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Date: 19980818

Dossier: 97-739-IT-G

ENTRE :

FRED TURNER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge O'Connor, C.C.I.

[1] Cet appel a été entendu à Yellowknife (Territoires du Nord-Ouest), le 4 août 1998. L'appelant a plaidé sa propre cause et a été le seul témoin.

[2] Il s'agit de déterminer si l'appelant a droit à une perte déductible au titre d'un placement d'entreprise pour l'année 1994 en vertu de l'article 50 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “ Loi ”).

[3] Je conclus que les faits principaux sont les suivants :

1. L'appelant était le principal propriétaire de Turn-Air Ltd. (“ Turn-Air ”).

2. Pendant toute la période pertinente, Turn-Air offrait un service commercial d'affrètement d'avions à partir d'une base située à Yellowknife, en vertu d'un permis qui avait été délivré initialement par la Commission canadienne des transports (la “ CCT ”) le 10 décembre 1980.

3. Ce permis a été annulé par la CCT le 4 avril 1984 pour le motif que Turn-Air avait omis de soumettre certains documents qui avaient été exigés antérieurement; ainsi qu'il est expliqué plus loin, l'appelant s'est opposé à cette annulation et il a demandé un dédommagement au gouvernement fédéral.

4. En 1987, l'appelant a fait une présentation au Comité permanent des transports de la Chambre des communes relativement au projet de loi C-18, soit la Loi sur les transports nationaux. Il cherchait ainsi à persuader le Comité d'inclure dans le projet de loi en question une procédure d'appel notamment en matière d'annulation de permis. L'appelant a produit sa présentation sous la cote A-1. En voici un extrait :

[TRADUCTION]

Mon histoire met en lumière les horreurs de la réglementation et de l'ingérence gouvernementales. Pour cette raison, je tiens à vous faire part des détails de ma ruine dans l'espoir, d'une part, que vous pourrez m'aider à obtenir un dédommagement du gouvernement et, d'autre part, que l'on pourra inclure dans le projet de loi C-18 des dispositions qui protégeront la prochaine victime de la bureaucratie fédérale.

Certains des documents que j'ai remis au comité vous permettront de constater jusqu'à quel point la bureaucratie en place est insensible aux transporteurs et aussi jusqu'à quel point le gouvernement peut être insensible. Je vous prie d'examiner ces documents et de vous demander si vous pourriez peut-être établir une procédure d'appel plus directe que celle que j'ai été obligé de suivre.

Turn-Air employait dix personnes et utilisait cinq avions dans le cadre d'une entreprise d'affrètement. Le 4 avril 1984, ma compagnie aérienne, qui était de taille modeste mais qui prenait de l'expansion, a été contrainte à la fermeture par la Commission canadienne des transports.

Monsieur le Président, le Comité a entendu certains témoins critiquer l'absence de mesures pour faire respecter les normes en matière de sécurité, et d'autres témoins demander l'augmentation du nombre d'inspecteurs de la sécurité. Vous serez donc étonné d'apprendre, Monsieur le Président, que la CCT disposait des ressources nécessaires pour me traquer et pour annuler mon permis parce que ma compagnie n'avait pas soumis à temps certains documents contenant des statistiques. Mon permis a été annulé non pas parce que ma compagnie ne respectait pas les normes de sécurité ou qu'elle ne fournissait pas un service convenable, mais parce que les bureaucrates d'Ottawa ignoraient combien de passagers j'avais transportés et quelle quantité de carburant j'avais utilisée.

Les documents demandés par la CCT étaient en la possession de la GRC, qui faisait enquête sur une affaire qui ne concernait ni ma compagnie ni moi non plus. Bien que j'estime avoir un argument valable à faire valoir en ce qui concerne les documents en question, aucune procédure d'appel n'était prévue et j'ai dû fermer mon entreprise.

Et pour comble, le Cabinet a par la suite rétabli mon permis et m'a autorisé à continuer d'exploiter mon entreprise. À ce moment-là, cependant, j'avais tout perdu et j'étais incapable d'exploiter l'entreprise.

Le projet de loi C-18 doit exclure du mandat du nouvel organisme de réglementation la collecte de renseignements ou, à tout le moins, abolir son pouvoir d'établir ses propres pénalités pour des infractions qui ne se rapportent pas à la sécurité ni aux opérations. Même si j'avais été coupable de l'infraction qu'on me reproche, et à mon avis je ne le suis pas, comment peut-on justifier une mesure aussi dure? Monsieur le Président, j'exhorte le Comité à chercher un moyen d'inclure une mesure de redressement dans ce projet de loi.

5. Un décret du Conseil privé daté du 28 mars 1986 autorisait le paiement à l'appelant d'une somme de 15 000 $ en dédommagement de la perte de son permis et de son entreprise.

6. Différents députés ont écrit des lettres dans lesquelles ils soulignaient l'injustice de l'annulation du permis et proposaient un dédommagement beaucoup plus important. À titre d'exemple, le très honorable Brian Mulroney, C.P., député, a reçu au printemps de 1987 une lettre signée par 11 députés et un sénateur, demandant instamment un traitement plus équitable pour l'appelant.

