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Date : 19971218

Dossier : 96-2165-UI; 96-120-CPP

ENTRE :

AVONDALE STORES LIMITED,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] La compagnie appelante possède une chaîne de dépanneurs dans la péninsule de Niagara, en Ontario. Les présents appels se rapportent au statut des gérants de ces magasins pour l'application de la Loi sur l'assurance-chômage1 (la « Loi » ) et du Régime de pensions du Canada2 (le « Régime » ). Revenu Canada a pris la position selon laquelle l'emploi de ces gérants est régi par un contrat de louage de services et il a donc établi une évaluation à l'égard des cotisations qui doivent selon lui être payées par l'appelante conformément à la Loi et au Régime. L'appelante soutient que les gérants sont employés conformément aux termes de contrats d'entreprise, chacun exploitant sa propre entreprise à titre d'entrepreneur indépendant, et qu'elle n'est donc pas tenue de verser à leur égard les cotisations prévues par la Loi ou le Régime. Comme la Cour d'appel fédérale l'a dit3, je dois examiner attentivement toute la preuve, puis appliquer aux faits établis le critère qui a été formulé dans les jugements.

[2] À l'ouverture de l'audience, les avocats m'ont invité à me prononcer sur l'admissibilité de deux éléments de preuve présentés par l'appelante. Le premier est une lettre dans laquelle un agent de Revenu Canada a déjà conclu, pour le compte du ministre du Revenu national (le « ministre » ), que les gérants en question étaient employés aux termes de contrats d'entreprise. Le second est une lettre dans laquelle une personne qui est habilitée à exercer la profession de comptable agréée ainsi que la profession d'avocate exprime le même avis. La lettre de cette personne semble simplement reprendre, essentiellement dans les mêmes termes, une lettre d'opinion rédigée par un associé de son cabinet comptable, laquelle avait été soumise par ce dernier à l'agent de Revenu Canada qui avait rendu la décision.

[3] J'ai décidé que ces deux avis ne sont pas admissibles. En ce qui concerne le premier avis, il équivaut tout simplement à une décision antérieure du ministre au sujet de la question même qui est en litige. Il va sans dire que rien n’empêche le ministre de régler une question correctement s’il existe une décision antérieure qui n'est pas correcte4. Toutefois, la lettre n'a pas été présentée par l'avocat pour invoquer la préclusion mais, comme ce dernier l'a dit, simplement en tant que document convaincant tendant à montrer que la position de l'appelante doit l'emporter sur celle de l'intimé. Sur cette base, la lettre ne peut pas avoir préséance, en ce qui concerne son admissibilité, sur la lettre d'opinion de l'avocate-comptable. Si la lettre de l'agent repose sur un fondement différent, cela ne peut être qu'en raison du degré respectif de connaissances spéciales que possède l'auteur de chaque lettre. Je me rends compte que la règle de la « question finale » a été fortement minée au cours des dernières décennies5. Néanmoins, nous n'en sommes pas encore arrivés au point où les soi-disant témoins experts peuvent offrir des avis au sujet des conclusions mêmes de fait et de droit qui relèvent de l'ensemble des fonctions du juge qui préside l'audience6. C'est ce à quoi ces deux lettres équivalent.

[4] L'argument de Me Reid voulant que si j'admettais ces avis, je ne serais pas tenu de les retenir si je ne les jugeais pas convaincants, ne me convainc pas non plus. En l'espèce, il n'existe aucune question de fait à l'égard de laquelle je pourrais bénéficier de l'aide d'un expert. Il m'incombe de tirer certaines conclusions de fait, compte tenu de la preuve présentée, au sujet de questions fort ordinaires. Je dois ensuite appliquer le droit interne aux faits tels que je les ai constatés afin d'en arriver à une conclusion. Il s'agit exclusivement de fonctions judiciaires de base à l'égard desquelles aucun témoignage d'opinion n'est admissible.

