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Date: 19980824

Dossier: 97-100-IT-G

ENTRE :

RICHARD D. GRIGG,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Rip, C.C.I.

[1] La question en l'espèce est de savoir si l'appelant, Richard D. Grigg, a, comme administrateur d'Eastern Abrasive and Coatings Limited (la « Compagnie » ), agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables pour prévenir le manquement de la Compagnie à l'obligation de remettre des retenues à la source au cours de la période allant du 22 décembre 1992 au 4 novembre 1993 (la « période en cause » )[1].

[2] Aux termes de l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ), de l'article 22.1 du Régime de pensions du Canada (le « RPC » ) et de l'article 68.1 de ce qui s'appelait à l'époque la Loi sur l'assurance-chômage (la « LAC » ), lorsqu'une société a omis de remettre au receveur général du Canada les sommes correspondant aux retenues obligatoires sur la paye des employés, les administrateurs de la société, au moment où celle-ci était tenue de déduire, de retenir ou de verser les sommes, sont solidairement responsables, avec la société, du paiement de ces sommes, y compris les intérêts et les pénalités s'y rapportant. Toutefois, un administrateur n'est pas responsable s'il a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté, pour prévenir le manquement qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables : voir par exemple le paragraphe 227.1(3) de la Loi.

[3] La Compagnie a, durant la période en cause, omis de remettre au receveur général les sommes retenues à la source sur la paye de ses employés, et une cotisation a été établie à son égard au titre de ces sommes, avec intérêts et pénalités. Le 8 mai 1996, Revenu Canada a établi une cotisation à l'égard de M. Grigg en vertu du paragraphe 227.1(1) de la Loi, de l'article 22.1 du RPC et de l'article 68.1 de la LAC (ainsi que de l'article 38 de la Loi de l'impôt sur le revenu de l'Ontario), pour le motif que M. Grigg n'avait rien fait pour prévenir le manquement de la Compagnie à l'obligation de remettre les sommes en question.

[4] Les faits ayant mené à la cotisation établie à l'égard de M. Grigg indiquent que ce dernier a conclu une opération avec une banque relativement à l'achat d'une entreprise et que, dès le jour où l'entreprise a démarré, il était complètement dépassé, bien que ne s'en rendant pas compte à l'époque.

[5] M. Grigg a onze années d'études. Il a en outre étudié dans le domaine de l'informatique et de l'analyse fonctionnelle à un collège communautaire et a donné des cours d'informatique. Avant de constituer la Compagnie le 8 décembre 1992, M. Grigg n'avait aucune expérience en matière de gestion.

[6] Durant l'été 1992, M. Grigg a travaillé pour Quick-Blast Inc. ( « Quick » ), société exploitant une entreprise de sablage et de peinture d'acier profilé. Quick employait trois personnes à son atelier ainsi qu'une autre personne qui travaillait comme secrétaire et aide-comptable. Les propriétaires de Quick ont demandé à M. Grigg de trouver de nouveaux clients, d'élaborer un système d'estimation de travaux et de gérer l'exploitation quotidienne de Quick. Il appert que M. Grigg était un actionnaire minoritaire de Quick et qu'il s'est porté garant à l'égard des dettes qu'avait Quick envers son banquier. M. Grigg a travaillé pour Quick pendant six mois, c'est-à-dire jusqu'à la deuxième ou troisième semaine de novembre 1992, époque où les principaux actionnaires de Quick ont déposé leur bilan et où le banquier de Quick, soit la Banque Toronto-Dominion (la « Banque » ), a prétendument repris les actifs de Quick.

[7] M. Grigg a dit qu'il voyait des possibilités pour l'entreprise de Quick puisque cette dernière avait des contrats. Même avant que les propriétaires de Quick abandonnent l'entreprise, M. Grigg avait discuté de la possibilité d'acheter les actifs commerciaux directement à Quick. Cependant, son avocat l'avait averti que cela pourrait causer des problèmes juridiques, car, en tant que nouveau propriétaire, il pourrait être responsable des dettes existantes de l'entreprise.

