Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 19981030

Dossier: 97-1386-IT-G

ENTRE :

WILLIAM A. DUDNEY,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] Les présents appels sont interjetés à l’encontre des cotisations d’impôt sur le revenu établies pour les années d’imposition 1994 et 1995. La question en litige consiste à savoir quelle interprétation il convient de donner à l’expression « base fixe » qui figure à l’article XIV de la Convention Canada-États-Unis en matière d’impôts (1980) (la Convention). Les parties ont reconnu que l’appelant était un résident des États-Unis d’Amérique, et non un résident du Canada, durant toute la période concernée. Il travaillait à Calgary (Alberta) dans le cadre d’un contrat prévoyant la prestation de ses services professionnels pendant environ 300 jours en 1994, et pendant environ 40 jours en 1995. Je dois décider si le revenu qu’il a tiré en vertu de ce contrat doit être imposé au Canada en vertu du libellé de l’article XIV, que voici :

Article XIV

Professions indépendantes

Les revenus qu’une personne physique qui est un résident d’un État contractant tire d’une profession indépendante sont imposables dans cet État. Ces revenus sont aussi imposables dans l’autre État contractant si la personne physique dispose, ou a disposé, de façon habituelle d’une base fixe dans cet autre État mais uniquement dans la mesure où les revenus sont imputables à la base fixe.

La seule question litigieuse consiste à savoir si l’appelant disposait ou non « de façon habituelle d’une base fixe » . L’appelant dit que ce n’était pas le cas alors que l’intimée soutient le contraire.

[2] L’appelant est citoyen des États-Unis. Il est titulaire d’un diplôme en génie aérospatial d’une université américaine. Son expérience et ses qualités d'autodidacte, surtout, lui ont permis d'acquérir de l’expertise dans une discipline appelée la technologie orientée objets (TOO). Aux fins du présent appel, il suffit de dire que la TOO est une méthode relativement nouvelle et sophistiquée au moyen de laquelle il est possible de créer des systèmes informatiques.

[3] En février 1993, une compagnie appelée Object Systems Group Corporation (OSG) a été formée. Elle a peu après conclu son premier contrat, soit un marché de prestation de services, aux termes duquel elle fournissait certains services à PanCanadian Petroleum Limited (PanCan). Ce contrat a été remplacé en 1994 par un autre marché de services, en vertu duquel OSG s’engageait à enseigner aux employés de PanCan à utiliser la TOO pour créer des systèmes informatiques. Aux termes du contrat, le personnel de OSG devait travailler avec certains membres du personnel de PanCan, les former à utiliser la TOO et, ce faisant, les aider à créer un système informatique qui serait placé sur un ordinateur de PanCan et dont cette dernière se servirait et aurait la propriété. Aucune date n’était fixée pour la fin de la formation, et chacune des parties était libre de mettre fin au contrat en donnant un préavis de 30 jours.

[4] OSG a exécuté le contrat en partie en utilisant ses propres employés, en partie en engageant des sous-entrepreneurs indépendants à cette fin. La nature et la nouveauté de la technologie étaient telles qu’il était presqu’impossible de trouver des instructeurs compétents au Canada. OSG a donc recruté des entrepreneurs aux États-Unis, dont l’appelant, qui résidait à l’époque à Houston (Texas). Lorsqu’il a été engagé, il s’attendait à travailler pour OSG pendant environ un an, le projet étant censé être complété au bout de cette période. Toutefois, son contrat avec OSG prévoyait sa résiliation sur préavis de 30 jours, reflétant la disposition du contrat PanCan-OSG. Il a compris dès le départ que son contrat l’engagerait à travailler auprès de PanCan à la formation de ses employés.

[5] Le travail a été exécuté dans les installations de PanCan à Calgary. On a d’abord fourni à l’appelant une petite pièce pour son travail. Après trois mois, on l’a placé dans une pièce plus grande, qu’il partageait avec un certain nombre d’autres experts-conseils. Plus tard, on l’a installé dans un immeuble différent, occupé également par PanCan. La plupart du temps la formation elle-même, ou instruction, était dispensée au personnel de PanCan dans les bureaux des personnes en formation ou dans une salle de conférence. Il y avait parfois des réunions ou des consultations dans l’espace réservée aux moniteurs. L’usage que ces derniers faisaient de l’espace qui leur était alloué était cependant strictement limité. Ils ne pouvaient en disposer qu’aux fins du contrat. Ils ne pouvaient y exercer aucune autre activité, ils étaient autorisés à se servir du téléphone uniquement pour des affaires reliées au contrat conclu avec PanCan, et leur accès à l’immeuble était contrôlé par un système de cartes magnétiques et restreint aux heures ouvrables, les jours de semaine uniquement.