7. La CCT a apparemment reconnu qu'elle avait agi irrégulièrement en annulant le permis et, le 25 juillet 1985, un nouveau permis a été délivré à Turn-Air; toutefois, comme l'appelant l'a déclaré dans la présentation citée précédemment, “ À ce moment-là, cependant, j'avais tout perdu et j'étais incapable d'exploiter l’entreprise ”.

8. Les médias se sont eux aussi donné beaucoup de mal pour rapporter l'injustice et la malchance que l'annulation semblait avoir entraînées pour l'appelant. Ils ont en outre tourné en ridicule l'offre “ pitoyable ” de 15 000 $ de dédommagement. Le passage suivant, tiré d'un article de Frank Howard publié dans le Ottawa Citizen du 14 avril 1987, en est un exemple :

[TRADUCTION]

Turner a demandé réparation pour la perte de ses cinq avions et du fruit de ses trois années d'activités à Yellowknife. Tout ce que le cabinet a pu faire jusqu'ici, c'est de lui restituer son permis, un an trop tard, et lui offrir un dédommagement de 15 000 $.

Ruiné et faisant face à la saisie de sa maison, Turner a épuisé tous les moyens d'appel possibles dans les Territoires du Nord-Ouest.

Grâce à un billet d'avion payé par le leader du gouvernement de la législature des Territoires du Nord-Ouest, il est venu à Ottawa il y a plus d'un mois.

Depuis lors, il campe chez des amis et dans les bureaux de politiciens bien disposés de tous les partis.

Le 8 avril, il a pu voir Kilgour, qui a par la suite écrit la lettre suivante à Crosbie :

La personne susmentionnée (Turner) et Ken Swelgard, un résident de l'Alberta, sont venus me voir aujourd'hui. Au nombre des principaux points qu'ils ont fait valoir, figurent les suivants :

(1) Il (Turner) a une épouse et quatre enfants, et c'est un homme solide, membre actif de la communauté de Yellowknife. Il est, par exemple, président du groupe Full Gospel Businessmen de Yellowknife et il joue un rôle important au sein de son église.

(2) L'offre de 15 000 $ faite à titre gracieux suffit uniquement à payer le “ cercueil de Turn-Air Ltd. ”. Pourquoi le gouvernement peut-il verser une somme importante à un pêcheur de la côte est dont le bateau a été coulé à tort et ne rien faire en réalité pour les pertes de Turner?

(3) En avril 1984, la Commission canadienne des transports a annulé son permis parce qu'il n'avait pas fourni certaines statistiques (qui n'avaient rien à voir avec des questions de sécurité) alors que la GRC avait saisi les documents en question huit mois auparavant. Lorsque de nouveaux permis ont été délivrés, il avait perdu ses 10 employés, son terrain, ses cinq avions, ses clients et ses cartes de crédit personnelles, et même sa maison était sous la menace des créanciers. Il avait versé 75 000 $ au propriétaire antérieur pour obtenir les permis initiaux et avait investi plusieurs centaines de milliers de dollars dans la compagnie aérienne.

(4) Parmi les personnes avec lesquelles il a parlé et qui lui ont manifesté leur soutien on retrouve Dave Nickerson et Gerry St. Germain. Il dit que notre collègue, Don Mazankowski, à un moment donné alors qu'il était ministre, a offert de nommer un arbitre indépendant chargé de proposer un juste dédommagement. Le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest appuie totalement la position de Turner et a acheté son billet d'avion pour qu'il puisse venir à Ottawa. Les communautés autochtones l'appuient pleinement aussi.

Bref, M. Turner demande aujourd'hui simplement qu'une personne digne de confiance soit nommée rapidement pour déterminer un montant équitable de dédommagement. La chose presse en raison de sa situation financière.

9. L'appelant et Turn-Air ont également déposé une déclaration à la Section de première instance de la Cour fédérale le 3 avril 1986. Les paragraphes essentiels de cette déclaration sont les suivants :

[TRADUCTION]

6. Les demandeurs déclarent, et il est avéré que Turn-Air était incapable, pour des raisons indépendantes de sa volonté, de fournir les documents requis au Comité des transports aériens puisque ses registres, nécessaires pour recueillir l'information requise, avaient été saisis par la Gendarmerie royale du Canada dans le cadre d'une enquête qu'elle menait sur les activités d'un autre transporteur aérien, fait que le Comité des transports aériens connaissait ou aurait dû connaître.

7. Les demandeurs déclarent que l'annulation du permis en question était injustifiée et inéquitable et constituait un manquement aux obligations du Comité des transports aériens d'agir conformément aux principes de la justice naturelle.

8. Par suite de l'annulation du permis, Turn-Air a perdu sa capacité d'exploiter son entreprise, ce qui comprend notamment la perte de ses actifs (avions, équipement, terrain) du fait de la saisie effectuée par des créanciers, la perte de sa cote de solvabilité, la perte de bénéfices d'entreprise et la perte de son fonds commercial. La compagnie est demeurée complètement inactive depuis l'annulation de son permis en raison de son incapacité d'exploiter son entreprise.