[5] La compagnie appelante possède environ 121 magasins. Certains d'entre eux sont situés dans des immeubles lui appartenant, alors que d'autres se trouvent dans des locaux loués. Une dizaine de magasins sont ce qu'on appelle des magasins d'articles à un dollar. Les autres sont des dépanneurs, où l'on vend des produits alimentaires et laitiers ainsi que divers autres articles. De nombreux magasins vendent également divers articles à bas prix dont les stocks des magasins à un dollar sont composés. Ils ouvrent habituellement leurs portes tôt le matin et ferment tard le soir, sept jours sur sept. Certains d'entre eux sont ouverts jour et nuit. Un gérant s'occupe de chaque magasin avec l'aide d'un ou deux employés à temps partiel. Il est rare que deux personnes travaillent dans un magasin en même temps, sauf lorsque les stocks sont livrés.

[6] Les présents appels découlent d'une demande présentée par une ancienne gérante, Darlene Hatter, en vue de l'obtention d'une décision au sujet de la question de savoir si son emploi était assurable aux termes de la Loi, et s'il s'agissait d'un emploi à l'égard duquel des cotisations devaient être payées conformément au Régime. La décision initiale, rendue par un agent de Revenu Canada, portait que l'emploi n'était pas assurable. Mme Hatter a demandé à la Division des appels de Revenu Canada de rendre une décision et cette dernière a conclu que Mme Hatter était régie par un contrat de louage de services, de sorte que la Loi et le Régime s'appliquaient tous les deux à son emploi. L'employeur interjette appel de cette décision devant cette cour.

[7] L'avocat de l'employeur accorde beaucoup d'importance aux modalités de rétribution des gérants de magasins et à ce qu'il considérait comme un degré élevé d'autonomie dans l'exploitation des magasins. Les modalités d'emploi, du moins certaines d’entre elles, sont énoncées dans trois documents intitulés « Dispositions financières » , « Obligations du gérant » et « Obligations de la compagnie » . La compagnie exige que tous les nouveaux gérants signent ces documents lorsqu'ils sont embauchés. Je résumerai les dispositions les plus importantes de ces documents.

[8] Lorsqu'ils sont embauchés, les gérants sont tenus de remettre un dépôt en espèces de 5 000 $ ou, dans le cas d'un magasin dont le chiffre d'affaires annuel brut est de plus de 1 000 000 $, un dépôt de 10 000 $. La compagnie conserve ces sommes au cas où il y aurait des pertes. En pratique, le dépôt est souvent effectué au moyen de versements que la compagnie retient sur la rétribution du gérant. Les ventes quotidiennes sont enregistrées à l'aide de la caisse enregistreuse du magasin et, à la fin de la journée, le gérant dépose les sommes reçues dans le compte bancaire de la compagnie et envoie par télécopieur un sommaire des ventes de la journée aux services comptables de la compagnie, au siège social situé à Jordan Station. Les services comptables préparent des états financiers tous les mois ainsi qu'à la fin de l'exercice. Chaque magasin est un centre de profit distinct aux fins comptables. On impute aux sommes reçues pour la période le coût des marchandises livrées au magasin par la compagnie, le coût du téléphone et des services publics, les coûts salariaux se rapportant aux employés du magasin et certains autres éléments de moindre importance que le siège social paie pour chaque magasin. On exige également de chaque magasin des « frais généraux » , comme on les appelle. Il s'agit d'un pourcentage du chiffre d'affaires brut dont convient chaque gérant et qui représente la part de bénéfice que la compagnie tire de ce magasin. Le reste du bénéfice, déterminé après que l'inventaire a été dressé à la fin de l'exercice, constitue la rétribution du gérant pour l'année. Tout au long de l'année, les gérants reçoivent un montant mensuel, habituellement 1 500 $, sur la part du bénéfice tiré du magasin à laquelle ils ont droit, ce montant étant déterminé par les services comptables à la fin de l'exercice. Le reste est versé aux gérants une fois que le montant est déterminé à la fin de l'exercice.

