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Date: 20000619

Dossier: 1999-334-IT-I

ENTRE :

SHARON CRATE,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Sarchuk, C.C.I.

[1] L'appelante, Sharon Crate, interjette appel des cotisations d'impôt établies à l'égard de ses années d'imposition 1994, 1995 et 1996. Dans le calcul de son revenu pour les années en question, l'appelante a déduit des sommes de 8 534 $, de 10 005 $ et de 9 772 $, respectivement, à titre de pertes locatives. Le ministre du Revenu national a rejeté ces déductions.

[2] Le bien en cause est situé au 4463, chemin Baseline, Sutton West (Ontario) (le “ bien ”); il a été acquis en juin 1989 pour une somme de 525 000 $ en vue de servir de résidence principale pour l'appelante et son conjoint, Barry Thomas Crate. Selon la description fournie par l'appelante, le bien est une maison comportant deux niveaux, soit le rez-de-chaussée et le sous-sol, qui composent deux logements distincts, bien qu'ils soient reliés par un escalier. Le rez-de-chaussée se compose de trois chambres à coucher, d'une cuisine, d'une salle de séjour et de deux salles de bains, tandis qu'on trouve au sous-sol deux chambres à coucher, une pièce servant de chambre à coucher ou de coin de repos, une salle de séjour, une cuisine et une salle de bains. La buanderie, l'emplacement de la chaudière ainsi qu'un débarras doublé d'un atelier sont également situés au sous-sol. Le bien comporte également une piscine creusée et un hangar servant de remise (remise extérieure).

[3] Aux dires de l'appelante, lors de l'acquisition du bien, il était prévu d'utiliser le logement du rez-de-chaussée comme résidence familiale et de louer le logement du sous-sol. L'appelante et sa famille résidaient alors dans une autre maison de la région urbaine de Toronto, qu'elles avaient l'intention de vendre. Toutefois, peu après l'acquisition du bien, le marché de l'immobilier a fléchi, de sorte que les deux maisons ont été mises en vente, le plan étant d'habiter celle, quelle qu'elle soit, qui ne se vendrait pas la première. Entre-temps, à partir de l'automne 1989, les deux logements composant le bien ont été loués. En 1990, l'appelante et son conjoint en ont tiré 24 800 $ de loyer brut, ont engagé des frais d'intérêt de 11 137 $ et ont subi des dépenses totales de 23 423 $, d'où un revenu locatif net de 1 367 $, dont chaque conjoint a déclaré la moitié.

[4] L'achat du bien a été financé par un emprunt de 200 000 $ garanti par une première hypothèque. L'appelante a témoigné que son époux était travailleur indépendant et s'occupait des enfants, tandis qu'elle-même avait un emploi à plein temps. Cela leur causait des problèmes pour obtenir des prêts hypothécaires; ils devaient notamment renégocier chaque année le prêt garanti par une première hypothèque. L'appelante a déclaré également qu'ils avaient dû faire appel à cette fin à des courtiers en hypothèques, ce qui s'était traduit par des frais additionnels. En 1991, le prêt garanti par la première hypothèque a été renouvelé à un taux d'intérêt plus élevé, et un prêt garanti par une deuxième hypothèque, de 40 000 $, a été obtenu d'un autre prêteur. Aussi les dépenses se sont-elles élevées en 1991 à 32 649 $ (dont près des deux tiers d'intérêts), contre 22 900 $ de revenu locatif brut, ce qui a donné une perte nette de 9 794 $, dont l'appelante a déclaré la moitié.

[5] À un certain moment durant l'année 1992, leur “ ancienne maison ” a été vendue. En août 1992, le bail du logement situé au rez-de-chaussée du bien a expiré et l'appelante ainsi que sa famille y ont emménagé. Également, avant le milieu du même été, la famille qui louait le logement du sous-sol a déménagé. L'appelante a indiqué que, à peu près au même moment, ses beaux-parents ont été contraints de vendre leur maison parce qu'ils éprouvaient des difficultés financières et des problèmes de santé; aussi ont-ils loué le logement du sous-sol, leur loyer s'élevant à 600 $ par mois. En 1997, un désaccord est survenu entre la famille de l'appelante et ses beaux-parents, censément à la suite d'une demande d'augmentation du loyer. Les beaux-parents sont partis en octobre, et il n'a pas été possible de trouver un autre locataire avant le deuxième semestre de 1998; le logement a alors été loué 600 $ par mois pour le reste de l'année et tout au long de 1999.