[8] M. Grigg est allé à la Banque pour négocier l'achat de l'entreprise de Quick directement à la Banque. Initialement, M. Grigg a discuté avec le directeur de la succursale de la Banque au « Pickering Town Centre » , soit M. Murray Yule. La Banque et M. Grigg ont convenu que la Compagnie achèterait les actifs de Quick à la Banque et que la Banque accorderait à la Compagnie une ligne de crédit d'exploitation initiale de 20 000 $ et qu'elle lui permettrait d'emprunter une somme supplémentaire de 20 000 $ pour acheter du matériel[2]. En échange, la Compagnie devait garantir les emprunts existants de Quick, qui s'élevaient à 45 000 $. M. Grigg a accepté de garantir personnellement la dette de la Compagnie envers la Banque. Cet arrangement, disait M. Grigg, avait été conclu avec M. Yule et un autre employé de la succursale, soit, comme l'a révélé ultérieurement le témoignage de M. Yule, Mme Freda Gauweiler, la directrice adjointe (crédit) de la succursale. L'opération a été conclue par la Compagnie et la Banque, mais, insiste M. Grigg, non de la manière initialement prévue.

[9] Un des problèmes tenait au fait que, bien qu'elle puisse avoir eu une sûreté grevant les actifs de Quick, la Banque ne semble pas avoir eu de liste de tout le matériel affecté à la garantie de l'emprunt de Quick.

[10] Quoi qu'il en soit, la Compagnie a racheté l'entreprise de Quick à la Banque en décembre 1992. Les employés de Quick sont devenus les employés de la Compagnie. Mme Donna Cunningham, qui était la secrétaire et l'aide-comptable de Quick, est devenue la secrétaire et l'aide-comptable de la Compagnie. Initialement, l'entreprise a continué d'être exploitée dans les mêmes locaux.

[11] M. Grigg a témoigné qu'il avait signé une convention d'achat-vente avec la Banque relativement à l'acquisition de l'entreprise, et qu'il avait signé également un acte de vente. Il n'a reçu de la Banque aucune copie de cette documentation. Il disait que Mme Gauweiler lui avait promis une copie de tout ce qui avait été signé. Dans l'intervalle, la Banque avait transféré les « comptes commerciaux » de sa succursale de Pickering à sa succursale d'Oshawa et, selon M. Grigg, on lui a dit que la Banque avait perdu les documents de clôture lors du déménagement. Un employé de la succursale d'Oshawa, M. Niall MacPhearson, a pris en charge la surveillance du compte de la Compagnie.

[12] M. Grigg croit avoir eu au moins trois discussions avec des employés de la Banque dans le but d'obtenir la documentation nécessaire. Il a dit qu'il avait chargé l'aide-comptable de la Compagnie, Mme Donna Cunningham, d'aller chercher les documents à la Banque et qu'elle non plus n'avait pu les obtenir.

[13] Mme Cunningham a confirmé dans son témoignage que, bien qu'ayant fréquemment cherché à obtenir de la Banque les documents de clôture, elle n'y était pas parvenue. La Banque lui avait d'abord dit qu'il faudrait « quelques jours pour dresser » les documents et qu'on pourrait passer les prendre à la Banque peu après. Lorsqu'elle était allée à la Banque, on lui avait dit que les documents n'étaient pas prêts. Par la suite, elle s'est fait dire que les documents avaient été expédiés à Oshawa, puis on lui a finalement dit que la Banque n'arrivait pas à trouver les documents.

[14] Quoi qu'il en soit, le 17 décembre 1992 ou vers cette date, la Compagnie et M. Grigg ont signé la documentation habituelle requise par la Banque lorsqu'une société ouvre un compte. M. Grigg a signé une garantie en faveur de la Banque relativement à la dette de la Compagnie, et la Compagnie a signé un contrat de garantie générale en faveur de la Banque. Ces documents ont été produits en preuve.

[15] M. Grigg a déclaré que la Compagnie n'a jamais reçu la ligne de crédit d'exploitation qui lui avait été promise. Cette ligne de crédit devait constituer le fonds de roulement de la Compagnie. M. Grigg a dit que la ligne de crédit avait immédiatement été « épuisée » , ce que M. Yule a reconnu. En fait, les deux témoins ont employé le mot « épuisée » pour indiquer que la ligne de crédit d'exploitation avait été utilisée à concurrence du montant maximum approuvé par la Banque. M. Yule n'avait « aucune idée » quant à savoir comment ou pourquoi la Compagnie avait utilisé toute sa ligne de crédit. Le compte était géré par Mme Gauweiler et, lorsque le compte a été transféré à Oshawa en janvier 1993, M. Yule n'en avait plus la responsabilité.

