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Dossier : 2014-3415(IT)G

ENTRE :

ADOLF WOESSNER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 


Appel entendu le 27 mars 2017, à Calgary (Alberta)

Devant : L’honorable juge Diane Campbell

Comparutions :

Avocats de l’appelant :

Me Matthew Clark

Me Rami Pandher

 

Avocat de l’intimée :

Me Charles Camirand

 

ORDONNANCE

ATTENDU QUE l’intimée a déposé une requête en :

 

1.      exclusion de l’avocat inscrit au dossier en raison d’un conflit d’intérêts;

 

2.       prorogation de délai afin de lui permettre d’achever les dernières étapes du litige;

 

3.       adjudication de dépens;

 

ET APRÈS avoir lu les documents versés déposés au dossier et entendu les observations des avocats de l’appelant et de l’intimée;

 

 


LA COUR ORDONNE :

 

1.       La requête en exclusion de l’avocat de l’appelant, Matthew Clark, ainsi que du cabinet d’avocats Shea Nerland Calnan LLP est accueillie avec dépens;

 

2.       Sur consentement, des dépens supplémentaires de 237,00 $ payables sans délai sont accordés à l’intimée en raison de l’annulation d’un interrogatoire préalable prévu;

 

3.       L’appelant disposera de 60 jours à partir de la date de la présente ordonnance et des présents motifs de l’ordonnance pour se constituer un nouvel avocat et aviser l’avocat de l’intimée et la Cour de son identité;

 

4.       Lorsque l’appelant aura trouvé un nouvel avocat, les deux parties disposeront de 60 jours à partir de la date à laquelle l’appelant a avisé la Cour de l’identité de son nouvel avocat pour communiquer avec la Cour et l’aviser de l’échéancier proposé pour les étapes restantes de la procédure contentieuse.

      


Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour de juin 2017.

« Diane Campbell »

La juge Campbell

 

Traduction certifiée conforme,

François Brunet, réviseur


Référence : 2017 CCI 124

Date : 20170628

Dossier : 2014-3415(IT)G

ENTRE :

ADOLF WOESSNER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE]

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

La juge Campbell

Introduction :

[1]              L’intimée a déposé une requête en exclusion de l’avocat de l’appelant, Matthew Clark, ainsi que son cabinet Shea Nerland Calnan LLP (« Shea Nerland ») du présent appel, alléguant un conflit d’intérêts. L’intimée sollicite également la prorogation de délai afin d’achever les phases restantes de la procédure contentieuse et demande les dépens relatifs à la requête. L’intimée soutient qu’il y a conflit d’intérêts puisqu’il est probable qu’un ou plusieurs associés ainsi qu’un ancien employé de ce cabinet d’avocats seront appelés à témoigner lors de l’audience, ce qui aura pour conséquence que M. Clark ne sera pas en mesure de représenter adéquatement l’appelant.

[2]              La requête est soulevée dans le cadre d’un appel qui a été déposé en vertu de la procédure générale à l’égard des années d’imposition 1997, 1998, 1999 et 2000 de l’appelant. En établissant la nouvelle cotisation de l’appelant, le ministre du Revenu national (le « ministre ») a refusé des pertes d’entreprise découlant de déductions pour amortissement réclamées à l’égard de coûts d’acquisition pour une participation dans un certain logiciel. Selon les hypothèses de fait figurant dans la réponse à l’avis d’appel, l’appelant a participé à titre d’investisseur dans un logiciel d’abri fiscal frauduleux dont le développement et la promotion ont été assumés par Betasoft Games Ltd. (« Betasoft »), une société américaine, sa société américaine sœur American Softworks Corp. (« ASC »), le cabinet canadien d’avocats Shea Nerland et une société canadienne, Softech Asset Management Corp. (« SAM »). Le ministre allègue par ailleurs que SAM est dirigée et gérée par plusieurs associés et employés anciens et actuels de Shea Nerland.

[3]              Au cœur de l’appel se trouve une série d’ententes conclues entre les investisseurs, y compris l’appelant, pour acheter une participation dans un logiciel possédé par Betasoft en échange d’une contrepartie constituée d’argent comptant et d’un endettement constitué par un billet à ordre. L’intimée soutient qu’en acquérant une participation dans le logiciel de Betasoft à la fin de 1997, l’appelant a participé à un logiciel d’abri fiscal conçu pour tirer parti d’une déduction pour amortissement avantageuse à 100 % en payant un petit versement initial en argent, le solde plus important devant être payé selon les conditions du billet à ordre. Selon l’intimée, l’appelant n’a jamais remboursé le prêt. Le ministre a refusé toutes les pertes d’entreprise donnant droit à une déduction pour amortissement réclamées par l’appelant au motif que la participation obtenue dans le logiciel constituait un abri fiscal, tel qu’il est défini au paragraphe 237.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »); puisque cet abri fiscal n’était pas enregistré, l’appelant ne pouvait déduire nul montant aux termes du paragraphe 237.1(6).

[4]              L’intimée a également soutenu qu’en plus de Betasoft, Shea Nerland et SAM étaient également promoteurs du stratagème de logiciel d’abri fiscal et que Dennis Nerland, un associé chez Shea Nerland, et Akylan Mamdani, un employé du cabinet pendant la période pertinente, étaient directeurs de SAM. Selon l’intimée, M. Mamdani, qui a quitté le cabinet depuis, était également président-directeur général de SAM. Il est donc allégué que M. Mamdani et M. Nerland ont continué d’intervenir à ce titre au moins jusqu’au commencement de la procédure contentieuse.

[5]              Enfin, l’intimée soutient que Shea Nerland a donné des avis juridiques à l’appelant à l’égard des diverses ententes auxquelles il était partie et des transactions qui y étaient reliées et que SAM a conclu un contrat de fourniture de services financiers, de gestion, de consultation et de supervision à l’appelant relativement à l’acquisition d’actifs du logiciel possédé par Betasoft.

[6]              L’avocat de l’intimée a d’abord exposé ses préoccupations à l’égard de cet éventuel conflit d’intérêts dans une lettre adressée à l’avocat de l’appelant et datée du 20 juillet 2015. L’avocat a réitéré ses préoccupations à l’égard de l’aptitude de l’avocat de l’appelant à représenter ce dernier dans un courriel daté du 23 octobre 2015. Le conflit d’intérêts allégué a également été soulevé de façon officieuse lors d’une audience sur l’état de l’instance tenue le 4 novembre 2015. La Cour a toutefois refusé d’examiner cette question à ce moment puisqu’aucune requête n’avait été déposée en ce sens. Le 21 septembre 2016, l’interrogatoire préalable prévu a été reporté à la demande de l’appelant.

