Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 20000310

Dossiers: 96-4601-IT-G; 95-3362-IT-G; 96-2263-IT-G

ENTRE :

DANIEL G. NADORYK, MEWA SIDHU, NIRMAL RAI,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bell, C.C.I.

[1] Après la présentation du témoignage des trois appelants au cours de l'audition de ces appels, l'intimée a fait entendre John Bakator (“ M. Bakator ”), vérificateur à Revenu Canada, afin de témoigner au sujet de l'évolution de la formule utilisée par l'intimée pour établir et évaluer le revenu tiré de l'exploitation d'un taxi par les appelants. Au début de la présentation de la preuve offerte par M. Bakator, l'avocat des appelants s'est objecté à l'admission de certains documents au motif qu'ils constituaient du ouï-dire et étaient, par conséquent, inadmissibles. Après un certain nombre d'objections et l'audition de brèves observations formulées par chacun des avocats et après avoir constaté que la preuve proposée par M. Bakator ferait l'objet de nombreuses objections consécutives, j'ai rendu une ordonnance précisant que l'audition s'était poursuivie pendant deux semaines et nécessiterait deux autres semaines. J'ordonnais que :

1. L'avocat de l'intimée dépose auprès de la Cour et signifie à l'avocat des appelants une liste de rapports et de documents qu'il entend mentionner sans faire témoigner leurs auteurs ainsi qu'un mémoire présentant des textes faisant autorité au soutien de sa position selon laquelle les rapports et les documents étaient admissibles.

2. L'avocat des appelants présente une réponse écrite à cet argument.

3. L'avocat de l'intimée présente une réplique à la réponse des appelants s'il le souhaite.

Je n'ai lu aucune partie des rapports et des documents.

Position de l'intimée :

[2] L'avocat de l'intimée a présenté une liste de documents qu'il souhaitait produire en faisant témoigner M. Bakator, à savoir :

[TRADUCTION]

i) Taxicab Project Report (Rapport du projet de taxi). Rapport préparé par John Bakator et Ed Gorber, Revenu Canada, Winnipeg (45 pages). Premier de la liste de documents de Nirmal Rai, ce rapport expose en détail la recherche et les conclusions fournissant les chiffres concernant le ratio de kilomètres payés, soit 44,8 p. 100, et le montant par kilomètre payé, soit 1,46 $, précisés dans les hypothèses formulées dans les réponses aux avis d'appel.

ii) Guide de consommation de carburant, 1991, Transports Canada (37 pages). Douzième document de la liste de l'intimée : documents communs. Ce rapport expose en détail la consommation de carburant des véhicules communs utilisés au Canada, y compris les types de véhicules utilisés par l'industrie du taxi de Winnipeg.

iii) Market Segment Specialization Program – Taxicabs (Programme de spécialisation d'un segment du marché – les taxis), U.S. Department of Treasury, Internal Revenue Service, 1993 (22 pages). Trente-huitième document de la liste de l'intimée : documents communs. Ce rapport expose en détail l'approche et la méthodologie de vérification utilisées dans le but d'établir la cotisation d'impôt sur le revenu à l'égard des propriétaires de taxis dans l'industrie du taxi de Los Angeles.

iv) 1992 Speed and Delay (Vitesse et délai, 1992). Rapport préparé par la ville de Winnipeg, Service des rues et du transport (142 pages). Dixième document de la liste de Mewa Sidhu. Ce rapport expose en détail les délais et les distances totaux de déplacement entre différents endroits à Winnipeg en utilisant la méthodologie standard employée dans toute l'Amérique du Nord à de telles fins.

v) Report and Recommendations of Winnipeg Taxicab Service and Regulation (Rapport et recommandations du service et des règlements de taxi de Winnipeg), Manitoba, la commission de réglementation des taxis, mars 1990 (114 pages). Huitième document de la liste de Nirmal Rai. Rapport général lié à l'industrie du taxi de Winnipeg.

vi) Greater Winnipeg Taxicab Industry, Rebuttal and Counter-proposal, 1990 (Réfutations et contre-propositions de l'industrie du taxi du Grand Winnipeg, 1990), Unicity Taxi Ltd. et Duffy's Taxi (87 pages). Neuvième document de la liste de Nirmal Rai. Réponse de l'industrie du taxi de Winnipeg au rapport susmentionné.