[16] Une copie du grand livre général de la Compagnie a été déposée et se trouve à l'onglet 9 de la pièce A-1, qui est un recueil des documents de l'appelant. L'écriture d'ouverture passée dans le grand livre général, en date du 22 décembre 1992, indique un montant de 21 735,94 $ « pour l'ouverture de compte » . En regard du montant de 21 735,94 $ figurent les lettres « OD » . M. Grigg a dit qu'il s'agit d'une abréviation du mot anglais « overdraft » ( « découvert » ). Durant toute la période où elle a exploité son entreprise, la Compagnie était à découvert. M. Grigg discutait du problème avec M. Yule, Mme Gauweiler, M. MacPhearson et « quiconque voulait bien l'écouter » . M. Grigg a répété que, selon le « marché » conclu entre lui et la Banque, la Compagnie aurait une ligne de crédit d'exploitation de 20 000 $ avec un solde zéro dans son compte. Au lieu de cela, il y avait un solde négatif dans le compte. M. MacPhearson lui a dit, se rappelait M. Grigg, qu'en « aucune façon » la Banque n'aurait pu accorder une ligne de crédit de 20 000 $ avec un solde zéro.

[17] Par conséquent, se souvenait M. Grigg, la Compagnie était incapable d'acheter des produits et avait dû refuser du travail parce qu'elle ne pouvait fonctionner dans un cadre normal. La Compagnie n'avait pas de fonds de roulement.

[18] M. Grigg a reconnu que, en décembre 1992, il savait que la Banque virait de l'argent de la ligne de crédit pour le paiement de prêts qu'elle avait antérieurement consentis à Quick. Les premiers mois de l'exploitation de la Compagnie, M. Grigg était au courant des problèmes financiers de celle-ci et des difficultés potentielles pour ce qui est de l'exercice de ses activités.

[19] Comme la Compagnie était à découvert, la Banque a insisté pour approuver tous les chèques émis par la Compagnie, d'après M. Grigg. Ce dernier a expliqué que la Banque exigeait qu'on lui fournisse une liste de chèques ou des photocopies de chèques de manière à ce qu'elle puisse déterminer quels chèques seraient honorés. C'était M. MacPhearson qui approuvait ou non les chèques. M. Grigg a également dit qu'il fallait l'autorisation de M. MacPhearson pour soumissionner des travaux. Il s'en était plaint à M. MacPhearson en sa présence et par téléphone.

[20] M. Grigg a témoigné qu'il n'avait pas retenu les services d'un avocat pour se faire aider lorsqu'il a négocié l'acquisition de l'entreprise de Quick ou lors de la conclusion du marché.

[21] La validité du titre que la Banque pouvait avoir sur les actifs qu'elle prétendait vendre à la Compagnie a été mise en doute. Le 18 décembre 1992, les avocats de PPG Canada Inc. ( « PPG » ) ont écrit à Quick et à la Compagnie. Les avocats de PPG faisaient fi de la position de la Banque. À leur avis, selon une conversation que leur cliente avait déjà eue avec M. Grigg, Quick avait vendu son entreprise à la Compagnie et, si c'était le cas, cette cession constituait un transfert de la totalité ou presque des actifs de Quick hors du cours normal des affaires. La vente était donc contraire à la Loi sur la vente en bloc et à la Loi sur les cessions en fraude des droits des créanciers de l'Ontario. La position de PPG était que Quick et M. Grigg avaient tous les deux une obligation envers PPG en ce qui concerne la valeur des actifs prétendument cédés, à concurrence de l'obligation de Quick.

[22] M. Grigg a dit que, lorsqu'il avait avisé M. Niall MacPhearson de la réaction de PPG à la vente, M. MacPhearson lui avait dit que « cela passerait parce que la Banque Toronto-Dominion est un créancier garanti » .

[23] Le 17 mars 1993, la PPG a déposé une déclaration dans le cadre d'une action contre M. Grigg à titre personnel et contre la Compagnie. Une défense a été déposée au nom des défendeurs.

[24] Le 18 août 1993, M. Grigg a écrit à M. MacPhearson une lettre passant en revue une réunion tenue le 11 août entre M. Grigg, M. MacPhearson et Me Stewart, l'avocat de M. Grigg. De l'avis de M. Grigg, dès que M. MacPhearson a pris en charge le compte de la Compagnie, « tous les arrangements ont tourné mal » . Dans la lettre, M. Grigg accusait la Banque d'avoir « paralysé » la Compagnie; la Banque exerçait un contrôle total sur l'orientation de la Compagnie, de même que sur ses obligations et besoins commerciaux quotidiens.