[9] Le document concernant les dispositions financières, qui est fondé sur la décision antérieure de Revenu Canada, indique que les gérants « sont considérés comme des travailleurs indépendants par Revenu Canada » et qu'ils ne sont donc pas assujettis aux déductions aux fins de l'assurance-chômage et du Régime de pensions du Canada. Toutefois, le document prévoit que les gérants sont tenus de percevoir d'Avondale Stores Limited ( « Avondale » ) la taxe sur les produits et services (la « TPS » ) sur les montants qu'ils touchent pour leurs services de gestion et de verser à Revenu Canada le montant perçu. Le document impose aux gérants la responsabilité de s'inscrire aux fins de la TPS et d'effectuer les versements nécessaires. Avondale inclut la TPS qui est payable dans les chèques mensuels des gérants et, selon toute probabilité, dans les chèques qu'elle remet à ceux-ci à la fin de l'exercice. Elle prépare également à l'intention des gérants les factures que ceux-ci lui remettent chaque mois à l’égard de leurs services.

[10] Dans l'exercice de leurs fonctions, les gérants embauchent et supervisent le personnel du magasin et fixent l'horaire de travail. Ils doivent veiller à ce que la charge salariale représente au plus 9 p. 100 du chiffre d'affaires net. Ils transmettent aux services comptables un relevé des heures de travail des employés tous les quinze jours, lorsque la paie est comptabilisée. Les gérants commandent les stocks du magasin, qu'ils obtiennent de l'entrepôt d'Avondale, à Jordan Station, en choisissant les marchandises à l'aide d'une liste des divers produits offerts. Le prix de vente des produits est fixé par Avondale. Les gérants ont une certaine latitude en ce qui concerne les heures d’ouverture des magasins, mais ceux-ci doivent être ouverts sept jours sur sept. Bien sûr, les gérants doivent protéger l'argent et les stocks et doivent en outre veiller à ce que leurs magasins soient propres et à ce que les employés du magasin se conduisent bien. Le document intitulé « Obligations du gérant » comporte le paragraphe suivant :

[TRADUCTION]

S’il omet de se conformer aux politiques établies par la compagnie, le gérant du magasin doit présenter sa démission à la compagnie. La compagnie veillera à ce qu'un inventaire soit dressé à une date dont les deux parties auront convenu, et un nouveau gérant que la compagnie aura choisi assumera la gestion à ce moment-là.

[11] La compagnie doit fournir le magasin ainsi que les accessoires fixes et le matériel nécessaires, notamment l'enseigne d'Avondale, payer le loyer, les impôts fonciers et les assurances et fournir les stocks nécessaires à l'exploitation du magasin. Elle assure la fonction comptable pour les magasins et traite la paie. Les comptes de chaque magasin sont payés par la compagnie et imputés au magasin, tout comme la TPS et la taxe de vente provinciale. La compagnie s'occupe également de la publicité à ses frais et assume une fonction centralisée d'achat et d'entreposage. Le document intitulé « Obligations de la compagnie » se termine comme suit :

[TRADUCTION]

Avondale Stores Limited [...] donnera des conseils.

[12] Une bonne partie de la preuve se rapportait à la question de savoir si les gérants de la compagnie donnent des conseils ou s'ils assurent l'application des politiques de la compagnie comme le ferait un superviseur. M. Ralph Patterson, contrôleur d'Avondale, a témoigné au sujet de la structure de la compagnie et du mode d'exploitation. Il expliquait les dispositions financières aux gérants ainsi que la façon dont la compagnie achète les marchandises et en assure la distribution aux magasins. Quant au régime d'indemnisation de la compagnie, M. Patterson a témoigné qu'il existe un régime d'assurance-maladie de groupe et d'assurance-vie collective ainsi que d'autres avantages à l'intention des personnes qui travaillent au siège social, lesquels si je comprends bien sont payés en totalité ou en partie par la compagnie. Les gérants de magasins ont accès à une gamme d'avantages, et ils choisissent ceux qu'ils veulent obtenir. Ces avantages sont payés par la compagnie, mais leur coût est imputé au magasin du gérant en cause, de sorte qu'il est en fait payé par le gérant sous la forme d'une diminution de bénéfices.