[7]              Le 23 septembre 2016, l’intimée a déposé la présente requête visant à empêcher M. Clark et son cabinet d’avocats, Shea Nerland, de continuer à représenter l’appelant. Le 22 mars 2017, l’appelant a déposé une réponse contestant la requête de l’intimée et y a joint l’affidavit de Ralph Woessner, le fils de l’appelant, qui gère les affaires de son père aux termes d’une procuration.

Position de l’appelant

[8]              L’avocat de l’appelant soutient qu’il devrait être autorisé à continuer de représenter M. Woessner et qu’il n’y nul conflit d’intérêts puisque les intérêts de l’appelant, de son avocat et du cabinet d’avocat coïncident. L’avocat de l’appelant se fonde sur une jurisprudence de notre Cour, Belchetz c. La Reine, 2004 CCI 487, qui enseigne que, lorsque les parties ont les mêmes intérêts, l’avocat ne devrait pas être déclaré inapte à représenter à la fois le promoteur de l’abri fiscal et les investisseurs dans cet abri. Dans son affidavit, Ralph Woessner affirme que son père a parfaitement connaissance des hypothèses de fait du ministre dans le présent appel et plus particulièrement du fait que des associés et des employés du cabinet Shea Nerland intervenaient comme promoteurs de l’abri fiscal frauduleux allégué. Toutefois, l’appelant et son fils ne croient pas qu’il y a conflit d’intérêts puisque leurs intérêts coïncident avec ceux de Shea Nerland, de ses associés et employés et de ses anciens employés.

[9]              L’avocat de l’appelant soutient que, même si la Cour devait conclure qu’il y a conflit d’intérêts, elle doit faire preuve de retenue envers le souhait de l’appelant, car il ne s’agit pas d’une affaire où il est nécessaire de protéger l’administration de la justice. De plus, si l’appelant devait trouver un nouvel avocat, cela donnerait lieu à une augmentation des coûts et occasionnerait des retards. Dans son affidavit, Ralph Woessner déclare que son père, l’appelant, a conclu [traduction] « une entente de paiement [...] avantageuse » et qu’il serait autrement [traduction] « difficile [pour lui] de poursuivre le présent appel devant la Cour de l’impôt ». (Affidavit de Ralph Woessner, au paragraphe 8). Ces éléments doivent militer contre l’accueil de la requête de l’intimée.

[10]         Enfin, l’avocat de l’appelant soutient que ni lui ni son cabinet ne doivent être déclarés inaptes à représenter son client en fonction du fait qu’ils ont représenté M. Mamdani par le passé. Bien que cette question n’ait pas été directement soulevée par l’intimée dans ses observations écrites ou lors de l’audience sur la requête, il semble que l’appelant allègue que Shea Nerland a représenté M. Mamdani après qu’il eut quitté le cabinet où il était associé, mais que l’avocat de l’appelant ne serait pas visé par un conflit d’intérêts le rendant inapte à représenter l’appelant en raison du laps de temps écoulé depuis le moment où le cabinet l’a représenté. (Réponse de l’appelant à la requête de l’intimée, aux paragraphes 28 et 31).

Position de l’intimée

[11]         L’intimée soutient que Shea Nerland intervenait comme promoteur de l’abri fiscal non-inscrit allégué dans lequel l’appelant a investi et qu’au moins un des associés actuels du cabinet, M. Nerland, et un de ses anciens employés, M. Mamdani, interviennent toujours comme directeurs de SAM, la société qui gère les actifs des investisseurs dans l’abri fiscal allégué. Par conséquent, l’intimée croit qu’il est probable que M. Nerland et M. Mamdani seront appelés à témoigner lors de l’audience à l’égard des principales questions en litige. Cette situation aura pour effet de compromettre l’aptitude de l’avocat de l’appelant à s’engager totalement envers son client lors de l’audience où son employeur, Shea Nerland, ainsi que ses collègues du cabinet et un ancien employé seront témoins. Ses obligations envers son employeur et ses collègues entraveront l’accomplissement de son devoir envers son client.

Jurisprudence

[12]         Le critère général de dessaisissement d’un avocat en raison d’un conflit d’intérêts est le suivant : [traduction] « Le citoyen raisonnablement informé et éclairé conclurait qu’il est nécessaire, aux fins de la bonne administration de la justice, que l’avocat cesse d’occuper » (Boudreau c. Marler, [2004] OJ no 1543 (Ont CA), au paragraphe 60; Carterra Management Inc. c. Palm Holdings Canada Inc., 2011 ONSC 7087, au paragraphe 6; Mazinani c. Bindoo, 2013 ONSC 4744, au paragraphe 60(iv); et Esco Corp. c. Quality Steel Foundries Ltd., 2003 CF 993, au paragraphe 22).

[13]         L’avocat est exposé au dessaisissement pour conflit d’intérêts dans deux cas : soit lorsque l’avocat joue à la fois le rôle du conseiller et du témoin dans la même proccédure, soit lorsqu’il est probable que l’avocat se retrouve dans une situation où il devra interroger ou contre-interroger un membre de son propre cabinet dans le cadre de l’instance.  Dans le premier cas, selon une jurisprudence constante, l’avocat doit être dessaisi (Canada (Director of Investigation & Research c. Irving Equipment, [1988] 1 FC 27 (FCTD) et Urquhart c. Allen Estate, [1999] OJ no 4816 (Ont. SCJ)). Dans le deuxième cas, bien qu’il est généralement reconnu qu’il n’est pas automatiquement interdit à l’avocat de continuer à occuper au dossier lorsqu’un de ses collègues aura à témoigner lors de l’audience, la jurisprudence a retenu différentes approches pour rechercher si les circonstances particulières de l’espèce appellent le dessaisissement. Une partie de la jurisprudence a retenu un cadre plus discrétionnaire alors qu’une autres a suivi un plus rigide minimisant les intérêts de la partie touchée et tenant compte d’un ensemble restreint de critères.

