sa participation à ceux‑ci et le témoin expert qu'une partie a engagé pour rendre un témoignage d'expert indépendant devant le tribunal et qui est ensuite écarté au motif de la partialité. Pour reprendre les termes de l'avocat de l'intimée, Mme Yeomans peut avoir deux rôles, mais elle n'a qu'une personnalité. L'expert participant doit encore remplir le critère de Mohan relatif à l'admissibilité de la preuve d'expert, qui comprend le critère de l'impartialité de White Burgess. L'impartialité de Mme Yeomans, même en tant qu'experte participante, reste un sujet d'inquiétude.

[110]  L'intimée appuie son argument sur une décision rendue de vive voix par la Cour supérieure de justice de l'Ontario : XPG, précitée. On lit aux paragraphes 24 à 33 et 37 à 47 des motifs de cette décision que, pour être admissible, la preuve d'opinion des experts participants doit remplir [TRADUCTION] « les critères applicables à toute preuve d'expert », notamment le critère de Mohan, et le critère d'indépendance et d'impartialité de White Burgess.

[111]  Je proposerais deux éclaircissements au sujet de ces exigences.

[112]  Premièrement, je suis d'accord pour dire que les parties devraient généralement essayer de faire habiliter formellement ces témoins comme « experts ». Cependant, au lieu d'en faire une condition stricte pour les parties comme l'affirme la décision XPG, j'adopterais un point de vue plus libéral, comme celui qu'expose la Cour d'appel de l'Alberta au paragraphe 37 de Kon Construction :

[TRADUCTION]

Il est en général prudent de faire habiliter formellement comme témoins experts les témoins dotés d'expertise (qui ne sont pas des parties) qu'on veut voir témoigner sur des événements relevant de leur domaine de compétence, en particulier lorsqu'ils ont l'intention d'exprimer des opinions sur des questions accessoires telles que les perspectives d'emploi du patient. [Non souligné dans l'original.]

[113]  Cette façon de faire est plus conforme à la nature des experts participants, qui sont essentiellement des témoins des faits. En dernière analyse, les parties ont intérêt à faire habiliter ces témoins afin que le tribunal puisse mesurer exactement le poids qu'il doit attribuer à leur témoignage.

[114]  Deuxièmement, pour ce qui concerne le critère de l'indépendance et de l'impartialité formulé dans White Burgess, dont l'application devrait avoir lieu lors de l'examen de l'expertise du critère Mohan, je souligne que l'indépendance et l'impartialité doivent être considérées par rapport au témoignage d'opinion que le témoin a l'intention de rendre. Le témoin qu'on veut citer comme expert participant doit avoir été indépendant et impartial au moment où il a établi son opinion initiale lors de l'exercice ordinaire de son expertise. Quant au témoin qu'on veut produire comme expert indépendant lors d'une instance, il doit être indépendant et impartial quant aux opinions qu'il a établies pour l'instance en cours ou envisagée. Je note à ce propos que mes observations font écho à ce que je disais plus haut sur la signification des termes « engagé par une partie ou en son nom ».

[115]  Pour revenir à l'espèce, je conclus que Mme Yeomans a établi ses évaluations initiales de manière indépendante et impartiale. Sa rémunération ne dépendait pas de ses évaluations. Elle a fourni des services d'évaluation d'objets d'art au programme d'Artistic de 1998 à 2003 en échange d'une rémunération horaire. Elle savait qu'Artistic avait fixé un seuil général d'environ 1 000 $ pour que le programme soit rentable, mais ni Artistic ni les appelants ne lui dictaient la valeur à attribuer à telle ou telle oeuvre. Elle n'avait aucun rapport direct avec les appelants ni avec les autres participants au programme. C'est elle qui décidait en fin de compte quelles œuvres devaient être retenues ou non pour le programme. Les donateurs faisaient ensuite leur choix parmi les oeuvres qu'elle avait retenues.

[116]  Par conséquent, toute réserve qu'on pourrait encore avoir sur l'impartialité de Mme Yeomans devrait entrer en ligne de compte dans l'appréciation du poids de ses rapports d'évaluation, en particulier dans le cas d'un procès devant juge seul. La Cour conserve sa fonction de contrôle à l'égard de toute preuve d'opinion. Puisque les opinions contenues dans les rapports d'évaluation au sujet desquels on veut faire témoigner Mme Yeomans touchent la question déterminante de l'instance, j'ajoute être vivement conscient qu'on examine les opinions d'expert avec d'autant plus de rigueur qu'elles se rapprochent plus de la question déterminante.

VI. CONCLUSION

[117]  Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus ou j'ordonne, en vertu du pouvoir discrétionnaire que me confère l'article 145 des Règles, que les rapports d'évaluation de Mme Yeomans doivent être admis comme preuve de leur contenu, en raison de sa qualité d'experte participante au programme d'Artistic. Mme Yeomans est autorisée à témoigner au sujet du contenu de ces rapports d'évaluation, à condition de limiter son témoignage aux opinions qu'elle a établies lors de sa participation à ce programme comme évaluatrice d'objets d'art.

[118]  Je rappelle que notre Cour conserve la fonction de contrôle qui lui permet d'exclure tout témoignage d'opinion de Mme Yeomans qui excéderait la portée de ses rapports d'évaluation.