[25] Dans la lettre du 18 août, M. Grigg disait que, de l'avis de son avocat, la Banque avait manqué à sa responsabilité d'aviser les créanciers de Quick lorsque les actifs avaient été saisis par la Banque et vendus à la Compagnie. L'avocat concluait que c'était là une violation de la Loi sur la vente en bloc de l'Ontario et que c'était contraire à la Loi sur les cessions en fraude des droits des créanciers.

[26] Dans la lettre, M. Grigg parlait aussi d'occasions que la Compagnie avait manquées parce que la Banque ne l'avait pas appuyée comme cela avait initialement été convenu. M. Grigg a déclaré que la Compagnie avait noué des relations commerciales et qu'elle avait convenu d'un contrat de 3 500 000 $ avec Postes Canada et d'un contrat de 800 000 $ avec la société Chrysler à Détroit. En bref, M. Grigg imputait l'incapacité de la Compagnie à obtenir des nouveaux contrats au refus de la Banque de financer la Compagnie.

[27] Au procès, M. Grigg a insisté sur le fait qu'il avait eu des discussions avec des dirigeants de la Banque en vue de convaincre ces derniers d'honorer des chèques qu'il entendait émettre en faveur du receveur général du Canada. Toutefois, ces dirigeants étaient seulement d'accord pour honorer les chèques nécessaires « pour que la Compagnie puisse continuer à fonctionner » . Il a dit qu'il avait « tout essayé pour amener la Banque à approuver le versement des retenues à la source » . Il a dit qu'il estimait qu'il était important de rester en contact avec Revenu Canada.

[28] M. Grigg a reconnu que, en fait, la Compagnie n'avait émis qu'un seul chèque en faveur de Revenu Canada, soit un chèque postdaté du 19 octobre 1993 d'un montant de 2 088 $ qui n'a pas été honoré. M. Grigg a dit que, comme M. MacPhearson devait approuver tout chèque fait par la Compagnie et que ce dernier ne voulait pas que la Compagnie effectue quelque paiement que ce soit, il estimait qu'il serait inutile d'établir des chèques pour Revenu Canada. La Banque avait « pris sur elle de déterminer quels chèques seraient traités » .

[29] M. Grigg a dit que la Banque « dirigeait essentiellement la Compagnie » , ajoutant : « Je ne faisais que rendre compte à la Banque par téléphone » . Lorsqu'il avait apporté le contrat de Postes Canada à la Banque, il croyait que la Banque se serait « empressée » d'appuyer la Compagnie. Au contraire, la Banque lui a fait savoir que cela ne l'intéressait pas de financer le contrat.

[30] Afin de réduire les frais de la Compagnie, M. Grigg avait acquis de nouveaux locaux pour elle en août 1993. Il a obtenu ainsi plus d'espace pour la Compagnie, à un loyer moitié moins élevé que le loyer précédent.

[31] M. Grigg avait pensé changer de banque et avait eu des discussions avec la Banque de Montréal. La Banque de Montréal, a-t-il dit, était prête à l'appuyer mais voulait que la Compagnie poursuive la Banque immédiatement pour le motif que cette dernière n'avait pas effectué un transfert des actifs en bonne et due forme. Il avait également contacté des investisseurs privés, qui s'étaient initialement intéressés à la Compagnie, mais qui, après avoir appris que la validité de l'achat de l'entreprise était mise en doute, avaient eu peur d'investir.

[32] M. Grigg signait tous les chèques de la Compagnie une fois ceux-ci établis par Mme Cunningham. Cependant, a-t-il dit, c'était « la Banque qui déterminait quels chèques seraient approuvés » .

[33] M. Grigg a reconnu qu'il savait que la Compagnie était tenue en vertu des diverses lois de remettre les retenues à la source au receveur général du Canada. Il a dit que, initialement, il n'était pas au courant que les retenues à la source n'avaient pas été remises. Il était préoccupé par les difficultés qu'il avait avec la Banque et par la difficulté qu'il avait à obtenir des approvisionnements des fournisseurs. Des créanciers menaçaient d'intenter des poursuites, et il a dit : « Diane essayait probablement de me protéger au début [...] » . Il croit que c'est en février ou mars 1993 qu'il a appris que la Compagnie avait omis de remettre des retenues à la source, lorsque Mme Cunningham l'en a pour la première fois informé. Il insistait pour dire qu'il avait immédiatement téléphoné à Revenu Canada pour expliquer pourquoi la Compagnie avait omis de remettre les retenues à la source. Des fonctionnaires de Revenu Canada lui avaient indiqué qu'un autre employé de Revenu Canada le contacterait ultérieurement.