[14]         Une décision de principe au Canada sur le dessaisissement d’un avocat pour conflit d’intérêts découlant du fait qu’il est probable qu’un de ses collègues témoigne lors de l’audience est la décision de la cour divisionnaire de l’Ontario rendue à l’occasion de l’affaire Essa (Township) c. Guergis, [1993] OJ no 2581 (Ont Div Ct), parfois aussi citée sous l’intitulé d’une des décisions de première instance, Heck c. Royal Bank of Canada, [1993] OJ no 229 (Ont Gen Div). La Cour a examiné la question de savoir s’il y avait conflit d’intérêts lorsqu’il est probable qu’un autre avocat du même cabinet représentant le demandeur soit appelé à témoigner lors de l’audience. Le juge O’Brien a insisté sur les difficultés éventuelles auxquelles peuvent être confrontées les parties qui sont forcées de changer d’avocat au cours d’un contentieux. Il a insisté sur le fait que les juges doivent se montrer réticents à dessaisir un avocat et des cabinets d’avocats de façon prématurée lorsqu’un conflit d’intérêts potentiel ne s’est pas complètement concrétisé. Il observe aux paragraphes 43 et 44:

[traduction]
43        Je crois que les juges doivent être réticents à rendre des ordonnances prématurées empêchant les avocats de continuer d’occuper au dossier. Étant donné les dépenses inhérentes aux procédures contentieuses, l’énorme perte de temps et d’argent et les retards considérables pouvant découler d’une ordonnance enjoignant à un avocat, les juges ne doivent la rendre que dans les cas manifestes. Je retiens l’approche retenue sur ce point par la jurisprudence Carlson c. Loraas Disposal Services Ltd. (1988), 30 C.P.C. (2d) 181, 70 Sask. R. 161 (Q.B.), à la page 188.

44        Comme cela est discuté dans la décision Carlson, une demande de dessaisissement d’un avocat peut être présentée au juge de première instance lorsqu’il est évident qu’il y a un problème. En l’espèce, M. Green pourrait recevoir une citation à témoigner, mais pourrait également ne pas en recevoir. Il est possible que certaines admissions ou concessions soient faites qui élimineraient le besoin de l’appeler à témoigner. Le témoignage qu’il pourrait rendre peut facilement être obtenu par d’autres déposants. Comme les questions en litige seront discutées et peut-être résolues au cours du procès, il est possible que le témoignage qu’il pourrait rendre ne soit plus nécessaire du tout. Le juge de première instance sera en bien meilleure position pour décider s’il est nécessaire d’écarter son cabinet des procédures.

[15]         Aux paragraphes 45 et 46 de sa décision, le juge O’Brien a observé qu’il n’était pas prêt à formuler une règle établissant une ligne claire qui forcerait les avocats à se dessaisir lorsqu’un avocat du même cabinet doit faire des déclarations, que ce soit au moyen d’un témoignage ou d’un affidavit :

[traduction]
45        Je ne retiens pas la thèse portant que, lorsqu’un avocat est contraint à témoigner contre « l’autre » partie dans une poursuite, le cabinet de cet avocat doit toujours être déclaré inapte à occuper dans la poursuite. De nombreux cas de figure peuvent survenir dans le cadre d’un procès. Le conflit d’intérêts éventuel discuté à l’occasion de l’affaire Kitzerman, précitée, ne doit pas automatiquement donner lieu au dessaisissement du cabinet. Dans le cours d’un une procédure contentieuse, un témoin honnête est souvent contraint de faire des déclarations qui aideront la partie qu’il considère comme « adverse ». Je rejette l’idée qu’un éventuel conflit d’intérêts nécessite appelle le dessaisissement du cabinet dans tous les cas, même si cela peut parfois s’avérer nécessaire. Je ne suis pas convaincu qu’une décision doit être rendue en l’espèce, à cette étape préalable en l’instance.

46        Il faut également garder à l’esprit que toutes les requêtes en dessaisissement ne sont pas déposées en fonction des motifs les plus purs. Les frais et retards encourus par le fait d’avoir à retenir les services d’un nouvel avocat peuvent être à l’avantage de la partie opposée dans certains cas.

[16]         En recherchant s’il est justifié d’ordonner le dessaisissement d’un avocat dans une procédure, le juge O’Brien, au paragraphe 48 de la décision Essa, a exposé un ensemble de critères non exhaustifs pouvant être utilisé par les juges pour rechercher si un avocat doit être dessaisi. Ces critères comprennent : l’étape où en est l’instance, la probabilité que le témoin soit appelé à déposer, la bonne foi de la partie déposant la demande ou la requête, l’importance de la preuve à produire, les conséquences qu’aurait le dessaisissement de l’avocat sur le droit d’une partie d’être représentée par l’avocat de son choix, si le procès se déroulera devant un juge seul ou un jury, qui appellera le témoin, quel avantage indu pourrait résulter d’un contre-interrogatoire par l’avocat d’un témoin favorable ainsi que le lien ou la relation existant entre l’avocat, le témoin éventuel et les parties concernées par la procédure. Dans l’affaire Essa, la Cour a conclu qu’après application de ces critères, la cour de première instance avait ordonné prématurément le dessaisissement de l’avocat. Depuis cette décision, ces critères ont été constamment appliqués par une abondante jurisprudence en Ontario visant des conflits d’intérêts allégués où l’avocat d’un cabinet représentant l’une des parties pourrait être appelé à témoigner (Boudreau c. Loba Ltd., 2015 ONSC 4877; Talisman Resort GP Inc. c. Kyser, 2013 ONSC 1901; Bedford Resources Holdings Ltd. c. 743584 Ontario Inc., [2009] OJ no 1299; et Essex Condominium Corp. No. 89 c. Glengarda Residences Ltd., 2007 CarswellOnt 1421 (Ont SCJ)). De même, la jurisprudence Essa a été approuvée par la Cour d’appel de l’Ontario à l’occasion de l’affaire Boudreau c. Marler, par des cours d’autres provinces (Goji’s Franchising Corp c. McCabe, 2014 NBQB 163; Brogan c. Bank of Montreal, 2013 NSSC 76; et Matic c. Waldner, 2013 MBQB 75), ainsi que par les cours fédérales (Butterfield c. Canada (Procureur général), 2005 CF 396; Bojangles International, LLC c. Bojangles Café Ltd., 2005 FC 272, et Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2006 CF 133).