vii) Document de travail et annexes en date du 9 avril 1990 de Terry Smythe, administrateur en chef, commission du transport routier à l'attention de D.S. Norquay, président, commission de réglementation des taxis intitulé Review of Taxi Industry Response (Étude de la réponse de l'industrie du taxi) (29 pages). Dixième document de la liste de Nirmal Rai. Il se rapporte au rapport susmentionné à vi).

viii) 1992 Brokerage Budget (Budget de courtage, 1992). Rapport préparé par Handi-Transit de Winnipeg précisant les montants payés ainsi que le nombre et le type de voyages faits avec Handi-Transit (une page).

[3] L'avocat de l'intimée a déclaré que les cotisations d'impôt sur le revenu des trois appelants, tous chauffeurs de taxi, étaient fondées sur [TRADUCTION] “ une formule de reconstitution du revenu élaborée par ” M. Bakator et un autre vérificateur. Il a affirmé qu'elles s'appuyaient sur un ratio de kilomètres payés (pourcentage de kilomètres totaux parcourus par un taxi dans lequel un tarif était imposé) et un montant présumé par kilomètre payé. L'avocat a indiqué que les vérificateurs, à l'étape de l'établissement de la cotisation, n'étaient pas liés par les règles de preuve applicables à la procédure judiciaire et avaient [TRADUCTION] “ le droit d'examiner toute information qui était sûre, qu'elle constitue du ouï-dire ou non ”. Il a soutenu de plus que la seule condition devrait se rapporter à la question de savoir si les hypothèses ou les conclusions de faits avancées à l'étape de l'établissement de la cotisation étaient suffisantes pour fonder la cotisation. Il a alors déclaré que si c'était le cas, et si une question se présentait devant cette cour et en supposant que la réponse du ministre à l'avis d'appel rapporte ces hypothèses, [TRADUCTION] “ alors la méthode utilisée pour la formulation des hypothèses doit être admissible ”.

[4] L'avocat de l'intimée a poursuivi de la manière suivante :

[TRADUCTION]

Réduite à l'essentiel, la position des appelants porte que les hypothèses liées au ratio de kilomètres payés et aux dollars par kilomètre payé resteraient valables jusqu'à ce qu'elles soient réfutées (ou “ démolies ” pour reprendre la terminologie de l'affaire Johnston, précitée), mais les vérificateurs ne devraient pas pouvoir déposer en preuve les documents utilisés afin de parvenir à ces chiffres et de les confirmer. L'intimée soutient qu'une telle position est indéfendable.

[5] Il a alors déclaré par voie d'analogie que chacun des éléments des documents justificatifs sur lequel se base un vérificateur au moment de l'établissement des cotisations suivant l'avoir net provenait habituellement des établissements financiers et était admissible par le témoignage du vérificateur évaluateur. Il a soutenu de plus que M. Bakator témoignerait relativement au ratio de kilomètres payés et aux dollars par kilomètre payé, mais ne serait pas en mesure, si les objections des appelants étaient accueillies, de mentionner les documents de base soutenant ses conclusions. Il a affirmé que ce résultat n'était pas raisonnable ni conforme à l'alinéa 49(1)d) des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale) (les “ Règles ”) ni au principe selon lequel les hypothèses restent valables à moins d'être réfutées par le contribuable.

Position des appelants :

[6] L'avocat des appelants a déclaré qu'il était d'accord avec le principe établi selon lequel il incombe aux appelants de “ démolir ” les hypothèses formulées par le ministre au moment de l'établissement d'une nouvelle cotisation à l'égard des appelants. Il a soutenu que M. Bakator n'était pas un témoin expert et n'avait pas le droit d'offrir un témoignage d'opinion. Il a affirmé que M. Bakator n'avait pas le droit de mentionner des renseignements communiqués par une tierce partie [TRADUCTION] “ qui constituent du ouï-dire et qui ne sont pas admissibles ”.