[6] L’appelant n’a apporté avec lui aucun matériel lorsqu’il s’est transporté de Houston à Calgary. Il avait un bureau à domicile à Houston, et parfois il prenait le courrier vocal qui lui était adressé à cet endroit. Il n’avait ni papier à en-tête ni cartes d’affaires indiquant qu’il travaillait auprès de PanCan, ou ailleurs au Canada. Il n’avait aucun permis d’affaires à Calgary, et rien ne le désignait comme travaillant dans les installations de PanCan, que ce soit dans le bottin placé dans le hall de l’immeuble ou d’autre façon. Il facturait OSG régulièrement pour ses heures de travail. Il préparait lui-même ces factures à la maison, à Calgary ou à Houston, et il les adressait à OSG par télécopieur. Ses chèques étaient envoyés à Houston pour y être déposés dans son compte bancaire. Il avait ouvert un compte bancaire à Calgary, dont il ne se servait qu’à des fins personnelles liées à sa subsistance.

[7] L’appelant a passé 300 jours au Canada en 1994 et environ 40 jours en 1995. Il a mis fin à son contrat en donnant un préavis de 30 jours à OSG, pour des raisons personnelles qui rendaient souhaitable son retour à Houston à l’époque. Lorsqu’il a quitté pour la dernière fois les installations de PanCan, il n’a rien emporté avec lui parce qu’il n’avait rien à y prendre.

[8] La Couronne est d’avis que l’appelant, parce qu’il a fourni aux termes du contrat ses services à un endroit précis à Calgary, disposait d’une base fixe au Canada au cours de la période en cause. L’intimée fait valoir que l’expression « base fixe » a un sens beaucoup plus large que celui de l’expression « établissement stable » , qui est définie à l’article V de la Convention. Les dispositions de l’article VII restreignent l’imposition des profits d’un non-résident aux profits qu’il a tirés dans un État étranger et qui sont imputables aux activités qu’il a exercées par l’intermédiaire d’un établissement stable situé dans cet État. La définition de l’expression « établissement stable » à l’article V est libellée en partie comme suit :

Article V

Établissement stable

1. Au sens de la présente Convention, l’expression « établissement stable » désigne une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle un résident d’un État contractant exerce tout ou partie de son activité.

2. L’expression « établissement stable » comprend notamment :

a) Un siège de direction;

b) Une succursale;

c) Un bureau;

d) Une usine;

e) Un atelier; et

f) Une mine, un puits de pétrole ou de gaz, une carrière ou tout autre lieu d’extraction de ressources naturelles.

La position de la Couronne ne trouve qu’un appui limité dans le traité du professeur Arvid A. Skaar de la Norwegian School of Management, intitulé Permanent Establishment, et dans les cas qui y sont cités, lesquels traitent de situations de faits très différentes de celle en cause.

[9] L’expression « base fixe » n’est définie ni dans la Convention ni dans la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi). Je dois donc lui accorder une large interprétation, afin de donner effet à l’intention véritable des États contractants, en évitant une interprétation littérale ou rigoriste si cela risque d’aller à l’encontre de leur intention. Ce faisant, je peux renvoyer aux travaux préparatoires, y compris le modèle de convention de l’OCDÉ et les commentaires qui s'y rapportent[1].

[10] On pourrait penser à première vue qu’il faut donner aux expressions « établissement stable » et « base fixe » deux sens différents, la seconde expression désignant quelque chose de moins considérable que la première. Autrement, pourquoi la Convention emploierait-elle des mots différents dans les deux articles? L’emploi à l’article XIV du verbe « disposer » semble avoir un sens plus restreint que la phrase « exercer une activité [...] par l’intermédiaire de [...] » utilisée à l’article VII. De la même façon, le mot « base » suggère un endroit à partir duquel une personne exerce ses activités, par opposition à un « établissement » , qui peut laisser supposer un endroit une entreprise est exercée[2].

[11] Je suis cependant d’avis que la distinction réelle entre les sens des deux expressions utilisées dans la Convention est très mince, à supposer qu’il y en ait une. Je tire cette conclusion en grande partie en raison du modèle de convention de l’OCDÉ, et des commentaires qui y sont apportés. L’article 14, et la partie pertinente des commentaires à son sujet, sont rédigés en partie comme suit :

MODÈLE DE CONVENTION DE L’OCDÉ

Article 14

PROFESSIONS INDÉPENDANTES

1. Les revenus qu’un résident d’un État contractant tire d’une profession libérale ou d’autres activités de caractère indépendant ne sont imposables que dans cet État, à moins que ce résident ne dispose de façon habituelle dans l’autre État contractant d’une base fixe pour l’exercice de ses activités. S’il dispose d’une telle base fixe, les revenus sont imposables dans l’autre État mais uniquement dans la mesure où ils sont imputables à cette base fixe.

2. L’expression « profession libérale » comprend notamment les activités indépendantes d’ordre scientifique, littéraire, artistique, éducatif ou pédagogique, ainsi que les activités indépendantes des médecins, avocats, ingénieurs, architectes, dentistes et comptables.