[17]         L’intimée se fonde sur deux autorités antérieures à la jurisprudence Essa. Par la décision Pari Air Ltd. v Blue Sky Air Limited, [1986] 3 WWR 719 (Sask QB), la Cour de la Saskatchewan a fondé sa décision sur des critères semblables qui furent ultérieurement retenus à l’occasion de l’affaire Essa. En concluant que l’avocat et son cabinet devaient être dessaisis du dossier du demandeur au procès, la Cour, au paragraphe 11 de sa décision, a recensé les critères suivants :

 

[traduction]
[...] l’importance du témoignage prévu, la probabilité qu’en discutant de l’affaire au bureau, le témoignage du témoin devienne inextricablement lié à l’intérêt supérieur du client et qu’il soit par conséquent inconsciemment entaché ainsi que l’étape des procédures où survient l’événement en fonction duquel le témoignage peut être demandé ou du moment où la nécessité de ce témoignage devient apparente [...]).

[18]         De même, à l’occasion de l’affaire International Business Machines Corp. c. Printech Ribbons Inc., [1993] ACF no 1237 (C.F. 1re inst.), le juge Nadon a conclu que le cabinet d’avocat ne pouvait continuer à intervenir à titre d’avocat inscrit au dossier si l’un des membres de ce cabinet déposait un affidavit en fonction duquel la décision de cette requête précise serait fondée. Le juge Nadon s’est fondé sur le raisonnement du jugement de première instance rendu à l’occasion de l’affaire Essa (également intitulée Heck) qui n’avait pas encore été annulé par la Cour divisionnaire de l’Ontario. En souscrivant aux motifs énoncés dans Heck, le juge Nadon en cite un extrait au paragraphe 34 de sa décision :

[traduction]
 Je conclus que cette pratique ne devrait pas être permise de manière générale parce qu’elle peut créer une impression d’inconvenance et de manque d’équité dans la perception du public et qu’elle place l’avocat dans une situation inacceptable de conflit d’intérêts où son devoir envers la Cour entre en conflit avec son devoir de loyauté et de protection envers le témoin qui est un associé professionnel et avec son devoir de conseil objectif et de représentation envers son client. Il est difficile d’être objectif lorsque c’est la compétence, le jugement, la véracité ou l’intégrité de l’associé professionnel de l’avocat qui sont controversés.

  Lorsque l’avocat a un lien avec un témoin appelé à déposer sur des questions où la crédibilité du témoin quant aux faits ou aux opinions d’expert est en cause, il y a risque réel ou apparent que l’avocat soit irrégulièrement influencé par ce lien, au détriment de ses obligations envers la Cour et envers son client.

  Le rôle de l’avocat inscrit au dossier dans notre système exige que l’avocat adopte une position indépendante qui lui permette de représenter le client avec objectivité et de remplir ses obligations envers la Cour dans une position de détachement. Lorsque l’avocat appelle à la barre des témoins un membre de sa famille immédiate ou quelqu’un avec lequel il a une relation de travail, le client, le public et le juge saisi de l’affaire ne peuvent être certains que l’avocat interviendra avec le degré d’objectivité qu’exige notre système contradictoire.

  Il ne s’agit pas d’une question qui doit être laissée à la convenance du client ou du témoin puisque leur acceptation de cette pratique ne saurait éliminer ni le conflit avec l’obligation de l’avocat envers le tribunal, ni quelque apparence d’irrégularité aux yeux du public.

(Non souligné dans l’original.)

[19]         Toutefois, dans une décision postérieure portant sur la même question, Lubrizol Corp. c. Cie Pétrolière Impériale Ltd., [1999] ACF no 74, 116 FTR 112, le juge Nadon a entièrement avalisé la logique développée par la suite par la Cour divisionnaire de l’Ontario à l’occasion de l’affaire Essa.

[20]         Certaines cours ont adopté une position plus rigide selon laquelle en règle générale, l’avocat doit être dessaisi en raison d’un conflit d’intérêts dès qu’il est probable qu’un membre de son cabinet aura à faire une déposition, que ce soit par témoignage ou par affidavit. Dans la décision Shipdock Amsterdam B.V. c. Cast Group Inc., [2000] FCJ no 295 (C.F. 1re inst.), le juge O’Keefe de la Cour fédérale a conclu que lorsqu’un avocat relate des faits dans un affidavit devant être utilisé dans le cadre d’une requête, un autre membre du même cabinet ne devait pas plaider cette requête. Il convient toutefois de signaler que le juge O’Keefe a uniquement cité la décision rendue antérieurement par le juge Nadon à l’occasion de l’affaire International Business Machines.

[21]         Notre Cour a examiné la possibilité de dessaisir l’avocat inscrit au dossier  uniquement dans certaines circonstances précises, et notre jurisprudence n’a nullement tenu compte des motifs de la Cour divisionnaire de l’Ontario énoncés par la décision Essa. Le cadre adopté dans l’affaire Essa a par contre été avalisé, et ses critères appliqués par la Cour d’appel fédérale par l’arrêt Cross‑Canada Auto Body Supply, où la Cour a observé que les avocats, généralement, ne peuvent citer à témoigner des membres de leur cabinet vu que, en principe, leurs déclarations seront moins crédibles et porteront atteinte aux intérêts du client. Lorsqu’il y a un risque que cela affecte le poids accordé au témoignage envisagé, ce risque doit alors être évité par le dessaisissement de l’avocat inscrit au dossier, à moins qu’il soit manifestement nécessaire que le client poursuive l’instance avec cet avocat.

[22]         Bien que la jurisprudence de notre Cour ne porte nullement sur le dessaisissement d’un avocat inscrit au dossier alors qu’un avocat du même cabinet devait témoigner par affidavit ou lors de l’audience, l’avocat de l’appelant se fonde sur elle pour plaider contre le dessaisissement de l’avocat par la requête dont je suis saisi.

[23]         L’essentiel de la jurisprudence de notre Cour pertinente quant à la présente requête a été passé en revue par le juge en chef Rossiter à l’occasion de l’affaire Attisano v The Queen, 2016 CarswellNat 966 (TCC), qui date de 2016. Après avoir examiné plusieurs décisions, dont R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, arrêt rendu par la Cour suprême du Canada, le juge Rossiter a conclu que la Cour canadienne de l’impôt dispose du pouvoir inhérent de dessaisir un avocat inscrit au dossier lorsqu’il est nécessaire de rendre cette ordonnance pour contrôler la procédure de la Cour, et ce, même si ni la Loi ni les Règles n’autorisent directement la Cour à rendre une telle ordonnance. Bien que cette question n’ait pas été soulevée quant à la présente requête, je souscris à la solution retenue par le jurisprudence Attisano.