[34] Finalement, en juin 1993, une certaine Sabrina James, de Revenu Canada, a téléphoné à M. Grigg pour organiser une rencontre avec lui au bureau de Mme James, à Scarborough (Ontario). Au téléphone, Mme James a posé plusieurs questions à M. Grigg et lui a demandé d'apporter les livres de la Compagnie à la réunion, prévue pour juillet 1993.

[35] À la réunion avec l'employée de Revenu Canada, se souvenait M. Grigg, il avait expliqué les problèmes que connaissait la Compagnie, y compris l'action intentée par PPG et les problèmes avec la Banque, et il avait fourni à Revenu Canada toute l'information demandée par ce dernier. M. Grigg a ajouté que, outre PPG, au moins six autres fournisseurs menaçaient d'intenter des poursuites. Il a décrit la situation comme une « bataille quotidienne » .

[36] M. Grigg a dit à Mme James que les montants des chèques de paye des employés provenaient de la ligne de crédit d'exploitation. La Compagnie n'avait pas de compte de paye distinct ni de compte distinct pour les retenues à la source.

[37] M. Grigg a concédé que ses chèques de paye faits par la Compagnie étaient honorés par la Banque. Toutefois, a-t-il dit, la plupart des chèques qu'il recevait étaient destinés à le rembourser de frais d'approvisionnements. Au cours des onze mois pendant lesquels il a travaillé pour la Compagnie, il a reçu 10 000 $.

[38] Au cours de leur réunion, Mme James a demandé à M. Grigg des chèques mensuels postdatés de 4 000 $ chacun en acquittement de la dette impayée, ainsi qu'un engagement de la part de la Compagnie à rester à jour dans ses versements. M. Grigg a dit qu'il avait offert à Revenu Canada 2 000 $ par mois « parce que nous n'avions pas suffisamment de fonds » . Revenu Canada a refusé la contre-proposition. M. Grigg a dit qu'il entendait soulever la question avec M. MacPhearson mais que M. MacPhearson « n'en était pas très préoccupé » . Il a dit que M. MacPhearson n'avait offert d'honorer aucun chèque payable à Revenu Canada.

[39] Une deuxième réunion avec Revenu Canada a eu lieu. M. Grigg avait retenu les services d'un « consultant » pour le conseiller lors de cette réunion. Le consultant a toutefois dit à Revenu Canada que, si le gouvernement ne voulait pas accepter l'offre de M. Grigg de remettre des chèques mensuels postdatés de 2 000 $, M. Grigg opterait pour la faillite. M. Grigg a dit qu'il n'avait jamais eu l'intention de déposer son bilan et qu'il a alors immédiatement renvoyé le consultant.

[40] M. Grigg a bel et bien remis à Revenu Canada des chèques postdatés de 2 000 $, mais Revenu Canada n'a pas voulu accepter ces paiements. Apparemment, d'après ce que dit M. Grigg, Mme James lui a fait savoir que, si la Compagnie ne payait pas comme on l'exigeait, Revenu Canada procéderait à la saisie-arrêt de toutes les créances de la Compagnie. M. Grigg avait discuté de la réaction de Mme James avec M. MacPhearson, et M. MacPhearson avait dit à M. Grigg de lui dire ce que voulait Revenu Canada et qu'il n'y ferait pas obstacle.

[41] Mme James était allée aux bureaux de la Compagnie à la mi-septembre 1993 pour examiner les livres et les contrats et pour se renseigner sur l'action intentée par PPG. Elle a demandé un chèque d'environ 2 088 $, et M. Grigg a accédé à cette demande. Comme la Compagnie n'avait pas de fonds pour couvrir les chèques, M. Grigg a téléphoné à la Banque pour obtenir son approbation, et la Banque avait accepté d'honorer le chèque. C'était un chèque postdaté du 19 octobre 1993. Toutefois, lorsqu'il a été remis à l'encaissement, la Banque a refusé de l'honorer. M. Grigg a dit qu'il avait appris que le chèque n'avait pas été honoré par la Banque le 28 octobre 1993 ou vers cette date, c'est-à-dire lorsque M. MacPhearson en avait informé Mme Cunningham par télécopieur. Lorsque M. Grigg avait téléphoné à M. MacPhearson pour savoir pourquoi le chèque n'avait pas été honoré, M. MacPhearson lui avait dit « qu'il était pris ou occupé ce jour-là et n'avait pu approuver le chèque » .