9. Du fait de l'incapacité de Turn-Air de fonctionner, Turner a subi des dommages parce qu'il s'était engagé personnellement comme caution à l'égard des dettes de Turn-Air. Entre autres choses, Turner a perdu sa résidence en raison de procédures de saisi, a perdu sa cote de solvabilité et a fait l'objet d'une série de procédures judiciaires engagées par des créanciers de Turn-Air.

10. Les demandeurs déclarent que les dommages que Turn-Air et Turner ont subis et qu'ils continuent de subir sont le résultat direct de l'annulation injustifiée du permis par le Comité des transports aériens, actions dont le ministre des Transports est directement responsable.

11. Turn-Air a engagé, relativement à l'annulation de son permis, diverses procédures d'appel qui ont mené au décret 1985-1809, daté du 30 mai 1985, modifiant l'ordre d'annulation. Aux termes de ce décret, le permis de Turn-Air était réputé n'avoir été que suspendu pendant un (1) an et, le 26 juillet 1985, ledit permis de Turn-Air a été rétabli.

12. En dépit du rétablissement du permis, le ministre des Transports n'a indemnisé ni Turn-Air ni Turner des dommages qu'ils ont subis et qu'ils continuent de subir du fait de la fermeture de l'entreprise causée par l'annulation initiale du permis.

REDRESSEMENT

Les demandeurs réclament ce qui suit :

a) des dommages-intérêts de 2 000 000 $;

b) l'intérêt sur le montant du jugement à compter du 4 avril 1984 et jusqu'à la date du jugement;

c) les frais de la présente action;

d) toute autre mesure de redressement que la Cour estime juste.

10. L'appelant a poursuivi sa bataille avec le gouvernement mais, en 1994, il a accepté à contrecoeur l'offre de règlement de 15 000 $. Le 6 juin 1994, lui et Turn-Air ont signé au profit du gouvernement du Canada un document renonçant de façon générale à toute réclamation relative à ce qui précède, y compris les réclamations formulées dans la déclaration déposée à la Cour fédérale.

11. Le 22 décembre 1994, un avis d'intention de dissoudre a été envoyé par Industrie Canada à Turn-Air pour le motif que celle-ci n'avait produit aucune déclaration annuelle pour les années 1992, 1993 et 1994; Turn-Air a été dissoute conformément à cet avis.

12. Il ressort clairement de la preuve, et plus particulièrement de ladite déclaration déposée dans l'action engagée en Cour fédérale et de nombreux autres documents, que l'entreprise de Turn-Air a cessé ses activités en 1984, après l'annulation du permis, mais que Turn-Air a continué d'exister juridiquement jusqu'à la fin de l'année 1994.

THÈSE DE L'APPELANT

[4] L'appelant soutient qu'il a subi la perte en question qui, d'après sa déclaration de revenus pour 1994, s'élève à 68 599 $, dont 51 449,25 $ représentent le montant déductible (PDTPE). Le montant de 68 599 $ est composé de la somme de 55 099 $, soit la valeur prétendue des actions, et de la somme de 13 500 $, soit le montant d'une dette prétendument due à l'appelant. Ce dernier prétend que Turn-Air a continué d'exister jusqu'en 1994 et que ce n'est qu'en 1994 qu'il a finalement réglé sa réclamation contre le gouvernement en acceptant le montant de 15 000 $. Il fait valoir que ce n'est qu'alors qu'il a pu évaluer sa perte et que, par conséquent, la perte a été subie en 1994 et pas avant. L'appelant a aussi soulevé une question relative à un traité mais, à mon avis, cette question n'a pas valablement été soumise à la Cour.

THÈSE DE L'INTIMÉE

[5] L'intimée soutient que la perte a été subie non pas en 1994, mais fort probablement en 1984, année où le permis a été annulé et où l'entreprise a cessé ses activités. L'intimée soutient également qu'il n'y a aucune preuve quant au prix de base rajusté de la créance et des actions; en d'autres termes, l'intimée souligne que, même si elle avait été subie en 1994, ce qui est contesté, la perte serait nulle puisque Turn-Air n'avait aucune valeur en 1994.

ANALYSE

[6] À mon avis, il est tout à fait évident que la perte n'a pas été subie en 1994 et qu'elle a fort probablement été subie en 1984 parce que c'est l'année où le permis a été annulé et où Turn-Air a cessé ses activités. Dans sa présentation au Comité permanent et dans sa déclaration déposée en Cour fédérale, l'appelant le reconnaît d'ailleurs lui-même. De plus, ainsi que l'avocate de l'intimée l'a fait valoir, même si elle pouvait être considérée comme ayant été subie en 1994 (en raison du maintien en existence de la société même si elle n'exerçait aucune activité), la perte serait nulle parce qu'il n'y a aucune preuve qui établit le montant. L'une des hypothèses formulées par le ministre dans la réponse est que la perte était nulle. Cette hypothèse n'a pas été réfutée et doit donc être présumée vraie.

[7] Pour les motifs qui précèdent, l'appel est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour d'août 1998.

“ T. P. O'Connor ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 15e jour de février 1999.

Erich Klein, réviseur

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