[24]         Cette affaire concernait un conflit d’intérêts allégué, alors que l’avocat représentant le contribuable avait également représenté par le passé d’autres contribuables qui avaient été les directeurs de la société visée par la cotisation. La Cour a conclu que l’avocat de l’appelant était inapte à continuer à représenter son client puisqu’il avait représenté par le passé le directeur associé de son client et que la question en litige dans ce dossier faisait jouer la responsabilité conjointe et solidaire de ces personnes. Le juge Rossiter a alors observé et  conclu  au paragraphe 28 :

[traduction]
Il semblerait donc que si l’appelant souhaite malgré tout que ses avocats continuent de le représenter après avoir été pleinement informé de l’existence possible d’un conflit d’intérêts, la Cour ne doit pas intervenir en son nom. Toutefois, s’il existe effectivement un conflit d’intérêts à l’égard d’anciens clients et que ces derniers n’ont pas formulé de renonciation à cet égard, l’appelant ne peut être autorisé à poursuivre l’instance avec l’assistance de ces avocats. Voilà la situation dont la Cour est saisie. Il n’y a aucune preuve ni indication dont il ressort que M. T et M. D ont consenti, de quelque façon que ce soit, à ce que les avocats de l’appelant continuent à le représenter.

[25]         Avec égard, je ne crois pas que l’enseignement de la jurisprudence des autres cours canadiennes aille dans ce sens. Même si un appelant a été pleinement informé des risques que comporte la poursuite de l’instance avec l’assistance de l’avocat inscrit au dossier, dans certaines circonstances, l’administration de la justice et l’intégrité du système fiscal l’emportent et peuvent appeler le dessaisissement de l’avocat, malgré le souhait de l’appelant.

[26]         En ce qui concerne la décision Hochberg, citée dans Attisano, le juge Bowie a conclu que l’avocat en cause ne serait pas dessaisi du dossier de contribuables ayant investi dans un abri fiscal alors que cet avocat avait représenté par le passé le promoteur de ce même abri fiscal frauduleux et que ce promoteur avait été accusé de fraude. Le juge Bowie a signalé que les contribuables étaient d’avis que leurs intérêts cadraient entièrement avec ceux du promoteur.

[27]         Dans une décision de 1994, Moffat c The Queen, [1994] 1 CTC 2756 (TCC), le juge Bell a discuté la question, sans pour autant faire de constats, de savoir si un affidavit déposé par un avocat au service du même cabinet que celui représentant le contribuable constituait un conflit d’intérêts à l’égard de l’avocat de l’appelant inscrit au dossier. Il a pris acte des différentes approches jurisprudentielles relativement à cette question et a cité la décision Pari Air Ltd. ainsi que la décision de première instance Heck, qui ont tiré une conclusion semblable en suivant une règle ou un cadre plus strict. Au paragraphe 25 de sa décision, le juge Bell a observé que [traduction] « [...] lorsqu’un associé ou un employé devra témoigner sur un élément de preuve, des questions comme la crédibilité seront importantes », mais il n’a pas clarifié quel cadre avait été adopté par la Cour pour trancher cette question, si même un cadre avait été utilisé.

[28]         Il y a trois autres affaires qui ont été décidée par la Cour, mais qui ne sont pas particulièrement pertinentes quant à la question soulevée devant moi. Deux de ces décisions portent sur l’exposition possible à des renseignements confidentiels et de leur utilisation subséquente dans le contexte où des avocats et employés d’un cabinet ou un employé du ministère de la Justice changent d’emploi et sont ensuite impliqués dans l’objet de l’instance (Williamson c. La Reine, 2009 CCI 222, et L & D Petch Contracting c. The Queen, 2010 TCC 211). Ces deux décisions mettent l’accent sur la perception d’un conflit d’intérêts par le public relativement au fonctionnement du système judiciaire. En ce qui concerne la troisième décision, le juge Bowman (tel était alors son titre) a ordonné, lors de la présentation d’une requête, le dessaisissement d’un avocat qui avait été suspendu par le barreau (Spillman c. The Queen, 98 DTC 1565 (TCC)).

Analyse

[29]         Je me penche maintenant sur l’application de la jurisprudence à la question en litige soulevée en l’espèce. La question que je dois trancher est de savoir si un cabinet d’avocat doit être autorisé à continuer de représenter un investisseur impliqué dans un abri fiscal frauduleux dont, selon ce qui est allégué, l’élaboration, la gestion et la promotion auraient été faites par des membres de ce même cabinet. Selon la jurisprudence pertinente, au moins deux cadres potentiels peuvent aider la Cour à trancher une telle question. La jurisprudence canadienne a largement avalisé l’enseignement professé par la Cour divisionnaire de l’Ontario à l’occasion de l’affaire Essa, qui consacre un ensemble de critères non exhaustifs à utiliser pour rechercher si l’avocat inscrit au dossier doit dessaisi du dossier de son client en raison d’un conflit d’intérêts. La jurisprudence Essa a également été explicitement retenue par la Cour d’appel fédérale à l’occasion de l’affaire Cross-Canada Auto Body Supply. D’autres décisions, comme Pari Air Ltd., semblent minimiser l’importance accordée à la protection des intérêts de la partie concernée et consacrent un ensemble de critères plus restreints dont le juge doit tenir compte. Finalement, des décisions comme Shipdock préfèrent une règle générale plus stricte selon laquelle l’avocat doit être dessaisi du dossier de son client en raison d’un conflit d’intérêts lorsqu’il est probable qu’un autre membre de son cabinet sera appelé à déposer, que ce soit par témoignage ou par affidavit.