[42] À ce stade, M. Grigg avait commencé à « examiner les options, y compris la possibilité de ne pas contester le droit de Revenu Canada de procéder à la saisie-arrêt des créances de la Compagnie et de payer PPG » . La Compagnie ne pouvait obtenir d'argent de la Banque. Comme il n'y avait pas d'autre solution valable, M. Grigg a décidé en novembre de faire ce que la Banque avait recommandé plusieurs fois : fermer l'entreprise. Il a remis les clés de l'entreprise à M. MacPhearson.

[43] La Banque a informé M. Grigg que, s'il ne retournait pas dans les locaux de la Compagnie ou s'il n'emportait rien avec lui, elle n'engagerait contre lui aucune procédure fondée sur la garantie qu'il avait donnée à la Banque et, en effet, la Banque n'a pas exercé de poursuites contre M. Grigg. Plusieurs mois avant l'audition de l'appel en l'espèce, une transaction a mis fin à l'action de PPG contre M. Grigg.

[44] Mme Cunningham a témoigné qu'elle avait travaillé pour Quick pendant deux ans avant de se joindre à la Compagnie. Elle avait précédemment suivi un cours de tenue des livres. Chez Quick, elle répondait au téléphone, tapait la correspondance, recevait le courrier, faisait fonction d'aide-comptable et traitait avec la Banque. Elle a continué à remplir ces fonctions chez la Compagnie.

[45] Mme Cunningham a déclaré que M. Grigg avait eu de nombreuses réunions avec des dirigeants de la Banque et qu'elle avait assisté à la plupart de celles-ci. Elle a confirmé ce que M. Grigg avait cru comprendre, à savoir qu'il avait notamment été convenu avec la Banque que, le jour où la Compagnie ouvrait ses portes, elle devait avoir une ligne de crédit de 20 000 $ et non un découvert.

[46] Du fait que la ligne de crédit d'exploitation n'a jamais été mise en place, a témoigné Mme Cunningham, la Compagnie a connu de nombreux problèmes, dont les deux suivants: la Compagnie ne pouvait recouvrer ses créances parce que la Banque les saisissait, et Revenu Canada ne pouvait être payé. Elle a confirmé que M. MacPhearson déterminait lesquels des créanciers de la Compagnie seraient payés. Mme Cunningham se rappelait qu'elle envoyait à ce dernier une liste de comptes fournisseurs et de comptes clients et qu'il déterminait quels chèques seraient honorés. Elle envoyait la liste à M. MacPhearson d'abord une fois par mois, puis une fois par semaine.

[47] Mme Cunningham a dit qu'elle n'était pas sûre de la date à laquelle elle avait avisé M. Grigg qu'aucun montant de retenues à la source n'avait été versé à Revenu Canada : c'était en janvier ou février 1993. Elle a dit qu'elle avait parlé à M. MacPhearson et qu'il lui avait dit que « Revenu Canada pouvait attendre » . Mme Cunningham a dit que toute réunion avec M. MacPhearson à laquelle elle avait assisté à la Banque avait été « inutile » . Elle a décrit M. MacPhearson comme étant un homme « arrogant » . Elle a concédé que c'est en mars 1993 qu'elle avait pour la première fois demandé un chèque payable à Revenu Canada au titre de retenues à la source, et elle a dit que la Banque avait refusé d'acquiescer à cette demande. Avant mars, elle avait « seulement demandé [à M. MacPhearson] quels chèques ils pouvaient faire et quels chèques il approuverait » .

[48] Mme Cunningham se rappelait que, lorsque PPG avait intenté une action contre M. Grigg et la Compagnie, la Banque elle-même avait dit qu'elle ne savait pas avec certitude qui était propriétaire des actifs au moment de leur vente à la Compagnie, et Mme Cunningham a déclaré que « les choses ont commencé à tourner au vinaigre » .