COMMENTAIRES SUR L’ARTICLE 14

CONCERNANT L’IMPOSITION DES PROFESSIONS

INDÉPENDANTES

3. Les dispositions de l’article sont analogues à celles auxquelles sont soumis les bénéfices des entreprises et elles reposent en fait sur les mêmes principes qui fondent l’article 7. Les dispositions de l’article 7 et les Commentaires qui s’y rapportent pourraient donc servir de directives pour l’interprétation et l’application de l’article 14. Les principes édictés à l’article 7, par exemple, pour ventiler les bénéfices entre le siège et l’établissement stable, pourraient aussi s’appliquer à la ventilation des revenus entre l’État de la résidence de la personne qui exerce une activité indépendante et l’État où cette activité est exercée à partir d’une base fixe. De même, les dépenses exposées pour une base fixe, y compris les dépenses de direction et les frais généraux, devraient venir en déduction pour la détermination du revenu imputable à la base fixe comme c’est le cas pour les dépenses imputables à l’établissement stable (cf. paragraphe 3 de l’article 7). À d’autres égards aussi, l’article 7 et les Commentaires qui s’y rapportent pourraient aider à interpréter l’article 14, par exemple lorsqu’il s’agit de déterminer si un versement concernant un logiciel doit être classé comme un revenu d’activité commerciale visé par l’article 7 ou 14 ou comme redevances visées par l’article 12.

(Amendé le 23 juillet 1992 : cf. HISTORIQUE)

4. Quoique les articles 7 et 14 soient fondés sur les mêmes principes, on a estimé que la notion d’établissement stable devrait être réservée aux activités commerciales et industrielles. C’est pourquoi l’expression « base fixe » a été employée. Il n’a pas été jugé opportun de la définir mais cette expression vise, par exemple, le cabinet de consultation d’un médecin ou le bureau d’un architecte ou d’un avocat. Il semble qu’une personne exerçant une activité indépendante ne dispose pas normalement d’installations de ce genre dans un État autre que celui dont elle est un résident. Toutefois, s’il existe dans un autre État un centre d’activités présentant certains caractères de fixité ou de permanence, cet État devrait pouvoir imposer les activités en question.

On peut voir que le libellé de la Convention ne diffère pas considérablement de celui du modèle de convention de l’OCDÉ. Le Canada n’a pas non plus fait ses réserves à l’égard des articles pertinents du modèle de convention de l’OCDÉ.

[12] L’avocat de l’intimée a soutenu énergiquement qu’il faut interpréter et appliquer la Convention de façon à conclure qu’un non-résident qui fournit des services au Canada dans l’exercice de sa profession à un endroit identifiable, même si ce dernier est entièrement sous le contrôle d’une autre personne, dispose d’une base fixe et que les revenus tirés de sa profession peuvent par conséquent être imposables au Canada.

[13] À mon sens, la position de la Couronne ne peut l’emporter lorsqu’elle est considérée à la lumière des commentaires précités. En effet, ces paragraphes laissent clairement entendre que, si les expressions « établissement stable » et « base fixe » n’ont pas des sens identiques, ils n’en sont pas moins censés désigner tous deux un lieu de travail contrôlé par l’entreprise qui y exerce ses activités et qui s’identifie à elle, dans le cas de l’article VII, ou à la personne fournissant les services professionnels, dans le cas de l’article XIV.

[14] L’appelant n’avait aucune autorité sur les installations où il travaillait et il n’était en aucune façon identifié à elles. L’intimée ne l’a pas sérieusement contesté, elle a simplement soutenu qu’en travaillant à un endroit fixe au Canada, bien qu’imposé et entièrement contrôlé par PanCan, l’appelant s’est rendu imposable ici. L’appelant n’était aucunement libre d’aller et venir dans l’immeuble où il travaillait en dehors des heures de travail normales, et il ne pouvait y faire d’autre travail que celui qui était prévu par le contrat conclu avec PanCan. Aucune autre compagnie désireuse de recourir à ses services n’aurait pu le joindre à cet endroit, car rien n’indiquait où que ce soit qu’il y travaillait. Il ne disposait dans l’immeuble d’aucun endroit qui lui était exclusivement propre et, de fait, le lieu où il exerçait ses fonctions variait de temps à autre à la seule discrétion du personnel de PanCan. À mon avis, il ne disposait pas de façon habituelle d’une base fixe.

[15] Le préambule de la Convention me renforce dans cette conclusion, où on lit que l’un de ses objectifs est d’éviter la double imposition. L’appelant est un résident des États-Unis et, faute de preuve contraire, je dois tenir pour acquis que son revenu de toutes provenances y est imposé. Il est difficile de voir comment on en arriverait à éviter la double imposition si l’on devait conclure que les revenus que l’appelant a tirés ici en vertu du contrat conclu avec OSG sont également imposables au Canada.

[16] Les appels sont admis et les cotisations sont annulées. L’appelant a droit aux dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 30e jour d’octobre 1998.

« E. A. Bowie »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 21e jour de juin 1999.

Mario Lagacé, réviseur



[1]           Voir l’arrêt Crown Forest Industries Ltd. c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 802 à la page 822.

[2]           The Canadian Oxford Dictionary, aux pp. 108 et 476.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.