[30]         En l’espèce, je tire la même conclusion, que je suive les critères plus souples consacrés par la jurisprudence Essa ou le cadre plus rigide consacré par la jurisprudence Pari Air Ltd. Toutefois, puisque la Cour d’appel fédérale a spécifiquement avalisé la jurisprudence Essa, je crois qu’elle donne le cadre le plus approprié pour trancher la présente requête. J’appliquerai chacun des critères consacrés par la jurisprudence Essa aux faits dont je suis saisi, tout en gardant à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’une science exacte. Comme le juge Conlan l’a observé à l’occasion de l’affaire Talisman Resort au paragraphe 41, l’application de ces critères n’est pas [traduction] « [...] une leçon d’arithmétique. Nous ne rendons pas des décisions en additionnant les crochets se trouvant de chaque côté. »

1er critère – Étape des procédures

[31]         Les différentes approches quant à la question de savoir si le juge doit examiner une requête en dessaisissement d’un avocat au début des procédures, alors que les conséquences sur la partie touchée peuvent être moindres, ou plutôt à un moment plus rapproché du procès ou de l’audition, lorsque le juge est en meilleure position pour apprécier la probabilité qu’un avocat ayant des liens avec l’avocat inscrit au dossier devra témoigner, ont été passées en revue par le juge conseiller-maître Beaudoin de la Cour supérieure de l’Ontario à l’occasion de l’affaire George S. Szeto Investments Ltd. c. Ott, [2006] OJ no 1174 (Ont SCJ), aux paragraphes 11 à 13 :

[traduction]
11        [...] Il y a une jurisprudence qui enseigne que la requête en dessaisissement d’un avocat doit être présentée au début des procédures afin de permettre au demandeur de retenir facilement les services d’un nouvel avocat et de minimiser les conséquences financières de cette décision pour le demandeur. (Khataan c. Kozman (c.o.b. College Medical Group), [1997] O.J. No. 3104 (Ont. Ct. Gen. Div.), au paragraphe 8; Ottawa Triple «A» Management Ltd. c. Ottawa (City), [1998] O.J. No. 891 (Ont. Ct. Gen. Div.), au paragraphe 8; Breslin c. Breslin [2003] O.J. No. 5207 (S.C.J.)).

12        Un autre courant jurisprudentiel enseigne plutôt que les demandes de dessaisissement doivent être déférées au juge du fond, qui est le mieux placé pour rechercher si un cabinet doit être dessaisi. (Essa (Township) c. Guergis; Membery c. Hill (précitée); Zesta Engineering c. Cloutier, [2000] O.J. No. 2893 (SCJ), au paragraphe 11; International Business Machines Corp. c. Printech Ribbons Inc. (1re inst.), [1994] 1 RCF 692, aux paragraphes 38 à 40).

13        À mon avis, le conflit apparent entre ces courants jurisprudentiels peut facilement être résolu lorsque l’on recherche à quel moment le juge peut conclure qu’il y a plus qu’une réelle probabilité que l’avocat soit appelé à témoigner. Lorsqu’il reste quelque doute que ce soit, qu’il s’agit « d’une simple possibilité », les juges ont été plus généreux et ont permis à l’avocat de conserver le dossier, laissant l’affaire en suspens jusqu’à ce que les interrogatoires préalables aient été menés ou la renvoyant au juge du fond. Lorsque la Cour est cependant convaincue en fonction du dossier qui lui est présenté que l’avocat sera appelé à témoigner, les décisions préfèrent une décision rapide sur la question.

[32]         Le présent appel n’est pas encore à l’étape des interrogatoires préalables. Malgré la longue période qui s’est écoulée depuis le dépôt de l’avis d’appel le 17 septembre 2014, la présente procédure en est encore à ses débuts. Les interrogatoires devaient avoir lieu le 21 septembre 2016, mais ont été reportés tout juste avant cette date, après que l’avocat de l’appelant eut fait savoir que l’appelant n’était plus disponible à cette date.

[33]         Toutefois, en fonction des conclusions et des observations verbales et écrites des avocats des deux parties, le dossier présenté à la Cour est suffisamment étoffé pour qu’il me soit possible de rechercher s’il existe une « possibilité réelle » et non une simple probabilité que M. Nerland et M. Mamdani soient appelés à témoigner, certainement par l’intimée si ce n’est par l’appelant. Je ne crois pas que la présente procédure a atteint une étape où le préjudice subi par l’appelant, qui pourrait être causé par le retard engendré ou par l’augmentation des frais, dépasse l’intérêt de maintenir les normes élevées de la profession juridique et l’intégrité de notre système judiciaire.

[34]         Par conséquent, l’étape à laquelle se trouve la présente procédure et le retard causé par la déclaration d’inaptitude de l’avocat de l’appelant ne constituent pas un obstacle à l’accueil de la requête de l’intimée.

2e critère – Probabilité que le témoin sera appelé à témoigner :

[35]         Les témoignages de M. Nerland et M. Mamdani semblent constituer un élément central à la résolution de l’appel et à la détermination du droit de l’appelant aux déductions pour amortissement réclamées. Cela a une incidence à la fois sur la probabilité qu’ils seront des témoins importants lors de l’audience et sur l’importance de leur témoignage pour l’issue de l’appel de l’appelant.

[36]         Bien que l’avocat de l’appelant ait indiqué qu’il n’avait pas l’intention de faire témoigner M. Nerland ni M. Mamdani, il a admis pendant ses observations verbales que cela demeurait une possibilité. Même s’ils ne sont pas appelés à témoigner par l’avocat de l’appelant, l’avocat de l’intimée a affirmé qu’il les ferait témoigner, car il s’agit de témoins principaux. Je crois qu’il est plus que probable que ces deux personnes seront appelées à témoigner à l’égard de leurs communications avec l’appelant relativement à son investissement et à la participation du cabinet d’avocat Shea Nerland, de SAM, de Betasoft et d’ASC dans le logiciel d’abri fiscal frauduleux allégué.

[37]         Par conséquent, ce critère milite en faveur de l’accueil de la requête puisqu’il est probable que M. Nerland et M. Mamdani seront appelés à témoigner.

3e critère – La bonne foi (ou l’absence de bonne foi) de la partie présentant la demande

[38]         Il s’agit d’un critère neutre en l’espèce. L’appelant n’a pas allégué que l’intimée avait agi de mauvaise foi en présentant cette requête.

[39]         Selon l’affidavit de Manon Bourgeois, l’avocat de l’intimée a évoqué cette question pour la première fois avec l’appelant dans un courriel envoyé en juillet 2015, puis dans un second courriel daté du mois d’octobre 2015, et a finalement soulevé la question lors d’une audience sur l’état de l’instance en novembre 2015. Les observations écrites des deux parties confirment que des négociations en vue d’une transaction étaient en cours à l’égard de l’appel de l’appelant et de plusieurs autres appels connexes pendant cette période. Des transactions ont été conclues dans tous les appels, sauf celui de l’appelant. Les observations écrites de l’intimée signalent que l’avocat s’attendait à ce qu’il y aurait eu annulation du conflit d’intérêts allégué si l’appel de l’appelant avait également été réglé, et qu’il n’aurait pas été nécessaire de présenter cette requête.