[119]  Les dépens suivront l'issue de la cause.

  Les présents jugement et motifs du jugement modifiés remplacent ceux du 20 avril 2017.

  Signé à Ottawa, Canada, ce 2e jour de juin 2017.

 

« E.P. Rossiter »

Le juge en chef Rossiter


Annexe A – Règles de l'Ontario

RÈGLES DE PROCÉDURE CIVILE

R.R.O. 1990, Règl. 194

 

Obligation de l'expert

4.1.01(1) Il incombe à tout expert engagé par une partie ou en son nom pour témoigner dans le cadre d'une instance introduite sous le régime des présentes règles :

a) de rendre un témoignage d'opinion qui soit équitable, objectif et impartial;

b) de rendre un témoignage d'opinion qui ne porte que sur des questions qui relèvent de son domaine de compétence;

c) de fournir l'aide supplémentaire que le tribunal peut raisonnablement exiger pour décider une question en litige.

Primauté de l'obligation

(2) L'obligation prévue au paragraphe (1) l'emporte sur toute obligation de l'expert envers la partie qui l'a engagé ou au nom de laquelle il a été engagé.

 

[...]

 

Rapports d'experts

53.03(1) La partie qui se propose d'appeler un expert à témoigner au procès signifie aux autres parties à l'action, au moins 90 jours avant la tenue de la conférence préparatoire au procès fixée aux termes du paragraphe 50.02(1) ou (2), un rapport signé par l'expert et contenant les renseignements énumérés au paragraphe (2.1).

(2) La partie qui se propose d'appeler un expert à témoigner au procès en réponse au témoignage de l'expert d'une autre partie signifie aux autres parties à l'action, au moins 60 jours avant la conférence préparatoire au procès, un rapport signé par l'expert et contenant les renseignements énumérés au paragraphe (2.1).

(2.1) Le rapport produit pour l'application du paragraphe (1) ou (2) contient les renseignements suivants :

1. Les nom, adresse et domaine de compétence de l'expert.

2. Les qualités de l'expert ainsi que son expérience de travail et sa formation dans son domaine de compétence.

3. Les directives données à l'expert en ce qui concerne l'instance.

4. La nature de l'opinion sollicitée et chaque question dans l'instance sur laquelle porte l'opinion.

5. L'opinion de l'expert sur chaque question et, si une gamme d'opinions est donnée, un résumé de la gamme et les motifs de l'opinion de l'expert comprise dans cette gamme.

6. Les motifs à l'appui de l'opinion de l'expert, notamment :

i. une description des hypothèses factuelles sur lesquelles l'opinion est fondée,

ii. une description de la recherche effectuée par l'expert qui l'a amené à formuler son opinion,

iii. la liste des documents, s'il y a lieu, sur lesquels l'expert s'est appuyé pour formuler son opinion.

7. Une attestation de l'obligation de l'expert (formule 53) signée par l'expert.

 

Échéancier pour la signification des rapports

(2.2) Dans les 60 jours qui suivent l'inscription d'une action pour instruction, les parties conviennent d'un échéancier fixant les dates pour la signification des rapports d'experts afin de satisfaire aux exigences des paragraphes (1) et (2), sauf ordonnance contraire du tribunal.

 

Sanction pour défaut de traiter de la question dans le rapport ou le rapport supplémentaire

(3) Sauf autorisation du juge du procès, un expert ne peut témoigner à l'égard d'une question que si la teneur de son témoignage à l'égard de la question est indiquée :

a) soit dans un rapport signifié aux termes de la présente règle;

b) soit dans un rapport supplémentaire signifié à toutes les autres parties à l'action au moins 30 jours avant le début du procès.

 

Prorogation ou abrégement de délai

(4) Le délai imparti pour la signification d'un rapport ou d'un rapport supplémentaire aux termes de la présente règle peut être prorogé ou abrégé :

a) soit par le juge ou par le protonotaire chargé de la gestion des causes lors de la conférence préparatoire au procès ou de toute conférence prévue par la Règle 77;

b) soit par le tribunal, sur motion.

 


RÉFÉRENCE :

2017 CCI 55

NOS  DES DOSSIERS DE LA COUR :

2012‑754(IT)G et 2013‑1882(IT)G

INTITULÉS :

WILLIAM KAUL c. SA MAJESTÉ LA REINE

IAN ROHER c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 31 janvier 2017

MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS :

L'honorable juge en chef Eugene P. Rossiter

DATE DU JUGEMENT MODIFIÉ :

Le 2 juin 2017

COMPARUTIONS :

Avocats des appelants :

Mes Irving Marks, Matthew Sokosky, Ellad Gersh et Adam Brunswick

 

Avocats de l'intimée :

Mes Jenna L. Clark, Erin Strashin et Amit Ummat

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour les appelants :

Noms :

Mes Irving Marks, Matthew Sokosky, Ellad Gersh et Adam Brunswick

Cabinets :

Robins Appleby LLP

Teplitky Colson LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l'intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Règles modifiant certaines règles établies en vertu de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, vol. 148, no 5, 26 février 2014. Ce texte se trouve au http://www.gazette.gc.ca/rp-pr/p2/2014/2014-02-26/html/sor-dors26-fra.php.

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