[13] Le témoin a également expliqué que le prix des produits vendus par l'entremise des magasins est en moyenne majoré d'environ 20 p. 100. Les frais directs imputés à chaque magasin et le pourcentage négocié qu'Avondale exige du magasin à l'égard des frais généraux sont payés à l'aide de cette marge bénéficiaire. Cela correspond habituellement à 9,25 p. 100, mais dans certains cas cela peut représenter aussi peu que 6 à 8 p. 100, selon le pouvoir de négociation que possède le gérant du magasin. Ce qui reste constitue le « bénéfice » du magasin et, à la fin de l'exercice, le revenu du gérant.

[14] Les gérants sont tenus d'établir les documents comptables de base sur une base régulière. Chaque jour, une feuille de caisse est préparée; elle est envoyée par télécopieur aux services comptables, à Jordan Station. Les heures des employés sont consignées et le document est envoyé par télécopieur à Jordan Station aux fins de la paie. La plupart des comptes se rapportant à des choses comme le loyer, l'entretien et les réparations sont envoyés directement par les fournisseurs à Jordan Station. Quelques comptes sont envoyés directement aux gérants de magasins, comme ceux des quelques personnes qui fournissent des marchandises particulières, par exemple du pain, que les gérants peuvent se procurer ailleurs qu'à l'entrepôt d'Avondale. Ces comptes ne sont pas acquittés par le gérant du magasin, mais ils sont envoyés à Jordan Station pour que les services comptables les acquittent. Les produits du tabac sont commandés par les gérants de magasins directement au fournisseur, avec qui Avondale a un contrat. Le fournisseur livre le produit aux magasins, avec une facture que le gérant du magasin approuve et transmet aux services comptables pour paiement. Chaque mois, le siège social établit un état des résultats pour chaque magasin, lequel est envoyé au gérant du magasin. S'il y a des divergences, le gérant du magasin et le représentant de la région en discutent entre eux. L'inventaire est dressé au moins deux fois l'an, de façon à assurer l'exactitude des résultats de fin d'exercice. Le représentant de la région est habituellement présent dans le magasin pendant que l'inventaire est dressé par une maison indépendante se spécialisant dans ce genre de travail.

[15] Mme Arlene Kostyk s'est présentée comme étant un superviseur de région pour la compagnie appelante. Elle est l'un des cinq superviseurs et elle s'occupe de 23 magasins. Dans son témoignage ainsi que dans celui de M. Patterson, son poste a parfois été désigné comme étant celui de représentante de région, mais les deux témoins ont également employé un certain nombre de fois le mot « superviseur » . Mme Kostyk a déclaré qu’elle conseillait et aidait les gérants de magasins. Elle a dit qu'elle n'était pas autorisée à rejeter la décision d'un gérant, lorsqu'il s'agissait d'embaucher et de congédier les employés d'un magasin, et qu'elle ne participait pas à la décision que prenaient les gérants lorsqu'il s'agissait de commander des stocks. Quant à la fixation des prix, Mme Kostyk a déclaré que la compagnie veut que les gérants s'en tiennent aux prix de liste d'Avondale, mais qu'il arrive parfois que pour une raison ou pour une autre, un gérant réduise le prix d'un article. En pareil cas, la compagnie veut que le gérant indique qu'il s'agit d'une « promotion du gérant » . Selon le témoignage de Mme Kostyk, la disposition des magasins relève des gérants, mais il se peut que la compagnie réaménage parfois une partie d'un magasin afin de faire entrer une nouvelle ligne de produits. Mme Kostyk a également témoigné qu'elle passe quatre jours par semaine à visiter les magasins dont elle est responsable. La fréquence de ces visites varie en fonction de l'aide dont les gérants ont besoin. S'il s'agit d'un nouveau gérant, Mme Kostyk visite le magasin plus souvent, jusqu'à une ou deux fois par semaine. À mon avis, il ressortait clairement de son témoignage ainsi que de ceux de Mmes Hatter et Infantino que la formation en cours d'emploi constituait une partie importante du travail qu'elle effectuait auprès des nouveaux gérants.