[40]         Le fait que l’avocat de l’intimée s’attendait à ce qu’un règlement du présent appel annule le conflit d’intérêts allégué explique pourquoi la requête n’a pas été déposée avant septembre 2016. Puisque les possibilités de transaction sont désormais considérablement réduites, l’intimée a décidé de déposer la présente requête dans la semaine après qu’il eut été avisé que l’appelant ne souhaitait pas clore le litige par une transaction.

4e critère – Importance des témoignages à produire :

[41]         Ce critère est un critère important qui milite en faveur de l’accueil de la requête de l’intimée. J’ai conclu un peu plus haut que les témoignages de M. Nerland et de M. Mamdani seront cruciaux pour rechercher si la combine était en effet un « abri fiscal » non-inscrit. Leur témoignage sur les transactions impliquant l’appelant, les autres investisseurs, le cabinet d’avocats, Betasoft et SAM sera probablement central à l’issue de l’appel.

[42]         En outre, il ne ressort pas des observations écrites et verbales qu’il serait possible pour l’intimée de produire autrement cette preuve. Les juges hésitent à déclarer un avocat inapte à représenter son client lorsqu’il est possible de produire autrement la preuve (Watkins c. Toronto Terminals Railway, 2014 ONSC 5553 (Ont SCJ)). Toutefois, rien en l’espèce ne me permettrait de conclure qu’il serait possible d’obtenir la preuve nécessaire à l’égard des communications avec l’appelant et des circonstances entourant son investissement dans le logiciel d’abri fiscal frauduleux allégué par le témoignage d’autres personnes.

5e critère – Incidence sur le droit de la partie à être représentée par l’avocat de son choix :

[43]         Le droit d’une partie à être représentée par l’avocat de son choix a une importance prépondérante, mais ne constitue pas un droit absolu. Néanmoins, ce droit milite nettement contre le dessaisissement d’un avocat. Il s’agit d’un droit qui appelle la retenue, dans la mesure du possible. Cependant, dans certaines circonstances, il peut s’avérer nécessaire de [traduction] « céder à la prépondérance de l’intérêt public à préserver l’intégrité du système de même que son apparence d’intégrité ». (781332 Ontario Inc. c. Mortgage Insurance Co. of Canada, [1991] OJ no 1592 (Gen Div), cité dans la décision Condoluci c. Martins, [2004] OJ no 4501 (Ont SCJ), au paragraphe 26).

[44]         En l’espèce, l’avocat de l’appelant a plaidé que le dessaisissement de son cabinet et de lui-même causerait un immense préjudice à son client, Adolf Woessner. L’affidavit du fils de l’appelant affirme que cette décision causerait un fardeau financier à l’appelant, car Shea Nerland lui a offert [traduction] « une entente de paiement [...] avantageuse » et qu’il serait autrement [traduction] « difficile [pour lui] de poursuivre le présent appel devant la Cour de l’impôt ». (Affidavit de Ralph Woessner, au paragraphe 8). Toutefois selon une jurisprudence constante, le droit de choisir son avocat peut être écarté lorsqu’il [traduction] « a une incidence défavorable sur l’administration de la justice » (George S. Szeto Investments Ltd. et Karas c. Ontario, 2011 ONSC 5181 (Ont SCJ)) et que les conséquences financières que cela impose à une partie ne constituent pas automatiquement un obstacle au dessaisissement de l’avocat (Mazinani).

[45]         Le seul élément de preuve produit par l’avocat de l’appelant à cet égard est l’affidavit du fils de l’appelant. Cet affidavit ne précise pas la nature et les modalités de l’entente de paiement offerte par Shea Nerlan et ne comprend aucune précision sur les conséquences financières que pourrait subir l’appelant s’il devait retenir les services d’un nouvel avocat, à l’exception de la simple affirmation qu’il serait difficile pour l’appelant de poursuivre le présent appel. Ces affirmations seules sont insuffisantes pour me permettre de conclure que l’appelant subirait un préjudice excessif si M. Clark et son cabinet devaient être dessaisis du dossier.

[46]         De plus, même s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour me permettre de conclure que l’appelant subirait un préjudice financier en raison de cette décision, le cas en l’espèce en est un où les principes de saine administration de la justice et de l’intégrité du système fiscal écartent les préjudices que pourrait subir l’appelant si l’avocat inscrit au dossier devait être dessaisi. En l’espèce, il est fort probable que l’avocat de l’appelant sera appelé à contre-interroger son associé et un ancien collègue sur des sujets portant directement sur la qualité des services juridiques assurés à l’appelant et sur la participation du cabinet à l’abri fiscal frauduleux allégué. Dans de telles circonstances, il serait inapproprié de permettre que les conséquences financières de cette décision sur l’appelant l’emportent sur le risque très réel posé à l’intégrité du système fiscal et au maintien de normes professionnelles élevées dans le déroulement des appels en matière fiscale entendus par notre Cour.

6e critère – Le procès se tiendra-t-il devant un juge seul ou un jury?

[47]         Ce critère n’est pas pertinent pour les appels devant la Cour de l’impôt.

7e critère – Qui citera les témoins?

[48]         Ce critère peut être pertinent lorsqu’il est possible qu’un avocat se retrouve en position de contre-interroger un témoin favorable, ce qui donnerait lien à un avantage inéquitable. En l’espèce, il est probable que l’avocat de l’intimée citera M. Nerland et M. Mamdani à témoigner, mettant ainsi l’avocat de l’appelant dans une position où il devra les contre-interroger. Bien que cette situation soulève certaines préoccupations, je suis d’avis que les autres facteurs sont plus pertinents à ma décision.

8e critère – Relation existant entre l’avocat, les témoins potentiels et les parties visées par la procédure contentieuse

[49]         Deux relations sont problématiques en l’espèce. Alors que le lien entre l’appelant, M. Woessner, et Shea Nerland est au cœur de la présente requête, c’est plutôt la relation entre Matthew Clark, l’avocat de l’appelant, et son cabinet d’avocats, plus précisément avec M. Nerland et M. Mamdani, qui auront une incidence importante sur le présent appel. L’avocat de l’appelant et M. Nerland sont collègues et associés dans le même cabinet. M. Mamdani est un ancien employé du cabinet, mais sa relation actuelle avec l’avocat de l’appelant est inconnue et il semble que de forts liens existent encore entre cette personne et le cabinet d’avocats de l’appelant. Ces liens sont établis par le fait que M. Mamdani est toujours le président-directeur général et directeur de SAM. M. Nerland, pour sa part, intervient toujours comme directeur de SAM, et c’est cette même société qui a conclu une entente visant à assurer des services financiers, de gestion, de consultation et de supervision à l’appelant pour son investissement dans le logiciel.