[49] M. Yule a reconnu qu'il avait été convenu avec M. Grigg que, lorsqu'elle reprendrait l'entreprise de Quick, la Compagnie aurait une ligne de crédit d'exploitation de 20 000 $ et se verrait également accorder un prêt à terme. La Compagnie devait en outre conclure un contrat de garantie générale avec la Banque relativement à l'ensemble de ses créances, actifs et entreprises.

[50] M. Yule se rappelait que M. MacPhearson, bien que travaillant pour la succursale d'Oshawa, avait un bureau à la succursale de M. Yule à Pickering. M. MacPhearson ne relevait pas de M. Yule; il relevait de la succursale d'Oshawa.

[51] M. Yule a reconnu qu'il avait pris part aux négociations relatives à la vente des actifs de Quick à la Compagnie, mais seulement dans une « faible mesure » . Le témoignage de M. Yule ne m'a pas éclairé quant aux modalités de la convention entre la Banque et M. Grigg. M. Yule a indiqué que M. MacPhearson travaille maintenant pour la Banque à Thunder Bay.

[52] Me fondant sur les faits énoncés précédemment, je dois déterminer si M. Grigg a, comme administrateur de la Compagnie, agi avec le degré exigé de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir les manquements de la Compagnie à l'obligation de remettre les retenues à la source au receveur général durant la période en cause. Bon nombre de jugements publiés traitent de cette question, et la déclaration la plus récente de la Cour d'appel fédérale à ce sujet figure dans les motifs rendus par le juge Robertson dans l'arrêt Soper v. R.[3] :

[...] La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi est fondamentalement souple. Au lieu de traiter les administrateurs comme un groupe homogène de professionnels dont la conduite est régie par une seule norme immuable, cette disposition comporte un élément subjectif qui tient compte des connaissances personnelles et de l’expérience de l’administrateur, ainsi que du contexte de la société visée, notamment son organisation, ses ressources, ses usages et sa conduite. Ainsi, on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d’affaires chevronnés).

La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi n’est donc pas purement objective. Elle n’est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu’un administrateur affirme qu’il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l’intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n’est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la « compétence » et l’idée de « circonstances comparables » . Par conséquent, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme « objective subjective » .

[53] Le juge Robertson rangeait les jugements publiés dans deux catégories : ceux qui traitent d' « administrateurs internes » et ceux qui traitent d' « administrateurs externes » . À la page 263 (5416-5417), il dit :

[...] il est difficile de nier que les administrateurs internes, c’est-à-dire ceux qui s’occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l’entreprise, elles n’avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l’emporter sur la présomption qu’elles étaient au courant des exigences de versement et d’un problème à cet égard, ou auraient dû l’être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l’élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l’aspect objectif de la norme.[4]

[54] Il est indéniable que M. Grigg était un administrateur interne de la Compagnie. En fait, il en était l'unique administrateur.

[55] Chaque affaire doit être tranchée selon les faits qui lui sont propres. Comme le disait le juge Bowman de la C.C.I. dans l'affaire Cloutier v. M.N.R[5], l'analyse de la défense de diligence raisonnable est une question de fait :

Il s’agit donc de trancher une question de fait; la Cour doit essayer, dans la mesure du possible, de déterminer ce qu’une personne raisonnablement prudente aurait dû et aurait pu faire à l’époque dans des circonstances comparables. Les tentatives faites par les tribunaux pour évoquer l’hypothétique personne raisonnable ne se sont pas toujours soldées par une réussite incontestable. Des critères ont été élaborés, affinés et réitérés de manière à donner au processus une apparence de rationalité et d’objectivité, mais, en fin de compte, le juge chargé de rendre une décision doit appliquer ses propres notions du bon sens et de l’équité.

[56] Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu'une personne plus avisée que M. Grigg en matière de pratiques commerciales n'aurait pas conclu une transaction avec la Banque de la manière dont M. Grigg l'a fait. Dès le jour où la Compagnie a commencé à exploiter l'entreprise qu'elle croyait avoir achetée à la Banque, elle s'est trouvée dans une situation financière intolérable. M. Grigg n'était toutefois pas un homme d'affaires avisé. Il semble s'agir de sa première incursion dans le monde commercial comme investisseur/gestionnaire. Je ne suis pas étonné que, pendant le temps que la Compagnie exerçait ses activités, M. Grigg ait passé le plus clair de son temps à lutter pour maintenir la Compagnie à flot.