[16] Mme Infantino travaillait initialement comme commis dans l'un des magasins d'Avondale; elle a brièvement remplacé un gérant qui était malade, puis elle a été nommée gérante d'un magasin, à Welland. Dans son témoignage, elle a décrit une relation entre la compagnie et les gérants de magasins qui était beaucoup plus fondée sur l'autorité que la relation décrite par M. Patterson et par Mme Kostyk. Elle estimait certainement avoir fort peu de latitude, sinon aucune, en ce qui concerne des choses comme les heures d'ouverture du magasin ou ses propres heures de travail. Elle a témoigné qu'elle pouvait embaucher du personnel pour l'aider au magasin pour une période maximum de 68 heures par semaine seulement. À un moment donné, lorsqu'elle a eu recours à des employés pendant 72 heures, on lui a dit de s'en tenir à 68 heures. Elle a également témoigné qu'elle ne pouvait pas congédier un employé sans l'approbation de son superviseur et que Mme Kostyk lui avait dit de ne pas réembaucher un ancien employé de la compagnie sans avoir obtenu l’autorisation du siège social. Elle a affirmé que presque toutes les commandes qu'elle passait auprès du siège social d'Avondale étaient modifiées et que des articles qu'elle n'avait pas commandés étaient ajoutés, c'est-à-dire qu'on faisait des livraisons directes, comme on les appelait, et qu'il lui était fort difficile de faire enlever du magasin les stocks excédentaires non commandés et de faire rajuster son compte en conséquence. À un moment donné, un des employés qui travaillait au siège social avait enlevé des stocks excédentaires, mais il était simplement entré dans le magasin et avait emporté ce qu'il voulait sans lui demander son avis.

[17] On a dit à Mme Infantino qu'elle devait vendre les articles au prix de liste de la compagnie et, lorsqu'elle a voulu exposer des articles à un dollar sur le mur arrière du magasin, on lui a dit qu'elle ne pouvait pas le faire. Mme Infantino a affirmé que le pourcentage des frais généraux qui était imputé à son magasin par les services comptables de l'appelante était de 7 p. 100 et qu'elle ne savait absolument pas de quelle façon on était arrivé à ce chiffre.

[18] Darlene Hatter a également travaillé pour l'appelante, d'abord à temps partiel comme commis de magasin, puis comme gérante. Elle a déclaré que lorsqu'elle avait demandé à Mme Kostyk si le magasin pouvait rester ouvert jour et nuit, cette dernière lui a répondu par la négative. À un moment donné, elle a demandé à Mme Kostyk si elle pouvait acheter les cigarettes destinées à son magasin au Price Club plutôt que par l'entremise de la compagnie désignée par Avondale, et on lui a répondu qu'elle ne pouvait pas le faire. Dans son témoignage, Mme Kostyk a expliqué qu'il n'aurait pas été pratique de le faire, mais bien sûr ce qui importe dans cette déclaration, ce n’est pas de savoir si l'idée de Mme Hatter était bonne, mais si Mme Hatter pouvait prendre elle-même une décision à cet égard. Il semble qu'elle ne pouvait pas le faire. Elle aussi a conclu qu'elle n'était pas libre d'aménager le magasin comme elle le voulait. À un moment donné, elle s'était absentée du magasin pendant deux ou trois jours et lorsqu'elle y est retournée, elle a constaté que le personnel du siège social avait enlevé la ligne d'articles à un dollar du magasin sans la consulter.