[50]         Enfin, l’intimée allègue que c’est le cabinet Shea Nerland qui était le conseiller juridique de l’appelant en première instance relativement à son investissement. Des questions de fait essentielles sont au cœur de l’implication de ces parties dans les transactions qui se rapportent à l’appelant. Les intérêts de ces différentes parties pourraient ne pas être identiques et pourraient même être contraires à ceux de l’appelant. L’avocat de l’appelant pourrait inconsciemment se mettre en porte-à-faux entre sa mission de représentant de son client, d’une part et, d’autre part, la partialité et à la loyauté qu’il peut éprouver envers son cabinet et ses collègues. Par conséquent, son aptitude à représenter son client, l’appelant, de façon objective et indépendante sera diminuée. La nature des discussions et les divulgations dont l’appelant a eu connaissance à l’égard de ce conflit d’intérêts potentiel sont également préoccupantes, quoique je n’ai pas de motifs qui me permettraient de conclure que le consentement donné à l’avocat pour intervenir dans le présent appel n’était pas totalement éclairé et compris.

Conclusion

[51]         Le dessaisissement de l’avocat inscrit au dossier est toujours une mesure extrême ne devant être ordonnée que dans les cas les plus manifestes. Le conflit d’intérêts donnant lieu à la demande le dessaisissement de l’avocat doit être réel, important et persistant. Si le conflit d’intérêts est éventuel, indirect ou prématuré, la demande de dessaisissement de l’avocat ne doit pas être accordée (Essa, aux paragraphes 43 et 47).

[52]         Ainsi, tous les critères recensés dans la décision Essa, à l’exception du droit de l’appelant à l’avocat de son choix, militent en faveur de l’accueil de la présente requête. Le niveau auquel Shea Nerland semble être impliqué dans la promotion et la gestion de l’abri fiscal frauduleux allégué et l’importance probable que revêtiront les témoignages de M. Nerland et de M. Mamdani appellent une ordonnance de dessaisissement de l’avocat de l’appelant et de son cabinet afin de maintenir la réputation de l’administration du système judiciaire et d’éviter toute apparence d’irrégularité aux yeux du public.

[53]         Si je permettais à l’avocat de l’appelant de continuer d’être l’avocat inscrit au dossier et que je laissais ce scénario se dérouler lors de l’audience, il est extrêmement probable que le conflit d’intérêts se concrétiserait, au détriment de l’appelant, M. Woessner. Ce risque n’est ni minime, ni indirect dans les circonstances, mais bien réel et probable. Par conséquent, il est irréaliste de conclure que M. Clark sera en mesure de concilier ses obligations envers ses associés et collègues et ses obligations professionnelles envers son client, M. Woessner. Vu ce risque, la présente affaire est directement visée par les préoccupations recensées par Cour d’appel fédérale à l’occasion de l’affaire Cross-Canada Auto Body Supply.

[54]         Les multiples conflits d’intérêts qui seront probablement soulevés dans ces circonstances sont évidents. Bien que l’appelant ait, semble-t-il, pleinement été informé de la situation et ait accepté que son avocat continue à le représenter, il est impossible de faire abstraction du second problème relatif à l’administration de la justice. Il est possible qu’il existe en l’espèce un conflit entre les obligations de l’avocat de l’appelant envers M. Woessner, qui exige qu’il présente son dossier sous le jour le plus favorable possible, et les obligations d’objectivité de l’avocat à l’égard de l’implication importante de son cabinet dans l’investissement de l’appelant. Comme une partie de la jurisprudence a signalé, un client ne peut  faire abstraction de ce conflit d’intérêts lorsqu’il concerne un avocat, dans son rôle de fonctionnaire judiciaire, au sein du système judiciaire. Notre système exige que l’on puisse tenir pour acquis que l’avocat qui représente un client et s’acquitte en même temps de son obligation envers la Cour est indépendant de toute influence indue. Lorsque l’avocat inscrit au dossier entretient une « relation » étroite avec un témoin comme c’est le cas en l’espèce, la Cour, le public et le client de cet avocat ne peuvent être assurés, concrètement et visiblement qu’il remplira ces obligations de façon objective. De là, la grande probabilité d’apparence d’irrégularité aux yeux du public.

[55]         Ces observations me ramènent à la question principale à poser, qui est de savoir si le citoyen éclairé et raisonnablement informé conclurait, vu les circonstances de l’espèce, qu’il y a une raison impérieuse de dessaisir l’avocat et que la saine administration de la justice l’exige. Pour les motifs exposés ci-dessus, j’accueille la requête de l’intimée sollicitant le dessaisissement de l’avocat de l’appelant et du cabinet Shea Nerland, avec dépens.

[56]         Les deux parties ont également convenu que l’appelant paierait la somme de 237,00 $ à l’intimée pour l’indemniser des frais associés à l’annulation par l’appelant de l’interrogatoire préalable planifié. J’ordonne ces dépens de 237,00 $, payables sans délai. L’appelant disposera de 60 jours à partir de la date de la présente ordonnance et des présents motifs de l’ordonnance pour se constituer un nouvel avocat et aviser l’avocat de l’intimée et la Cour de son identité. Lorsque l’appelant aura trouvé un nouvel avocat, les deux parties disposeront de 60 jours à partir de la date à laquelle l’appelant a avisé la Cour de l’identité de son nouvel avocat pour communiquer avec la Cour et l’aviser de l’échéancier proposé pour les étapes restantes du litige.

       Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour de juin 2017.

« Diane Campbell »

La juge Campbell

Traduction certifiée conforme,

François Brunet, réviseur


RÉFÉRENCE :

2017 CCI 124

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2014-3415(IT)G

INTITULÉ :

ADOLF WOESSNER c. LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mars 2017

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

L’honorable juge Diane Campbell

DATE DE L’ORDONNANCE :

Le 28 juin 2017

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l’appelant :

Me Matthew Clark

Avocat de l’intimée :

Me Charles Camirand

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

Me Matthew Clark

 

Cabinet :

Shea Nerland Calnan LLP

Calgary (Alberta)

 

Pour l’intimée :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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