[7] L'avocat des appelants a déclaré qu'il ne s'objectait pas à la production du Guide de consommation de carburant, 1991 de Transports Canada et que ce dernier pouvait être admis en preuve. Il a ensuite fait référence aux autres documents que l'intimée souhaitait présenter en preuve en affirmant qu'ils étaient inadmissibles compte tenu du fait qu'ils constituaient du ouï-dire. Il a indiqué que si l'auteur d'un tel document était appelé comme témoin à l'audience afin de présenter le document, il s'agirait d'un témoignage d'opinion et que l'auteur devait être reconnu comme un témoin expert relativement aux sujets qui sont mentionnés dans le rapport. Il a alors déclaré que le délai pour le dépôt des rapports d'expert était expiré.

[8] L'avocat des appelants a également soutenu que l'admissibilité des documents susmentionnés constitue une question distincte de celle de savoir si l'intimée a le droit de formuler des hypothèses et de celle relative à la partie qui supporte le fardeau de la preuve une fois que les hypothèses ont été formulées. Il a ajouté que la preuve présentée par les appelants permettait à ces derniers de s'acquitter du fardeau qui leur incombait de réfuter les hypothèses du ministre. Il a soutenu que l'avocat de l'intimée souhaitait présenter une preuve qui attaquerait celle des appelants et soutiendrait les hypothèses sur lesquelles les cotisations étaient fondées, affirmant que le ministre, en faisant cela, doit se conformer aux règles de preuve selon lesquelles :

[TRADUCTION]

Avant qu'un rapport puisse même être présenté, l'auteur doit être interrogé afin qu'on puisse déterminer s'il est un expert qui offre une opinion et si cette opinion entre dans le cadre de son expertise.

Réponse de l'intimée :

[9] L'avocat de l'intimée a soutenu, en réponse, que Revenu Canada, au moment de l'établissement de la cotisation, a le droit de s'appuyer sur des renseignements constituant du ouï-dire comme fondement d'une cotisation. Il a ajouté :

[TRADUCTION]

Si les appelants démontrent que les données sur lesquelles on se base ne sont pas fiables ni raisonnables et que la cour conclut dans le même sens, alors elles seront écartées et les appelants auront gain de cause dans leur appel. Toutefois, le refus de permettre à Revenu Canada de présenter une preuve sur la manière dont les cotisations ont été établies neutralise dans les faits le fardeau de preuve qui agit en faveur du ministre dans un régime d'autocotisation.

Analyse et conclusion :

[10] Je n'adhère pas à la position de l'intimée. Un document ne peut être admis en preuve du seul fait qu'un évaluateur s'est basé sur lui afin de formuler des hypothèses aux fins de l'établissement de la cotisation.

[11] Dans l'affaire R. c. O'Brien, [1978] 1 R.C.S. 591, le juge Dickson a déclaré, à la page 593 :

Il est bien établi en droit que la preuve d'une déclaration faite à un témoin par une personne qui n'est pas elle-même assignée comme témoin est une preuve par ouï-dire, qui est irrecevable lorsqu'elle cherche à établir la véracité de la déclaration; toutefois, cette preuve n'est pas du ouï-dire et est donc recevable lorsqu'elle cherche à établir, non pas la véracité de la déclaration, mais simplement que celle-ci a été faite [...]

[12] Je conviens du fait que les vérificateurs de l'impôt, en formulant des hypothèses aux fins de l'établissement des cotisations, ne sont pas liés par les règles de preuve applicables à la procédure judiciaire. Toutefois, la déclaration de l'avocat de l'intimée devant la Cour portant que [TRADUCTION] “ la méthode utilisée pour la formulation des hypothèses doit être admissible ” n'est valide que si les règles de preuve sont observées. Le vérificateur peut décrire la méthode grâce à laquelle il a conclu quelle cotisation devait être établie, mais il ne peut, en faisant cela, produire un document “ [lorsqu'il] cherche à établir la véracité de la déclaration ”. Quel autre motif aurait l'intimée pour chercher à faire admettre ces documents lorsque le vérificateur peut simplement expliquer comment il est parvenu à sa formule?