[19] En ce qui concerne de nombreux aspects des activités de l'appelante, il y avait peu de divergences entre les témoignages. Les témoignages se contredisent surtout en ce qui concerne le degré de contrôle réservé à la compagnie ou exercé par cette dernière, relativement à l'exploitation quotidienne des magasins. J'ai l'impression que M. Patterson et Mme Kostyk savaient tous les deux fort bien qu'ils aidaient l'employeur en disant que les gérants de magasin jouissaient d'une forte autonomie relativement à l'exploitation de leurs magasins; c’est ce qu'ils ont tenté de faire comprendre dans leurs témoignages. Je crois qu'ils l'ont tous les deux fait dans une mesure plus importante que ce que les faits justifiaient.

[20] Mme Hatter a un intérêt dans l'issue du présent litige, puisque c'est elle qui a demandé le règlement qui fait l'objet du présent appel. Toutefois, j'ai l'impression qu'il s'agissait d'un témoin honnête qui n'essayait pas du tout de déformer les faits. Autant que je sache, Mme Infantino n'a pas d'intérêt dans l'issue de l'appel; elle aussi semblait être tout à fait sincère dans son témoignage. Dans le cadre de l'argumentation, Me Reid a soutenu que je devrais considérer les témoignages de Mmes Hatter et Infantino comme étant moins dignes de foi que ceux de M. Patterson et de Mme Kostyk, parce qu'elles étaient toutes les deux ce qu'il a appelé des « gérantes ratées » et que, cela étant, elles n'étaient pas en mesure de parler avec autorité de la compagnie et de son mode d'exploitation. Je ne retiens pas cet argument. La question dont je suis saisi n'a rien à voir avec leur compétence. Je n'ai pas à décider si elles étaient de bonnes gérantes. Il est vrai qu'elles ont toutes les deux été congédiées7 par Mme Kostyk parce qu'elles n'avaient pas obtenu les résultats prévus, mais la question de savoir si leur congédiement était justifié n'a aucune incidence sur les questions en cause ici. Je crois qu'elles étaient toutes les deux bien placées pour apprécier le degré de contrôle que la compagnie exerçait sur les gérants de magasins et qu'elles ont toutes les deux témoigné sans aucunement tenter de fausser les faits. Lorsque la preuve, en ce qui concerne la question du contrôle, est contradictoire, je conclus que Mmes Infantino et Hatter sont plus dignes de foi que M. Patterson et Mme Kostyk.

[21] L'approche à adopter dans les cas de ce genre a été attentivement examinée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Wiebe Door. Le juge qui préside l'audience doit examiner attentivement la preuve relative aux modalités d'emploi, en tenant compte des facteurs mentionnés par la Cour d'appel fédérale dans cet arrêt-là, en vue de déterminer si le travailleur est un employé ou un entrepreneur indépendant. Il n'existe aucun critère unique facile à appliquer qui régisse chaque cas. Il faut tenir compte des voeux exprimés par le travailleur et l'employeur, mais il ne s'agit pas d'un facteur déterminant8. Parmi les autres facteurs importants, il y a notamment le degré de contrôle que l'employeur exerce en ce qui concerne la façon dont le travail est effectué, la propriété des instruments de travail et du matériel nécessaires, les chances de bénéfice et les risque de perte, le point jusqu'auquel le travail et le travailleur sont intégrés à l'entreprise de l'employeur, selon le point de vue du travailleur plutôt que de celui de l'employeur, et la question de savoir si le travailleur est tenu de faire le travail lui-même, ou s'il peut embaucher des personnes pour l'aider à le faire moyennant une rémunération. La Cour d'appel fédérale a expressément approuvé l'énoncé suivant que le juge Cooke avait fait dans le jugement Market Investigations9 :

[TRADUCTION]

Les remarques de lord Wright, du lord juge Denning et des juges de la Cour suprême des États-Unis laissent à entendre que le critère fondamental à appliquer est celui-ci : « La personne qui s'est engagée à accomplir ces tâches les accomplit-elle en tant que personne dans les affaires à son compte » . Si la réponse à cette question est affirmative, alors il s'agit d'un contrat d'entreprise. Si la réponse est négative, alors il s'agit d'un contrat de service personnel.