[57] D'après M. Grigg et Mme Cunningham, dès le début des activités de la Compagnie, la Banque a déterminé quels créanciers de la Compagnie seraient payés. M. Grigg se préoccupait d'essayer d'améliorer la situation de la Compagnie par rapport à la Banque et de faire en sorte que les fournisseurs de la Compagnie continuent de l'approvisionner. Bien que sachant que la Compagnie était légalement tenue de remettre les retenues à la source, M. Grigg n'a porté son attention sur cela qu'à un moment donné en février ou mars, lorsque Mme Cunningham l'a informé que la Compagnie avait omis de remettre les retenues à la source au receveur général. C'est seulement alors qu'il a immédiatement contacté Revenu Canada dans une tentative de régler la question des paiements en retard et de mettre la Compagnie en règle avec Revenu Canada. C'est également en mars 1993 que Mme Cunningham a pour la première fois officiellement demandé à M. MacPhearson d'émettre des chèques en faveur du receveur général, ce qui a été refusé. Il n'y avait aucun système dans lequel M. Grigg aurait pu avoir le moindrement confiance pour assurer la remise en temps opportun, par la Compagnie, des retenues à la source au receveur général.

[58] Jusqu'à la fin de février 1993 inclusivement, M. Grigg n'a rien fait pour prévenir les manquements de la Compagnie à son obligation de remettre les retenues. Le fait que la Compagnie ait été prise dans une relation intolérable avec son banquier ne constitue pas en soi une défense valable de diligence raisonnable. C'est seulement quand M. Grigg a été mis au courant de ces manquements, qu'il a contacté Revenu Canada en vue d'y remédier et que Mme Cunningham a demandé à la Banque d'approuver des chèques payables à Revenu Canada que M. Grigg a commencé à agir avec le degré nécessaire de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir des manquements ultérieurs. Il est évident que, vu la présence dominante de la Banque dans les affaires de la Compagnie, aucun chèque payable à Revenu Canada n'allait être approuvé ou honoré par la Banque[6].

[59] Donc, à mon avis, jusqu'à ce que M. Grigg contacte Revenu Canada et que Mme Cunningham demande à la Banque d'honorer un chèque à l'ordre du receveur général, soit apparemment à un moment donné en mars 1993, aucun employé de la Compagnie, y compris M. Grigg, n'a fait quoi que ce soit pour prévenir les manquements à l'obligation de remettre les retenues à la source. Après que la Banque eut rejeté la demande d'approuver le chèque à l'ordre du receveur général, M. Grigg savait avec certitude qu'elle rejetterait toute demande ultérieure. À partir de ce moment, quoi qu'il fasse, il ne pouvait obliger la Compagnie à émettre des chèques en faveur du receveur général sans l'approbation de la Banque. Tant qu'il n'en avait pas été avisé, M. Grigg ignorait que la Compagnie avait omis de remettre des retenues à la source. Ainsi, il ne pouvait prévenir quelque chose dont il ignorait l'existence.

[60] En conséquence, comme administrateur, M. Grigg est responsable du paiement des sommes que la Compagnie a omis de remettre au receveur général du Canada jusqu'au 15 mars 1993 inclusivement, mais non de celles se rapportant à la période subséquente.

[61] L'appel sera admis, avec dépens, et la cotisation sera déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que l'appelant a, pour prévenir les manquements de la Compagnie à l'obligation de remettre des retenues à la source après le 15 mars 1993, agi avec

le degré de soin, de diligence et d'habileté qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour d'août 1998.

« Gerald J. Rip »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 31e jour de mai 1999.

Erich Klein, réviseur



[1]           La date à laquelle la Compagnie a lancé son entreprise n'est pas claire. La première écriture passée dans le grand livre de la Compagnie remonte au 22 décembre 1992 et, faute d'autres éléments de preuve, telle est la date que j'adopte pour déterminer quand la Compagnie a lancé son entreprise et a commencé à rétribuer ses employés.

[2]           La preuve n'est pas claire quant aux sommes exactes. Initialement, M. Grigg disait que la ligne de crédit proposée était de 25 000 $ et que le prêt supplémentaire était de 20 000 $.

[3]           [1997] 3 C.T.C. 242, à la p. 262, 97 DTC 5407, à la p. 5416.

[4]           Id., à la p. 263.

[5]           93 DTC 544, à la p. 545.

[6]           Merson v. M.N.R., 89 DTC 22.

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