[6] De 1992 à 1997, l'appelante a déclaré les montants suivants au titre du revenu locatif, des dépenses et des pertes relativement au bien :

Année

Revenu

Frais d'intérêt

Dépenses

totales

Part du

loyer

Perte

Part de l'appelante

(100%)

1992[1]

13 150

30 097

34 667

21 517

21 517

1993

7 200

23 347

33 406

16 703

9 503

9 503

1994

7 200

20 308

31 468

15 734

8 534

8 534

1995

7 200

22 471

34 410

17 205

10 005

10 005

1996

7 200

21 531

33 945

16 972

9 772

9 772

1997

4 800

15 391

25 023

12 511

7 711

7 711

Pour les années d'imposition 1998 et 1999, l'appelante a soutenu que le locataire avait exécuté différentes tâches, notamment le déblaiement de la neige et la tonte du gazon, ce qui lui avait permis (à elle) d'épargner le coût de ces services. Elle a également dit que 65 % des dépenses engagées durant cette période étaient attribuées à des fins personnelles, ce qui lui a permis de dégager un léger bénéfice en 1999.

Année

Revenu

Frais

d'intérêt

Dépenses

totales

Part du

loyer

Perte

Part de l'appelante (100%)

1998

1 200

2 878

3 858

1 224

24

24

1999

6 000

15 769

23 250

5 963

37[2]

37

[7] L'appelante soutient que le loyer demandé durant les années d'imposition en cause était juste et raisonnable, étant donné que le bien était situé dans une région essentiellement rurale et qu'on n'y disposait pas des services généralement offerts dans les zones plus urbanisées. De façon plus précise, elle a mentionné qu'il n'y avait pas de trottoirs, d'éclairage public, de conduites d'eau et d'égout, de services de câblodiffusion ni de transport en commun, ajoutant que le seul avantage qu'il y avait à louer le logement à ses beaux-parents était que ces derniers étaient plus disposés à pardonner et à accepter les lacunes que présentait le logement. L'appelante a aussi fait valoir que le loyer versé par les beaux-parents se comparait aux loyers demandés dans les petites annonces des journaux locaux, qui variaient entre 400 $ et 700 $ par mois. Elle a soutenu avoir déployé beaucoup d'efforts en vue de dégager un bénéfice, notamment en prenant des mesures pour réduire les dépenses. Elle a également soutenu que, à son avis, tout indiquait que les pertes locatives à répétition étaient attribuables aux paiements hypothécaires élevés, et elle a fait valoir que la baisse de ces paiements permettrait de tirer un bénéfice du bien locatif.

[8] Pour que son appel soit admis, l'appelante doit faire la preuve que les dépenses en question ici ont été engagées en vue de tirer un revenu d'un bien. Le paragraphe 9(1) de la Loi définit le concept de revenu d'entreprise en faisant référence à un bénéfice, tandis que l'alinéa 18(1)a) de la Loi prévoit des restrictions précises concernant la déduction des dépenses. Plus particulièrement, cet alinéa interdit une telle déduction, sauf si la dépense a été faite ou engagée par le contribuable en vue de tirer un revenu. L'alinéa 18(1)h) limite expressément la déduction des frais personnels ou de subsistance, qui, selon la définition de ce terme au paragraphe 248(1) de la Loi, comprennent les dépenses inhérentes à des biens, sauf s'ils sont entretenus dans le but ou avec l'espoir raisonnable de tirer un profit de l'exploitation d'une entreprise.

[9] Dans l'affaire Moldowan c. La Reine[3], le juge Dickson (titre qu'il portait à l'époque) a proposé le critère suivant afin de déterminer s'il existe une expectative raisonnable de profit (on parle maintenant d'“ attente raisonnable de profit ”) :

Une jurisprudence volumineuse traite de la signification de l'expression expectative raisonnable de profit, mais il ne s'en dégage aucune constante. A mon avis, on doit s'appuyer sur tous les faits pour déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit. On doit alors tenir compte des critères suivants: l'état des profits et pertes pour les années antérieurs, la formation du contribuable et la voie sur laquelle il entend s'engager, la capacité de l'entreprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l'allocation à l'égard du coût en capital. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive. Les facteurs seront différents selon la nature et l'importance de l'entreprise: La Reine c. Matthews (1974), 74 D.T.C. 6193. Personne ne peut s'attendre à ce qu'un fermier qui achète une affaire déjà productive subisse au départ les mêmes pertes que celui qui met sur pied une exploitation forestière sur un terrain vierge.