[22] En l'espèce, tous les facteurs pertinents nous permettent de conclure que les gérants des magasins de l'appelante sont des employés de cette dernière plutôt que des entrepreneurs indépendants. Dans les documents financiers, que les gérants signent au moment où ils sont embauchés, il est déclaré que les gérants sont considérés comme des entrepreneurs indépendants plutôt que comme des employés. À mon avis, cela n’indique pas qu'ils souhaitent être considérés comme des entrepreneurs; il s'agit plutôt d'une déclaration selon laquelle Revenu Canada estime que telle est la relation qui existe, et que certaines clauses du contrat, comme celles qui se rapportent au paiement de la TPS ou au non-paiement des cotisations prévues par la Loi et par le Régime, résultent nécessairement de l'avis de Revenu Canada sur ce point.

[23] L'avocat de l'appelante a accordé beaucoup d'importance à ce qu'il a appelé l'indépendance des gérants relativement à l'exploitation de leurs magasins et à la possibilité que ces derniers avaient d'augmenter leur revenu en réalisant des bénéfices plus élevés dans leurs magasins. Toutefois, mon interprétation de la preuve m'amène à conclure que les gérants de magasins ont en réalité fort peu d'indépendance. À presque tous les égards, la latitude qu'ils avaient à titre de gérants était limitée par les règles et directives établies, qu'ils devaient suivre. Ils avaient très peu de pouvoirs lorsqu'il s'agissait de décider des heures d'ouverture, du nombre d'employés qu'ils embaucheraient, des marchandises qu'ils auraient dans le magasin ou même de la disposition du magasin. La publicité, y compris la désignation et la fixation des prix des « promotions » hebdomadaires, leur était dictée par le personnel du siège social. Ils pouvaient obtenir, de fournisseurs autres que ceux avec lesquels traitait l'appelante pour la chaîne dans son ensemble, quelques articles qu'ils décidaient eux-mêmes de vendre dans le magasin, mais cela ne constituait qu'une partie infime des stocks. Même la latitude qu'ils avaient de décider des articles à commander à l'entrepôt d'Avondale, et des quantités, était considérablement restreinte parce qu'on avait l'habitude d'ajouter à presque toutes les commandes des marchandises livrées directement dont les gérants ne voulaient pas. Le pouvoir de décision qu’ils avaient se limitait à des questions comme le choix des employés du magasin, la commande de stocks (sous réserve des livraisons directes) et d'autres questions qui relèveraient normalement d'un employé qui occupe le poste de gérant de magasin, même dans un régime de gestion autoritaire.

[24] L'avocat de l'appelante accorde beaucoup d'importance au mode de rémunération des gérants, que j'ai décrit ci-dessus. Il a soutenu que les gérants avaient la possibilité d'augmenter leurs revenus en travaillant dur et d'une façon efficace, et que, par contre, ceux qui ne travaillaient pas dur et qui n'exploitaient pas leur magasin d'une façon efficace gagneraient nécessairement moins. De fait, s'ils étaient de mauvais gérants, il se pouvait que lorsqu'ils cessaient de travailler pour la compagnie, ils perdent leur dépôt parce qu'il manquait des stocks qui n'étaient pas comptabilisés. L'avocat a soutenu que cela nous amène à conclure que les gérants ont la possibilité de réaliser un bénéfice et de subir une perte. Un certain nombre de facteurs influe sans doute sur la rentabilité de chaque magasin Avondale, et sur le revenu du gérant. Certains facteurs, comme le choix des lignes de produits offerts et des prix auxquels ces produits sont vendus, sont des décisions prises par le siège social, indépendamment de la volonté du gérant. Le gérant exerce un contrôle sur certains autres facteurs, comme la rotation des stocks dans le magasin et le nombre d'heures effectuées par des employés. D'autres facteurs encore, comme l'emplacement du magasin et le nombre de compétiteurs établis dans le voisinage, sont établis. Un gérant efficace gagnera sans doute plus qu'un gérant inefficace, en admettant que tous les autres facteurs soient égaux. Toutefois, cela ne détermine pas pour autant la nature de la relation. Il existe un grand nombre d'employés dont le revenu varie en fonction de leurs efforts et de leur efficacité, depuis les personnes qui travaillent aux pièces dans une usine, jusqu'aux vendeurs à commission et aux directeurs généraux. Le fait qu'ils sont rétribués sur la base de primes ne veut pas pour autant dire qu'il s'agit d'entrepreneurs indépendants. Le mode de rémunération que l'appelante a prévu pour ses gérants de magasins est simplement un système de primes, semblable en principe à de nombreux autres qui s'appliquent aux employés d'une compagnie.