[13] Dans l'affaire R. c. Abbey [1982] 2 R.C.S. 24, 138 D.L.R. (3d) 202, à la page 41 (D.L.R. 216), le juge Dickson a déclaré :

La règle de l'irrecevabilité du ouï-dire vise surtout à assurer la véracité des déclarations. L'exclusion de la preuve par ouï-dire se justifie principalement par le fait que la common law a en horreur toute preuve qui n'a pas été présentée sous serment et qui n'a pas été soumise à l'épreuve du contre-interrogatoire. On estime que le témoignage rendu sous serment et le contre-interrogatoire constituent les meilleures garanties de la véracité des déclarations de faits présentées.

[14] C'est l'objet pour lequel la déclaration est faite qui détermine si cette dernière constitue du ouï-dire ou non. Dans l'affaire R. v. Baltzer (1974), 10 N.S.R. (2d) 561, 27 C.C.C. (2d) 118, à la page 143 (C.A.), le juge d'appel MacDonald souligne ce point :

[TRADUCTION]

Essentiellement, ce n'est pas la forme de la déclaration qui lui donne son caractère de ouï-dire, mais l'utilisation qui en est faite. Lorsqu'un témoin raconte que quelqu'un a affirmé quelque chose, nous devrions immédiatement nous demander : “ Quelle est la pertinence du fait que quelqu'un ait dit quelque chose? ” Si, par conséquent, la pertinence de la déclaration repose sur le fait qu'elle a été faite, c'est l'action de faire la déclaration qui constitue la preuve, la véracité ou la fausseté de la déclaration n'ayant aucune conséquence; si la pertinence de la déclaration repose sur le fait, alors c'est la véracité ou la fausseté de la déclaration qui est en litige. Le premier événement ne constitue pas du ouï-dire, et le deuxième en est un.

[15] Les documents que l'intimée cherche à voir admettre en preuve semblent se situer entièrement dans le domaine de la preuve par ouï-dire. L'avocat de l'intimée soutient qu'il ne cherche pas à faire admettre les documents pour établir la véracité d'une déclaration qui y figure, mais plutôt pour corroborer la formule décrite par l'auteur. L'avocat des appelants s'objecte à l'admission de ces documents en preuve puisque cela lui enlèverait la possibilité de contre-interroger les auteurs des documents. La possibilité de contre-interroger constitue un outil essentiel de l'arsenal de toute partie participant à un procès. À mon avis, à moins que le document n'entre dans la catégorie d'une exception de common law ou prévue par la loi relative à la règle d'exclusion de la preuve par ouï-dire, l'admission des documents violerait les règles de preuve. Je ne connais aucune exception qui aiderait l'intimée ici.

[16] L'alinéa 49(1)d) des Règles est ainsi formulé :

Sous réserve du paragraphe (1.1), la réponse indique [...] les conclusions ou les hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s'est fondé en établissant sa cotisation [...]

[17] L'inadmissibilité des documents susmentionnés n'a rien à voir avec une telle obligation. À l'égard de la déclaration de l'avocat de l'intimée au sujet des cotisations suivant l'avoir net, les documents provenant des établissements financiers ne sont pas automatiquement admissibles par le témoignage du vérificateur à moins qu'ils ne soient visés par une disposition de la Loi sur la preuve au Canada. Pour de nombreuses cotisations suivant l'avoir net, un appelant n'est pas représenté par avocat et n'a aucune connaissance des règles de preuve. Si l'appelant est ainsi représenté, l'avocat pourrait ne pas s'objecter à l'admissibilité simplement pour épargner le temps et les dépenses connexes qu'entraînerait le témoignage d'un représentant de l'établissement pertinent.

[18] J'adhère à la position des appelants selon laquelle l'admissibilité des documents susmentionnés représente une question distincte et séparée de celle de savoir si le ministre a le droit de formuler des hypothèses et de celle relative à la détermination de la partie qui supporte le fardeau de la preuve une fois que le ministre a formulé les hypothèses. Si l'intimée souhaite déposer une preuve pour réfuter celle des appelants et qui soutienne les hypothèses du ministre, elle doit le faire en conformité avec les règles de preuve. Bien que les rapports soient visés par la règle contre l'admission de la preuve par ouï-dire, cela n'aurait pas nécessairement empêché leur admission. La procédure pour une telle admission n'a pas été suivie.

Signé à Vancouver, Canada, ce 10e jour de mars 2000.

“ R. D. Bell ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 31e jour d'août 2000.

Benoît Charron, réviseur

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