[10] Au vu de différents facteurs, je suis amené à conclure que la position de l'appelante n'est pas fondée. Elle prétend que l'absence de bénéfice est attribuable presque exclusivement à des intérêts hypothécaires élevés. Cela peut être exact dans une certaine mesure; toutefois, c'est là une chose que l'appelante aurait dû savoir avant de se lancer dans cette entreprise[4]. Elle savait qu'ils étaient considérés comme des emprunteurs à haut risque, qu'ils n'étaient pas capables d'obtenir des taux d'intérêt et des conditions de paiement avantageux, et qu'ils devraient sans doute acquitter des honoraires de courtier en hypothèques pour obtenir un emprunt. Malgré ces faits, aucune prévision de revenu et de dépense ne semble avoir été effectuée, bien que, à partir des faits dont ils avaient connaissance, il aurait dû être clair qu'ils avaient peu de chances de réaliser un bénéfice. L'observation de l'appelante selon laquelle [TRADUCTION] “ le loyer demandé permettait de payer les dépenses “ ordinaires ”, exception faite, il faut l'admettre, des intérêts hypothécaires (je ne pense pas que nous devrions être pénalisés, ou que notre entreprise locative ne devrait pas être reconnue, pour la seule raison que nous avions une importante dette hypothécaire, se traduisant par l'obligation de payer des intérêts élevés) ” indique bien l'approche adoptée. Dans l'affaire Mohammad c. Canada[5], Le juge Robertson, s'exprimant au nom de la Cour d'appel, a formulé le commentaire suivant :

[...] Les contribuables qui ont l'intention de financer l'acquisition d'un immeuble à usage locatif de façon qu'aucun bénéfice ne soit déclaré, malgré qu'ils aient touché la totalité des revenus locatifs prévus, ne doivent pas s'attendre à bénéficier d'un traitement fiscal favorable en l'absence d'une preuve objective et convaincante de leur intention et de leur capacité financière de rembourser une part importante de l'emprunt ayant servi à l'achat dans les quelques années qui suivent l'acquisition du bien. Si, en raison du niveau de financement, l'immeuble ne peut générer suffisamment de bénéfices pouvant servir à réduire l'emprunt en cours, alors le contribuable doit trouver d'autres sources de revenu pour parvenir à ce résultat. Si les autres sources de revenu d'un contribuable, par exemple, le revenu tiré d'un emploi, sont insuffisantes pour lui permettre de réduire le montant de l'emprunt qui a servi à l'acquisition, alors il se peut que le contribuable ait à supporter le plein coût de la perte locative.[...]

Dans ce contexte, il convient de signaler que l'appelante, dans son témoignage, a explicitement indiqué que, compte tenu de l'endroit où était situé le bien, il n'était pas justifié de demander des loyers élevés, et qu'il était par conséquent difficile de simplement faire ses frais. Je retiens également que, aux dires mêmes de l'appelante, une importante dette hypothécaire ne justifiait pas en soi l'application d'un loyer particulièrement élevé pour l'endroit où elle habitait. Elle était au courant de ce fait lorsqu'ils ont acquis le bien, prétendument en raison de sa capacité de produire un revenu locatif.

[11] Même s'il n'appartient pas à un tribunal d'apprécier de façon rétrospective le sens des affaires d'un contribuable ou de vouloir y substituer le sien dans des circonstances qui donnent fortement à penser qu'une motivation personnelle est en jeu et où l'attente de profit est si peu raisonnable que cela fait naître un doute, le contribuable est tenu de démontrer l'existence d'indices d'activités commerciales suffisants pour étayer sa prétention selon laquelle elle exploitait une entreprise. Je suis convaincu que l'acquisition du bien en cause ici comportait un élément personnel. La prétention de l'appelante voulant que les montants versés par ses beaux-parents aient correspondu aux loyers du marché doit être rapprochée d'une déclaration qu'elle a faite dans un questionnaire sur les loyers[6], à savoir que, lors des années en question, le loyer de ses beaux-parents avait été fixé en fonction de plusieurs facteurs, entre autres leur situation financière et [TRADUCTION] “ leur revenu disponible résiduel ”. Elle a également mentionné que, puisqu'il s'agissait des parents de son mari, ce dernier et elle-même estimaient avoir l'obligation et la responsabilité de leur offrir [TRADUCTION] “ la possibilité de vivre dans le logement de notre sous-sol ”.

[12] Tout bien considéré, je suis convaincu que, durant les années d'imposition en question, l'appelante n'exerçait pas une activité commerciale. Les faits indiquent clairement qu'il existait une motivation d'ordre personnel, et non d'ordre commercial. De plus, l'examen du revenu et des dépenses de location montre sans l'ombre d'un doute qu'il était tout à fait déraisonnable de sa part, dans les circonstances, de s'attendre à tirer un profit du bien. Les appels sont rejetés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 19e jour de juin 2000.

“ A.A. Sarchuk ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 21e jour de décembre 2000.

Benoît Charron, réviseur



[1]                Il semblerait que, dans le calcul de la perte pour 1992, l'appelante ait déclaré la totalité des dépenses engagées. Pour toutes les autres années jusqu'en 1997, il semble que 50 % des dépenses totales aient été déclarées à ce titre.

[2]               Bénéfice net.

[3]               [1978] 1 R.C.S. 480 (77 DTC 5213).

[4]               Il convient de mentionner que l'appelante avait déjà été propriétaire d'un immeuble à usage locatif comptant quatre logements, qu'elle exploitait.

[5]               [1978] 1 C.F. 165 (97 DTC 5503).

[6]               Pièce R-1.

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