[25] Ces gérants de magasins estiment certainement être totalement intégrés à l'entreprise de l'appelante. Dans le cadre de l'argumentation, j'ai demandé à l'avocat de l'appelante quelle était à son avis la nature de l'entreprise exploitée par les gérants de magasins. Il a répondu qu'ils s'occupent de promouvoir auprès des consommateurs la vente au détail des produits de quelqu'un d'autre, moyennant un bénéfice. À mon avis, cela montre jusqu'à quel point la position de l'appelante est fallacieuse. Les gérants n'ont pas de participation dans leurs magasins, ni d’intérêt dans les accessoires fixes, dans les stocks ou dans les autres choses reliées à l'exploitation des magasins. Il est tout à fait clair qu'il n'existe pas de relation employeur-employé avec les personnes qui les aident dans leurs magasins; l'avocat a admis la chose même si, dans son témoignage, M. Patterson a laissé entendre le contraire, tout à fait erronément d’ailleurs. S'ils exploitent une entreprise, il doit s'agir d'une entreprise dans le cadre de laquelle ils gèrent l'entreprise de quelqu'un d'autre. Toutefois, ils n'ont aucune possibilité de développer leur soi-disant entreprise de façon à servir d'autres propriétaires de dépanneurs en leur fournissant un service de gestion. La gestion d'un magasin Avondale constitue un emploi à plein temps, qui exige la présence du gérant environ 60 heures par semaine. Si le gérant est malade pendant quelques jours, il peut trouver et payer un remplaçant, mais il est certain que la compagnie ne permettrait pas à un gérant de sous-traiter la gestion du magasin, de façon qu'il puisse consacrer son temps à la gestion du magasin de quelqu'un d'autre.

[26] Compte tenu de tous les facteurs susmentionnés et du critère énoncé par le juge Cooke, je conclus qu'aucun observateur raisonnablement informé ne croirait que les gérants des magasins Avondale exploitent tous des entreprises pour leur propre compte. Il croirait plutôt que l'entreprise appartient à l'appelante, que les gérants travaillent pour l'appelante à titre d'employés, et qu'ils sont rétribués dans le cadre d'un système de primes qui est conçu de façon à assurer qu'ils travaillent avec diligence en vue de maximiser les bénéfices de la compagnie parce que, ce faisant, ils maximisent également leurs propres revenus.

[27] Les appels interjetés en vertu de la Loi et du Régime sont rejetés et les décisions du ministre sont confirmées.

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour de décembre 1997.

E. A. Bowie

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 7e jour d’août 1998.

Philippe Ducharme, réviseur



1 L.R.C. (1985), ch. U-1 (maintenant Loi sur l'assurance-emploi, L.C. 1997, ch. 23).

2 L.R.C. (1985), ch. C-8.

3 Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553.

4 Hawkes et al. v. The Queen, 97 DTC 5060, aux pages 5061 et 5062 (C.A.F.); Ludco Enterprises Ltd. v. The Queen, [1996] 3 C.T.C. 74 (C.A.F.).

5 Par ex. V. Graat c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 819; Cooper c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1149.

6 R. v. Century 21 Ramos Realty Inc., 58 O.R. (2d) 737 (C.A. Ont.).

7 C'est le terme que Mme Kostyk a employé dans son témoignage.

8 Moose Jaw Kinsmen Flying Fins Inc. v. M.N.R., 88 DTC 6099.

9 Market Investigations, Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732, à la page 737.

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